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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 2. Le lien interpersonnel


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

2. Le lien interpersonnel


Retour à la table des matières du livre.

 

Les amis, les copains
La famille
Le rôle de la femme
Les enfants : don ou objet
Le père Noël
Hériter
La famille : un système de dettes 

 

 

C'est dans l'univers des relations personnelles que le moderne se permet de « donner sans compter » et que régnerait ce que l'on a appelé l'économie du don (Cheal, 1988). Mais justement, s'agit-il d'une économie ? Qu'est-ce qui circule aujourd'hui dans cette sphère des rapports privés ? De l'affection, de l'amour, de la sécurité, assurément. Mais uniquement cela ? C'est la thèse qui a longtemps prévalu en sociologie. Le marché et surtout l'État ont libéré l'individu moderne d'une grande partie de ses obligations « privées ». Par son travail, situé hors des rapports privés, l'individu remplit ses obligations vis-à-vis de la société en échange d'un salaire. Une partie de ce revenu est octroyée à l'État pour que ce dernier s'occupe, par l'intermédiaire également de personnes qui le font pour un salaire, des besoins que le marché ne prend pas en charge. Si bien que petit à petit la sphère privée se déleste de toutes les tâches concrètes de production de biens ou de services aux personnes et deviendrait le royaume exclusif des manifestations libres de l'affectivité, positive ou négative. 

Cette vision classique n'est plus tenable. Quelques faits. Les deux tiers de la population canadienne affirment avoir fait du « bénévolat non encadré » (visite d'un ami à l'hôpital, etc.) durant l'année précédente. En ce qui concerne les personnes âgées, « toutes les études américaines, canadiennes ou québécoises confirment que de 70 % à 80 % des soins et services personnels sont assurés par la famille », affirme un rapport gouvernemental [1]. En France, les donations entre vifs ont doublé depuis 1945, selon Anne, Gotman (1985) ; un tiers des enfants de moins d'un an sont gardés par leur grand-mère (Cuturello, 1988, p. 152) [2]. 

Ce n'est que la pointe de l'iceberg de ce réseau compliqué d'obligations que nous nous donnons, envers nos amis, nos voisins, nos « proches », et dont le cœur se situe toujours, probablement pour longtemps encore, dans les réseaux familiaux et de parenté. Ces obligations sont cependant de plus en plus volontaires, de moins en moins contraignantes, la société moderne permettant à tout individu qui le choisit de vivre seul, sans enfants, sans rapports familiaux, sans amis, « nourri » exclusivement, ou presque, par le marché et par l'État, par les rétributions que lui valent ses contributions en tant que travailleur. Peu le font, certes, du moins volontairement, mais il importe d'insister sur cette possibilité qui constitue l'horizon du rapport social moderne (qui n'est autre que celui de l'homo œconomicus : Robinson et Vendredi se contentant de faire des affaires seuls sur leur île), pour montrer que si ces dons sont certes obligés par rapport aux dons plus libres examinés jusqu'à maintenant, on peut de moins en moins parler de contrainte à leur égard. Fréquemment, les obligations que nous avons envers nos enfants, nous les avons d'abord voulues, comme nous avons voulu nos enfants. Et même s'il demeure dans ces rapports un certain nombre de contraintes de type contractuel, celles-ci en constituent un aspect de plus en plus secondaire, de sorte qu'on peut affirmer que ces rapports tendent à former des systèmes de don modernes, au sens de don librement consenti. Nous examinerons brièvement, dans cette perspective, comment fonctionne le don à l'intérieur de la sphère domestique, d'abord entre copains, amis ; puis dans la famille en général, puis plus spécifiquement dans le rapport à l'enfant et dans le phénomène de transmission de l'héritage. Cela permettra également de souligner le rôle particulier de la femme dans le rapport de don. 

 

Les amis, les copains

 

On choisit ses amis, mais non ses parents. Les réseaux d'amitié sont donc plus libres de ce point de vue. Contrairement à ce qui se passe dans la famille, « l'exit » y est possible, souvent même facile. Il est vrai que l'on peut également cesser toute relation avec un membre de la famille. Mais on ne peut pas lui dire : « Tu n'es plus mon frère. » Par contre, on peut dire à quelqu'un : « Tu n'es plus mon ami. » Cette expérience de liberté face aux liens d'amitié, les enfants la vivent d'ailleurs très tôt. 

Ce qui circule entre amis relève de toute évidence du système de don. On peut illustrer cela brièvement à l'aide de la recherche effectuée par Florence Weber (1989, chapitre 2) dans un village ouvrier français. Weber oppose le système de coopération informelle qui existe dans ce village aux règles du travail officiel. Ce système possède les principales caractéristiques suivantes :

 

• Il y a réciprocité, mais différée dans le temps : « L'obligation de donner en    retour y est masquée (sic) par une affirmation de gratuité » (p. 74).
 
• L'auteur affirme à plusieurs reprises l'importance de la spontanéité et la nécessité de laisser la générosité se manifester. C'est ainsi qu'elle explique la constatation que les gens du village évitent le plus possible toute circulation monétaire. « Une des raisons de cette convention réside dans la fiction de gratuité nécessaire à la réciprocité différée. » (p. 83.) Autrement dit, dans ce système, l'argent est un révélateur brutal d'une équivalence marchande que le don supporte mal.
 
• Le don, même une fois rendu, ne s'arrête pas là. Il fait partie d'une chaîne ininterrompue. Il n'est qu'une « séquence arbitrairement découpée par moi [...] dans la masse de services rendus [...] qui tissent de bonnes relations [...] » (p. 76). Autrement dit, ce qui circule est au service du lien, comme le notera d'ailleurs Weber à plusieurs reprises.
 
• La séquence n'est pas fermée, contrairement à ce qui se passe dans l'échange marchand, lequel ne donne pas lieu à ce que l'auteur appelle avec à propos « une spirale de générosité ». Autrement dit, l'équivalence marchande tend à être remplacée par une certaine propension à rendre plus que l'on a reçu.
 
• La séquence n'engage pas seulement les deux individus immédiatement concernés, mais leurs deux ménages. Les individus sont dans un réseau de liens dont ils ne s'isolent pas, à la différence de ce qu'on observe dans une    transaction marchande.
 
• Enfin, l'auteur note le plaisir du don.

 

Dans l'univers des copains, voisins, rencontres de bistrot, etc., une grande importance est accordée à la réciprocité attachée aux choses qui circulent. Il n'empêche que ce qui circule est imbriqué dans le lien. Les choses sont souvent au service du lien, même dans des cas de réciprocité similaires à l'équivalence marchande. Ainsi, à propos du phénomène courant des « tournées » dans les bistrots, Florence Weber affirme que « cette spirale est à la limite de l'absurde : à la fin chacun a payé, en principe, ce qu'il a consommé, puisqu'il y a autant de tournées que de personnes présentes. » Mais elle ajoute aussitôt : « C'est que la relation instaurée est plus importante que ce qui en a été l'occasion » (p. 81). L'équivalence marchande est ici étrangère à ce qui circule. 

L'auteur retrouve l'ensemble des caractéristiques habituelles des systèmes de don dans le phénomène qu'elle observe, celui-ci étant cependant plus centré sur la réciprocité que d'autres réseaux sociaux, comme la famille, que nous allons maintenant examiner. 

 

La famille

Dans le sens commun, le don ne s'applique pas à la famille, aux rapports habituels parents-enfants, sauf pour les cadeaux, ce supplément, cet excédent, cette exception par rapport aux échanges quotidiens. Souvent l'individu moderne n'utilise spontanément le terme don que pour les rapports entre étrangers, tels qu'ils existent par exemple dans l'aumône, l'aide au tiers monde, le bénévolat. Pour la majorité, le don désigne souvent cet état intermédiaire entre le marché et la communauté : il existe au sein de rapports non marchands, certes, mais qui ne sont pas intimes comme dans la famille. 

Cette position est partagée par plusieurs analystes, qui considèrent que le don suppose d'abord la constitution d'agents autonomes et indépendants (Cheal, 1988). Dans cette perspective, le lien entre les membres d'une famille est considéré comme tellement étroit et intense que ce qui circule entre eux relève plus du partage que du don, se trouve comme immergé dans le courant créé par le lien affectif et n'arrive pas à apparaître de façon autonome, suffisamment en tout cas pour que la distinction puisse être établie entre le lien et ce qui circule. 

Le partage constituerait donc un autre mode de circulation, à côté de l'État, du marché et du don proprement dit. Ainsi, Jean-Luc Boilleau (1991) exclut du don le partage et, à l'autre extrême, le don caritatif, qu'il assimile à l'abandon. À l'inverse, Alvin Gouldner (1960) termine son texte célèbre sur la réciprocité en évoquant la famille, domaine où, dit-il, on passe de la réciprocité au don proprement dit. 

