RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 5. Le don et la marchandise


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

5. Le don et la marchandise


Retour à la table des matières du livre.

 

Le don au service des affaires
Le marché de l'art
Les dons d'organes 

 

Le don au service des affaires 

 

Le paradoxe de Dale Carnegie

Dans la sphère marchande, le don est habituellement au service de la circulation des choses, de la vente et de l'écoulement des produits. Cette utilisation instrumentale du don par les marchands est une évidence quotidienne, et Dale Carnegie ne nous a pas attendus pour réaliser beaucoup d'argent en publiant en 1936 un livre constamment réédité depuis, qui donnait la recette du don au service du marché : Comment se faire des amis et réussir dans la vie. Si vous voulez réussir dans la vie et en affaires, intéressez-vous aux autres, nous répète cet auteur pendant des chapitres entiers, fourmillant d'exemples, tous plus lumineux les uns que les autres, d'individus devenus riches en appliquant cette recette. Mais l'apparente simplicité de la formule tourne rapidement au paradoxe puisqu'il apparaît que la recette ne marche que si le désintéressement est vrai. En fait, toute l'ambiguïté de l'utilitarisme face au don est contenue dans ce livre. « Pour faire beaucoup d'argent, pense le marchand qui utilise le don, il faut commencer par faire des cadeaux, qu'on fait ensuite payer très cher. » Mais le problème, avec cette formulation simpliste de la logique marchande, c'est, comme essaie de le montrer Carnegie, qu'elle oublie un élément essentiel : le marchand doit être sincère en faisant son cadeau s'il veut que cela rapporte ensuite ! Le premier et le plus célèbre ouvrage sur les relations humaines envisagées comme une technique, comme un ensemble de trucs, comme une marchandise, multiplie en fait les histoires de don et tend à nier autant qu'à affirmer la relation moyen-fin énoncée par le marchand. Au début, l'auteur affirme qu'il a écrit ce livre parce que la population le réclamait depuis longtemps et s'étonne qu'un tel ouvrage n'existe pas déjà. Il cite Rockefeller : « Savoir traiter avec autrui, cela s'apprend. C'est une denrée qui peut tout aussi bien s'acheter que le sucre ou le café. Et je serais prêt à payer plus pour acquérir cette marchandise que pour n'importe quoi d'autre sous le soleil » (p. XV). Mais il semble y avoir une contradiction dans la phrase de Rockefeller : si c'est une marchandise comme une autre pour laquelle il existe une telle demande, à commencer par la sienne, on s'explique difficilement que personne n'ait encore eu l'idée de la produire. La réponse est dans la suite du livre où l'on apprend qu'il ne faut justement pas envisager les rapports humains comme un moyen seulement, comme une marchandise. 

L'ouvrage fait appel aux valeurs traditionnelles (loyauté, enthousiasme, esprit d'équipe). Certes, l'auteur insiste beaucoup sur l'argent. Mais, en même temps, il semble dire qu'il viendra par surcroît, qu'il ne doit pas être le but du geste accompli. Toute l'ambiguïté du message qui se présente au départ comme la recette miracle s'exprime dans le double précepte suivant : « Faites en sorte que votre interlocuteur se sente important. Et faites-le avec sincérité » (p. 111.) L'auteur dont le projet était de fournir à ses lecteurs le secret pour que les rapports humains soient au service des affaires et permettent de « réussir dans la vie » ne peut finalement que rappeler, comme il le dit lui-même (p. 100-101), les préceptes de tous les sages de l'humanité, de Confucius à Jésus-Christ : intéresse-toi aux autres, mais fais-le sincèrement, c'est-à-dire non de façon utilitaire, non comme un instrument au service de ton but, mais comme un but en soi. Et alors tu atteindras cet autre but, par surcroît. C'est ce que nous appelons le paradoxe de Dale Carnegie, qui désigne le fait que, même dans la sphère marchande, l'utilisation instrumentale des liens sociaux n'est pas aussi simple qu'elle apparaît dans le discours utilitariste. 

Le don dans l'entreprise

 

Il en est de même de la redécouverte de l'importance des rapports informels dans l'entreprise. Leur analyse a constitué l'essentiel de la sociologie du travail pendant des décennies. Faut-il rappeler que la sociologie du travail a pris son envol dans les années 1930, avec la célèbre enquête de l'équipe de Mayo, qui, cherchant les facteurs susceptibles d'accroître la productivité des ouvriers, procédait à de multiples expériences scientifiques avec groupe témoin, modifiant l'éclairage, les couleurs, la température de l'atelier, puis le salaire, les temps de repos, la liberté de déplacement, etc. Chaque fois, la productivité augmentait, d'une façon qui demeurait incompréhensible, jusqu'à ce qu'on s'avise d'émettre l'hypothèse que cela s'expliquait tout simplement par le fait que les travailleurs avaient l'impression qu'on s'intéressait à eux ! Ce que Mayo découvrait, c'était l'importance, pour la productivité, de l'organisation informelle de l'entreprise et du moral des groupes primaires. Ces phénomènes sont certes susceptibles d'être interprétés en termes de don, ce que font d'ailleurs certains économistes, tel George Akerlov (1984). Ce thème domine actuellement les débats, avec la crise du « fordisme » (modèle de production fondée sur le travail à la chaîne et la déqualification du travailleur) et la recherche de nouvelles formules qui relient les travailleurs à leur entreprise, ainsi que la redécouverte de l'importance des réseaux d'affinités et d'alliances, même dans ce secteur. Or, tout réseau d'affinités se nourrit en partie de don. 

