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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 4. Le don entre étrangers


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

4. Le don entre étrangers


Retour à la table des matières du livre.

 

Les groupes d’entraide : les Alcooliques anonymes
Le bénévolat
Un don moderne 

 

Nous abordons maintenant directement la sphère propre au don moderne. Ses limites ne sont pas claires. À un extrême, elle bascule dans l'État. La fonction redistributrice de l'État s'est nourrie constamment de ce secteur et de la sphère domestique, et a constitué l'État-providence dans ses rôles autres que de transfert monétaire, À l'autre pôle, cette sphère du don moderne rejoint les rapports personnels et la sphère domestique. Elle n'est d'ailleurs pas toujours entièrement autonome et indépendante du marché ou de l'État. Les organismes qui la composent sont souvent, mais pas toujours, financés en tout ou en partie par l'État ou par le secteur marchand. Mais ils s'en distinguent par le fait que le don y est au centre du système de circulation des choses et des services. 

Libérés d'une partie de leurs obligations par le marché et par l'État, ce secteur et les institutions qui le composent n'ont pas pour autant disparu, comme on l'avait souvent prédit. Profitant de ce « temps libéré », les institutions comme les Églises ont modifié leurs pratiques (Turcot, 1990). D'autres associations, comme les syndicats, se sont créées pour s'attaquer aux conséquences négatives du marché ou de l'État. Ce qu'on appelle « la vie associative » constitue un domaine extrêmement riche et varié. C'est un monde coloré, en mouvement, souvent discret, même s'il est de plus en plus visible depuis quelques années. C'est un monde de femmes, même si on y trouve de plus en plus d'hommes. Selon tous les indicateurs, son importance est croissante. Aux États-Unis, en 1988, environ 80 millions de personnes ont donné du temps à un organisme, temps évalué à l'équivalent de 8,8 millions d'employés à temps plein (Brudney, 1990, p. 2). Au Canada, en 1987, 27 % de la population affirme avoir fait de « l'action bénévole encadrée », c'est-à-dire au sein d'organismes reconnus. Ces associations assurent une partie importante des services personnels, leur domaine étant délimité par l'État d'un côté, par les réseaux sociaux familiaux, de voisinage et amicaux de l'autre. 

Cet univers tend généralement à être proche de l'esprit du don dans la mesure où la naissance des associations est un acte libre et où leurs membres ne visent pas le profit. Mais nombre d'entre elles s'éloignent rapidement de cet esprit et se rapprochent de l'État et du marché dans leur mode de fonctionnement. Elles deviennent des institutions obéissant à la logique du rapport salarial et à la « loi d'airain de l'oligarchie » décrite par Robert Michels (1914) dans son célèbre ouvrage sur le parti social-démocrate allemand. De telles organisations ne reposent pas sur le don et ne sont donc pas l'objet principal de ce chapitre, qui s'intéresse d'abord aux associations fondées sur le principe du don, regroupant approximativement ce que l'on désigne en Amérique du Nord par l'expression « organismes communautaires ». 

De quoi s'agit-il ? Au sein de cet ensemble très vaste, notre attention se porte sur les associations dont les services sont rendus par des personnes non rémunérées (à cette fin). Cette définition n'exclut pas l'emploi de personnel, restreint, pour les tâches administratives. Mais le rôle du personnel ne comprend pas la prestation du service comme tel. Ce critère est certes discutable. Certaines associations de personnes rémunérées, le plus souvent faiblement, appartiennent aussi à cet univers. Mais cet élément demeure le meilleur discriminant quand on veut opérer la séparation entre les organisations qui fonctionnent sur la base d'un système de don et celles qui se rapprochent plus d'un système marchand ou étatique, auquel elles finissent d'ailleurs souvent par s'intégrer, comme on l'a vu. Bien entendu, la même association peut prendre différentes formes au cours de son histoire, et nombre d'associations qui ont débuté comme système de don ont évolué vers un système marchand ou étatique. Beaucoup d'organismes caritatifs sont en fait des organisations professionnelles œuvrant dans la nouvelle industrie du don. On ne saurait nier qu'une partie de ces activités est récupérée par le système marchand et professionnel, par ce que Guy Nicolas appelle le marché caritatif ou oblatif, qui « fournit une voie d'expansion à la nouvelle strate managériale » (1991). Mais cela n'a rien d'inéluctable, comme on le verra d'ailleurs avec l'exemple des Alcooliques anonymes (AA). 