Certes, ces distinctions entre don, abandon, partage sont très importantes. Mais distinguent-elles des types de don, ou des formes de circulation qui seraient différentes du don ? Pour répondre à cette question, il nous semble nécessaire de connaître beaucoup mieux comment fonctionnent ces modes de circulation des choses. Il est d'abord indispensable de faire l'inventaire de tout ce qui circule en dehors du marché et de l'État, et d'en analyser les caractéristiques communes et les différences avant de se prononcer sur la question de savoir si, à l'intérieur de cet univers, le mode de circulation est suffisamment différent pour restreindre le concept de don à certains échanges seulement, ou si tout cela ne constitue que des modalités diverses du don. 

Dans ce sens, nous considérons que la famille est le lieu de base du don dans toute société, le lieu où il se vit avec le plus d'intensité, le lieu où on en fait l'apprentissage. L'enfant, devant sa part de gâteau, dit à sa mère : « Je le prends, c'est ma part, c'est mon droit, cela me revient. » La mère répond : « Tu as raison, c'est ton droit. Tout ce que je te demande, c'est de partager ta part avec ton copain qui vient d'arriver. Tu le fais si tu le veux bien, car tu as le droit de le garder en entier. » Dans cet exemple, on voit émerger la différence entre l'apprentissage des droits et l'apprentissage du don, ce « surplus nécessaire », au-delà du droit et en même temps condition des droits. C'est d'ailleurs l'apprentissage le plus important pour « réussir » sa vie : apprendre à donner sans se faire avoir. On peut même penser qu'il est d'une importance plus grande que le succès scolaire et que toutes les autres performances de ce type, qui ne sont qu'instrumentales, mais qui font l'objet de l'attention quasi exclusive des utilitaristes... et de beaucoup de parents qui ne comprennent pas que leur enfant soit aussi « mal dans sa peau, après tout ce qu'il a reçu » ! 

La famille est d'ailleurs elle-même fondée sur un don, sur la création d'un lien de don : l'union de deux étrangers pour former le noyau de ce qui sera le lieu le moins étranger, le lieu de la définition même de ce qui n'est pas étranger : la famille. « Il n'est pas exagéré de dire que [la loi de l'exogamie] est l'archétype de toutes les autres manifestations à base de réciprocité » (Lévi-Strauss, 1967, p. 551). Cette rencontre entre deux étrangers qui produit le noyau de la famille est le « foyer » incontournable du rapport de don, le point où éclate toute typologie, l'impensé du lien social, le point aveugle, le lieu de la transmutation, le lieu de « naissance », d'apparition du lien social, et non pas seulement biologique, comme dans le lien parent-enfant. La transmutation d'un étranger en familier est le phénomène de base du don, qui permet ensuite la réciprocité et le marché, mais permet d'abord à la société de se perpétuer comme société (et non pas seulement comme famille), de se renouveler en renouvelant l'alliance à chaque « génération ». On trouve donc l'étranger au lieu où on l'attendait le moins : au cœur des rapports personnels, comme fondement de la sphère domestique elle-même. 

L'interprétation utilitariste 

Si certains auteurs excluent le don de la famille au nom du partage, d'autres, au contraire, tentent de réduire les différents phénomènes de circulation dans les réseaux familiaux à l'utilitarisme en leur appliquant la théorie de l'équilibre de l'économie néo-classique. De la formation des couples (matching) au divorce (Mortensen, 1988), en passant par les comptes familiaux, plusieurs tentent aujourd'hui de réduire la famille à un système d'échange utilitariste. On établit avec beaucoup de minutie les comptes familiaux (de Singly, 1987), ce qui est tout à fait légitime. Mais on affirme du même souffle que le couple fonctionne sur cette base, que c'est la dynamique qui explique ce qui circule dans le couple et de façon plus générale au sein de la famille et de la parenté. Le raisonnement est le suivant : 

1. Il est vrai que, habituellement dans le couple, les membres ne semblent pas trop calculer, ni faire de comptes, au moins pas de façon explicite.
 
2. Toutefois, quand ça va mal, et surtout en cas de divorce, on se met à calculer, on essaie d'obtenir le maximum, etc.
 
3. Donc, quand tout va bien, le couple se cache le fait qu'il calcule toujours. Il n'ose se l'avouer, mais c'est ce qu'il fait. 

La conclusion de ce raisonnement est tout à fait illégitime. Même si on admet les prémisses, la seule conclusion que l'on puisse tirer, c'est que lorsqu'un couple ne fonctionne plus, il applique le système utilitariste. Et avant de considérer que ce système était auparavant caché, il faut d'abord se demander s'il ne s'agissait pas tout simplement d'un autre système, et si on ne passe pas au système marchand précisément parce que l'autre système d'échange et de circulation des choses a échoué. L'hypothèse juste est donc alors la suivante. Après avoir souvent « donné sans compter », on règle ses comptes, non sans difficultés souvent, et non sans l'aide d'un avocat, qui transforme l'opération en un « règlement de comptes ». Une interviewée raconte : « Quand j'ai divorcé, je n'ai pas pu passer tout d'un coup aux questions d'argent, comme si notre ménage n'avait été qu'une affaire. Après quelques années, lorsque le sentiment n'y était plus, j'ai pu. Je ne comprends pas ceux qui y arrivent. » 

Les ex-conjoints y arrivent grâce à leurs avocats respectifs. Il s'agit d'un beau cas de transformation du don en marché sous l'effet de l'entrée en scène d'un spécialiste dont le rôle principal est de prêter l'intention marchande à l'autre partenaire, ce qui entraîne les deux membres du couple dans la logique marchande [3]. C'est la condition préalable à son intervention, sans laquelle on se passerait de lui. Ce type d'intermédiaire doit, pour être utile, procéder d'abord à la transformation du rapport, à la transmutation préalable du système en un rapport marchand, ou en un état de justice (Boltanski, 1990). 

Avoir besoin de compter, c'est déjà l'indice qu'on sort du système de don, c'est l'indice d'une dégradation du rapport, et non le signe que le système du don est fondé sur le calcul. Rien n'autorise une telle interprétation, qui s'oppose à la façon dont les couples le vivent, y compris les chercheurs utilitaristes qui dédient leur livre à leur épouse « sans qui ce livre n'aurait jamais existé »... Le don est un accord spontané, ce qui ne signifie pas exempt de tâtonnements. Le fardeau de la preuve appartient à la thèse utilitariste : puisqu'on y affirme que le modèle est caché, ils doivent le dévoiler autrement qu'en démontrant que le modèle utilitariste fonctionne quand précisément le couple ne fonctionne plus ! Mais aucune démonstration n'est jamais apportée. C'est de l'ordre de l'application d'un axiome. 

On peut au moins nous accorder l'hypothèse inverse. Elle n'est pas facilement vérifiable en l'état actuel, la plupart des recherches sur la famille se restreignant au calcul des équivalences monétaires. Quelques recherches récentes vont cependant dans notre sens [4]. Que constate-t-on ? D'abord, les recherches de Kellerhals (1988), depuis quelques années déjà, montrent que les échanges familiaux jouent sur de multiples registres. La « norme de l'échange » n'est pas facile à déterminer ; à la différence de l'équivalence marchande, elle tient compte des caractéristiques des personnes. Cet auteur conserve toutefois, même de façon nuancée, le postulat de l'équivalence comme règle fondamentale des échanges. 

D'autres chercheurs vont explorer l'hypothèse du rapport de dette comme fondement des rapports de couple. Quelles sont les conclusions de ces recherches ? Il est remarquable de constater qu'on y retrouve les principales caractéristiques des systèmes de don. 

• D'abord la spontanéité. Quand Jean-Claude Kaufmann demande comment s'est établie la répartition actuelle des tâches dans le couple, la réponse la plus fréquente est : « Ça s'est fait tout seul ! » (1990, p. 91). La même réponse se retrouve dans l'enquête de Françoise Bloch et al. : « Les choses se sont faites par elles-mêmes » (1990, p. 77). Cela ne signifie pas qu'il n'y ait pas de système, ni que ce système soit inconscient. Mais il est implicite.
 
• Ce système ne touche pas que le couple, mais l'ensemble de la famille, y compris les parents, la filiation. L'ensemble est vu comme un tout plus grand que ses parties, incluant le processus de transmission de génération en génération.
 
• Bloch et al. (1989) vont plus loin. La famille est vue par eux comme « un univers social fondé sur l'inversion de la loi fondamentale du monde économique » (p. 13). Alors que ce dernier fonctionne à l'équivalence, le don fonctionne à la dette (p. 22). Il relève plus « des notions de réversibilité et d'enchaînement que de réciprocité ». «L'échange matrimonial [...] entretient une asymétrie de position des échangistes. Ce qui maintient le lien social [...] c'est le fait que chacun pense donner à l'autre plus qu'il ne reçoit » (p. 21). 

Le grand acquis de cette recherche est de poser l'état de dette comme normal dans un rapport de don. Mais nos entretiens nous portent à croire que les auteurs ne font que la moitié du chemin, et qu'un rapport familial réussi serait celui où la dette est renversée relativement à leur hypothèse : un rapport où chacun croit recevoir plus qu'il ne donne, où chacun se sent en dette vis-à-vis de l'autre, plutôt que de considérer que l'autre est en dette envers lui. « Je lui dois tellement » est une phrase que nous avons entendue souvent, des deux partenaires. Cette constatation est également faite par Arlie R. Hochschild (1989) dans son analyse des rapports de couple. 