On ne peut que rappeler ici toute la littérature actuelle sur ce phénomène, qui conduit à l'expérimentation de multiples formules à la mode, comme les cercles de qualité. C'est aussi de cette façon qu'on tend à expliquer la supériorité de l'industrie japonaise. Dès 1946, Ruth Benedict, dans son ouvrage sur le Japon, avait insisté sur l'importance du don dans cette société, même dans la sphère économique. Plus récemment, Ronald Dore (1987) attribue l'efficacité économique des Japonais à des valeurs sociales de type altruiste, qui seraient plus importantes que la recherche de la maximisation du profit. L'intérêt actuel des grandes entreprises comme Saint-Gobain en France pour les réseaux locaux de petits entrepreneurs (Raveyre, 1988) va dans le même sens et marque le retour du social comme explication des phénomènes économiques. 

Il importe toutefois de bien distinguer entre le lien et le don. Le don est au service du lien, il n'est pas tout le lien. Il est certain que toute organisation humaine fonctionne autrement que comme une machine et est autre chose que son organigramme, et que si cette autre chose, ce supplément – la qualité des liens entre les membres – manque, rien ne fonctionne. C'est ce qu'a montré l'école des relations humaines depuis Mayo et, plus récemment, l'analyse stratégique des rapports de pouvoir au sein des organisations (Crozier), courant qui aboutit aujourd'hui à la remise en question du taylorisme et aux méthodes à la japonaise. Tout cela montre l'importance du lien social, même dans les organisations formellement régies par les principes rationnels de la bureaucratie, même dans les organisations regroupant des membres en fonction de leurs intérêts matériels seulement, fondées sur un contrat précis, qui ne dispensera toutefois jamais de la nécessité de la confiance entre les partenaires pour toute entreprise commune, comme le montrent également les économistes adeptes de la théorie des conventions. 

Mais dans ces organisations, où certes le lien est important, dans quelle mesure le don nourrit-il ce lien ? Dans quelle mesure un certain nombre de choses et de services circulent-ils parallèlement aux échanges contractuels et non contractuels ? Quelle est leur importance ? Comment cela soutient-il l'échange contractuel ? Si l'importance du lien a été amplement démontrée dans toutes les études de ce qu'on a appelé l'informel, l'importance des dons a été peu explorée, autrement que sous la forme de la dénonciation du paternalisme patronal. Mais peu de recherches sectorielles ont analysé le rôle spécifique du don dans cet échange complexe et à plusieurs niveaux entre les différents partenaires économiques. Retenons donc qu'il y a lieu de croire que le don joue un rôle important, mais surtout qu'il ne peut pas être utilisé de façon purement instrumentale sans perdre une grande partie de son efficacité [1] ; c'est ce que nous avons appelé le paradoxe de Dale Carnegie. 

Après ces considérations générales sur le statut et le rôle probable du don dans la sphère marchande, faisons un pas de plus dans la réflexion en analysant des situations où le marché, cette fois, est au service d'un don, « gère » un don, agit conjointement avec un système de don. Tel est le cas du marché de l'art, et du don d'organes. Ce sont des systèmes techno-professionnels ou marchands qui contiennent des éléments essentiels du don pour leur fonctionnement même. Cette situation est courante. On n'a qu'à rappeler ici une première transformation utilitaire du don dans tout ce que fait un chercheur en sciences sociales avec le matériel qu'il recueille, les entrevues que les individus acceptent de faire gracieusement, le temps qu'ils lui consacrent sans être payés, bref tout ce que l'on donne aux chercheurs, que le chercheur considérera d'ailleurs comme ses « données » ! On pourrait analyser les effets pervers qu'entraînerait le fait de rémunérer les personnes qui acceptent de participer à un entretien. 

C'est pourquoi la société moderne résiste à l'intégration commerciale complète de tous les secteurs, même si cela aurait pour effet d'accroître le PNB, mais en diminuant la quantité et la qualité du service [2]. 

 

Le marché de l'art

 

L'œuvre d'art n'est pas qu'une marchandise. Mais on ne peut pas douter qu'elle en soit une par ailleurs dans la société actuelle. Elle est même passée au « stade suprême » de la marchandise, puisqu'elle est maintenant objet de spéculation, qu'elle a perdu toute valeur d'usage, qu'on achète même sans voir, en fonction de la valeur marchande future seulement. Baudelaire disait de l'art que c'était la « marchandise absolue ». L'évolution actuelle du marché de l'art tend à lui donner raison. « On parle du marché de l'art contemporain aujourd'hui comme d'un art "biz", comme on parle de show-biz et le biz veut dire business » (Robillard, 1990, p. 142). Un journaliste de Time n'allait-il pas jusqu'à affirmer que « l'art contemporain est tout simplement devenu une valeur monétaire », ajoutant que « le marché consume toutes les nuances du sens » (Time, 27 novembre 1989, p. 43). 