Une question se pose : ayant exclu les associations fondées sur le rapport salarial, doit-on tenir compte de tous les organismes dont le service est assuré par les membres, ce qui mènerait à inclure par exemple d'innombrables associations de loisirs, tels les pêcheurs à la ligne, les clubs sportifs, etc. ? Le seul critère de la non-rémunération des membres n'est pas suffisant. De nombreux auteurs [1] ont élaboré des typologies visant à apporter quelque lumière en classant les associations selon la taille, l'objectif, le mode de fonctionnement, etc. Une distinction courante sera utile ici, celle qui oppose le type instrumental et le type expressif. Dans le premier cas, l'association vise un objectif extérieur à elle-même. Elle se donne des fonctions sociales, elle est ouverte sur l'extérieur. Au contraire, les associations de type « expressif » ne visent que la satisfaction de leurs membres et ont un caractère fermé. Cette typologie permet de distinguer entre les organisations fondées seulement sur la réciprocité et les organisations fondées sur le don. Les clubs sportifs font partie de la première catégorie, les groupes d'entraide de la seconde. Les associations des deux types ont en commun d'être autonomes, libres, de se donner leurs propres règles et normes, de ne pas être régies par la rupture producteur-usager qui apparaît avec le travail salarié. Mais elles se distinguent par leur objectif, qui influence leur mode de fonctionnement. On doit donc ajouter un second critère à celui de la non-rémunération des personnes qui dispensent le service : l'association doit également manifester dans ses objectifs une ouverture envers d'autres personnes que ses membres, ou que le noyau principal. Elle doit être ouverte. Ainsi, les Alcooliques anonymes (AA) sont régis par le principe de réciprocité, mais ouverts sur l'altérité. Lorsqu'ils sont « guéris », les membres doivent transmettre à d'autres ce qu'ils ont reçu, aider un alcoolique, se situer en somme dans une chaîne de don, ce qui s'oppose au caractère binaire ou symétrique qui définit couramment le mot réciprocité. Les AA appartiennent donc aux organisations de type « instrumental » plutôt qu'aux organisations de type « expressif ». 

À partir de ces deux critères, il est possible de distinguer deux catégories, deux modèles différents : 

• les organismes fondés sur le bénévolat, qui rendent librement un service sans réciprocité ; on dit aussi (en anglais spécialement) organismes volontaires, ce qui signifie la même chose : les deux mots contiennent la notion de vouloir (bon vouloir), d'acte libre, volontaire et en fin de compte gratuit, ce qui constitue une façon de définir le mode de fonctionnement de ces organismes par rapport au marché.
 
• les organismes d'entraide, fondés sur la réciprocité, non pas restreinte, mais généralisée, ouverte, ce qui exclut les associations fermées sur elles-mêmes. 

Dans les deux cas, le service est fourni directement par les membres, et non par du personnel, et on observe une ouverture sur l'extérieur, même si la réciprocité est essentielle dans le deuxième cas. 

Ces deux types d'organismes comptent pour environ le tiers des associations mentionnées plus haut (par ailleurs, il est certain qu'un nombre important d'organisations ne sont pas répertoriées). Quel rôle le don joue-t-il dans ces associations ? Quelles différences les distinguent de l'État et du marché ? Une enquête conduite au Québec auprès d'un ensemble d'organismes de ce type œuvrant dans le secteur de la santé et des services sociaux, a fait apparaître certains traits. Avant de décrire les organismes bénévoles, nous présenterons un organisme d'entraide spécifique. 

 

Les groupes d'entraide : les Alcooliques anonymes

 

Les groupes d'entraide sont généralement peu visibles, et sont négligés par les autres acteurs. L'État s'intéresse beaucoup plus au bénévolat qu'aux groupes d'entraide, souvent pour des raisons immédiatement intéressées. Ainsi, le gouvernement canadien, qui a terminé en 1987 une grande enquête sur le secteur associatif, a négligé les groupes d'entraide. Les médias parlent rarement d'eux, n'étant pas sollicités par eux pour des levées de fonds ou pour appuyer des demandes de subventions gouvernementales. Quant aux autres associations communautaires, surtout celles qui s'éloignent du système de don et adoptent un fonctionnement fondé sur les intermédiaires, elles ont tendance à se méfier des groupes d'entraide. Enfin, même les chercheurs ont tendance à les oublier dans leurs typologies des associations sans but lucratif (Malenfant, 1990). 

Et pourtant, leur importance est grande et leur fonctionnement digne d'intérêt. On ne dispose pas d'estimations globales du nombre de personnes qui se sont jointes à des groupes d'entraide. Une enquête conduite aux États-Unis permettait de conclure que les dix organisations d'entraide les plus importantes rassemblaient environ un million de personnes (Romeder, 1989, p. 2). Ces groupes interviennent dans les problèmes sociaux les plus graves de la société actuelle : alcoolisme et toxicomanies, dépressions, violence, situations de crise, phase terminale des maladies, problèmes de rejet par la société (sida...). Ainsi, en France, la moitié des toxicomanes qui s'en sortent y parviendraient en passant par des associations d'entraide. Et ce sont elles qui défendent et apportent actuellement soulagement et réconfort aux personnes atteintes du sida (Defert, 1992). Elles forment souvent des réseaux très vastes dans de nombreux pays, mais sans multiplier les intermédiaires. À la différence de certaines associations de loisirs, elles sont, comme l'affirment Brault et St-Jean, « instrumentales plutôt qu'expressives » (1990, p. 11). Autrement dit, les groupes d'entraide visent la solution d'un problème plutôt que le plaisir du lien. Mais c'est souvent dans le lien lui-même que se trouve la solution du problème. Un des principes fondamentaux des groupes d'entraide est en effet que l'aide est thérapeutique, autrement dit que dans le geste même d'aider les autres on peut trouver une solution à ses problèmes. Donner et recevoir se confondent (Romeder, 1989, p. 40). 

L'action de ces groupes repose sur le refus de la rupture entre le producteur et l'usager. Ils apparaissent souvent en raison de l'insuffisance des services publics et de la dépendance créée par ceux-ci envers les professionnels et les institutions. 

Présentons les groupes d'entraide en examinant l'un d'eux de plus près : les Alcooliques anonymes (AA). Pourquoi ceux-là ? Pour plusieurs raisons : 

•    D'abord, ils sont considérés comme les pionniers, les premiers et le modèle des groupes d'entraide. Fondés aux États-Unis en 1935, et en croissance continue depuis ce temps, ils ne se sont jamais transformés en organisation fondée sur le salariat. Ils comptent aujourd'hui environ deux millions de membres à travers le monde (Brault et St-Jean, 1990, p. 9). Cette croissance ne s'accompagne pas de structures bureaucratiques. Au contraire : le nombre d'employés par groupe local AA a toujours été très faible et tend à diminuer constamment, étant passé de 1 par 98 groupes en 1945 à 1 par 391 groupes en 1961 (d'après le Manuel de services des AA, p. 15). C'est pourquoi, plutôt que de parler de croissance, comme pour une organisation tentaculaire, il serait plus juste de dire que les AA se multiplient ou se répandent, à la manière des cellules...
 
•    Les AA sont source d'inspiration pour la majorité des groupes d'entraide qui se développent, même si ces derniers ne conservent pas toujours intégralement la philosophie des AA et se transforment souvent en système mixte, comme les Weight Watchers ou les Déprimés anonymes, qui demandent des subventions à l'État, ce à quoi s'opposent les AA.
 
•    Enfin, ils sont efficaces. Ils réussissent mieux (ce qui ne signifie évidemment pas qu'ils réussissent toujours) que toute autre approche ou traitement des alcooliques, à un point tel que la plupart des institutions de désintoxication adoptent au moins en partie leur approche et que nombre d'entre elles s'en inspirent officiellement. 

Or, aucun doute ne peut subsister au sujet des AA : il s'agit d'un système de don autant dans la philosophie des groupes que dans leur mode de fonctionnement. Une personne qui accepte de devenir membre doit reconnaître qu'elle est alcoolique et qu'elle ne peut s'en sortir seule, que sa capacité d'en sortir lui viendra d'ailleurs, d'un don accordé par une force supérieure « telle [qu'elle-même] la conçoit ». Une telle reconnaissance signifie que la personne rompt avec le narcissisme de l'individu moderne, qui entraîne chez celui-ci une confiance sans limites dans ses capacités personnelles d'être « indépendant et autonome » et une crainte également sans limites de se retrouver « absorbé par l'autre » (Romeder, p. 68-71). Selon plusieurs chercheurs, ce trait de personnalité tend à être amplifié chez l'alcoolique. C'est la première étape à franchir. Suivent un certain nombre d'autres étapes que traverse chaque membre, et la dernière consiste à transmettre à un autre alcoolique le don que l'on a reçu. La transformation des personnes qui adhèrent aux AA est souvent spectaculaire et profonde. Elle va bien au-delà de la maladie qu'est l'alcoolisme. Un supplément est donné qui dépasse de loin le but immédiat. Nous avons observé cette transformation, et avons également entendu témoigner des membres, ainsi que leurs proches. « Ma mère a été sauvée par les AA. C'était une loque. Non seulement elle ne boit plus, mais sa personnalité est transformée. Elle est épanouie. Par exemple, elle qui craignait plus que tout au monde de parler en public, maintenant elle en éprouve un grand plaisir. »

Voyons de plus près le fonctionnement de ce système de don, à la fois éminemment moderne et bien traditionnel. 

Moderne, il l'est d'abord par la liberté des membres. Pour devenir membre, il suffit d'accepter de ne pas boire pendant 24 heures. Aucune vérification n'est faite, seul le témoignage de l'individu compte. On peut entrer et sortir d'un groupe AA, changer de groupe, revenir, à sa guise. Ces groupes sont maintenant répandus dans le monde entier. Ils constituent une fédération mondiale, un réseau de réseaux entièrement contrôlé par la base, et les groupes eux-mêmes se rapprochent de la démocratie directe. Aucun leader charismatique, aucun gourou, mais au contraire l'anonymat, même pour les fondateurs des AA, dont on ne connaît que les prénoms, comme pour tous les autres membres. Moderne aussi par le fait que les groupes ne sont pas fondés sur un passé commun, la communauté territoriale ou culturelle des membres, mais sur un problème spécifique. Toute la littérature des AA insiste sur le fait que leur seul but est d'aider les alcooliques, ce qui leur est d'ailleurs souvent reproché par les groupes à tendance plus politique. Mais paradoxalement, on l'a vu, la modestie du but n'a d'égale que l'importance des résultats atteints chez les individus qui y adhèrent, importance qui s'étend bien au-delà du fait de ne plus boire. 

Les manifestations de cette transformation font parfois dire aux professionnels qui traitent les toxicomanies que les AA sont une sorte de secte étrange. Il est difficile d'accorder foi à cette critique lorsqu'on observe de plus près ce qui se passe chez les AA. Ceux qui critiquent confondent des phénomènes propres aux sectes avec la dépendance qui peut se développer chez certains alcooliques durant les premières phases de désintoxication, au moment où ils adhèrent au mouvement, réactions qui s'expliquent par l'état de délabrement physique et moral alors éprouvé. Les alcooliques vivent certes des moments de fébrilité et des états étranges pouvant les faire assimiler à de nouveaux convertis, états qui peuvent sûrement effrayer des professionnels peu habitués à observer de tels résultats dans leur pratique. 

Et pourtant, malgré sa grande modernité, ce mouvement possède aussi de nombreux traits traditionnels. Il n'existe pas de rupture, pas d'intermédiaires dans ce système fondé sur la transmission d'un don. Les AA ont une position radicale sur ce sujet. L'alcoolisme est considéré comme une maladie incurable. Le membre des AA est donc toujours un alcoolique, mais un alcoolique qui ne boit pas. Ce faisant, aucune rupture n'est introduite chez les membres entre celui qui vient d'adhérer et celui qui est membre depuis vingt-cinq ans. Il n'y a pas d'un côté le malade, le client, et de l'autre celui qui est guéri, le compétent, celui qui sait. Les AA poussent ce principe très loin. Ainsi, un membre qui intervient dans une réunion doit toujours commencer en s'identifiant (prénom seulement) et en ajoutant « je suis un alcoolique ». Dans notre perspective, ce refus radical de la distinction producteur-usager (elle-même à l'origine de l'importance actuelle des intermédiaires dans les systèmes marchand et étatique [2]) est fondamental et explique les caractéristiques communautaires et l'absence de bureaucratie des AA, malgré leur développement spectaculaire. Le don peut circuler, il n'est pas interrompu, les intermédiaires n'ont pas de prise sur un tel système, qui s'appuie sur le principe communautaire et la démocratie directe, le président de chaque groupe étant élu par les membres et changé tous les trois mois. 

Afin d'éviter encore plus toute « tentation » bureaucratique et professionnelle, les AA se méfient de l'argent, quelle que soit sa provenance. Ils refusent toute somme provenant de l'extérieur, que ce soit de l'entreprise privée ou de l'État. Chaque communauté (groupe) AA doit s'autofinancer. À la fin de chaque réunion, on passe le chapeau, en demandant toutefois aux personnes invitées qui ne sont pas membres de ne pas donner ! Aucune publicité n'est faite. Le réseau mondial des AA s'étend autrement : comme le don, il circule, il est transmis. 

Plusieurs autres traits rapprochent les groupes AA d'un mode de fonctionnement traditionnel. Ainsi, même si la communauté n'est pas fondée sur un passé commun, les réunions consistent souvent à écouter un membre raconter son histoire, son passé d'alcoolique. Cela s'appelle un « partage ». En outre, l'importance des transformations qui surviennent souvent n'ont d'équivalent que dans les rites d'initiation décrits par les anthropologues. Enfin, la nécessité que le membre s'abandonne à une force supérieure de qui il va recevoir le courage de cesser de boire est à la fois traditionnelle et moderne. Moderne, au sens qu'il s'agit d'un Dieu personnel, tel que chacun le conçoit (les AA insistant beaucoup sur le fait qu'ils ne sont en aucune manière une religion, que chaque membre croit à ce qu'il veut) ; mais traditionnelle, car il est nécessaire de croire en une force qui délivre le membre du narcissisme caractéristique de l'individu moderne. Comme l'écrit Bateson : « On transcende le problème par une sorte de double reddition : on établit une sorte d'équivalence entre l'alcool et Dieu, qui sont tous deux plus puissants que nous. Bill W., qui a fondé les Alcooliques anonymes, était malin, très malin » (1989, p. 177). Les AA accordent une importance particulière à la nécessité pour le moi de « se rendre », de s'abandonner, à la reddition de la personnalité. L'individu qui adhère aux AA troque la conscience narcissique solitaire de l'alcoolique contre la conscience de faire partie d'un ensemble plus vaste auquel il s'abandonne. Il expérimente l'extension de la conscience qui accompagne la connexion à un système de don, et qui lui procure la force d'affronter sa « maladie ». 

Traditionnels et modernes, Gemeinschaft et Gesellschaft, mais fondés sur l'absence de rupture et sur le don, les AA font éclater ces catégories et remettent en question le dualisme occidental et les alternatives à l'intérieur desquelles nous placent la plupart des auteurs, alternative entre la souveraineté de l'État et celle de l'individu (Bowles, 1987), entre le holisme et l'individualisme (Dumont), plus généralement entre l'esprit et la matière, comme le note encore Bateson (1972, p. 337), l'un des rares chercheurs en sciences sociales à s'être intéressés aux AA. « Le monde des gens sobres pourrait tirer bien des leçons de [...] l'expérience des Alcooliques anonymes. Si nous continuons à raisonner selon le dualisme cartésien, en opposant l'esprit à la matière, nous continuerons aussi sans doute à voir un monde où s'opposent Dieu et l'homme, l'élite au peuple, les peuples élus aux autres, les nations entre elles, et l'homme à l'environnement. Il est peu probable qu'une espèce qui possède simultanément une technologie avancée et cette curieuse manière de voir les choses puisse durer très longtemps. » (Notre traduction.) 

Une telle remise en question ne vient pas des exotiques philosophies orientales, mais tout banalement des États-Unis, de la classe moyenne américaine, d'un Américain anonyme ! Ce n'est pas le moindre des paradoxes des AA, qui explique sans doute en partie le peu d'intérêt manifesté par les intellectuels pour une expérience et une philosophie aussi riches, efficaces, nouvelles et anciennes à la fois. Les AA sont une sorte de révolution. Mais par analogie seulement. Car ils se répandent sans bruit et sans martyr. Ils ne revendiquent rien, ne s'engagent dans aucun débat et répètent sans cesse leur unique et modeste but : aider ceux qui veulent cesser de boire. Mais nos catégories de pensée cartésiennes ne s'appliquent pas à ce réseau fondé sur le don, qui se répand anonymement, par contact direct hors de l'État et des médias, mais hors de la tradition aussi. Il redonne un sens à la vie de dizaines de milliers de personnes en voulant seulement apporter une solution à leur problème d'alcool. Ce n'est pas une religion. C'est une nouvelle forme de socialité qui reste à penser ; c'est un modèle de la façon dont peut fonctionner un système de don aujourd'hui, qui nous donne peut-être un avant-goût de ce que pourrait être la société moderne et les rapports humains si nous arrivons un jour à sortir du paradigme de la croissance, si le marché devient un bon serviteur (a good servant) plutôt qu'un mauvais maître (a bad master), si les économistes, selon le vœu de Keynes, se contentent de la modestie des dentistes ! 

 

Le bénévolat

 

S'il est vrai qu'une certaine proportion d'organismes se transforment et finissent par s'intégrer au système étatique ou marchand, on constate également l'apparition fréquente de mouvements fondés sur le don. Ce dernier phénomène tend à être occulté, comme restent dans l'ombre les organismes qui continuent à fonctionner sur le principe du don sans se transformer en instances bureaucratiques, tels les AA. Quelles sont les principales caractéristiques de ces associations actives dans la plupart des secteurs sociaux : santé, problèmes de la jeunesse, toxicomanies, violence faite aux femmes, pauvreté, loisirs ? 

Non-rupture : le lien communautaire

 

Lorsqu'on leur demande ce qui les distingue des institutions publiques œuvrant dans le même domaine, la première caractéristique que les membres de ces organismes tiennent à souligner, c'est l'absence de rupture entre celui qui donne ou rend le service et celui qui le reçoit. Même si on s'adresse le plus souvent à des inconnus, étrangers à des degrés divers (cela atteint le degré le plus extrême dans les organismes dont le champ d'action est le tiers monde), il existe une tendance constante à diminuer ce fossé, à personnaliser la relation, comme on l'a vu déjà (aide personnalisée aux enfants de pays étrangers, engagement personnel de coopérants, appel constant au bénévolat, etc.). C'est essentiellement ce qui est signifié par l'appellation même d'organisme « communautaire » : le fait que le principe et le moteur de l'action prennent leur source dans le lien qui existe entre les membres de l'association, ou entre l'association et la personne aidée, laquelle est d'ailleurs rarement appelée « client ». Tous insistent sur cet aspect qui, selon eux, distingue leur action de l'intervention publique : le lien communautaire entre le dispensateur et le prestataire du service. Cette absence de rupture est particulièrement évidente dans les groupes d'entraide. Mais elle est présente partout. « Chez nous ils sont chez eux ; ce n'est pas un bureau du gouvernement », dit-on par exemple. Cette absence de rupture se manifeste également par l'insistance sur le refus de la supériorité qu'accorderait la compétence professionnelle, qui crée un fossé entre le client et le spécialiste : « On est tous pareils ; on peut tous comprendre le problème de ceux qui viennent nous voir ; on est comme eux. » 

Importance de la personne

 

Ce rapport entre le « donneur » et le « receveur » a pour conséquence qu'on s'adresse à la personne de façon différente, dans des rapports régis par le lien lui-même et non par des normes extérieures au rapport. « La personne aidée n'est pas un dossier », dit-on à ce sujet. « C'est vis-à-vis de chaque personne que nous nous créons des obligations », nous ont dit la plupart des membres d'organismes communautaires. Comment cela se manifeste-t-il ? Les réponses sont spontanées et variées. Exemple : « Si le père d'un de nos membres meurt, on lui fait une visite. Connaissez-vous beaucoup de fonctionnaires qui font la même chose ? » 

Historiquement, dans plusieurs secteurs sociaux, le bénévolat a été en partie remplacé par le salariat, et la professionnalisation définie par une compétence technique. Il est intéressant toutefois de noter que le personnel de ces secteurs a conservé une part significative de ce qu'on appelle la « qualité humaine » du lien. Cet aspect redevient d'ailleurs important depuis quelques années dans le secteur hospitalier, particulièrement dans des lieux comme les centres de soins palliatifs, où le bénévolat remplit un rôle essentiel. La qualité du lien n'a jamais pu être abandonnée entièrement au rapport salarial. Analysant l'évolution du rôle du bénévolat dans le secteur hospitalier à Montréal, A. Charles conclut : « S'il est une dimension de leur travail que les bénévoles ne perdront pas, c'est bien celle du soutien moral aux patients et de tout ce qui vise à rendre moins pénible le temps passé à l'hôpital » (1990, p. 85). 

À cet égard, une comparaison entre le don et l'État fait ressortir deux principes différents : la responsabilité formelle, définie contractuellement en référence à des droits, et la responsabilité des liens, vis-à-vis de ceux qui nous sont uniques et pour qui nous sommes uniques. 

Dans la perspective du don, on peut envisager la société comme un réseau constitué de la somme des relations uniques que chaque membre entretient avec les autres. C'est la vision que procure l'observation de ces organismes. C'est ainsi que nous nous relions à l'ensemble des membres de la société, beaucoup plus que par le passage formel dans un centre qui redistribuerait ensuite sa part à chaque membre. Ce système central de redistribution ne peut fonctionner que s'il est branché sur ce réseau, que s'il est nourri et habité par le réseau social. Le contraire, c'est la bureaucratie au sens péjoratif du terme : une structure rigide, incapable d'adaptation. 

On ne doit pas sous-estimer l'importance de ces différences par rapport au fonctionnement d'appareils qui, au contraire, tendent à transformer chaque individu en « numéro », au sens strict, pour pouvoir le « traiter » statistiquement et autrement. Pour ces systèmes, tout ce qui est unique devient un problème. Rien de moins individualiste en ce sens que l'appareil étatique dont pourtant se nourrit l'individualisme moderne, dont on dit qu'il libère l'individu de la communauté, de la famille, de tous ces liens qui le contraignent et l'empêchent de se libérer et de devenir un « vrai » individu, sans autres obligations que celles qu'il s'est données lui-même. Le système de don conçoit au contraire que plus une personne a de liens, plus elle devient « individualisée », plus elle augmente son individualité. À l'opposé, l'État a besoin, comme vis-à-vis, d'un « individu dépersonnalisé » (Gouldner, 1989, p. 17). Tout se passe comme si la société moderne, « sacrifiant » le caractère unique de chacun de ses membres aux besoins de ses organisations et de son fonctionnement, développait en compensation l'idéologie individualiste. Car, comme l'affirme Campbell (1988), dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, le chasseur solitaire a surtout besoin de se rappeler qu'il n'est pas seul et unique, alors que le producteur de la chaîne de montage ou le fonctionnaire ont peut-être besoin d'abord de se faire dire qu'ils sont uniques et que, malgré les apparences, ils sont des individus irremplaçables.  

Plaisir, liberté et retour

 

La motivation de loin la plus importante qui ressort pour expliquer l'engagement dans l'action volontaire, c'est le fait qu'on a beaucoup reçu, et qu'on souhaite rendre un peu de ce que l'on a reçu : de sa famille, de son milieu, de « la vie en général ». Les bénévoles se sentent des obligations envers les personnes aidées. Mais ils affirment tous en même temps leur liberté : ce sont des obligations qu'ils se sont données. Ils insistent également sur le plaisir comme étant l'une des motivations principales de leur action. Les personnes tiennent la plupart du temps à se démarquer non seulement des professionnels et de l'État, mais également de « l'ancienne » conception du bénévolat, assimilée à la charité et aux obligations religieuses. Cela n'exclut pas une référence spirituelle importante chez une proportion non négligeable de personnes. « Mais cela ne regarde que moi », affirment-elles toutes lorsqu'on leur pose la question. 

Tous récusent l'image de la dame patronnesse qui achète son salut en faisant la charité, « se penchant sur les pauvres, aisée et oisive, tuant le temps entre deux visites mondaines » (A. Charles, 1990, p. 15). On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure cette image reflète la variété et la richesse du bénévolat, même dans le passé (ibid.). Quoi qu'il en soit, aujourd'hui, les personnes qui font de l'action volontaire le font par plaisir et retirent plus que ce qu'elles donnent, même chez les bénévoles, c'est-à-dire dans les groupes où le service rendu est unilatéral et non réciproque. « Ce n'est pas par grandeur d'âme que j'agis. Je reçois tellement des gens que j'aide. » Cette déclaration peut paraître étonnante chez des bénévoles, qu'on a l'habitude d'associer au modèle traditionnel du don caritatif et du travail « gratuit », au sens précisément de « non rendu », ce qui n'est vrai qu'en termes comptables ou marchands : il n'y a pas retour matériel. Mais il y a retour, important. Il n'est peut-être pas inutile de revenir sur le sens originel du mot « bénévole » : acte volontaire, librement accepté, gratuit au sens de libre, et non de « travail gratuit », expression laissant nécessairement supposer quelque chose d'anormal, puisqu'on adopte comme référence les normes de l'univers du travail, et que tout travail doit être payé. Il est certain qu'une fois ces activités définies comme un travail, le fait qu'elles soient gratuites prend un autre sens et devient signe d'exploitation. Or, ces activités se situent hors du monde du travail et de la production, hors de la rupture créée par le rapport salarial. Elles sont toujours près du lien social, immanentes au lien, et donc en dehors du rapport salarial. On observe d'ailleurs souvent une certaine méfiance vis-à-vis de l'argent, ainsi que l'importance accordée à la petite taille de l'organisme pour permettre les rapports personnels, et empêcher l'avènement de rapports bureaucratiques entraînés par la nécessité de confier les tâches à du personnel rémunéré. Les organismes, plutôt que de croître, préfèrent se multiplier.  

Traditionnel ou moderne ?

 

Comme les AA, ces associations, à plusieurs égards, sont modernes au sens où la contrainte caractéristique du modèle communautaire traditionnel en est absente. Elles se distinguent donc radicalement des communautés religieuses ou des anciennes corporations, par exemple, associations combattues par les républicains au XIXe siècle. En d'autres mots, elles relèvent bien de la Loi de 1901, et se caractérisent par la très grande liberté de leurs membres. Et pourtant, elles conservent aussi des aspects traditionnels. Simmel a bien analysé le passage de ces associations du Moyen-Âge aux associations modernes qui maintiennent la liberté de leurs membres par le fait qu'elles n'engagent « qu'une parcelle de la personnalité » (1987, p. 429). 

Elles demeurent traditionnelles par plusieurs traits, dont le principal est l'importance des rapports personnels et de l'engagement de la personnalité. Mais elles sont fondamentalement modernes par le fait qu'elles portent sur des rapports entre étrangers et par leur insistance sur la liberté. Ce trait des associations nous ramène à la nécessaire complémentarité de leur action avec l'État. Car cette liberté suppose qu'il existe des institutions chargées de dispenser un certain nombre de services qui ne sont plus rendus par personne : pendant longtemps c'est l'État qui a absorbé les obligations dont les réseaux sociaux se délestaient, avec les avantages, mais aussi les inconvénients que cela suppose, comme on l'a vu dans le chapitre précédent. Mais il faut bien voir que cette liberté nourrit l'extension de l'État-providence, alors même que l'État est souvent incompétent pour remplir certains de ces rôles, ceux qui relèvent le plus du don. 

Les associations utilisent même les deux formes de regroupement, moderne et « communautaire », décrites par Simmel, lorsqu'elles se regroupent en fédérations. « La forme monétaire de l'intérêt commun procure aux associations la possibilité de se fédérer au sein d'une unité plus haute, sans qu'aucune n'ait besoin de renoncer à son indépendance et à sa spécificité » (1987, p. 429-430). Non sans danger, d'ailleurs, car c'est là, au second niveau, que s'introduisent souvent les intermédiaires qui transforment le système de don en un appareil assimilable au système étatique. Cette évolution fréquemment observée vers des systèmes différents fondés sur le rapport salarial répond sans doute à une nécessité actuelle. Mais l'existence de ces associations fondées sur le don répond également à une nécessité. 

 

Un don moderne 

Sahlins (1976) a construit une typologie du don fondée sur l'hypothèse que plus le don circule dans un réseau primaire (entre proches, non étrangers), plus l'équivalence est lâche entre le don et le retour, et plus le retour s'étend dans le temps. C'est ce qu'il appelle la réciprocité généralisée, où, à la limite, ce qui est rendu « n'est tenu à aucune condition de temps, de quantité ou de qualité » (p. 247). Autrement dit, plus on s'éloigne de la situation d'étranger, plus il y aurait ouverture ou généralisation de l'équivalence, de sorte que le don le plus éloigné du marché serait en même temps la forme la plus générale de l'échange, l'échange généralisé, parce que son extension temporelle est indéfinie. Si on reprend la formule de Lévi-Strauss (1967), il y aurait en somme deux formes d'échange généralisé : 

•    Celle qui participe d'une généralisation ou extension spatiale : elle caractérise le marché et s'étend théoriquement à la planète entière ; mais elle est limitée à certains types de biens, ceux qui sont susceptibles de trouver une équivalence quantitative monétaire, et elle est peu susceptible de s'étendre dans le temps : le retour tend à être immédiat.
 
•    Celle qui relève d'une généralisation intensive ou temporelle : elle s'étend à tout, et son horizon temporel est illimité ; mais elle est limitée dans son extension spatiale, car les choses ne circulent qu'à l'intérieur de certains liens personnels. Plus le lien est de « qualité », plus il permet de s'éloigner de l'équivalence quantitative et de la réciprocité immédiate qui caractérisent l'échange marchand ; et plus l'acte est unilatéral, ou à tout le moins le perçoit-on comme tel, à cause de la durée du cycle dans lequel il s'insère, de son extension temporelle. Cette forme d'échange remplace l'extension spatiale par l'insertion dans une série historique. 

Dans cette typologie, le don aux étrangers relève de ce que Sahlins appelle la « réciprocité négative », et il vise un retour plus grand que ce qui est donné, sous forme de gain, de profit. Nous avons constaté dans ce chapitre que cette règle n'a pas un caractère général. Elle ne vaut pas pour la sphère moderne du don aux étrangers, cet ensemble de dons actuels unilatéraux. Il y a des dons unilatéraux aux étrangers, voire aux inconnus, comme le don du sang, et le don du cœur. Il y a les dons de catastrophe, il y a le bénévolat. Il y a l'entraide, qui parfois tisse un lien qui traverse les frontières et fait qu'un membre des Alcooliques anonymes, où qu'il soit, peut téléphoner à quelqu'un qui l'aidera s'il a des difficultés. Il n'y a pas corrélation entre proximité des protagonistes et élasticité de l'équivalence, sauf à l'intérieur de certains sous-ensembles de don, de séries particulières, comme dirait Simmel. 

Cette sphère du don aux étrangers est propre au don moderne, avons-nous affirmé. Pourquoi ? 

D'abord, ces dons ne circulent pas sur les réseaux personnels d'affinités, de liens primaires tels que la parenté ou l'amitié, comme le font la majorité des dons dans la plupart des sociétés, ainsi que nous l'enseigne Sahlins. Ce n'est pas le cas des dons aux étrangers qui ont été présentés dans ce chapitre. En tout cas, ce n'en est pas une caractéristique essentielle. On ignore même carrément très souvent qui sera le récepteur même si, par ailleurs, nous avons constaté une tendance constante à une personnalisation symbolique de la relation, à une diminution des intermédiaires autres que les donateurs, les personnes inscrites dans le système de don, ayant l'esprit du don. 

Mais, pourrait-on répondre, les religions ont toujours encouragé ce type de don, notamment le christianisme. L'« amour du lointain » est un trait essentiel du christianisme, et le don caritatif ne s'est jamais limité aux proches. Au contraire, le prochain, c'est l'humanité entière. Les communautés religieuses constituent à cet égard un cas de figure exemplaire, peut-être en voie de disparition. Leurs membres sont en quelque sorte des « professionnels du don », catégorie impensable dans le cadre des théories modernes, autant marxiste que libérale ou féministe, dont les concepts de base sont l'exploitation, la domination et l'utilitarisme. Qui a vraiment l'impression d'avoir dit l'essentiel en interprétant le vœu de pauvreté uniquement comme une forme d'exploitation, ou encore une hypocrisie ? 

Or, la religion n'est pas spécifiquement moderne... Dans quel sens peut-on alors affirmer que le don aux étrangers est propre au don moderne ? Il est probable que ce type de don a pris son origine dans les grandes religions, et notamment dans le christianisme [3]. Mais le lien actuel entre le don aux étrangers et la religion est beaucoup plus lâche, et souvent inexistant. Les religions, tout en y jouant un rôle important, ne sont plus essentielles à ce phénomène du don aux étrangers, et interviennent souvent en outre à titre privé, sous la forme d'une spiritualité personnelle qu'on préfère taire. Surtout, nous avons relevé l'importance accordée par toutes les personnes rencontrées au rejet du modèle du don caritatif traditionnel que l'on fait par sacrifice, pour aller au ciel. Ce qui conduit ces personnes à insister sur l'importance du retour, et sur les multiples formes qu'il prend. Bref, les connaissances actuelles sur le phénomène du don aux étrangers permettent d'affirmer que ce don existe indépendamment de la religion, même si on retrouve souvent la présence de cette dernière, sous des formes inédites. 

Une dernière objection peut être faite à propos du caractère moderne de ce don aux étrangers. Cette coutume a déjà existé en dehors d'un contexte religieux et a même eu une grande importance dans l'empire romain, comme le montre le livre de Paul Veyne (1976) sur l'évergétisme. Mais la sphère actuelle du don entre étrangers se distingue de cet important phénomène de don des riches Romains au peuple par un trait essentiel : ce n'est pas un phénomène de classe. Même s'il est certain qu'une certaine redistribution s'effectue entre nations et entre groupes sociaux, le don moderne n'est pas fondé sur une obligation morale de la classe riche envers le peuple, comme l'évergétisme. Les personnes de tout milieu social participent à ce don moderne, non seulement sous forme monétaire, mais aussi sous forme de don de temps : activités d'écoute, visites, accompagnement de personnes âgées, etc. Ce don est d'ailleurs souvent anonyme, voire caché, en tout cas non dit aux collègues de travail ni même aux proches. Il n'a pas le caractère ostentatoire des dons faits à la collectivité par la classe possédante. 

Don inconnu fait à des inconnus, où la motivation religieuse n'est pas essentielle, et touchant l'ensemble des milieux sociaux : telle est la sphère du don entre étrangers, qui prend actuellement de plus en plus d'importance. 

Avant de conclure cette revue du don tel qu'il existe actuellement dans la société moderne, il reste à se demander ce qu'il advient du don dans le lieu qui, historiquement, en a été la négation : la sphère marchande.


[1]    Chazaud, Gordon et Babchuk, Palisi, Gassler ; à ce sujet voir Malenfant, 1990.

[2]    Voir le chapitre 10.

[3]    Sur l'origine de l'aumône, lire Weber dans Cheal, 1988, p. 157 ; Mauss, 1950, p. 169 ; Veyne, 1976, p. 44-65.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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