Plus précisément, il ne s'agit pas de nier la présence de la norme d'équivalence dans le champ du rapport. L'équivalence n'est pas absente d'un tel rapport de don. Mais elle en est un élément seulement, qui ne serait pas central. L'équivalence est présente et absente à la fois au sens où : 

• on ne peut pas s'en éloigner trop sans considérer qu'au lieu de donner on « se fait avoir » ; 
• mais on ne peut pas non plus s'en rapprocher trop, s'acquitter de la dette sans mettre fin à la relation. 

Quand on s'en rapproche trop, l'un des partenaires accomplit un geste qui fait éclater l'équivalence, une folie, un excédent qui éloigne à nouveau les partenaires de l'équilibre. Le champ de la dette se situe entre ces deux pôles, et l'état de dette réciproque volontairement entretenu en serait l'état normal. En outre, l'équivalence elle-même est de type différent de l'équivalence marchande, parce qu'elle tient compte des caractéristiques personnelles des agents, de leur niveau de revenu, de leurs besoins, etc. 

Évidemment, seule une recherche empirique permettra de vérifier cette hypothèse, que l'on peut énoncer ainsi : plus le rapport est considéré comme réussi par les partenaires, plus cet état de dette existera. La même hypothèse peut s'appliquer au rapport parent-enfant : même si l'enfant reçoit « objectivement » infiniment plus, les parents diront facilement qu'ils en reçoivent encore plus. « Je lui dois tellement » est encore là l'expression qui décrit le mieux cet état du système que Hochschild appelle « économie de la gratitude ». 

Ces recherches permettent d'aller plus loin que celles qui adoptent le modèle de l'équivalence marchande, dont on peut se contenter de retenir que lorsque le lien social est en crise, les agents passent effectivement à un modèle marchand, à la réciprocité immédiate. Ils « règlent leurs comptes ». Quoi de plus banal, et pourquoi conclure qu'ils font cela tout le temps, même lorsque ce n'est pas visible, c'est-à-dire, quand on observe le contraire « scientifiquement » ? Citons René Girard : « Les échanges matrimoniaux ou bien les échanges de biens de consommation ne sont guère visibles en tant qu'échanges. Quand la société se détraque, par contre, les échéances se rapprochent, une réciprocité plus rapide s'installe » (1982, p. 23). Comment mettre au fondement d'une relation une règle dont on ne constate l'apparition que lorsque le rapport ne fonctionne plus ? Pourquoi cette réduction à rebours du lien dans le cycle court et binaire du système marchand, ce qui suppose l'affirmation jamais justifiée et non expliquée de son invisibilité ? Le postulat implicite de Girard est que l'équivalence existe, même invisible. Comme quoi nous croyons tous aux choses invisibles, l'invisible du moderne étant l'extension à tout lien social de la main invisible du marché. Notre hypothèse, explicite, est que lorsqu'un rapport matrimonial se caractérise par la recherche de l'équivalence marchande, lorsqu'un couple essaie continuellement de faire les comptes, cela est un indicateur de mauvais fonctionnement, et la vie à deux finit par un « règlement de comptes ». Le don a horreur de l'égalité. Il recherche l'inégalité alternée. 

Famille et liberté

 

Le lien familial suppose une limite importante à la liberté par rapport aux autres lieux du don moderne : le fait de ne pas choisir ses parents, ses frères et ses sœurs, de ne pas choisir les membres de ce réseau. Il s'agit là pour certains d'un véritable crime de lèse-modernité, qui leur fait dire : « Les amis, c'est mieux que la famille, car on les choisit. » Cette phrase illustre tout le problème des obligations sociales. Elle illustre le problème de la liberté. Car, par ailleurs, l'une des principales caractéristiques que retiennent les personnes lorsqu'on les interroge sur ce qui fait pour elles l'importance actuelle de la famille, sur ce que le lien familial a de particulier, est l'inconditionnalité. Or, l'inconditionnalité inclut l'absence de choix. Si on peut choisir, on peut toujours choisir de ne plus choisir. Une relation libre n'est pas une relation inconditionnelle et alors, définie ainsi, une relation amicale ne peut pas remplacer la famille. 

Le problème des obligations vient du fait que l'on ne cherche pas seulement la liberté, mais aussi la sécurité. Or, plus on est libre dans une relation, moins on reçoit d'elle la sécurité, car plus la relation elle-même est alors libre de disparaître. La liberté moderne implique le risque d'abandon. (Les jeunes vivent souvent l'abandon d'un de leurs parents, et la reproduction de cette perte dans leur première peine d'amour. Cela est étroitement lié au suicide des jeunes, à la délinquance et à la toxicomanie. Toute société doit apprendre à ses membres à s'abandonner et à pouvoir en supporter les conséquences.) Cette propriété (la liberté) ne s'applique pas qu'aux individus dans la relation ; elle s'étend à la relation elle-même. Le rappel de ces vérités élémentaires est nécessaire parce que la modernité valorise une certaine liberté aux dépens des autres nécessités, comme la sécurité. 

La famille fait donc partie de ces institutions qui procurent la sécurité au détriment, traditionnellement du moins, de la liberté, comme n'ont eu de cesse de nous le rappeler les « family haters » (Gotman, 1988, p. 5). Le noyau fondateur de la famille – le couple – établissait d'ailleurs aussi un rapport inconditionnel : « pour le meilleur et pour le pire » ; il entretient aujourd'hui un rapport librement choisi (dans nos sociétés), c'est-à-dire du type « ami »... La relation de don comporte un aspect inconditionnel impensable par la modernité, mais dont la conjugaison était la base de la famille. C'est pourquoi le divorce est probablement la révolution sociale la plus importante de l'époque moderne. L'inconditionnalité des autres relations familiales (frères, sœurs...) survivra-t-elle à la fin de l'inconditionnalité du couple ? L'inconditionnalité des liens familiaux non choisis survivra-t-elle à la brisure de la seule relation qui était librement choisie dans cet espace relationnel ? Tout un champ de recherche essentiel est ouvert ici sur les liens familiaux dans les familles séparées, « reconstituées » (Le Gall et Martin, 1990). C'est le dispositif fondamental de toute société qui est en question : la rencontre à chaque génération de l'alliance et de la filiation. Dans les petites communautés (sociétés archaïques), ce lien devait être indissoluble à cause de l'alliance qu'il scellait en amont, entre deux groupes. Dans la société moderne, ce rôle avait presque disparu mais le lien était aussi indissoluble à cause de ce qu'il portait, en aval cette fois : les enfants et la responsabilité unique attribuée aux parents (peu existante dans les petites communautés, où la prise en charge des enfants est plus collective). 

Il est étrange que cette société ait dans un même mouvement confié une telle charge au couple et permis aussi facilement sa dissolution. Comment s'explique une telle contradiction ? Sans le couple, l'inconditionnalité communautaire de type familial se maintiendra-t-elle ? Sinon, se reconstituera-t-elle en dehors, autrement, éventuellement par le retour à certaines formes de petites communautés fortes, primaires, seule alternative logique à la « décommunautarisation » de la famille ? Ou alors l'espèce humaine peut-elle se passer de ce type de sécurité communautaire, si elle dispose en contrepartie de la sécurité sociale étatique et de l'abondance marchande ? Ce sont ces questions que pose l'affirmation que tout lien est soluble, que les biens sont plus importants que les liens, et que ces derniers, à terme, ne servent qu'à assurer la circulation des premiers sous le mode utilitariste. Robinson et Vendredi n'ont pas besoin de liens autres que ceux nécessaires à la poursuite de leurs intérêts, nous dit James Buchanan, prix Nobel d'économie et fondateur de l'école du public choice ; ils ont encore moins besoin de liens inconditionnels ou indissolubles... Cela n'existe tout simplement pas dans cet univers. On peut se demander comment, dans ces conditions, une société assurerait son renouvellement. 

C'est également à cause de cette absence de choix qu'on retrouve dans les réseaux familiaux le paradoxe suivant : alors que la famille est considérée généralement comme l'institution sociale la plus fermée sur elle-même, dans nos sociétés, c'est souvent et même parfois seulement dans les familles qu'on entretient des rapports avec les personnes les plus différentes en termes de revenu, de classe sociale, de profession, d'intérêts... Les rapports familiaux traversent les classes sociales, les milieux professionnels, les régions, etc. Si nous avions eu à choisir ces liens, nous ne l'aurions pas fait, ne serait-ce que parce que nous n'aurions probablement jamais rencontré ces personnes ! Pour Lévi-Strauss, il fallait qu'éclate la famille pour que la société existe : « Si chaque famille biologique formait un monde clos et se reproduisait par elle-même, la société ne pourrait exister [5] ». Or, c'est peut-être en partie grâce aux réseaux familiaux que la société actuelle, par un retour historique incroyable, n'éclate pas en conflits professionnels corporatistes de type clanique. Grâce aux fêtes de Noël et, de façon générale, aux « fêtes de famille ». Dans les années 1980, au Québec, au moment des plus grands conflits syndicaux du secteur public, c'est lors de ces réunions de famille que les travailleurs du secteur public et ceux du secteur privé se rencontraient et « s'expliquaient » ! 