Mais est-ce uniquement un système marchand, comme le laisse entendre cette dernière citation ? Rien n'est moins évident si on y regarde de plus près. D'ailleurs le même journaliste affirme par ailleurs, à propos des œuvres d'art achetées par les Japonais et qui quittent les États-Unis : « Chaque fois cela vous donne le sentiment qu'elles ont sombré dans un abîme. » Le système artistique actuel serait-il également un système de don ? Que « produit » (ou crée) l'artiste des arts « plastiques » ? Que contient ce « produit » pour qu'une toile comme Les Iris soit donnée par le peintre à son frère, mais vendue 54 millions de dollars un siècle plus tard, sans avoir accru en rien son « utilité », ni sa rareté ? À quel univers peut bien appartenir un tel « produit » ? 

Une étrange marchandise

 

Il est bien connu que la conception moderne de l'art donne à l'artiste un rôle unique dans la société. Bien plus : cette conception est récente, comme le montre Yves Robillard. Si l'on s'en tient uniquement, dans un premier temps, au système de production, celui qu'on appelle artiste fait partie d'un système dans lequel tous les rôles sont essentiels, du collectionneur au marchand et à l'artiste lui-même. En ce sens, « ce n'est pas l'Artiste qui fait l'Art, mais l'Art qui fait l'Artiste, parce que l'Art est avant tout le produit [...] d'une élite d'intervenants privilégiés que j'ai couplés de la façon suivante : l'artiste et la critique, le marchand d'art et le collectionneur, le muséologue et l'historien d'art » (1987, p. 14-15). 

Cette approche insère donc l'artiste dans un système : système marchand, système de don, ou système mixte ? Et quel est le rôle spécifique de chacun des intervenants, plus particulièrement de « l'artiste » ? Pourquoi la société moderne a-t-elle accordé à cet intervenant particulier une place aussi spéciale, ne serait-ce que dans son imaginaire collectif ? On veut bien que l'artiste-soit une fiction, comme l'affirme Robillard, mais encore faut-il rendre compte de la nécessité de cette fiction. Dans l'étrange passage de 0 à 54 millions de dollars, l'artiste n'est pas pour rien : le fait que ce soit un Van Gogh n'est pas « gratuit »... En y regardant de plus près, on trouve plusieurs autres caractéristiques étranges à cette marchandise, toutes liées à celui qu'on appelle l'artiste. Nous voudrions montrer que ces caractéristiques ne s'expliquent qu'en référence au système du don. 

On peut définir le « type idéal » [3] (au sens de Max Weber) de l'artiste par un certain nombre de traits qui le distinguent des autres producteurs dans la société actuelle. D'abord c'est celui qui, par comparaison avec les autres producteurs de biens ou de services, se consacre entièrement au produit, sans égard à la clientèle. Voilà un premier trait qui distingue l'artiste des autres producteurs de cette société, soumis aux multiples intermédiaires situés entre eux et l'utilisateur final du produit. L'artiste voudrait réaliser le rêve de tout producteur : fabriquer un produit dans une indépendance totale par rapport au client. C'est non seulement sa caractéristique principale, mais sa condition d'existence, semble-t-il. Un « vrai » artiste ne répond pas à une commande de clients et on voit mal un artiste engager une firme de marketing pour déterminer ce qu'il va produire. Et le client ne peut pas modifier le produit [4]. Il doit le « respecter ». Évidemment, le risque, c'est que personne n'achète parce que l'artiste n'accède pas à la reconnaissance du public. L'artiste qui réussit est celui qui se fait acheter, mais sans se vendre, c'est-à-dire sans faire comme la majorité des producteurs modernes. Répondre à la demande, pour un artiste, c'est se prostituer. Rien de plus mal vu, chez les membres de ce système artistique, que de penser à acheter une œuvre d'art en fonction d'un décor quelconque, de la couleur d'un mur, plutôt qu'en ne pensant qu'à l'œuvre dans son essence, complètement isolée. Sans parler de celui qui commanderait une œuvre à un artiste en fonction de ce décor... L'artiste qui accepte de telles commandes risque d'ailleurs de voir baisser rapidement sa « cote » sur le « marché » de l'art. 

L'envers, c'est l'artiste malheureux, mais qui ne se prostitue pas, qui refuse de répondre aux demandes du client. Il faut qu'il y ait des artistes malheureux et pauvres pour démontrer que ceux qui réussissent ne se sont pas vendus. En ce sens, l'œuvre d'art n'est pas la « marchandise absolue », mais bien plutôt le Produit absolu et la non-marchandise absolue. Elle est le résultat du refus radical de certains producteurs de s'abandonner aux marchands dans l'acte de fabrication. La notion d'avant-garde en est l'illustration la plus extrême et la perversion. Avoir du succès, pour l'avant-garde, était une preuve d'échec. Pour l'avant-garde, seule l'appréciation des autres artistes comptait, c'est-à-dire celle de la communauté des producteurs. La tentation est toujours grande, chez tous les producteurs modernes qui veulent reconstituer la communauté perdue, de prendre acte de la rupture producteur-usager [5] et de se replier sur une communauté de producteurs. 

