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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Première partie 1. Trois formes de liens social


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Première partie. Les lieux du don 

1. Trois formes du lien social


Retour à la table des matières du livre.
 

Nous souhaitons, dans cette partie, passer en revue et discuter les principaux acquis des recherches et réflexions sur le don dans nos sociétés, poursuivant ainsi, en toute modestie, l'entreprise de Mauss là où il s'est arrêté : à la porte de la modernité. À cette fin, nous adopterons la distinction commode et courante entre la sphère du marché, la sphère de l'État et la sphère domestique [1], ou privée, lieu des rapports interpersonnels, de l'amitié, de la famille, etc. Pour notre propos, la célèbre distinction conceptuelle de Hirschman (1970) entre exit, voice and loyalty est tout à fait propre à caractériser ces trois sphères. Alors que le principe qui définit la sphère marchande est la possibilité et la facilité de sortir du rapport social (exit, traduit en français par défection) dont un agent n'est pas satisfait, la sphère politique est plutôt régie par la discussion et le débat (voice). Et c'est la « loyauté » qui constitue le principe de base de la sphère domestique. 

Cette dernière sphère est généralement considérée comme le lieu naturel du don dans la société moderne. Nous lui consacrerons un chapitre. Après avoir pénétré dans ce lieu où le don est chez lui, nous nous demanderons ce qu'il advient du don dans les autres sphères, dont l'importance caractérise la société moderne. Car même si ces secteurs fonctionnent à partir de principes différents du don, ce dernier y est aussi présent à plusieurs titres, au point que certains auteurs ont cru voir dans la coexistence du don avec l'État et avec le marché la forme spécifique du don dans les sociétés modernes. 

Nous allons examiner successivement ces différents lieux dans lesquels on peut reconnaître le don. Comment aborder cet examen ? Nous avons l'embarras du choix : cadeaux, services rendus, bénévolat, invitations de toutes sortes, don d'un rein, de sang, héritage, hospitalité, don de la vie, rapports aux enfants... Ces formes d'échange social ne sont pas résiduelles aujourd'hui, ni quantitativement (vu leur fréquence dans la vie quotidienne), ni qualitativement (étant donné l'importance de leur signification, qu'illustre le don d'organes). S'ouvre devant nous un vaste champ de recherche empirique déjà exploré par d'autres auteurs, mais généralement dans un cadre différent, le plus souvent marchand. Les entrées possibles sont multiples. Elles se distinguent par l'importance relative accordée soit à la chose qui circule, soit aux caractéristiques du lien. À cet égard, la distinction entre les rapports sociaux primaires et secondaires, introduite par les sociologues de l'École de Chicago, demeure pertinente. Elle se situe même au cœur du phénomène du don, puisque la différence essentielle entre les deux types de relation réside dans le fait que le lien primaire est voulu pour lui-même, alors que le rapport secondaire est au contraire considéré comme un moyen pour atteindre une fin. Un sociologue comme Wirth [2] considérait que l'essentiel du phénomène de l'urbanisation résidait dans ce passage des liens primaires aux liens secondaires. 

Les interprétations, classifications et typologies du don sont nombreuses, surtout à propos des sociétés archaïques [3]. Nous discuterons ces typologies ultérieurement. Notons seulement ici que chez la plupart des auteurs, elles consistent à examiner ce qui circule en se demandant essentiellement, voire exclusivement, quelle est l'importance quantitative de ce phénomène selon des critères marchands. C'est pourquoi on se contente souvent de calculer l'équivalence monétaire de ce qui est échangé. C'est uniquement à cette aune monétaire qu'on évalue l'importance de ce qui circule et qu'on identifie les « perdants » et les « gagnants » (Roberge, 1985). 

Ce faisant, on néglige à tout le moins l'évaluation de la qualité. Mais, plus profondément, on laisse dans l'ombre la nature et les caractéristiques des liens à travers lesquels circulent les choses et les services, alors que ce sont ces caractéristiques qui donnent sens à ce qui circule. Selon notre perspective, il est au contraire essentiel de ne jamais isoler ce qui circule, de ne jamais se contenter de l'observer en soi, indépendamment du lien. Procéder autrement revient pratiquement à nier le phénomène du don et à y appliquer le modèle marchand. Exemple : lorsqu'une grand-mère garde ses petits-enfants, suffit-il de lui imputer le salaire d'une gardienne pour comparer les deux situations ? La valeur de lien d'une grand-mère, sans comparaison avec celle d'une gardienne étrangère, n'est pas incorporée dans le prix, elle est gratuite ! De façon plus générale, un même objet, ou service, n'a absolument pas le même sens selon qu'il est donné ou rendu à son propre enfant ou à un étranger. De son enfant, il ne vient même à personne l'idée de trouver anormale ou même étrange l'absence de retour ; on songera encore moins à procéder au calcul de ce qu'on lui donne. L'attitude contraire serait considérée comme anormale, voire « dénaturée ». Mais une bénévole qui rend un service à l'enfant de quelqu'un d'autre sera perçue de façon tout à fait différente. Il est donc essentiel de fonder toute éventuelle typologie du don sur les caractéristiques des liens, sans pour autant négliger ce qui est échangé. 

Plusieurs entrées sont possibles. Mais elles doivent toutes tenir ensemble les caractéristiques du lien et leur rapport avec ce qui circule ; elles doivent inscrire ce qui est observé dans le cycle « donner, recevoir, rendre », étant entendu que donner et rendre ne sont souvent qu'une seule et même chose et que le mot « rendre » exprime déjà une caractéristique du rapport entre les choses qui circulent. On a toujours l'impression à la fois de donner et de rendre, sauf au moment de l'inauguration d'un cycle ou de sa fin. Presque toujours, le don est inséré dans une séquence de don. 

Une telle présentation de la variété des formes de don dans la société occidentale a rarement été effectuée. Elle doit reconnaître l'importance des deux autres systèmes d'échange qui existent dans cette société, l'État et le marché, et y analyser le rôle du don. Il faudra aussi montrer comment la présence du marché et de l'État modifie le don lui-même, notamment sous l'influence de la libéralisation des rapports sociaux introduite par le marché. 

L'étude de la sphère domestique fera l'objet du premier chapitre. Les liens de parenté en constituent l'illustration la plus courante et la plus importante. Dans cette sphère, les partenaires ne sont pas choisis. La possibilité de rompre avec eux, sans être inexistante, est beaucoup plus difficile et dramatique qu'ailleurs, et parfois nulle. L'obligation y est plus présente. C'est la forme qui se rapproche le plus du don traditionnel analysé par les ethnologues. Dans les deux chapitres suivants, le visage plus moderne du don sera présenté, c'est-à-dire la façon dont le don se manifeste en dehors de la sphère domestique, à l'intérieur même des systèmes marchand ou étatique. Cela nous conduira à reconnaître l'existence d'une sphère spécifique au don moderne, le don aux étrangers, auquel un chapitre sera consacré.


[1]    Ou, si l'on préfère, la « socialité primaire ».

[2]    À ce sujet, voir le texte de Wirth dans Grafmeyer et Joseph, 1984.

[3]    Elles vont du « don du rien » de Duvignaud (1977) à la dépense de Bataille (1967) et à l'échange généralisé de Lévi-Strauss (1967). La typologie la plus récente est celle de Sahlins (1972), qui tente de tenir compte à la fois du degré d'équivalence et du type de lien, établissant un rapport entre les deux variables. Elle place donc la réciprocité au centre du phénomène de don. Voir la dernière partie.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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