 

Le rôle de la femme

 

Au centre de la sphère domestique, on trouve la femme. Elle a été de tout temps un symbole du don. Dans la mythologie grecque, la première femme a pour nom Pandora, qui signifie « celle qui donne tout » (Vernant, 1985, p. 266). On dit de la femme (mais pas de l'homme) qu'elle « se donne » lorsqu'elle fait l'amour. On le dit même d'une prostituée : le Petit Robert, ne reculant pas devant la contradiction, la définit comme étant une femme qui « se donne pour de l'argent ». Lorsque l'artiste se vend, on dit qu'il se prostitue. Mais la femme, même lorsqu'elle se vend, se donne encore... Se prostituer, c'est soumettre un don au système marchand. La femme est « donnée en mariage » dans la majorité des sociétés connues de l'histoire de l'humanité. Non seulement elle reçoit et donne alors des cadeaux, mais elle est elle-même considérée comme un cadeau dans la littérature anthropologique sur les systèmes de parenté. Cela est étrange ; et on peut à tout le moins soupçonner qu'il s'agit là de quelque chose de plus compliqué que la « femme objet ». De toute évidence, il existe quelque chose de particulier, un lien spécial entre la femme et le don, commun à toutes les sociétés, dont certaines féministes voudraient d'ailleurs bien se débarrasser. Mais il existe aussi un lien particulier entre le don et la femme dans la société moderne. Avec l'arrivée des systèmes marchand et étatique, tout se passe comme si la femme se définissait comme le dépositaire, le noyau de résistance à l'envahissement par ces systèmes. L'installation des systèmes marchand et étatique a semblé suivre une frontière sexuelle en tous points remarquable. 

Que nous apprend la femme sur le don moderne ? Il s'agit là d'un sujet « délicat ». Nous nous limiterons le plus possible aux « faits », sans nous demander s'ils sont d'origine culturelle, naturelle ou... surnaturelle (comme la grâce d'état de la femme mariée). Les faits, de toute évidence, c'est que l'univers du don, dans nos sociétés plus que jamais peut-être, est la spécialité, la compétence des femmes. C'est souvent la secrétaire qui choisit le cadeau de Noël de la femme de son patron ! Dans tout le secteur du bénévolat, même si la proportion d'hommes augmente, les femmes demeurent largement majoritaires. Et les femmes sont au cœur du don dans la sphère domestique. Tous les travaux sur ce sujet le constatent, souvent pour le déplorer, voyant là une forme d'exploitation. Les femmes prennent en charge les cadeaux et sont à l'aise dans cet univers (Fischer et Arnold, 1990 ; Caplow, 1982 ; Cheal, 1988). Les hommes sont patauds, gênés, souvent ridicules, comprennent mal les règles du jeu, manquent de subtilité, font des gaffes... Souvent même, les rituels de dons entre femmes ont pour contrepartie, chez les hommes, des rites marqués par la violence. Ainsi, en Amérique du Nord, l'opposition entre le rituel du « shower» et celui de « l'enterrement de vie de garçon » est particulièrement éloquente. Tandis que les amies de la fiancée organisent pour elle une fête qui lui donne l'occasion de recevoir et d'exhiber de magnifiques cadeaux de mariage, les amis de l'homme organisent une fête qui met en scène sa castration, où il est tourné en ridicule et souvent rudoyé. Les deux rites sont des rites de passage, l'un marquant la naissance à une nouvelle vie, l'autre la mort et la célébration de la vie présente ; l'un l'entrée dans un nouveau groupe social, celui des femmes mariées, l'autre l'expulsion violente du groupe actuel. Tout cela pour célébrer la même alliance entre deux personnes. David Cheal a observé le shower à Winnipeg, où il se pratique encore à grande échelle. D'importants dons en nature et en argent sont faits à la mariée. Ils sont « présentés » aux nombreux participants (plus de 100) par un système de haut-parleur. Cheal affirme que le succès du shower procure prestige et social standing aux femmes qui l'organisent [6] (Cheal, 1988 et 1989, p. 105). 

Enfin, la compétence de la femme dans ce domaine s'affirme dans le rite le plus important qui accompagne l'échange moderne de cadeaux : leur emballage, ce supplément entièrement gratuit (au sens qu'il est inutile), mais essentiel à tout cadeau, symbole de l'esprit du don, à la fois parce qu'il cache ce qui circule pour montrer que l'important n'est pas l'objet caché mais le geste, mis en valeur par l'éclat de l'emballage, et ultérieurement par la dilapidation de l'emballage, qui disparaît à l'instant même de la réception du don. L'emballage assure ce minimum de dilapidation attachée au cadeau, la dilapidation servant à signifier que ce n'est pas tant l'aspect utilitaire de la chose donnée qui compte, que le geste, le lien, la gratuité. Ce que l'on a pris tant de temps à préparer est déchiré et jeté. L'emballage est un rite comprenant tout l'esprit du don. Cette opération est partout laissée aux femmes. Il existe par ailleurs une tendance, dans le système marchand, à envelopper tout bien de consommation dans du plastique. Le sens de ce geste est totalement opposé : il vise à séparer le producteur et le consommateur, à s’assurer que rien de la personne du producteur ne soit « transmis » au consommateur, pas même des virus ! D'ailleurs, cet emballage-là ne cherche pas à cacher et il est souvent transparent. 

La généralisation de cet univers du marché où l'on ne se fait pas de cadeau (en affaires pas de sentiment, etc.) a approfondi et radicalisé la division sexuelle des tâches, l'univers du don devenant le propre des femmes au point que, pour un homme, le fait de s'engager dans le monde des cadeaux soit souvent considéré comme suspect : marque de faiblesse, de féminité, de non-virilité. Pourtant, depuis quelques décennies, le monde du travail est de plus en plus investi par les femmes. Dans quelle mesure la « culture marchande », au sens de Gouldner (1970), en est-elle transformée ? Il serait intéressant d'étudier dans cette perspective les changements de pratiques qui ont accompagné la masculinisation ou, inversement, la féminisation d'une profession : travail social dans le premier cas, médecine dans le second. 

Pourquoi la culture marchande a-t-elle si peu pénétré l'univers des femmes jusqu'à récemment ? Pourquoi le don s'est-il réfugié chez les femmes, même depuis que ces dernières ont à leur tour envahi le secteur marchand et étatique en tant que productrices et non plus seulement consommatrices ou clientes ? Le phénomène peut s'expliquer autant par la domination des hommes que par la résistance des femmes à l'envahissement du marché. Le mouvement féministe tend à ne retenir que la première hypothèse. En fonction de ses principes et valeurs, qui le portent à remettre en question le monde des hommes, on pourrait s'attendre à ce qu'il vise à réintroduire le don chez les hommes, à renforcer un mouvement de résistance à la généralisation de la culture marchande. Or, il semble souvent souhaiter le contraire : transformer toute activité féminine en rapport marchand monétaire utilitariste, tout rapport non salarial étant synonyme pour lui de travail gratuit, et donc d'exploitation marchande (Juteau et Laurin, 1988). 

Pour une partie du mouvement féministe, cette compétence unique des femmes dans le système du don n'est en fait que dévalorisante, voire asservissante pour les femmes, preuve de l'exploitation et de la domination dont elles sont l'objet. Cette position repose sur le postulat qu'il est impossible de donner sans « se faire avoir ». Cela est certes vrai dans la mesure où on partage l'idéologie utilitariste des hommes et où on souhaite que tous les secteurs de la société soient régis par les règles du marché. Dans ce cadre de pensée, fonctionner dans le système du don équivaut effectivement à se faire avoir constamment. Il y a là une profonde ambiguïté du mouvement féministe : rejetant d'une part le système de valeurs attribué aux hommes, il souhaite par ailleurs le généraliser à l'autre moitié de l'humanité et tend à condamner les femmes qui adhèrent à un autre modèle que celui du calcul et de la rationalité utilitariste – qui décident, par exemple, qu'il est plus important pour elles de s'occuper des enfants que de faire carrière. Ainsi, être puéricultrice dans le secteur public, donc s'occuper des enfants des autres, est une activité valorisée. Mais se contenter d'élever ses propres enfants signifie que l'on est aliénée et dominée. La différence réside dans le fait que dans un cas les femmes accomplissent la tâche dans un rapport salarial, et dans l'autre, par le biais d'un réseau de don. Certaines féministes, quand elles comparent ces deux systèmes, ont tendance à ne retenir que les avantages du premier (libération, etc.) et à généraliser les inconvénients du second (contraintes, domination, exploitation, comme si les femmes salariées n'étaient pas exploitées). Elles manifestent un préjugé favorable au marché et se comportent alors comme tous les néophytes du rapport marchand. Ce dernier met toujours en évidence la libération des liens sociaux pour faire avaler l'appauvrissement des rapports sociaux qu'il représente. On ne tient pas compte de la dégradation de la qualité du lien social qui s'instaure. 

En faisant le choix de demeurer dans le réseau familial, les femmes se voueraient à une situation d'infériorité parce que ce rôle n'est pas reconnu à sa juste valeur dans des sociétés contrôlées par les hommes. Cela est exact dans le cadre de la culture marchande dominante, qui transforme en permanence les liens sociaux en rapports entre étrangers. Mais les femmes veulent justement changer les valeurs dominantes de la société moderne. Est-ce en adhérant d'abord aux valeurs que l'on veut changer qu'on atteindra le but ? Une telle stratégie est pour le moins étrange ! Et elle éloigne du mouvement de nombreuses femmes qui, concrètement, font le contraire. Ainsi la présidente d'un centre caritatif qui, après avoir élevé quatre enfants, préfère faire du bénévolat plutôt que de retourner sur le marché du travail, nous dit : « Nous nous privons d'un autre revenu, nous voyageons moins, mais mon mari l'accepte, et je préfère faire ce que j'aime plutôt que de dépendre d'un patron. Je me sens plus libre. » En rejetant un certain mode de consommation, ce couple ne remet-il pas en question le modèle économique et culturel dominant, beaucoup plus fondamentalement que si la femme acceptait un emploi rémunéré ? Il n'est évidemment pas question ici de nier le droit des femmes à un accès au marché du travail équivalent à celui des hommes. Ce qui est en question, c'est uniquement l'affirmation selon laquelle seul le rapport salarial permettrait l'épanouissement de l'individu, homme ou femme. 

 

Les enfants : don ou objet

 

La même semaine (mars 1988), à Montréal, on peut lire deux nouvelles dans les journaux : 

• Dans un hôpital, un bébé a le sida. Des centaines de personnes s'offrent pour l'adopter.
 
• Un couple a adopté un bébé coréen il y a quelques années. Il veut maintenant le « retourner » parce que l'enfant a mauvais caractère. 

La marchandise ne convient pas. Satisfaction garantie ou argent remis : on applique la règle du marché à la relation parentale parce que, au départ, on a payé, le bien ne nous a pas été donné. Ceux qui affirment : « Ma vraie famille, ce sont mes amis, parce que je les ai choisis » devraient réfléchir à la monstruosité d'une société où on pourrait tout choisir, sans obligation, sans contrainte, sans « garantie » sauf celle de la qualité de la marchandise, sans égard à l'inconditionnalité du lien, bref une société marchande. Que deviendraient ceux que personne ne choisit ? Comment se renouvellerait une telle société ? Le rapport à l'enfant est nécessairement un rapport de don et il inclut un sens quelconque de l'obligation. 

Ces deux nouvelles illustrent l'ambiguïté du rapport à l'enfant dans la société actuelle. Voyons les deux faces de ce rapport. 

Le don par excellence

 

À l'intérieur de la famille, le don qui demeure encore le moins libre est celui des rapports à l'enfant, le don de la vie, don par excellence en un certain sens, mais chargé d'obligations consenties, raison d'être de la famille. Il peut paraître étonnant que l'on fasse du rapport à l'enfant un prototype du rapport de don. Et pourtant il l'est de multiples façons. 

D'abord, la naissance est un don. Don de soi par excellence, don de la vie, don originel, fondant le rapport de don et l'inscription dans l'état de dette de toute personne, dette dont le marché et certains psychanalystes veulent nous libérer. Dans la société actuelle, ce rapport dure plus longtemps que dans toute autre société. Le début de la chaîne du don se situe là, pour tout individu, dans une dette qu'il ne peut assumer qu'en donnant la vie à son tour, ce qui établit le caractère fondamentalement non dyadique, non symétrique du don. 

La naissance pose l'état de dette comme définissant la condition humaine. Certes, cet état peut prendre un caractère névrotique. La psychanalyse nous rappelle avec raison qu'il n'y a rien de pire qu'une mère qui veut « tout » donner à son enfant. Mais l'état de dette en soi n'est pas une névrose, et le but n'est pas de s'en libérer, mais d'apprendre à donner à son tour, à « jouer » dans ce système sans « se faire avoir ». Se faire avoir ne signifie pas donner plus que l'on reçoit, mais ne pas respecter certaines règles qui jouent sur de multiples registres, l'équilibre entre les choses qui circulent n'en constituant qu'un élément, souvent secondaire, comme on l'a vu. La reconnaissance, le plaisir de donner en sont aussi des éléments essentiels. Une éducation réussie consiste à apprendre à donner, et à recevoir, sans se faire avoir. On peut en effet se faire avoir en donnant, si le donataire ne reçoit pas le don comme un don, mais comme un dû ; mais on peut également se faire avoir en recevant, par le poids de la dette contractée à l'égard du donateur. Contrairement à l'idée reçue, l'enfant commence très jeune à aimer transmettre ce qu'il a reçu. Ainsi, des psychologues observant des enfants constatent, dès l'âge de 18 mois, l'apparition de l'offrande et de ce qu'ils appellent l'imitation de l'offrande : un jouet ayant été offert à B par A, B l'offre ensuite à C par une sorte d'imitation. On relève également que les enfants les plus « offreurs » tendent plus tard à devenir des leaders. Ce sont les plus « attractifs » et les plus sociables. Les auteurs les distinguent des « dominateurs », agressifs et solitaires [7]. On a là en germe le potlatch, le marché, la démocratie, la dictature, le fondement du lien social, de la logique non sacrificielle. 

Le plaisir qu'on éprouve à « faire la chaîne » vient de là. Cette façon de faire symbolise tout système de don : donner, recevoir, rendre, en un mot transmettre, être canal plutôt que source (Darms et Laloup, 1983). En donnant à son tour, l'enfant fait la chaîne. La chaîne de production moderne est l'extrême opposé de cette situation. Elle exclut la personne du circuit, de la circulation, la rend spectatrice et la subordonne, la livre à une chaîne d'objets qui s'organisent entre eux, la soumet au rythme des objets. La chaîne de production est l'image parfaite du marché. L'expulsion du don commence avec l'introduction du marchand et s'achève avec la chaîne de montage, à laquelle l'artiste résiste. 

Enfin, l'enfant est l'être à qui on doit tout donner. Non seulement on lui a donné la vie, mais encore c'est le seul être pour lequel on affirme aussi spontanément qu'on serait prêt à donner la sienne. Jamais peut-être n'a existé entre des êtres, au centre d'une société, un rapport asymétrique dont l'intensité et l'extension dans le temps soient aussi constantes. Un enfant est actuellement en rapport de don presque unilatéral pendant souvent plus de vingt ans. Le don à l'enfant est peut-être la forme la plus spécifique du don moderne, et la dette contractée la plus difficile à assumer. L'enfant est la seule personne à qui la société moderne permette de donner sans compter. C'est le dieu de la modernité, le roi, celui pour qui on peut tout sacrifier. Avec toute autre catégorie de personnes, trop donner devient rapidement louche, bizarre, anormal. L'enfant est la seule transcendance qui reste. 

Le danger du don chez l'enfant

 

Cela ne va sans doute pas sans de nombreux problèmes pour l'enfant. Seul un dieu peut recevoir sans jamais avoir à rendre. Rien de plus difficile à assumer qu'un don pareil. Dans les autres sociétés, l'enfant commence très rapidement à rendre, en produisant et en procréant à son tour. Il faut être particulièrement fort pour assumer le rôle de l'enfant moderne. Or, l'enfant est faible par définition. Dans les autres sociétés, seuls les fils des rois et des princes ont eu un tel statut, ce qui n'allait d'ailleurs pas sans des contraintes assimilables à un certain enfermement. Et la situation est assez semblable pour l'enfant moderne. Pour comprendre cela, comparons cet enfant avec les enfants du tiers monde. Nous avons eu l'occasion de le faire dans un village mexicain, en observant les enfants du village et ceux du couple propriétaire de l'hôtel. Ces derniers étaient enfermés, ne pouvant se baigner seuls à la mer, ne sachant nager, ignorants et attardés par rapport aux autres enfants ; ils restaient seuls, regardant les autres courir et rire, mais aussi travailler ; eux, regardant les autres avec envie, étaient instruits, apprenant ce qu'il faut pour « réussir » plus tard. 

L'utilisation psychologique des enfants dans les séparations (pour « régler des comptes » avec le conjoint) est-elle moins grave que le fait de les utiliser en les faisant travailler à la ferme ou contribuer au revenu familial, pratique aujourd'hui dénoncée par les organismes internationaux ? La formation et l'acquisition de connaissances utiles à la mobilité sociale est la valeur première transmise aux enfants actuels, première par rapport à l'amitié, par exemple. On n'hésitera pas à changer un enfant de collège et à le séparer de ses amis si le nouveau collège a meilleure réputation. Chaque décision de ce type transmet à l'enfant un message définissant les valeurs qui « comptent ». Les liens sont sacrifiés aux biens, ou plus précisément les liens affectifs sont subordonnés aux liens utilitaires, aux relations utiles pour l'avenir. 