Cela conduit à une deuxième caractéristique du mythe de l'artiste : la très grande importance accordée au processus de production lui-même, et surtout au lien entre le produit et le producteur. Il s'agit là d'un contraste complet par rapport à la façon moderne de parler du processus de production, où on insiste sur le fait que le système produit « tout seul », c'est-à-dire indépendamment du producteur, grâce à l'autonomie de la machine et même du système tout entier de machines intégrées. Au contraire, même si l'artiste ne peut pas « vendre » son produit, par contre, on l'encourage à parler de la façon dont il a produit. L'artiste produit dans une sorte d'état de grâce, d'exaltation qui fascine l'amateur, son client, et qui est à l'opposé de la production moderne, autant de ses normes que de sa réalité. C'est une deuxième caractéristique de l'artiste par rapport aux autres producteurs de la société. L'artiste parlera difficilement de la beauté de sa toile ; mais il décrira facilement ce qu'il a ressenti lorsqu'il l'a réalisée, son idée, le problème qui s'est posé et la façon dont il l'a résolu, etc. Cette caractéristique est tellement importante qu'elle se transmet aux autres intervenants du système, et même au client, qui va accorder beaucoup d'importance à la façon dont le produit a été réalisé, aux états d'âme de celui qui l'a produit. Dans le milieu artistique, il est courant de lire et d'entendre des phrases comme les suivantes, qui toutes manifestent cette importance accordée au mode de production, importance qui n'a pas sa place ailleurs dans l'univers de la production : « Cette aquarelle est intéressante non pas en soi, mais pour une rétrospective, pour comprendre comment il est passé d'une étape à l'autre. » « La façon dont on arrive à une œuvre est souvent plus intéressante que l'œuvre elle-même » « L'art actuel tend à laisser des traces de son cheminement dans l'œuvre terminée » « L'atelier de l'artiste, c'est un lieu sacré ; n'y entre pas qui veut. » 

On en arrive ainsi à une troisième caractéristique. Dans le système artistique, le producteur et le client ne se distinguent pas de la manière habituelle. Le client partage les valeurs du producteur. Il aime penser qu'en se procurant une « œuvre » (on ne parle même pas de produit), il participe d'une quelconque façon à la communauté des artistes. Il doit ainsi respecter l'œuvre et son auteur, c'est-à-dire ne pas traiter l'œuvre comme un produit, justement. Et cela ne s'applique pas seulement au client, mais aussi à tous les intermédiaires, qui, même s'ils gagnent de l'argent, doivent partager ce système de valeurs, « croire » aux artistes qu'ils exposent, les défendre (comme leurs « poulains »). C'est peut-être pour cette raison que l'on désigne le client du produit, artistique par le terme « amateur d'art ». Celui qui aime. 

On se rapproche du système du don. On postule une sorte de communauté producteur-client, communauté que la modernité consiste à nier. Le système artistique refuse la rupture producteur-usager, à laquelle nous accordons une importance essentielle comme fondement de la modernité. Et on en arrive peut-être à comprendre finalement le statut ambigu de l'artiste dans cette société : il ne lui appartient pas. La boucle est bouclée. Il relève du système du don, et non du système utilitariste. Il ne peut qu'être un mythe dans une société utilitariste. Tous ces traits de l'artiste prennent un sens dont l'évidence apparaît à la fois au moment de la production et dans les liens de l'artiste avec le client. En effet, l'artiste produit dans une sorte d'état d'exaltation que rien ne doit perturber. C'est de cet état d'âme que naît le produit, qui ne doit être influencé, idéalement, que par lui. Selon ce système d'explication, l'artiste est celui qui possède un don et l'acte artistique est l'acte de réception, de transmission au producteur de ce don. Le produit, l'œuvre d'art est le résultat de l'inspiration. En fait, l'œuvre d'art n'est pas un produit. Elle ne se situe pas dans le système de production moderne. L'artiste reçoit quelque chose qu'il transmet, et qui est contenu dans son « don », qui est son don. Émotion esthétique, beauté, quel que soit le nom qu'on donne à ce supplément, il est essentiel ; et sans lui l'œuvre ne serait qu'un produit, et l'artiste aurait rejoint depuis longtemps le rang des producteurs. 

Cette émotion, ce supplément qui circule entre lui et le client expliquent toutes les caractéristiques décrites plus haut, et font du monde artistique un système de don, une communauté composée d'amateurs partageant une même croyance, le respect d'un certain produit. Ce supplément n'a pas d'équivalent monétaire. Ce constat vaut d'ailleurs pour tous les arts. Dans la transmission de l'art, l'argent est toujours un véhicule insuffisant. Tout artiste s'attend à recevoir outre la reconnaissance, de la gratitude, comme pour un don. C'est ce qu'exprime par exemple le phénomène des applaudissements après un concert, signe que la communauté artiste-mélomane existe et que l'émotion a bien été transmise, qu'il y a autre chose qu'un rapport marchand, que le fossé producteur-client est en partie franchi, ce qu'aucun cachet, si élevé soit-il, ne peut transmettre. L'artiste a « mis de sa personne » dans son œuvre, et s'attend à ce que le récepteur fasse de même. Ce n'est plus un producteur, c'est un auteur. Il ne se contente pas du meilleur prix possible, obtenu « à n'importe quel prix ». Et cela se transmet au processus même de production : la répétition du pianiste lui apporte de la gratification ; la répétition du travailleur à la chaîne lui apporte un salaire. La répétition de l'ouvrier l'exclut du produit ; la répétition de l'artiste le fait pénétrer dans l'œuvre. L'une exclut, l'autre inclut. 