Il y a dans l'actuel rapport parents-enfants une perversion du don qui risque de renverser ce rapport. À force de vouloir des enfants parfaits et de rechercher les moyens de les obtenir, nous en viendrons à faire de la naissance non plus un don, mais un produit, qui ne lie plus autrement que dans un rapport libre le ou les producteurs et productrices et le « produit ». Avec les progrès des techniques de reproduction et la finalité individualiste et utilitariste qu'on leur applique, cette prédiction n'est plus de la science-fiction, comme le montre l'exemple déjà mentionné, où des parents souhaitent « renvoyer à l'expéditeur » un enfant qu'ils ont adopté. Le don ne repose pas sur la dualité, mais sur la continuité, le lien, la filiation. La différence entre un enfant adopté et un « vrai » réside dans la filiation. Un enfant « naturel » ne nous appartient pas, il nous est donné, par Dieu ou par la nature. Au contraire, l'enfant qu'on a adopté (ou, encore plus, celui qu'on « produirait » en laboratoire en spécifiant d'avance ses caractéristiques) vient de quelque part, d'un lieu connu, il est le fruit de nos efforts, de nos démarches administratives, de l'acquiescement d'un fonctionnaire et de techniciens, et donc il nous appartient d'une certaine façon, on a sur lui des droits de propriété qui peuvent aller jusqu'au droit de ne plus l'avoir, au droit de le vendre, qui font partie des droits de base de tout propriétaire. 

L'enfant, dans la société moderne, est dans une situation unique : d'une part, jamais il n'a été aussi bien considéré, mais jamais il n'a été aussi menacé de se transformer en objet. C'est ce qu'exprime le double exemple cité au début de cette section. Jamais un tel rapport de don total n'a été aussi près de se renverser en rapport marchand et juridique, jamais ce lien n'a été aussi menacé par les droits des adultes – à commencer par celui d'user de son propre corps sans obligation vis-à-vis des autres – et par le transfert à des spécialistes, dans un rapport marchand ou étatique, d'un ensemble de responsabilités assumées auparavant par les parents. Les deux mouvements existent : l'enfant-dieu, seul être humain à qui on peut tout donner sans être regardé avec suspicion dans la société actuelle ; l'enfant-objet, dont on pourrait disposer à sa guise (un peu comme on le fait pour les animaux domestiques), à qui on pourrait beaucoup donner aussi, mais dont on pourrait tout aussi facilement se débarrasser sans obligation. 

 

Le père Noël

 

Nourri par le mythe du plus grand don possible (un Dieu qui naît pour donner sa vie aux hommes), le « temps des Fêtes » est la période de l'année pendant laquelle l'univers du don, habituellement logé dans les interstices de la société moderne, vient occuper le devant de la scène. De ce fait, on y observe bien plus crûment que d'habitude les avantages et les inconvénients d'avoir des obligations et des liens sociaux. Les pauvres, ou les éclopés des rapports sociaux, détestent cette période et la fuient. Ils attendent avec impatience le retour des échanges froids, neutres, ce grand cadeau de la société marchande, où l'on paie tout et où l'on ne doit rien à personne, où l'on peut être seul sans être (trop) malheureux, sans éprouver le manque de relations. La solitude est moins facile à oublier entre le 24 décembre et le 1er janvier, car le marché lui-même cesse d'être neutre et se met à nourrir ostensiblement les réseaux sociaux. C'est pourquoi les personnes seules ou en rupture de liens vont dans le Sud, au soleil. Le voyage dans le Sud est le cadeau de Noël du marché, pour ceux qui peuvent se le payer, bien sûr. 

Vu l'importance de l'enfant dans l'univers moderne du don, nul ne sera étonné de constater qu'il est le personnage central de cette période des Fêtes : le don aux enfants est le rapport de don le plus soumis aux liens. Ce qui n'empêche pas l'un des phénomènes les plus étonnants du don moderne : le fait que les donateurs réels soient masqués, comme s'ils voulaient se soustraire à toute gratitude en introduisant un personnage mythique, étrange et évanescent, le père Noël. Ce phénomène est en expansion. Dans plusieurs pays, les postes organisent un service spécial de réponse aux lettres adressées au père Noël. On voit là un appareil étatique se mettre au service du don, ce qui ne manque pas d'étonner dans cet univers fondé sur la rationalité. Mais notons que le service postal fait appel à des bénévoles pour répondre aux enfants. Au Canada, en 1989, les pères Noël bénévoles ont répondu à plus de 700 000 lettres. 

Pourquoi les adultes jugent-ils tellement nécessaire que les enfants croient au père Noël, au point que beaucoup d'enfants font semblant d'y croire pour leur faire plaisir ? Pourquoi cet être, qui n'a qu'une seule fonction, donner, et qu'une existence éphémère ? Pourquoi ce dispositif, grâce auquel les enfants peuvent croire que les cadeaux ne viennent pas des parents ? Pourquoi, après s'être endettés voire ruinés dans ce potlatch [8] sans cesse croissant des cadeaux de Noël qui s'accumulent sous l'arbre illuminé, les parents s'évertuent-ils à nier que le don vienne d'eux, à faire croire aux enfants qui le reçoivent qu'ils n'y sont pour rien, et à attribuer le geste à un personnage qui n'a d'autre mérite que d'apporter les cadeaux, accomplissant le geste gratuit par excellence ? Pourquoi une telle abnégation, qui relève quelque part du sacrifice, du don aux dieux, et n'empêche pas les parents de se réjouir du plaisir ressenti par l'enfant qui déballe les cadeaux... qu'un autre lui donne ? Comme si les parents cherchaient à se prouver à eux-mêmes qu'ils n'attendent aucune reconnaissance de ce don, qu'ils ne sont pas les « vrais » donateurs, en tout cas pas les seuls, que seul compte pour eux le plaisir éprouvé par l'enfant, qu'ils donnent uniquement par plaisir, même pas pour la reconnaissance, acceptant et faisant même en sorte que la reconnaissance soit dirigée vers un autre, irréel toutefois. Car la manifestation de plaisir du donateur est essentielle ; mais elle est dissociée, au moyen du père Noël, de la reconnaissance à l'égard du vrai donateur. Pourquoi un esprit moderne invoque-t-il une figure aussi primitive, une conception si profondément religieuse [9] du don ? Pourquoi le don devient-il anonyme, ou presque, provenant d'un inconnu en tout cas, à l'intérieur des liens sociaux primaires les plus intenses qui soient ? Comme dans le rapport de couple se profile ici la présence de l'étranger, là où on l'attendrait le moins. 

Peut-être s'agit-il de libérer l'enfant de la dette si lourde qu'il a envers les parents. De le libérer du danger du don total que constitue le rapport actuel parents-enfants. Pour distinguer un don spécial des dons ordinaires, quotidiens, permanents que les parents font à l'enfant, et qui vont de soi ? Pour permettre à l'enfant l'apprentissage du don, de la gratuité, de la chaîne de transmission, pour lui permettre de vivre l'expérience d'un inconnu qui donne sans raison (même pas pour le motif d'avoir été sage, qui est aujourd'hui en voie de disparition...). Mais quel sacrifice il y a là, « objectivement » (mais non subjectivement, car les parents ne le vivent pas comme tel), quand on sait que, surtout pour un enfant, donner et recevoir des cadeaux est « le signe le plus clair, le moins équivoque de l'amour » [10]. 

Toutes ces raisons ne sont probablement pas sans fondement. Sans les exclure, les caractéristiques du personnage permettent d'avancer une hypothèse plus précise : celle de l'inscription du don dans la filiation. En français, le nom du personnage l'indique déjà : c'est un père. Le père Noël a une grande barbe, il rit d'une voix grave et prend les « petits enfants » sur ses genoux. Le père Noël ressemble à un grand-père. Le père Noël est un ancêtre. Il rétablit la filiation, le lien avec les ancêtres que la modernité rompt constamment, la référence dont nous nous sommes coupés. Le don est une chaîne temporelle, le marché une chaîne spatiale. Les morts aujourd'hui ne sont plus des ancêtres. Ce sont des cadavres. Au moment de la grande fête annuelle des enfants qu'est aujourd'hui Noël, les ancêtres reviennent, et ce sont eux qui donnent les cadeaux aux enfants. Les cadeaux de Noël sont les premiers objets qu'un enfant reçoit de ses parents, dans sa vie, comme un don. Les derniers qu'il recevra constitueront l'héritage, à la mort des parents, quand ceux-ci iront rejoindre les ancêtres. Le premier et le dernier don proviennent ainsi des ancêtres. Ce sont tous deux des héritages. Ainsi, les parents ne sont effectivement pas les seuls à donner. Le père Noël ouvre l'univers fermé de la famille moderne, rétablit un lien avec le passé, dans le temps, mais unit aussi les enfants à l'espace, au reste de l'univers. Il sort les enfants de leur petit monde, ouvre le réseau étroit dans lequel ils se situent habituellement. Le père Noël les relie au monde. C'est pourquoi il vient de si loin, du pôle Nord, et qu'il est accompagné par quelqu'un qui vient de beaucoup plus loin encore : la Fée des étoiles. Le père Noël relie l'enfant à l'univers entier et au passé. Il apporte les cadeaux de l'univers et il autorise les parents, par sa présence, à être aussi des fils, à redevenir aussi des enfants, l'espace d'un moment ; enfin, il autorise le père à être un vrai père, si on admet avec Legendre « qu'il n'est de père pensable que sous l'égide du Père mythique » (1989, p. 142). 