Si on analyse le système artistique dans ce cadre de référence, alors tout devient compréhensible. Le rôle des partenaires du grand jeu artistique s'éclaire ; notamment celui du client, qui doit être « amateur » ; il doit participer, il ne peut se contenter d'être consommateur, comme dans le système de production marchand. D’une certaine façon, il doit participer au même système que le producteur, celui qu'on appelle l'artiste, qui remplit le rôle prépondérant parce que c'est celui par qui le don entre dans le système, celui qui est en contact avec l'autre système de référence. Tous les intervenants doivent participer au mythe de l'art. Mais c'est celui qu'on appelle l'artiste qui l'incarne, qui communique avec l'autre monde, non marchand, et garantit ainsi le respect du producteur qui devient créateur. 

L'artiste et le système de production

 

Finalement, ce qui paraît alors étrange, c'est le fait que tous ne soient pas artistes dans cette société. C'est le thème du magnifique livre de Lewis Hyde (1983). Pourquoi l'artiste a-t-il tellement besoin, plus que les autres acteurs examinés jusqu'à maintenant, de se protéger lorsqu'il entre en contact avec ses clients par l'intermédiaire du marché ? En un sens, ne pourrait-on pas affirmer que les caractéristiques de l'artiste et sa valorisation du produit sont en tous points représentatives de l'idéal de la société moderne ? En effet, la société moderne est une société dont le but est la production, dont le dieu est le produit. Croissance du PNB, croissance du taux de production, croissance de la productivité, tels sont les critères à l'aune desquels on évalue le progrès, l'avancement dans cette société. Une société doit d'abord produire, et produire toujours plus. Tel est le postulat qui semble évident à cette société moderne, mais qui semblerait farfelu à un ensemble d'autres sociétés. Pensons par exemple aux chasseurs-cueilleurs, qui, au sens strict, ne produisent rien, mais font tout produire par la nature et se contentent de recueillir ce qui est produit. Une telle phrase leur semblerait totalement incompréhensible. 

Toutes les ressources de la société moderne sont soumises à la production. La société moderne peut être définie comme un système de Production et on pourrait s'attendre, dans ce contexte, à ce que le statut du producteur soit glorifié. Or, c'est tout le contraire qu'on constate. Depuis le début de l'industrialisation, et même de l'avènement du marchand, on a tout fait pour dévaloriser celui qui produit directement. L'apparition des intermédiaires a fait en sorte de transférer à quelqu'un qui n'a rien à voir avec la production directe toute la responsabilité des décisions. Avec le taylorisme, on a atteint l'apogée de cette tendance. De façon explicite et voulue, on a détruit la compétence des producteurs pour la transférer à un intermédiaire qui contrôle le produit. La société marchande, et plus particulièrement industrielle, tend à déclasser tout producteur qui se laisse influencer par son client. C'est, selon la belle formule de Friedmann, l'émiettement du travail. 

Paradoxalement la société moderne, pourtant vouée au dieu de la Production, réduit à néant le producteur et idéalise la production dans un même mouvement. C'est sa principale contradiction. Voilà pourquoi elle invente le mythe de l'artiste. Dans ce contexte, on voit que la valorisation et le respect infini du Produit et de l'acte de production de l'artiste sont une sorte de négation mythique du fait que le système de production réel détruit le producteur. L'artiste ne peut s'y inscrire. Il ne peut se soumettre au client, à la moindre de ses demandes, sans trahir le mythe auquel il adhère et qui est une condition même de sa production. La société moderne a transformé la chaîne qui allait de l'artisan à l'ouvrage à l'usager en une chaîne qui va du producteur au produit au consommateur. Il ne reste plus à l'artiste qu'à se cantonner dans une troisième chaîne : de l'artiste à l'œuvre à l'amateur, qui par un excès maintenant compréhensible, tend à exclure toute valeur d'usage pour se centrer sur la valeur de lien. D'où les rapports complexes entre les artisans et les artistes dans la société actuelle. 

C'est pourquoi il est essentiel que la majorité des artistes vivent pauvrement, ou ne vivent pas de leur art. L'artiste qui vit dans la misère est un martyr du système de production. Pour vivre de son art, il faut en vivre de façon très riche. Ce qui compte, c'est que, à la différence de ce qui se passe pour le reste de la production, il n'y ait pas de liens entre la valeur marchande de l'œuvre et la quantité de travail fournie par l'artiste. C'est sur cette inadéquation nécessaire que joue la spéculation sur l'art. 

Tous les intervenants doivent participer à la protection de cette poule aux œufs d'or (pour le marchand) qu'il ne faut surtout pas tuer et découper en morceaux comme on l'a fait (avec profit) pour le reste de la production et pour les gestes des autres producteurs dans cette société.

Comme le donneur de sang, l'artiste fonctionne dans un système mixte. Mais l'artiste réussit à imprégner tout le reste du système de l'esprit du don. Comme le donneur de sang, il est au début de la chaîne, et comme lui, il est membre d'un système mixte. Mais à la différence du donneur de sang, il conserve toujours un certain contrôle sur son « produit » et a réussi jusqu'à maintenant à exercer une influence minimale sur l'ensemble du système. Être artiste est un état ; donner du sang est un geste qui peut beaucoup plus facilement être absorbé dans un système marchand ou étatique, avec les effets pervers que l'on sait. La mort de l'art, annoncée depuis longtemps, c'est la fin de cette influence, ou à tout le moins de son illusion. 

La société résiste donc souvent très fortement à la transformation en marchandise de certains dons, même lorsque ces dons sont en partie pris en charge par des systèmes étrangers au don, comme le marché. Ce phénomène est aussi évident dans le cas du don de rein, que nous allons maintenant examiner. 

 

Les dons d'organes 

Le don d'organes était évidemment inexistant dans les sociétés traditionnelles. Il a pris naissance avec la technologie moderne et ne peut que croître dans les années qui viennent. Le don d'organes, à la mort ou entre vifs, présente certaines analogies avec le don de sang. Mais il s'en distingue aussi à plusieurs égards. 

L'importance des intermédiaires entre le donneur et le receveur, et d'un appareil techno-professionnel particulièrement sophistiqué, est la première caractéristique qui frappe l'observateur. C'est pour cette raison qu'il s'agit ici aussi d'un système mixte et non d'un système de don « pur ». Car tous ces intermédiaires, techniciens et professionnels, ne sont pas régis par le don, mais par le rapport salarial. Mais cet appareil est instrumental, il assure la transmission d'un don. La société n'accepte pas la vente d'organes. À la différence de ce qui se passe pour le sang, le commerce d'organes est généralement interdit, même s'il se pratique dans les faits, même s'il existe un marché noir. On trouve en Inde un marché ouvert de reins, et même d'yeux de donneurs vivants. Les personnes fortunées viennent du monde entier pour acheter (Leon R. Kass, 1991, p. 67). À cet égard, le scandale de la transfusion du sang contaminé n'est probablement que le signe avant-coureur de multiples scandales à venir qui porteront, eux, sur la transplantation des organes. Personne n'est, bien sûr, en mesure d'avancer des chiffres précis et contrôlables permettant de mesurer l'ampleur du phénomène, mais on sait désormais qu'il existe, notamment en Amérique latine, des filières organisées qui procèdent à des enlèvements et à des meurtres pour alimenter en organes de remplacement les riches marchés d'Amérique du Nord ou d'Europe occidentale [6]. De toute évidence, la demande pour ces organes de substitution va croître dans des proportions considérables. Qui refuserait la possibilité de vivre dix à quinze ans de plus ? Ou plutôt, et surtout, qui renoncerait à tout faire pour permettre à un proche, à un parent ou à un enfant, de garder la vie sauve ? Or, pénurie d'organes il y a. Par exemple, en France, à la fin de l'année 1990, on évaluait les déficits en organes greffables à 4731 pour les reins, 719 pour les cœurs, 380 pour les foies, 163 pour l'ensemble cœur-poumons [7]. La question se pose donc de savoir, d'une part, comment obtenir et, d'autre part, comment répartir ces organes dont la greffe coûte si cher : 250 000 F pour un rein, 450 000 F pour un cœur, de 250 000 F à 1,5 million de francs pour un foie, 800 000 F pour une greffe de la moelle osseuse ou d'un ensemble cœur-poumons. 

Les pays anglo-saxons sont tentés par la perspective de la légalisation de la vente. Et une telle légalisation paraît hautement souhaitable à nombre de représentants des pays du tiers monde, qui ne voient pas au nom de quoi on interdirait aux pauvres de remédier à leur misère matérielle et d'assurer l'avenir de leurs enfants en vendant un rein ou un œil. Dès à présent, par exemple, un rein, vendu 45 000 dollars aux États-Unis, est acheté, par le truchement des petites annonces, 2000 dollars à des vendeurs argentins. Pourquoi pas, estiment les auteurs d'inspiration libérale, si les contrats sont légaux et si vendeurs et acheteurs sont clairement informés des implications de la transaction ? 