Pour vérifier cette hypothèse, il serait évidemment nécessaire de faire une recherche sur l'histoire du père Noël, inexistante à notre connaissance, et d'interviewer des parents et des enfants. Mais on sait que, sous sa forme actuelle, le père Noël vient des États-Unis, société qui, selon Lévi-Strauss, « semble souvent chercher à réintégrer dans la civilisation moderne des attitudes et des procédés très généraux des cultures primitives » (1967, p. 65). Serait-ce parce que cette société est celle qui a le plus radicalement rejeté les ancêtres, puisqu'elle se dit auto-fondatrice ? Ici encore, on voit le don s'insérer dans la filiation, établissant un lien avec le passé, au lieu de faire table rase du temps, comme on le verra avec le marché et l'État. 

 

Hériter

 

À l'intérieur du réseau familial, un autre don est évidemment fondé sur la filiation : l'héritage. L'héritage est à l'image du don en général : comme lui, il a été très peu étudié dans les sociétés modernes, sauf dans un cadre marchand ou de redistribution étatique. Le grand débat porte sur l'imposition des successions en vue de diminuer les inégalités. Ce débat s'applique principalement aux gros héritages, ceux qui ont une valeur économique importante et relèvent alors au moins autant du système marchand et de redistribution (ce qui nous renvoie à la problématique étatique des inégalités) que du système de don. À l'autre extrême on a aussi étudié, dans une perspective ethnologique cette fois, les systèmes de transmission des terres, don lui aussi inséré dans un système de contraintes matérielles externes très lourdes. Mais le très grand nombre de petits héritiers urbains, des « héritiers moyens » qui prédominent actuellement, a rarement fait l'objet de l'attention d'es chercheurs. Heureusement, Anne Gotman (1988) a étudié ce phénomène avec beaucoup de finesse, en effectuant une série d'entretiens avec des héritiers. Par rapport à la transmission des terres et des grandes fortunes, où il s'agit de faire fructifier le capital, l'usage du petit héritage est libre. Le but n'est pas, en quelque sorte, donné à l'héritier en même temps que l'héritage. Qu'apprend-on en observant cet univers de la transmission libre, surtout en ce qui concerne l'usage de l'héritage ? Que fait l'héritier d'un héritage libre ? 

À la limite, donner, recevoir, rendre peut être contenu dans le même geste, puisqu'un certain nombre d'héritiers utilisent leur héritage en fonction de leurs enfants seulement. Ils ne font que transmettre, rendant directement et immédiatement le don reçu à quelqu'un d'autre (par l'achat d'un appartement pour leurs enfants, par exemple). A. Gotman va même jusqu'à désigner ces héritiers du nom de « témoins » : « La génération héritière fait office de génération-témoin entre la génération précédente et la suivante. » (p. 220). Ils sont un pur canal de transmission. Cela suppose évidemment qu'on s'éloigne ici encore de la réciprocité, puisque cette simultanéité des trois séquences du cycle signifierait alors une sorte de retour à l'envoyeur, « une fin de non-recevoir », comme dit A. Gotman à propos des parents qui affirment que ce que leurs enfants leur donnent, de toute façon, ils vont le récupérer un jour (p. 164). L'héritage est une figure exemplaire du système de don dans la synthèse qu'il effectue des trois moments du cycle. « Sont attachés à l'héritage [...] non ceux qui le reçoivent, mais ceux qui le transmettent », écrit Marc Augé dans la préface du livre. « Il est très remarquable, ajoute-t-il, que ceux-là mêmes qui ne se sont jamais considérés comme des héritiers puissent être les premiers à se soucier de transmettre, comme si l'héritage reçu ne s'affirmait comme tel que par son passage à la génération suivante. » Gotman précise : « Le prélèvement d'une somme forfaitaire sur le montant liquide de l'héritage pour être distribuée à chacun des enfants est une quasi-constante de son appropriation. Comme l'exprime si bien une héritière, c'est un “réflexe” » (1989, p. 147). On retrouve ici l'élément de spontanéité également présent dans toutes les formes de don. 

On constate donc la primauté accordée au « donner » sur le « recevoir », l'importance de la circulation, la soumission du bien au lien. Ce dernier point se manifeste de multiples façons : dans le fait que certains transmettent immédiatement le bien à leur tour ; mais aussi dans toutes les autres utilisations de l'héritage, qui sont en dehors des dépenses ordinaires ; on respecte l'esprit de celui qui a donné, ou on pense à acquérir quelque chose qui pourra « rester » dans la famille plus tard, etc. À peu près personne ne fait « n'importe quoi » d'un héritage, au sens de le dépenser sans être influencé par le lien avec la personne décédée et avec la famille. La valeur de lien de l'objet détermine sa valeur d'usage. 

L'héritage finit le plus souvent par être transmis à son tour, et souvent l'héritier essaie de laisser plus qu'il n'a reçu. Il se place donc, en un sens, au service du don reçu, au lieu de se l'approprier. Il s'agit bien d'un système de don. Cela implique une notion de fermeture à l'intérieur du système de transmission, qui se traduit par l'importance accordée au fait que les choses ne « sortent pas » de la famille, surtout les plus intimes. À propos de ceux qui donnent aussitôt à leurs enfants, Gotman affirme que « redonner c'est éloigner de soi tout en gardant dans la famille [...] passer la main et faire la chaîne » (1989, p. 148). C'est donner sans perdre tout à fait. L'héritage fait partie des systèmes de don non circulaires, mais c'est une façon de rendre ce que l'on a reçu, même si ce n'est pas par un retour à sa source, à la même personne. C'est la spécificité de ce qui circule sous forme de transmission. Mais faire des enfants, c'est aussi rendre ce que l'on a reçu de ses parents, et c'est aussi le plus beau don que l'on puisse faire à ses parents : les « rendre » grands-parents ! Cela n'est donc pas vraiment une exception à la règle de la circularité du don, comme le dit Lewis Hyde, que tout don tende à retourner un jour à son lieu d'origine (original homeland) (p. 147). Donner à ses enfants et à sa famille, donner en amont et en aval, c'est en un sens équivalent, symétrique. Cette « circularité rectiligne » ne peut pas être représentée graphiquement, mais elle n'en est pas moins réelle. 

 

Et la dilapidation ? [11]

 

Il y a, bien sûr, ceux qui dilapident l'héritage, l'exception qui confirme la règle, dilapider signifiant sortir du système. Le dilapidateur et la dilapidation sont des réalités qui existent en référence au système de transmission familial ou marchand. On dilapide un capital. On cesse de le faire fructifier. Si nous situons ce geste ou ce comportement dans le contexte du don, autrement dit du cycle « donner-recevoir-rendre », le dilapidateur est quelqu'un qui bloque sur le deuxième terme. Il a trop reçu, il souffre d'une sorte d'indigestion de la réception (donc il « rend »...) et se trouve incapable d'accomplir ce qui doit être fait normalement dans un contexte marchand – c'est-à-dire continuer à recevoir toujours plus, autrement dit placer son capital, le faire fructifier – ou dans un contexte familial : donner à son tour, transmettre. Alors il ne donne l'héritage à personne, il le sort du circuit, il lui enlève toute valeur : marchande, d'usage, de lien. Le dilapidateur, comme son opposé, l'avare, est dans l'incapacité de faire circuler les choses dans leur circuit « normal », c'est-à-dire dans le circuit où il les a reçues. L'avare les retient, le dilapidateur les expulse du circuit où il se trouve, au sein duquel elles sont censées circuler. L'avare retient l'argent, seul élément du système marchand qui ait comme fonction de toujours circuler et n'a pas de consommation finale, ce qui est la fin de tout ce qui circule dans le circuit marchand, alors que, dans le système de don, les choses circulent éternellement, notamment dans la transmission. 

Cela permet de rappeler que souvent un peu de dilapidation accompagne le don, un peu d'excès, de folie, un surcroît qui signifie une prise de distance vis-à-vis de l'usage ou de la valeur d'échange de l'objet. C'est l'excès qui signifie que la chose circule comme don. L'emballage des cadeaux en est une illustration frappante. Dans le contexte du don, la destruction ne s'appelle pas dilapidation, elle figure le supplément qui accompagne tout don et constitue la nourriture spécifique de la relation ; en cela, elle rejoint le potlatch qui n'est dilapidation que pour les Occidentaux, lesquels analysent le phénomène à travers le modèle marchand. Le potlatch consistait à expulser les choses de leur circuit marchand, c'est pourquoi il a été interdit par le gouvernement canadien : « Le potlatch a été considéré par les autorités canadiennes comme un gaspillage, destructeur de l'initiative économique et de la morale ; autrement dit, il barrait la route au développement et à la modernisation » (Belshaw, 1965, p. 21 ; notre traduction). 

Il n'y a pas dilapidation dans le potlatch parce que les choses restent dans le circuit, ont un sens dans leur réseau d'appartenance, y compris en tant qu'elles sont détruites. Mais quand la dilapidation se présente seule, sans accompagner le don, elle est alors en quelque sorte un don qui n'est fait à personne, un don qui cherche un donataire, et elle manifeste peut-être une incapacité d'entrer dans un réseau de don, un don dévié de son réseau d'origine, une manière de se « débrancher » d'un réseau. Dilapider son capital, c'est aussi renverser le destin normal d'un capital, qui est de fructifier, de s'accroître, d'enfoncer le détenteur dans le second terme du cycle : recevoir toujours plus, sans fin, sans donner ni rendre. Pour en sortir, on dilapide, on donne à « personne », ou au hasard (jeu), on fait ainsi éclater la logique fermée du « recevoir ». Ou alors on dilapide pour montrer que c'est le lien qui compte, plutôt que le bien. Il existe plusieurs cas de figure mais, dans tous les cas, la dilapidation est probablement une perversion de la gratuité [12]. 

Lorsqu'on demande à un dilapidateur pourquoi il se considère comme tel, il évoque toujours des dons qu'il a faits, pour lesquels il n'a pas perçu de reconnaissance, gratification à laquelle il aurait pu s'attendre. Il ne s'agit pas de réciprocité, mais de reconnaissance. Soit qu'il ait donné de façon plus ou moins contrainte, sans que le geste vienne vraiment de lui, soit qu'il ait cherché à « acheter » des amitiés, ou tout simplement de la « compagnie », soit qu'il ait donné à quelqu'un qui ne le « méritait » pas, etc. Autrement dit, la dilapidation est un don perdu, même comme don.  

La famille : un système de dettes 

La thèse selon laquelle le lien familial – de même que la sphère des rapports personnels en général – se réduirait de plus en plus aux échanges affectifs, en perdant ses autres fonctions d'échange, est aujourd'hui battue en brèche et infirmée par toutes les recherches sur la famille. Il circule autre chose que de l'affection au sein d'une famille et de la parenté. Et comment ! L'utile, le nécessaire, le gratuit, le rituel s'y mélangent joyeusement (ou dramatiquement), dans un réseau de liens inextricables qui constitue un système de dettes qu'on ne peut ni épurer de ses aspects utilitaires, ni réduire à ces derniers. À l'autre extrême, on ne peut voir ici que le partage, résidu d'une conception communautaire dans laquelle les individus ne sont pas autonomes. La famille actuelle est composée d'individus. Et, dans ce contexte, le partage apparaît comme une modalité du don au sens qu'il y a abandon volontaire des objets, expérience phénoménologique fondamentale du don, même si cette expérience prend des formes différentes. C'est le cœur du don moderne. Les valeurs monétaires y sont irrémédiablement immergées dans la valeur de lien, dans une expérience où la peine que l'on s'est donnée prend une valeur. Entrent ici en « ligne de compte » valeur marchande parfois, valeur d'usage souvent, valeur de lien toujours. 

La famille étant au cœur du don, il n'est pas étonnant que ce soit en elle qu'on retrouve les utilisations les plus négatives, voire les plus perverses du don, qu'elle soit également le royaume du don-poison, du cadeau empoisonné. On peut même se demander si la plupart des problèmes psychologiques n'ont pas une traduction dans les comportements de don. La psychanalyse a porté une attention particulière à ces dons pervers, et la littérature fournit de nombreuses illustrations de ces dons, particulièrement entre parents et enfants, dons qui visent à empêcher l'acquisition de l'autonomie, à attacher le fils à sa mère, etc. [13] Le don touchant à ce qui il y a de plus essentiel dans le lien social, il sera nécessairement influencé par l'état des relations entre les personnes. 

Tout en reconnaissant l'importance de ces problèmes, ce n'est pas à cet aspect du don dans la famille que nous nous sommes intéressés ici. Nous ne nous sommes pas demandé comment le don est utilisé dans un rapport névrotique, mais plutôt comment il opère dans une relation « normale » et habituelle, et quel rôle il y joue. On peut d'ailleurs se demander si, à force de traiter des cas de don « tordus », une certaine littérature psychanalytique n'introduit pas, face au don, un biais conduisant à souhaiter que toute personne se libère du don, la libération de la dette vis-à-vis des parents étant considérée comme l'équivalent de l'accession à l'autonomie. Par une voie tout à fait différente, cette approche psychologique rejoint la conception marchande du don, qui le voit sous l'angle de la dette dont il faut s'acquitter pour être libre. Il est facile, à partir de l'analyse des seuls cas pathologiques, de dégager une conception fausse du fonctionnement normal du don ; ainsi font les sociologues utilitaristes qui généralisent à toute la vie antérieure du couple la situation de « règlement de comptes » qui accompagne souvent sa rupture. 

Certains psychologues ont tenté de développer une thérapie familiale dont une des bases est le rétablissement de rapports de don « normaux », en accordant une attention particulière aux dons et en jouant sur ce registre. Ainsi, selon Ivan Boszormenyi-Nagy (1991) [14], on doit tout à l'enfant qui vient de naître, mais progressivement le rapport de dette s'inverse, et ce rapport est inscrit dans le « Grand Livre » de comptes de toute famille. 

Cette approche conduit à une thérapie qui accorde un rôle primordial au réseau familial (thérapie contextuelle) et aux valeurs éthiques. Mais elle reste fondée sur l'idée de bilan et de dette dont il faut s'acquitter. Nous croyons au contraire que si l'acquittement d'une dette représente bel et bien une voie importante de libération, comme le note Salem (1990, p. 64), ce n'est pas la seule. On peut aussi s'engager dans un processus de libération vis-à-vis de l'état de dette lui-même, et aboutir à un état de dette volontairement entretenu, non sans crises, non sans référence au bilan, mais sans que ce dernier n'en compose l'élément essentiel. Comme le suggérait déjà dans les années 1940 le psychanalyste suisse Charles Odier, il faut procéder à une « débilanisation » des rapports individuels (cité par Salem, p. 68). Autrement dit, il existe une sorte d'état supérieur du don qui est un état de dette renversé par rapport au « bilanisme ». Dans cet état, les partenaires ou les agents considèrent tous qu'ils doivent beaucoup aux autres, ce qui est évidemment mathématiquement impossible. Cela n'exclut pas le recours épisodique au bilan comptable, toujours présent à l'horizon. 

La circulation du don dans la sphère domestique constitue un champ de recherche immense. Nous espérons en avoir fourni un aperçu dans ce chapitre. Quatre paliers peuvent être distingués pour l'analyse de la circulation du don dans ce secteur.

 

1. À la base, l'univers des échanges et supports affectifs. C'est le fondement qui tient le reste de l'édifice, mais qu'il ne faut pas isoler comme un joyau débarrassé des scories de l’utilitaire.
 
2. Les services rendus, les coups de main, les innombrables gestes quotidiens accomplis par les membres du réseau en faveur d'un autre membre, à sa demande ou non.
 
3. Les dons de transmission, reliant les générations entre elles, dons inscrits dans une chaîne sans fin, mettant en évidence le caractère fondamentalement non réciproque du don.
 
4. Les dons rituels : les cadeaux, et tous les excès, les folies au-delà de ce qui est dû, au-delà de ce qui est utile, au-delà des règles du rituel lui-même. En effet, celui-ci tend constamment à inclure ces comportements dans une sorte de procédure, à faire en sorte qu'ils soient attendus, alors que la surprise en est un élément essentiel, de sorte que l'on joue continuellement avec le rituel tout en le respectant. 


[1]    Garant et Bolduc, 1990, p. IV. Sur le soutien à domicile, voir aussi Lesemann et Chaume, 1989.

[2]    Sur l'importance pécuniaire des échanges dans le réseau de parenté, voir Roberge, 1985.

[3]    Phénomène que les Américains appellent « self-fulfilling prophecy » (expression intraduisible).

[4]    Kaufmann, 1990; Bloch et al., 1989; Hochschild, 1989.

[5]    Histoire de la famille, t. 1, p. 10. Voir aussi le dernier chapitre des Structures élémentaires de la parenté (1967).

[6]    Cela n'est pas sans rappeler le « hé », à Maradi (voir le chapitre 7).

[7]    Source : documentaire sur la communication non verbale, Télé 99, Montréal, 4 octobre 1987.

[8]    Sur le potlatch, voir le chapitre 6.

[9]    Selon Jonathan Parry, le don fait en secret caractérise toutes les grandes religions de l'humanité (1986, p. 467).

[10]   Lévi-Strauss, 1967, p. 100 (citant Isaacs).

[11]   Cette section doit beaucoup à une recherche en cours d'Anne Gotman.

[12]   Voir le chapitre 10.

[13]   Voir à ce sujet le n° 110 de la revue Dialogue (Paris, 1991), dont le thème est « Dettes et cadeaux dans la famille ».

[14]   Voir aussi Salem, 1990.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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