La France, à l'inverse, s'enorgueillit du refus qu'elle oppose à toute perspective de mercantilisation du corps humain. Au moins en principe. C'est ainsi que le projet de loi sur la bioéthique préparé par MM. Bianco, Sapin et Curien affirme, comme idées-forces, l'indisponibilité du corps humain, sa non-patrimonialité et sa non-commercialité [8]. Dans cette optique, les organes greffables ne peuvent provenir que de dons et, pour l'essentiel, de dons post-mortem, faits en état de mort clinique [9]. La clé de voûte du système de la bioéthique à la française est constituée par la loi Caillavet (1976) et par ses décrets d'application, (1978), qui permettent au corps médical de présumer donneur consentant toute personne décédée, sauf si la famille du mort soutient le contraire de façon plausible. Si le maître-mot des juristes anglo-saxons est le contrat, celui des juristes et des autorités de la bioéthique françaises serait le don. Mais le don putatif qu'institue la loi Caillavet peut-il être considéré comme un don véritable ? Dans certains cas, pourquoi pas ? Mais pour le plus grand nombre, il est permis d'en douter. Le professeur Christian Cabrol, directeur de France-Transplants, s'émeut de la diminution du nombre des donneurs déclarés et plaide pour que soit donnée à toute personne qui le désire la possibilité de faire inscrire son refus de donner sur un fichier central consultable par ordinateur (Le Monde, 22 janvier 1992, p. 157). Cette proposition, d'apparence libérale, permettrait en fait aux médecins préleveurs de s'opposer plus efficacement qu'aujourd'hui aux réticences des familles. Et qui voudrait se faire officiellement enregistrer comme non-donneur, autrement dit comme un égoïste certifié par l'État ? Mais si tout le monde est automatiquement donneur, où est le don ? N'est-ce pas justement parce qu'il s'agit de moins en moins de don que le nombre des donneurs spontanés diminue ? Et parce que les familles réaffirment que ce sont elles les propriétaires véritables des corps morts ? Car la question posée, en effet, est bien celle de savoir qui dispose du jus utendi et abutendi. Le droit d'inspiration anglo-saxonne pose comme uniques propriétaires les individus. La tradition immémoriale affirme le droit éminent des lignages. Quel rôle joue dans cette affaire le principe du don à la française, si moral et séduisant en apparence ? Très souvent, on l'a vu, il sert à dissimuler, tel un cache-sexe, des pratiques affairistes d'autant moins régulées et contrôlées qu'elles sont déniées. Mais, plus fondamentalement, le principe du don présumé permet l'affirmation de la prééminence de l'État-nation sur tous les autres sujets de droit, et le glissement tend à s'opérer insensiblement du don présumé à la perception d'une sorte d'impôt. Ce qu'exprime parfaitement, avec le grand mérite de la clarté, le philosophe Dagognet lorsqu'il énonce que le seul remède à la pénurie des organes passe par l'affirmation que l'État est le propriétaire éminent des corps morts. 

Le don de rein

 

Les choses se passent bien différemment lorsque le don d'un organe a lieu entre personnes appartenant à un même réseau primaire, comme dans le cas du don d'un rein entre personnes vivantes, que nous traiterons en nous basant sur quelques études américaines. Nous sommes en présence d'un don unilatéral se rapprochant de la transmission – ce qu'il devient dans le cas de don à la mort. Mais même si les choses se passent entre vifs, il est évident que le donneur ne reçoit rien d'équivalent à ce qu'il donne, au sens économique du terme. Quel rapport existe-t-il entre le donneur et le receveur, avant et après le don ? Au départ, ce rapport consiste le plus souvent en un lien personnel, en général un lien de parenté directe, de sang, parce que c'est dans un tel cas que la compatibilité biologique est la plus élevée et la probabilité de rejet la plus faible, ce qui exclut les collatéraux. Hors de la famille, ce don risque donc de ne pas être « reçu » ! On retrouve la présence du lien communautaire comme élément fondamental, au point que, en l'absence de lien de parenté, les intermédiaires se demandent souvent s'il est légitime de demander à quelqu'un un tel don, ce qui les conduit parfois à utiliser l'alibi de l'incompatibilité pour exclure un donneur (Fox et Swazey, 1978, p. 23). Ils ont de la difficulté à croire qu'un tel don à un étranger soit possible, et sont très hésitants à l'autoriser. De façon générale, selon Fellner et Schwartz, « la profession médicale traite avec suspicion et méfiance les motivations des donneurs d'organes vivants » (cité par Fox, p. 7 ; notre traduction).

Pourtant, pour les donneurs, il s'agit là le plus souvent de l'acte le plus important de leur vie : pour tous ceux qui ont donné un rein, « ce geste s'est révélé comme l'expérience la plus significative de leur existence » (p. 26). Cette transformation s'exprime par des phrases comme : « J'ai le sentiment d'être devenu meilleur [...] J'ai fait quelque chose de ma vie. Maintenant je suis capable de faire n’importe quoi. » (ibid.) Ce don ne sera jamais rendu au sens comptable, économique, au sens du calcul de l'équivalence entre les choses qui circulent. Rien ne circule en retour comme tel. Mais malgré ce caractère unilatéral, les témoignages indiquent que le retour est immense, même si ce qui est rendu est dans le geste lui-même, et non dans un objet ou service précis, puisque, au sens matériel, il n'y a rien. Les donneurs sont transformés par le don au point que leurs témoignages ne sont pas sans rappeler les textes décrivant les rites d'initiation, de « nouvelle naissance », etc. Cela rapproche de façon inattendue le don d'organes et l'échange archaïque. Ce retour d'un type inhabituel explique sans doute que, malgré son caractère très déséquilibré, sans réciprocité, « impulsif », ce don engendre rarement des problèmes entre donneurs et receveurs. Au contraire, le plus souvent, il rapproche les uns et les autres (p. 69). 

Il s'agit évidemment d'un geste grave, dangereux, important objectivement et subjectivement. Il est donc normal que ceux qui se sont penchés sur ce phénomène cherchent à savoir comment les donneurs [10] en sont arrivés à prendre une telle décision, quelle était leur raison d'accomplir un geste auquel rien n'oblige vraiment dans la société moderne libre. Or, il semble qu'il n'y ait tout simplement pas eu de décision. « Le terme "décision" paraît inadéquat », concluent les chercheurs (cité dans Hyde, p. 65), qui parlent aussi de « décisions instantanées ». « Nous réagissons comme par réflexe », dit un donneur (p. 66). Amitai Etzioni, faisant état de résultats similaires (1990, p. 97), propose de distinguer entre choix et décision et de réserver ce dernier terme aux choix que font les personnes lorsqu'elles adoptent la procédure délibérative rationnelle de comparaison entre les avantages et les inconvénients (ibid., p. 95 et 150). 

Nous sommes ici en présence d'une donnée empirique de grande conséquence : pour une action aussi importante et grave que le don d'un rein, on constate que l'homme ne se conduit pas conformément aux postulats utilitaristes, qu'il ne calcule pas, que ce geste se situe tout simplement en dehors de ce modèle d'explication du comportement de l'être humain. Il existe certes des exceptions à ce schéma général. Ainsi, on a observé un cas où la donneuse demande à sa mère un manteau de fourrure en échange. Ce comportement est conforme à la logique marchande. L'explication de la mère est intéressante : la mère attribue cette attitude au manque de maturité de sa fille, ce qui implique que le don spontané, « irrationnel », sans calcul, impulsif serait un indice de maturité pour des décisions aussi graves. Cette position est évidemment à l'opposé de la conception occidentale habituelle de la maturité, définie comme caractérisant un individu logique qui évalue les avantages et les inconvénients avant d'en arriver à la décision la plus rationnelle. La mère a un raisonnement anti-utilitariste. Car le comportement de la fille est celui que prédit le modèle marchand : elle fait des affaires. Et Pierre Bourdieu dirait que, contrairement aux autres, elle a la lucidité de ne pas adhérer au mensonge collectif, le courage de ne pas céder à l'hypocrisie du don et de ne pas se faire croire qu'elle fait un don gratuit. Or, ce comportement attendu par l'explication dominante est en fait considéré comme anormal par l'ensemble des agents. 

Enfin, il est intéressant de noter que le don de rein met en évidence l'éternelle opposition entre l'alliance et la filiation. C'est en fait le conjoint qui serait « le donneur d'organes le plus adéquat d'un certain point de vue socio-culturel ». Mais habituellement les conjoints sont exclus, à cause de l'incompatibilité des tissus (p. 22). C'est le paradoxe du lien étranger-proche, qui exclut l'étranger d'un tel don à l'intérieur même de la famille. Tous peuvent donner sauf le conjoint : enfants, frères et sœurs, parents. Le conjoint redevient tout à coup un étranger. Son « vrai visage », que les rites du mariage ont exorcisé, réapparaît brusquement, est remis brutalement sur le devant de la scène par une telle « opération », qui est souvent vécue difficilement comme un inceste symbolique par le conjoint, lorsque par exemple le frère ou la sœur sont les donneurs. Ce don éminemment moderne, le don d'organes, tend à exclure les étrangers et a besoin de la communauté de sang pour être reçu. 

C'est avec le don d'organes que se termine ce tour d'horizon du don dans les sociétés libérales. Don moderne s'il en est, et qui pourtant remet en question le modèle utilitariste délibératif de choix rationnel des moyens en vue d'une fin. Le don de rein montre que le don est un acte moral et qu'à ce titre il est « motivé intrinsèquement et n'est pas sujet à une analyse fin-moyens » (Etzioni, 1990, p. 43). Avant de le comparer au don archaïque, il est nécessaire de résumer les principales caractéristiques du don moderne tel qu'il se présente dans les lieux multiples et variés de la société libérale.


[1]    Ce que montre parfaitement Michel Crozier dans son récent livre (1990).

[2]    Richard Titmuss (1971) soulève ce problème à propos du don du sang, des malades utilisés par la médecine, ou des étudiants en médecine qui sont sous-payés : « Paradoxalement, on constate que la monétarisation d'un système de distribution du sang se traduit par une augmentation du PNB. C'est tout simplement, en premier lieu, la conséquence du transfert (sur le plan statistique) d'un service non rémunéré [...] comportant peu de coûts externes vers une activité rétribuée et impliquant des externalités coûteuses. On observerait des effets similaires sur le PNB si les femmes étaient payées pour leur travail domestique ou si les couples mariés sans enfants percevaient une prime à l'adoption, ou encore si les malades hospitalisés se faisaient rémunérer par les étudiants en médecine qui les examinent au cours de leurs études. Le PNB gonfle également lorsque des marchés commerciaux accélèrent "l'obsolescence du sang", ou le gaspillent ; le gaspillage est comptabilisé car quelqu'un paye pour lui. » (p. 205-206 et 214.)

[3]    Ou encore l'idéologie ou le système de valeurs de l'artiste, du moins jusqu'à récemment.

[4]    Au sens strict, cela ne s'applique qu'aux arts plastiques, et encore, puisqu'une galerie peut commander des tableaux d'un format donné. Mais jamais elle ne demandera de mettre un « bleu un peu plus foncé »...

[5]    Le chapitre 6 est consacré à ce thème.

[6]    Voir à ce sujet Maité Pinero, « Enlèvements d'enfants et trafic d'organes », Le Monde diplomatique, août 1992, p. 16-17.

[7]    Source : France-Transplants, Paris, ministère de la Santé, cité dans Témoignage chrétien, numéro intitulé « Bioéthique, la vie au risque de la science », 4e trimestre 1991.

[8]    Voir Le Monde du 7 mars 1992.

[9]    C'est-à-dire électro-encéphalogramme plat mais cœur battant.

[10]   Comme d'habitude, les études sont étonnamment silencieuses sur les receveurs et les problèmes liés à la réception d'un don aussi énorme.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref