RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Deuxième partie 10. Le passage au don moderne


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Du don archaïque au don moderne

10. Le passage au don moderne


Retour à la table des matières du livre.
 

L'étranger archaïque et l'étranger féodal
Première rupture : le marché
Seconde rupture : l'État
La liberté de produire plus
La dissociation de l'utilitaire et du gratuit
Résistances et contre-mouvements

 

Il ne saurait être question ici de retracer l'origine de cette objectivation du monde. Nous voulons plutôt, modestement, réfléchir sur l'évolution récente qui a conduit à cette tendance à considérer le don lui-même comme un objet et à le comprendre dans le cadre de la circulation marchande. Le but de ce chapitre est de faire voir comment l'irruption du marché conduit au paradigme de la croissance et entraîne une tendance à libérer les membres de la société de toute obligation liée aux rapports sociaux, à partir du postulat que tout lien obligatoire peut être remplacé par un bien. Mais on se rend vite compte que le marché ne peut nous libérer de certains liens et que les biens ne remplacent pas tous les liens. Des auteurs comme Mauss ou Titmuss pensent que l'intervention de l'État et de ses politiques sociales de redistribution vient renforcer le système de don plus ancien, permet aux individus de se prémunir contre l'envahissement du marché, et garantit aux individus le droit et la liberté de se créer des obligations, la liberté de donner que le marché tend à supprimer. Nous pensons au contraire que l'État est pour le moins ambigu dans sa fonction de support du don ou de rempart contre le marché et que, historiquement, il a beaucoup contribué à étendre un type de rapport marchand à des secteurs que le marché ne touchait pas. 

Après avoir précisé que le don moderne ne tire pas directement son origine du don archaïque, nous présenterons successivement les conséquences de l'apparition du marché et de l'État. Nous analyserons ensuite le résultat principal de cette transformation, soit la séparation et l'isolement de la sphère du don, puis la résistance des membres de la société à cette objectivation du monde. 

 

L'étranger archaïque et l'étranger féodal

 

Partons de cette constatation évidente : les échanges internationaux actuels sont plutôt loin de la kula ! Ils ne sont pas régis par le don, mais par le marché. Et pourtant il reste des traces importantes de cette fonction du don, même dans le secteur des rapports aux étrangers. Car le rapport marchand doit d'abord y être « autorisé » par un rapport de don. Partout où le marché n'a pas déjà établi ses règles « automatiques », ou partout où ce sont les rapports qui comptent, on utilise toujours le cadeau. Ainsi, il y a échange de cadeaux entre chefs d'États de deux pays, au début d'une rencontre qui aboutit à un traité commercial dont les « modalités d'application » sont laissées aux fonctionnaires, et la réalisation effective aux marchands. Le don a autorisé tout ce qui suit ; acte fondateur, il a établi la confiance minimale nécessaire à l'échange marchand ultérieur. Dans cet échange où l'on offre un « opening gift », il y a obligation de rendre, mais il n'y a pas contrat, et encore moins contrainte de rendre. Il faut avoir un minimum de confiance pour offrir un cadeau. Lorsqu'on constate que le don est rendu, que le don reçu est beau, qu'il représente le passé, l'âme de la nation avec laquelle on va ensuite commercer, alors on peut poursuivre les échanges marchands. Bien entendu, l'acte officiel est aujourd'hui surtout symbolique et tout se passe principalement en amont de l'acte lui-même, dans les multiples échanges « protocolaires » qui permettent et préparent l'échange de cadeaux « officiels ». Le cadeau est l'acte qui institue le rapport de confiance grâce auquel les deux sociétés et leurs membres peuvent « s'abandonner » aux règles du marché. Mais le cadeau est lui-même un échange non marchand, un échange de « présents » garants de l'avenir... marchand. La différence avec la kula est que, dans ce dernier cas, on ne passe pas au marché. 

L'envahissement des relations internationales par le marché n'est pas propre au don moderne. Polanyi (1975) a montré l'importance des rapports marchands entre diverses sociétés fort éloignées de la modernité. Ce qui caractérise plus la modernité, c'est l'entrée du marché au sein des rapports entre les membres d'une même société. Or, cela ne s'est pas produit dans les sociétés archaïques, mais dans les sociétés féodales du Moyen-Âge européen, où les communautés locales étaient dominées ; à tout le moins elles faisaient partie d'un ensemble beaucoup plus vaste, dont elles se sont libérées par le marché et par la démocratie. Ce point est essentiel : le marché n'a pas d'abord libéré les personnes de leurs obligations sociales « primaires », comme on le laisse toujours entendre en confondant sociétés archaïques et communautés féodales insérées dans un ensemble plus vaste. Le don actuel et le marché ont pour point de départ nos sociétés passées, traditionnelles, féodales, rurales... Peu importe le nom : ce qu'il faut garder en mémoire, c'est que le point de départ, l'origine du statut actuel du don dans nos sociétés est l'introduction du marché dans les rapports sociaux, comme substitut à des rapports internes plutôt qu'entre étrangers. Il faut toutefois préciser que le marché ne se substitue pas à des rapports internes à la communauté elle-même, mais à des rapports qui ne sont ni complètement étrangers ni communautaires, aux rapports d'autorité que constitue le lien féodal au seigneur et au royaume. C'est de cela que le marché (ainsi que l'État) est venu libérer les membres de ces communautés insérées, à la différence des sociétés archaïques, dans des ensembles plus vastes où elles subissaient une certaine domination. C'est d'abord ce lien de soumission relative à l'ensemble plus vaste que modifiera l'introduction du marché, jusqu'à la transformation radicale du lien dans la démocratie représentative d'aujourd'hui. Il faut insister sur ce point : à l'origine du don moderne on ne trouve pas le don archaïque, mais la société féodale. Il n'est pas possible de montrer ici toutes les différences entre les deux ; disons seulement que nous sommes en présence de communautés dont les membres vivent des rapports de subordination et que le marché va libérer les individus et la communauté elle-même de ces rapports. 

À ne pas reconnaître ce point de départ, on introduit et on maintient ensuite dans toute la démarche une confusion importante entre contrainte et obligations sociales. Le marché et la démocratie représentative ont d'abord libéré les personnes des contraintes extérieures à la communauté ; celles-ci sont différentes des obligations imposées par les rapports communautaires, qui, eux, sont communs aux sociétés archaïques, libres par rapport à l'extérieur. Dans un deuxième temps seulement, beaucoup plus tard, le marché et l'État-providence voudront faire éclater également les obligations communautaires. Cette distinction est fondamentale. Nous utilisons les termes « contrainte » et « obligation » pour marquer cette différence entre une obligation morale, dont le pôle extrême est l'obligation amoureuse, et la contrainte, qui vient de l'extérieur et dont le pôle extrême est la force physique. Quelque part entre les deux se situe le contrat, espace séparant le don de la contrainte, espace que le marché va étendre, type intermédiaire de contrainte sociale ne pouvant toutefois exister que fondée sur un rapport de don préalable qui le rend possible, comme l'illustre l'exemple des échanges internationaux. 

Voyons donc la genèse de cet état de fait, c'est-à-dire l'apparition et la généralisation du rapport marchand et de l'État comme formes de circulation des biens et des services à l'intérieur d'une société. Ce renversement des rapports aux biens et aux choses est à l'origine de la place et du rôle du don actuel. Car cette rupture introduite dans la société permet aux objets de « voler de leurs propres ailes », de sortir des relations sociales ; tout se passe « comme si les choses déterminaient réciproquement leurs valeurs entre elles » (Simmel, 1987, p.47). Dans un deuxième temps, comme par un effet de boomerang, cette objectivation tendra à libérer les relations sociales elles-mêmes ; elle conduira à une vision entièrement négative de toute relation empreinte « d'attachement » et, ultimement, à l'utopie d'une société sans relations (ou encore de relations à l'état pur). 

 

Première rupture : le marché

 

Le fondement, l'origine du renversement, c'est l'irruption du marché au sein même des rapports sociaux. Qu'est-ce que cela signifie ? Que remplace le marché ? Par quoi le remplace-t-il ?

Pour assurer la circulation des choses, leur passage d'un producteur à un consommateur, le marché introduit des mécanismes permettant l'établissement de rapports dépersonnalisés entre des individus qui deviennent des agents neutres. Le marché établit un espace qui constitue littéralement un « no man's land », un lieu sans liens personnels où les choses s'échangent entre elles par le mécanisme des prix, lequel est établi indépendamment des agents. « Je vais te faire un prix » est une expression qui témoigne de ce fait, affirmant a contrario un privilège accordé à quelqu'un, hors de la règle générale, qui est qu'il n'y a pas de prix pour une personne, mais un seul prix établi indépendamment des agents individuels, étrangers les uns aux autres. Le prix est seulement relié à la chose devenue marchandise. Le marché, comme le dit Simmel, « n'a pas à craindre de déviation due aux impondérables des relations personnelles, quand producteur et acheteur se connaissent mutuellement » (1979, p. 64) et que tout produit est plus ou moins « fait sur mesure », personnalisé. 

Que remplace le marché ? Dans la société féodale, comme dans la société archaïque, les choses circulent insérées dans les rapports personnels, à l'intérieur de liens communautaires directs, personnalisés, régis par des normes sociales. Ces rapports sont de deux types : il y a les rapports communautaires proprement dits (famille, voisinage, village, etc.), et les rapports de servage, qui, tout en étant aussi personnels, comportent une dimension de subordination et de dépendance vis-à-vis des membres d'un autre groupe social (Simmel, 1987, p. 416). Le marché touchera peu au premier type de rapports. Il influencera surtout le deuxième type, qui n'existe pas dans les sociétés archaïques. Alors que, dans le modèle archaïque des chasseurs-cueilleurs, rien n'est produit au sens strict, dans la société féodale, le serf produit quelque chose. Et il ne produit pas que pour lui ou pour les membres de sa famille ou de sa communauté immédiate. Par contre, à la différence de ce qui se passe dans le marché, il sait bien pour qui il produit, et les signes sont nombreux et connus de ce rapport personnalisé entre le seigneur et les serfs, et même entre le roi et ses sujets. Tout ce qui est produit est destiné à quelqu'un. Tout ce qui est produit a une raison, une utilité sociale immédiate connue, évidente, inscrite dans l'indissociabilité de l'acte de production et de sa fin, la personne à qui le produit est destiné. 

Cette réalité fondamentale des rapports sociaux va changer avec l'arrivée du marché. La société marchande a commencé le jour où on a décidé de fabriquer une chose non pas parce qu'un utilisateur l'avait « demandée », en « avait besoin », non pas parce que le fait de produire pouvait être utile à l'utilisateur, mais parce qu'il pouvait être indirectement « utile » au producteur, si celui-ci réussissait à vendre la chose produite bien entendu. Le jour où fut inversé le rapport entre fabricateur et utilisateur, le jour où un cordonnier, au lieu de fabriquer une paire de chaussures commandée par quelqu'un, en fabriqua cent paires, se préoccupant ensuite seulement de trouver la « demande », fut inventé le surplus ; car « l'homme qui vit en société ne produit pas de surplus à moins qu'il ne le désigne ainsi » (H. W. Pearson, 1975, p. 306). En faisant produire dorénavant pour des inconnus, le marché libère de la subordination personnelle. Mais, ce faisant, il instaure une incertitude fondamentale concernant l'adéquation entre ce que le producteur fait et ce que l'usager veut. Cela entraîne entre eux l'apparition d'un intermédiaire chargé de gérer cette incertitude, le marchand, qui deviendra le centre du système parce qu'il assumera le risque lié dorénavant à la production, le risque permanent de la surproduction. Le marché instaure une menace permanente d'insuffisance de la demande, comme le montrera Keynes. « Le problème central, c'est le risque permanent de la « surproduction », puisque la production est [dorénavant] destinée à des groupes relativement instables et fluctuants, inconnus et incontrôlables » (Gouldner, 1989, p.18). C'est ce que signifie la dépersonnalisation de l'acte de produire, sa décontextualisation, la transformation d'un acte social inscrit dans un rapport entre deux personnes concrètes en acte économique libéré de ce rapport et inscrit seulement dans un contexte de production. 

Très rapidement, le cordonnier vendra donc sa production à un intermédiaire, le marchand, qui deviendra responsable de trouver les utilisateurs, qu'on appellera des consommateurs. Le marchand devient le porteur de l'incertitude engendrée par la primauté de la production. On procède ainsi à la construction sociale du couple consommateur-producteur, et le producteur devient premier dans cette relation. Le sens de la relation est inversé. La société est alors devenue « utilitariste » : elle s'est mise à chercher l'utilité, car celle-ci n'allait plus de soi. Elle a nommé l'utilité et l'a dissociée de l'usage en la réduisant à l'acte d'achat par un consommateur. Alors sont apparus les deux thèmes récurrents et complémentaires de la crainte du surplus et de sa face inversée, la crainte de la rareté. Le grand paradoxe de cette société, c'est que l'objectif de tout producteur sera de produire de l'inutile. Car l'économie et ses agents sont tous mobilisés dans la production de surplus. Or, qu'est-ce qu'un surplus, sinon, par définition, une chose non nécessaire à celui qui la produit, une chose à laquelle il va falloir trouver une utilité, qui ne va plus de soi. Le surplus, c'est ce qui se cherche une utilité [1]. Et cette utilité est le résultat d'un calcul, celui du marchand. 

La production se met non seulement à exister indépendamment de l'usage, mais elle devient première. De moyen, elle devient une fin. Dorénavant, le producteur « ignore la destination finale et le but ultime de ses activités. [...] Son but ne peut plus être de chercher à adapter son produit aux désirs de son destinataire, mais plutôt d'en écouler au meilleur prix une quantité aussi grande que possible. Par la force des choses, [...] il ne peut pas ne pas prendre les moyens pour des fins [2] ». Le monde des produits – ces choses étranges sans filiation, en quête de sens, impensables comme on l'a vu dans l'univers archaïque – va envahir la société, qui va progressivement se soumettre à eux, de plus en plus. La tendance permanente à créer artificiellement des besoins pour écouler la production devient ainsi inhérente au système. 

C'est pourquoi, plusieurs siècles plus tard, on en arrive à trouver normal et souhaitable de faire creuser un trou par quelqu'un et de le faire ensuite boucher par un autre, pour « créer » de l'emploi, c'est-à-dire des producteurs. Pourquoi ? Pour relancer le système, pour créer un pouvoir d'achat engendrant une demande qui va faire repartir la machine à produire, cette dernière fonctionnant ensuite toute seule. On paye donc des gens pour creuser et remplir des trous dans le seul but d'introduire de l'argent dans le circuit économique. Mais alors, pourrait-on naïvement demander, pourquoi ne pas simplement distribuer l'argent : il se pourrait que dans le temps non occupé à creuser et remplir le trou, les personnes qui reçoivent l'argent fassent par ailleurs des choses utiles, et tout le monde serait gagnant sur tous les plans ? De toute évidence, il n'y a pas de raison purement économique de soumettre ainsi les membres de la société à la production comme condition d'accès à la consommation. Il y a un postulat moral dans le fait de devoir produire même si cela n'a aucune utilité au sens d'usage, pourvu que cela fasse augmenter le PNB. Ou plutôt, la production est devenue la définition même de l'utilité dans le système et le fondement de la valeur des personnes. L'utilité, c'est toute production ayant une valeur monétaire, sans égard à son utilité au sens d'usage pour quelqu'un. À la limite, le système n'accorde plus aucune importance à la valeur d'usage. Ce qui intéresse le marchand, c'est-à-dire celui qui va assumer le plus grand problème de cette société, celui d'établir un lien antérieurement automatique entre le producteur et l'usager, et la plus grande incertitude, celle que les produits ne trouvent pas d'usagers, c'est la production, sa croissance perpétuelle. S'il pouvait trouver autre chose que l'usager transformé en consommateur, il se passerait de ce dernier avec soulagement. Il a d'ailleurs en partie trouvé ce qu'il cherchait avec l'industrie des armements : ceux-ci n'ont pas à être utilisés, mais seulement produits, puis déclarés obsolètes ; cela permet d'en produire en permanence sans attendre l'utilisateur d'armements, ce dont nous ne nous plaindrons certes pas. Comme le dit si bien Gouldner, « l'utilité, réelle ou supposée, tend à devenir un poids historique dont on peut se délester » (1989, p. 29). 

L'usage, et donc l'usager, n'est plus la raison d'être de celui qui fabrique quelque chose, comme on le concevait par exemple en Grèce. Pour Platon, « pour chaque chose existent trois sortes d'art : de son utilisation, de sa fabrication, de son imitation. Ils appartiennent à l'usager, à l'artisan, au peintre. Le peintre, comme tous les autres imitateurs, ne sait rien de la chose que son apparence extérieure, dont il va jouer par des « artifices » pour donner l'illusion de la réalité. L'artisan fabrique effectivement la chose mais sans parfaitement connaître, en tant qu'artisan, son eidos, c'est-à-dire sa fin. L'usager seul possède cette compétence » (Vernant, 1985, p. 293). L'introduction du marché renverse complètement cette séquence. Le producteur devient premier et l'usager n'est rien de plus qu'un instrument nécessaire à l'écoulement de la production. Il se transforme en consommateur. Les rôles sont renversés. 

Le renversement de l'ordre fin-moyen va de pair avec la coupure radicale entre le producteur et l'usager. La chose qui circule ne transporte plus le lien social, elle en est dissociée, elle est libérée du don. Le lien social doit se « réfugier » ailleurs, dans le « reste » de la société. La production est devenue le but de la société. Et le marchand est celui par qui l'utilité entre dans le système parce que le produit acquiert grâce à lui une valeur monétaire qui n'a souvent rien à voir en soi avec l'usage : elle est liée uniquement au fait que quelqu'un achète. Les anthropologues connaissent-ils d'autres sociétés ayant un tel rapport à l'utilité, la gratuité, le superflu ? Vue sous cet angle, la société moderne ne cherche pas à être utile. Elle veut produire, un point c'est tout. N'importe quoi, des trous vides aux trous remplis. Ou, ce qui revient au même, elle a sa définition à elle de l'utilité : la production maximale de tout ce qui est susceptible de se transformer en marchandises. Et son grand problème, par rapport au marché, est que ce mécanisme d'« écoulement » de ce qui est produit dépend du consommateur, c'est-à-dire des membres de la société, qui auront toujours tendance à résister à cette transformation universelle de leur monde en produits, en objets détachés de tout lien social et de tout sens, en objet social non identifié. Le consommateur conserve toujours cette tendance à maintenir une conception différente, « passéiste » de l'utilité qui ne se réduit pas à l'écoulement, à la consumation (Bataille, 1967) du produit. Il veut que ça serve, il veut insérer les choses dans un autre système de valeur. Comme disait Le Corbusier à propos de l'usager, « malheureusement, [...] il veut toujours n'en faire qu'à sa tête ». Toute la publicité consiste à tenter de le convaincre qu'il a tort, qu'il ne doit pas se définir comme usager ou membre d'un réseau de personnes, mais seulement comme consommateur d'objets, qu'il doit se débarrasser des derniers résidus de sa mentalité archaïque ! 

Le système marchand assume cette incertitude fondamentale créée par le fossé entre le producteur et le consommateur résultant de la dépersonnalisation des rapports sociaux de production. Cela le distingue du système socialiste, qui transforme la société en un système de production pur, en une communauté des producteurs, en éliminant le seul mécanisme de liaison entre les deux agents situés aux deux pôles de ce système, entre le producteur et le consommateur : le marché. Même si ce dernier a constamment tendance à créer des besoins, il existe un mécanisme de contrôle, qui disparaît dans une société où on l'élimine, et dans les secteurs qui ne sont contrôlés ni par lui, ni par la communauté, comme l'État.

 

Seconde rupture : l'État

 

L'extension du rapport marchand s'arrêtera longtemps à la production des choses et, pour de multiples raisons, touchera peu les échanges de services ; ceux-ci demeureront régis par les liens communautaires personnalisés. C'est donc surtout des rapports personnels de dépendance économique que le marché, pendant longtemps, libérera les individus en libérant la circulation des choses et en introduisant la rupture producteur-consommateur sans modifier pour autant les autres rapports sociaux. Il importe d'insister sur ce point. Le marché influence peu le système de relations primaires, la famille, la parenté, le village. Il libère de la subordination vis-à-vis du seigneur. Mais les liens communautaires ne sont au départ guère modifiés par lui. Ils le seront plus tard par l'industrialisation et le démantèlement physique des communautés, lesquelles ont d'ailleurs tendance à se reconstituer dans l'espace urbain. Bien plus : le rapport marchand et l'argent peuvent être au service des rapports communautaires. Ils n'en constituent jamais un substitut direct précisément parce qu'ils évacuent par définition tout lien personnel, toute personnalisation de la chose qui circule propre au rapport de don. Dans la mesure où la liberté marchande est entièrement négative, vide de contenu personnel, purement « objectale » (Simmel, 1987, p. 504-517), elle peut être utilisée pour faire circuler les choses entre les communautés sans tendre par ailleurs à remplacer les liens communautaires directs entre producteurs et usagers. Marché et communauté ne sont pas en concurrence, pour ainsi dire. 

C'est ce qu'illustre bien Simmel (1987, p. 428 et suivantes) en décrivant les premières fédérations d'associations fondées uniquement sur les cotisations des associations membres, en vue de défendre leurs intérêts communs sans influer sur l'appartenance première à l'association membre, à laquelle on tient farouchement. Simmel montre que seul l'argent (symbole ici du marché) permet de tels regroupements sans influencer la nature des organismes membres et le lien des membres individuels avec « leur » association. « La forme monétaire de l'intérêt commun procure aux associations la possibilité de se fédérer au sein d'une unité plus haute, sans qu'aucune ait besoin de renoncer à son indépendance et à sa spécificité [3] » (pp. 429-30). 

Mais le développement de la modernité ne s'arrête pas là. C'est l'État, démocratique et providence, qui prendra la relève du marché dans le domaine des services. Il prendra en charge une partie importante des échanges de don « laissés de côté » par le marché et les transformera lui aussi en rapports de type marchand. Il libérera le domaine des services rendus en le fondant aussi sur une rupture entre ses agents producteurs de services et ceux qu'il appellera, selon les circonstances, usagers, bénéficiaires, administrés, etc. 

L'État était bien sûr présent dès le début de ce processus, jouant un rôle capital dans l'établissement du marché lui-même. En outre, la démocratisation de l'État est étroitement liée aux dons faits au roi par ses sujets, processus qui aboutit au célèbre « no taxation without representation ». « Initialement [...] c'est le peuple, au sens large, vague, du mot, qui décide de fournir – de donner des subsides au roi » (Guéry, 1983, p. 27). Dans ce cas comme pour le marché, il est donc important de rappeler que le point de départ n'est pas une société archaïque, c'est-à-dire « naturellement » démocratique, comme dit Jean Baechler (1982), mais une situation où les communautés font partie de royaumes ou d'empires et sont donc « gouvernées » de l'extérieur. Ni la démocratie grecque (Baechler, p. 87) ni la démocratie archaïque ne sont à l'origine de la démocratie moderne. Cette dernière est représentative et non directe et elle résulte de la transformation progressive d'un gouvernement extérieur à la société, que l'on s'est peu à peu approprié au lieu de s'en libérer, ou plus précisément dont on s'est libéré en se l'appropriant partiellement, le don jouant d'ailleurs un rôle non négligeable dans ce processus, comme l'a si bien montré Alain Guéry en analysant le passage « du don à l'impôt » (1983). 

Parallèlement, tout un ensemble de rapports de « service » entre les personnes (services aux enfants, aux vieux, à tous ceux – ce qui nous inclut tous – qui ont un jour ou l'autre besoin des services des autres) sont aussi « sortis » du système de don pour être assumés cette fois surtout par l'appareil étatique et ses professionnels et employés. Tous les services qui ne peuvent pas être assurés par le marché tendent à être dispensés par l'État, qui prend ainsi la relève du marché. 

La dualité producteur-usager se répand donc en dehors du marché et de la fabrication des biens, avec l'arrivée de la démocratie représentative, où le citoyen devient à son tour administré et consommateur de biens politiques produits par une autre catégorie d'intermédiaires, différente des marchands : les nommés, intermédiaires entre les élus et les citoyens. 

La démocratie représentative instaure une autre rupture fondamentale pour la modernité, cette fois entre gouvernants et gouvernés. À l'instar du marché dans les rapports économiques, elle introduit l'étranger dans les rapports politiques. Ce nouveau rapport est ignoré autant de la démocratie directe archaïque que de la démocratie athénienne. Cette dernière, fondée sur la philia, ne connaît pas la distinction producteur-usager. Dans la démocratie représentative, entre l'élu et le citoyen s'insère un autre intermédiaire, le nommé, le bureaucrate, qui occupe la place laissée par la brisure du lien communautaire entre les gouvernants et les gouvernés. Cela conduit à la situation qui caractérise l'État-providence, soit un deuxième processus parallèle d'hypertrophie des intermédiaires au nom de la liberté et de la croissance. À l'hypertrophie du marchand, intermédiaire entre le producteur et le consommateur, va bientôt s'ajouter l'hypertrophie des nommés dans le rapport politique, intermédiaires entre les élus et les citoyens. Le premier secteur fait vivre le second puisque le nombre des nommés croît dans la mesure des impôts prélevés sur les échanges marchands monétaires. Les deux systèmes se nourrissent de l'argent. 

Ces deux processus, en introduisant au centre de la relation une coupure, un fossé croissant, séparent progressivement le producteur de l'usager, l'offre de la demande, tout en les intégrant dans des systèmes différents et opposés. En généralisant le recours à l'intermédiaire, ils tendent à terme à transformer toute relation sociale en un lien entre étrangers et en un instrument au service de ce qui circule. 

Dans le secteur public, le recours à l'intermédiaire prend la forme du processus de professionnalisation et de bureaucratisation des services, qui ne remplacera pas cette fois un rapport de domination extérieur à la communauté, mais touchera directement les liens communautaires. Illustrons ce processus par un exemple tiré de ce qu'on appelle le « travail social ». Au départ assumé par les rapports de parenté, de voisinage, d'amitié, bref par des liens personnels directs (que nous appelons communautaires), cet ensemble de services a été peu à peu transféré à des employés du secteur public ou à des organismes spécialisés dans ces services et subventionnés par l'État. Ce transfert s'effectue au nom de l'égalité et de l'universalité, mais aussi au nom d'un désir de libération des liens sociaux obligatoires. Ce processus de libération tend à transformer la démocratie elle-même en un mécanisme quasi marchand : nous payons par nos impôts, ou directement, des individus qui, à leur tour, sont évidemment payés pour faire un travail, le « travail social », qui consiste en fait essentiellement en des liens sociaux. C'est pour certains un grand « gain » parce que les femmes, qui avant s'occupaient « gratuitement » de leurs enfants, de leurs parents, s'occupent maintenant des enfants et des parents des autres en étant payées pour le faire. 

Pour ne pas être exploités, ces employés cherchent à se professionnaliser. Et nous en arrivons au rapport producteur-usager caractéristique de la modernité. On remarque rarement le changement profond de relation qu'implique ce passage du familier à l'étranger par le moyen de l'argent : c'est la généralisation d'un rapport marchand non concurrentiel. Pour comprendre le sens de ce rapport, il faut sortir du dualisme producteur-usager et essayer de le penser de l'extérieur. 

Poursuivons avec le même exemple en adoptant la perspective du don, c'est-à-dire en nous posant la question de la qualité du lien social. Que signifie ce transfert ? Que signifie le fait que des femmes (car en grande majorité ce sont elles qui occupent ces postes) sont maintenant payées (c'est-à-dire qu'elles se paient entre elles, puisque ces services sont financés par l'impôt, qui est un prélèvement sur leurs revenus) pour « dispenser » des services à des étrangers, au lieu de « rendre » des services à leurs proches ? À une échelle macro-sociale, tout se passe comme si une femme avait dit à une autre : « Occupe-toi de ma vieille mère, je te paierai ; moi je m'occupe de tes enfants, et tu me paies. Nous voilà toutes deux libérées. Nous ne sommes plus exploitées, nous sommes payées. » Libérées de quoi ? Essentiellement du lien social, à cause de la dissociation qui s'instaure entre le service rendu et le lien personnel avec le « bénéficiaire ». Il existe certes encore un danger d'attachement à la personne à qui on dispense le service. C'est pourquoi on dépassera rapidement ce stade en spécialisant, en décomposant le service rendu, de sorte qu'au lieu de dispenser l'ensemble des services à une seule personne, chaque employé ne dispensera plus qu'une fraction des services à un grand nombre de « clients », minimisant la probabilité que se recrée un lien social préjudiciable à la liberté si chèrement gagnée. 

Vues avec les lunettes du modèle marchand, les choses n'ont pas changé. Car le marché ne s'intéresse qu'aux points de départ et d'arrivée et veut seulement savoir si le bien ou le service ont été produits et dispensés. Il ne s'intéresse en rien au support, à la qualité de ce qui transporte le service, au lien entre le producteur et le récepteur, qu'il tend d'ailleurs à confier à des spécialistes (équivalents de l'intermédiaire dans la circulation marchande). Cette nouvelle façon de rendre les services est donc strictement équivalente en termes marchands, et elle est supérieure à l'ancienne en termes technocratiques puisqu'elle introduit une spécialisation et donc un accroissement supposé de la qualité des services. Mais en termes de liens sociaux, il existe une grande différence : maintenant, les deux femmes dont nous avons parlé ont des liens avec des étrangers. Et c'est en cela précisément que consiste leur libération. Quant à leurs enfants ou à leurs parents, elles pourront se contenter de les aimer, sans être obligées de leur rendre des services : elles pourront les aimer à l'état pur. 

On en arrive ainsi à cette utopie, à cet étrange lien affectif devenu gratuit, au sens qu'il est débarrassé de tout aspect matériel ou utilitaire, au sens que plus rien n'y circule sauf des sentiments. La rupture est totale entre ce qui circule et les sentiments. Selon cette utopie, nous finirions par être entièrement transformés en producteurs de certains biens et services d'une part, en usagers de certains autres d'autre part. Mais nous ne produirions (fabriquerions, créerions) plus rien, ni ne rendrions plus aucun service en dehors de ce cadre et de ce statut. En dehors de ces institutions de services, nous continuerions certes à aimer, à détester, à avoir les uns à l'égard des autres tous ces sentiments qui sont essentiels à nos rapports quotidiens ; mais nous vivrions tout cela à l'état pur, sans surtout que circulent des biens ou des services sur la base de ces sentiments. Après avoir d'abord été condamné comme étant un comportement où l'on se « fait avoir » parce qu'on le « produit » gratuitement, tout geste qui pourrait être interprété comme un service finirait par être interdit : seuls ceux qui ont la compétence requise, attestée par des diplômes, auraient le droit de l'accomplir ; mais, d'autre part, la contamination des sentiments par les choses est un phénomène aussi inéluctable que néfaste ; alors, rendre un service deviendrait un acte anti-social enlevant du travail à ceux qui sont spécialisés dans ce type d'actes. C'est, poussé à la limite de l'absurde, ce que signifierait le projet moderne de libération complète des liens sociaux. Libération, pour quoi faire ? 

 

La liberté de produire plus

 

L'État et le marché sont tous deux fondés sur les intermédiaires : les nommés et les marchands. Ces deux systèmes nous libèrent du rapport de don. Mais ils nous soumettent à la loi de la production. La production devient première, le produit envahit le monde. Production de biens, puis de services. Ces deux mouvements fondent la grande aventure de la libération des liens sociaux, c'est-à-dire cette double tendance à nous délivrer de tout lien social, mais à nous livrer à l'accroissement permanent de la production et à la domination de la marchandise, principalement sous la forme de l'argent. C'est l'envers de la médaille. Car l'individu moderne, grâce aux biens qu'il accumule ou qu'il dilapide, est libre de tout lien. Mais il n'est pas libre de ne pas produire toujours plus, autrement dit de créer du surplus en permanence (Pearson, 1975). Ou alors il n'est pas moderne. C'est la définition minimale de la modernisation. Ainsi, un auteur comme Belshaw (1965), qui porte pourtant une attention toute particulière à définir la modernisation de façon neutre et non occidentalo-centriste, affirme que nous, occidentaux, n'avons pas à définir quel produit, quelle production une société quelconque décide d'augmenter... pourvu qu'elle décide d'augmenter quelque chose ! Telle est la définition minimale de celui, individu ou société, qui adhère au principe de la modernisation. Une société peut décider « de former des sorciers plutôt que des psychiatres » (p. 146). Elle aura toujours droit au titre de société moderne. Le marché est neutre, ne se mêle pas de ce qu'une société produit, à condition qu'elle produise quelque chose, et toujours plus. Car « la présence d'une orientation faisant de l'expansion un critère de succès constitue l'une des conditions indispensables de la modernisation » (Ibid.). Autrement dit, « une société moderne ne vise pas à atteindre un équilibre statique entre l'offre et la demande, état caractéristique de la plupart des sociétés primitives » (p. 110 ; les traductions sont de nous). Tout le reste peut à la rigueur être statique dans une société, mais pas l'équilibre entre l'offre et la demande. 

Qu'est-ce à dire ? Que toute société qui considérerait que le niveau atteint de biens monétarisés est satisfaisant, dont les membres décideraient de faire autre chose (de la musique, de la méditation, des fêtes, des palabres, ou... rien du tout) ne serait pas moderne, retournerait à la primitivité caractérisée par un « équilibre statique » entre l'offre et la demande. Qu'une société moderne n'a pas cette liberté-là... 

Or, cela est indissociablement lié à la rupture producteur-usager, et à la négation du rapport de don qui fonde le rapport au monde des sociétés archaïques. Pourquoi ? Poursuivons le raisonnement. En fait, une société moderne pourrait à la rigueur trouver acceptable que ses membres se consacrent surtout à la musique et même à la méditation plutôt qu'à la production d'ordinateurs plus performants ou d'avions parcourant en douze minutes de moins le trajet Montréal-Paris... Car, comme le dit Belshaw, nous n'avons pas à décider de ce qui doit être produit, pourvu qu'on en produise de plus en plus. Une société pourrait donc être moderne et se consacrer surtout à la musique ou à la méditation. Là n'est pas le problème fondamental, lequel se situe dans la manière de faire, plutôt que dans la nature de l'activité. La société moderne peut « investir » dans n'importe quelle activité (le passage de la production de « biens » à la production de « services » ou d'« information » est donc à cet égard secondaire), mais à une condition : celle de développer une professionnalisation de l'activité, une expertise, des lieux spécialisés, une infrastructure matérielle sophistiquée, des producteurs de méditation, des vendeurs et des consommateurs de méditation ; à condition, autrement dit, que l'activité connaisse une croissance quantitative monétaire mesurée par le PNB, et ne se contente pas d'un « équilibre statique » ; à condition, donc, qu'elle perpétue la division producteur-consommateur, qu'elle ne se fasse pas, comme on dit, de façon « informelle » (sans forme), qu'elle ne soit pas entre les mains d'amateurs (qui aiment s'y adonner), c'est-à-dire à condition qu'elle ne soit pas transmise dans des réseaux de réciprocité et de don, n'ait pas lieu dans un contexte de don, mais au sein d'un ordre marchand ou bureaucratique. Bureaucratie et marché sont, sous cet angle, équivalents, l'une reproduisant le modèle producteur-intermédiaire-client propre à l'autre et niant tout autant le rapport de don. 

La croissance perpétuelle, la rupture producteur-usager et la négation du lien social (qui, lui, n'est pas fondé sur cette rupture) sont une seule et même chose, et nous commençons à voir en quoi leur généralisation constitue une négation du don. Le don archaïque fonctionne sur « fond » d'obligation sociale, réalité que la modernité n'a de cesse de nous rappeler et dont elle veut nous libérer. La culture moderne, au lieu de se préoccuper d'abord de ce qui nous relie les uns aux autres, vise d'abord à nous libérer des autres, à nous émanciper des liens sociaux conçus comme autant de contraintes inacceptables. L'horizon de ce processus est que tout lien social doit devenir volontaire. C'est la généralisation de l'exit, le grand cadeau de la modernité : n'avoir de rapports que librement choisis, les autres étant reportés sur le marché et l'État et assumés par eux. Et par nous en tant que travailleurs... mais cela est oublié. 

 

La dissociation de l'utilitaire et du gratuit

 

C'est cette évolution qui, à terme, donne l'impression que le don, presque complètement évacué de la société moderne, est remplacé par ce double système qui isole le producteur de l'usager et multiplie du même coup les intermédiaires. Et il est vrai que la tendance « naturelle » de ce double mouvement est à l'élimination du don, tout en se nourrissant de lui, paradoxalement, en le considérant comme acquis. Ainsi, les études sur la famille ont souvent montré à quel point le système économique a besoin de ce réseau et en est dépendant (Sgritta, 1983). 

C'est la séparation des deux univers de peur d'une perversion réciproque. D'un côté, les choses et les services doivent pouvoir circuler sans avoir « à craindre de déviation due aux impondérables des relations personnelles » (Simmel, 1979, p. 64). D'un autre côté, les liens affectifs, comme le dit François de Singly, ne doivent pas être corrompus par des considérations marchandes. Le don étant ce qui circule en demeurant imbriqué dans les liens sociaux, la séparation totale des deux sphères l'élimine. Voilà l'utopie de la modernité, l'illusion omniprésente dans l'esprit moderne. Ce qui caractérise la modernité, ce n'est pas tant la négation des liens (position extrême tenue par peu de personnes, même chez les économistes) que la tentation constante de les réduire pratiquement à l'univers marchand ou alors de penser les liens et le marché de façon isolée, comme deux mondes imperméables, mais dont le premier, au contact avec le second, est toujours contaminé et finalement soumis à lui. On n'arrive pas à les penser ensemble. Cela donne l'impression que le monde est divisé en deux : d'un côté les scientifiques, la production, les affaires, les choses sérieuses, réelles, dominées par l'utilitarisme ; de l'autre la poésie, la grande et la populaire, la chanson, l'art, la religion, l'amour, l'amitié, régis par les sentiments (l’autre état qui, comme dit Musil, n'est d'aucune utilité pour l'autre monde, celui de la vie quotidienne). Ces deux mondes nous envoient quotidiennement et en permanence des messages totalement contradictoires. C'est le « double bind » de l'Occidental. Ainsi, Alain Touraine, à propos de l'Amérique latine, affirme d'un côté : « Je pense [...] que la modernité ne se confond pas avec la rationalité mais plutôt avec une image de plus en plus complexe et complète de la personne humaine, qui est à la fois raison et sentiment, individualité et communauté, passé et avenir, et qu'en face d'un Occident obnubilé par ses intérêts et ses plaisirs [...] l'Amérique latine vit, avec plus de force et d'imagination que toute autre partie du monde, la recherche d'une nouvelle modernité... » (1988, p. 157-158). Mais n'oublie-t-il pas cette idée lorsqu'il conclut, dans le même ouvrage, en affirmant : « Tant que l'Amérique latine restera une société traditionnelle où le paraître compte plus que le faire et les relations personnelles plus que le calcul rationnel, [...] elle n'aura de choix qu'entre le sous-développement global et une dualisation croissante » (p. 468 ; c'est nous qui soulignons). 

La pensée moderne est-elle capable de penser les deux ensemble ? La seule façon pour la modernité de « sauver » les liens de leur soumission à la production marchande semble être de les évacuer de toute circulation de biens, de les isoler dans un lien à l'état pur. Mauss termine son essai sur le don en suggérant au contraire que le mélange de l'intérêt et de la gratuité caractérise la plupart de nos gestes d'échange non marchand (1985, p. 258 et suivantes). Cela peut apparaître comme un lieu commun. En fait, par une telle proposition, il s'oppose fondamentalement à l'idéologie de la séparation des sphères qui domine la société moderne. Cette incapacité de penser les biens au service des liens conduit à évacuer toute circulation de biens dans les liens affectifs. La séparation en deux sphères étanches existe aussi dans la pensée quotidienne courante. Plusieurs personnes acceptent mal, par exemple, qu'on utilise le langage marchand (dette, échange) dans le domaine du don. Et, inversement, ne dit-on pas qu'en affaires on ne doit pas faire de sentiment ? Dans une perspective où toute circulation de choses est nécessairement régie uniquement par le principe de l'intérêt, on en arrive à cette séparation des deux sphères. 

Sans cette séparation radicale, le lien social serait obligatoirement soumis à la circulation des biens comme dans le modèle marchand. C'est Simmel qui, mieux peut-être que tout autre, a exprimé cette logique de l'autonomisation radicale : « En enfonçant un coin entre la personne et la chose, l'argent commence par déchirer des liens bienfaisants et utiles, mais il introduit cette autonomisation de l'une par rapport à l'autre dans laquelle chacune des deux peut trouver son plein et entier développement, à sa satisfaction, sans subir les entraves de l'autre. » (1987, p. 420). « La teneur de l'existence devient de plus en plus objective, impersonnelle, pour que se personnalise toujours davantage le reste non réifiable de celle-ci » (p. 602). C'est ainsi que, comme nous le constations dans la conclusion du chapitre précédent, tout devient objet et que le lien social se trouve encerclé par un univers de produits qui sont censés le contaminer nécessairement par contact. Le lien social ne peut donc plus exister qu'« à l'état pur », sans aucune circulation de choses ! Le don se réfugie ailleurs, c'est-à-dire dans ce qui reste de non moderne, dans l'autre face, dans un univers séparé. Mais même cet univers de lien pur tend à être vu comme un produit, comme un bien. Le modèle marchand a continuellement un double statut : celui d'être un des deux modèles, mais celui d'englober aussi les deux, d'être le méta-modèle de référence, car même quand on parle de la pure sphère des liens affectifs où aucun bien ne doit circuler, on a encore tendance à décrire le lien comme un bien. C'est ainsi que F. de Singly utilise à plusieurs reprises le concept de « bien affectif », même s'il s'agit d'un modèle où « sont exclus les services autres qu'affectifs ou sexuels » (1988, p. 137). 

L'autre côté de la médaille, c'est que tous les rapports non volontaires, non libres sont renvoyés dans l'univers du travail et sont « produits » par le marché ou l'État, par l'individu en tant qu'employé, en tant que producteur. Ces rapports sont dits libres parce que ce qui y est produit (biens ou services) l'est pour des étrangers, des personnes pour qui nous n'avons pas d'obligations découlant de liens personnels. Le don moderne devient donc totalement libre et ouvert à tout lien, dépendant seulement des affinités électives du moment. Et l'obligation est prise en charge par le marché et l'État. Ce qui était étroitement imbriqué dans la société archaïque devient « idéalement » (au sens webérien et aussi au sens de l'idéal de la société) totalement séparé. 

Si ce modèle était réalisable, on atteindrait l'accomplissement de cette rupture, l'élimination du principe communautaire en tant qu'il comporte des obligations, la libération totale du lien et son transfert dans un secteur où les rapports entre les personnes fonctionnent entre étrangers, entre « non engagés » où il n'y a pas de surprise, pas d'imprévu, où jamais ne peut se dissimuler, comme sous le don, l'obligation, voire le poison. 

Mais cette situation est une ligne d'horizon, une asymptote, un idéal jamais atteint. Il existe dans la société moderne un noyau dur de rapports sociaux qui sont encore insérés dans un système d'obligations, de liens sociaux. La libération par rapport à ces liens n'est en fait souhaitée par personne. Même si on se permet d'en rêver lorsqu'on les trouve trop lourds, sa réalisation effective est rejetée catégoriquement par la majorité. Le rapport aux enfants est ici à la fois la meilleure illustration et le fondement de tout rapport de don, illustration de ce « roc » dont parlait Mauss, sur lequel viennent se briser et se retirent, comme une vague (Simmel, p. 443), toute tentative et tout mouvement de « libération » totale des rapports sociaux. S'il est vrai qu'au Moyen-Âge un vassal était considéré comme plus avantagé qu'un serf parce qu'il pouvait changer de seigneur (Simmel, p. 367), et que le progrès introduit par le marché a consisté à libérer tout le monde de ce type d'obligation, on hésite donc, même aujourd'hui, à pousser le progrès de la liberté jusqu'à la possibilité de changer de parents. 

Mais le rapport aux enfants est peut-être lui-même menacé d'une autre façon, avec les bébés éprouvettes et toutes les techniques qui vont faire en sorte qu'un enfant sera de moins en moins donné et de plus en plus produit, que nous en serons de moins en moins les procréateurs, et de plus en plus les coproducteurs. Et il est relativement vain de proclamer parallèlement des chartes des droits des enfants. Car un droit n'a de sens que pour quelqu'un qui peut les défendre. Pour ceux qui en sont incapables, on ne peut imposer que des devoirs, des obligations à ceux qui ont déjà des droits et qui seront chargés de protéger ceux qui n'en ont pas. Mais qui se sent vraiment obligé vis-à-vis d'un produit, d'une marchandise ? 

« L'argent (ou le marché) crée des relations entre les humains, mais c'est en laissant les humains en dehors de celles-ci » (Simmel, 1987, p. 373). Un artiste vend un concert et l'on doit payer pour y assister. Le lien entre l'artiste et le spectateur est apparemment entièrement quantifié. Mais ni l'un ni l'autre ne s'en satisfont. L'un et l'autre veulent autre chose que le rapport objectivé. L'artiste veut être applaudi, le spectateur aussi veut applaudir, les deux veulent établir un lien inassimilable par le marché, non quantifiable, gratuit par rapport à lui. C'est ainsi que le don se glisse partout dans les interstices, il déborde, il détourne, il ajoute par rapport à ce que le rapport utilitaire tente de réduire à sa plus simple expression, l'expression monétaire, dont la caractéristique est « de ne posséder d'autres qualités que sa quantité » (Simmel, 1988, p. 43). 

 

Résistances et contre-mouvements 

Résumons. Le marché ne permet pas de nous libérer de tout. C'est pourquoi nous avons eu recours à l'État-providence pour poursuivre la grande entreprise de libération de nos obligations. Prenant la relève du marché, l'État vise à libérer les individus de toutes leurs obligations sociales en transformant celles-ci en obligations contractuelles pécuniaires, quasi marchandes. L'usager paie, le producteur est payé : cela remplace l'obligation sociale. 

Or, on constate que l'État cause les mêmes inconvénients que le marché en ce qui concerne la dépersonnalisation du rapport, en y ajoutant une irresponsabilité propre aux structures bureaucratiques, qui a été maintes fois analysée et sur laquelle il n'y a pas lieu de revenir ici. Bien au-delà de la crise financière, ce fut et c'est la crise de l'État-providence : la réaction de l'usager contre les inconvénients de ce système, par la réactualisation de réseaux, ou bien souvent pas leur mise en évidence, car ils n'avaient pas disparu. On s'était seulement habitué à voir la société sans eux, à la conceptualiser en pensant pouvoir s'en passer. La résistance des membres de la société à cette objectivation a été constante, même si on ne fait que la redécouvrir. Le lien social, thème qui domine aujourd'hui les colloques, n'a pas attendu que les sciences humaines s'y intéressent de nouveau pour demeurer actif. 

La résistance est directe contre ces deux systèmes lorsque, dans ses rapports avec l'un ou l'autre, l'individu refuse de jouer uniquement le rôle de consommateur du produit ou du service fourni par le professionnel, mais qu'il se définit comme usager. Cela se traduit le plus souvent par une sorte de résistance passive. C'est ce que l'on constate en analysant les rapports producteur-usager (Godbout, 1987). 

En tant que citoyens, les usagers ont aussi souvent réclamé plus de démocratie. On leur a offert en lieu et place la participation à des univers qui leur sont complètement étrangers – pour des raisons maintenant compréhensibles. Autrement dit, on leur a offert d'être coproducteurs [4] des services. Ce faisant, on ne tenait pas compte de la coupure radicale entre le monde des producteurs et celui des usagers, qui rend difficile tout lien social direct entre les membres des deux univers. L'accroissement de la démocratie par une pénétration de ses mécanismes chez les intermédiaires, chez les nommés, demeure certes une voie intéressante pour améliorer les rapports entre les citoyens et l'État. Mais ce moyen est très insuffisant, car il ne permet pas de sortir de la logique destructrice du lien social coextensive à la rupture producteur-usager, sur laquelle est fondée aussi la démocratie représentative. Le cheminement doit être inverse. C'est seulement à partir d'une prise en compte préalable des réseaux sociaux que l'on pourra ensuite accroître éventuellement la démocratisation et transformer le rapport producteur-usager. C'est seulement en cessant de penser l'usager comme un individu isolé dans son statut de client d'appareils professionnels, en le voyant au contraire tel qu'il est, c'est-à-dire dans son réseau d'affinités électives, de don et de contre-don, qu'on modifiera le rapport binaire utilitariste qui doit être relayé par les liens sociaux, par les liens communautaires, par un au-delà du rapport producteur-usager, où cette distinction n'existe pas : famille, réseaux sociaux, etc., partout où l'on constate un mode de fonctionnement qui nie la distinction producteur-usager elle-même, qui soumet la circulation des choses aux liens sociaux, et non l'inverse [5]. 

Le « public » défini par les institutions du même nom est, en fait, un ensemble de membres de réseaux reliés de multiples façons, réseaux qui fonctionnent selon des règles différentes de celles des appareils, et dont la principale caractéristique par rapport à ces derniers est justement de ne pas établir de distinction entre « eux » et « nous », de ne pas opérer la coupure radicale qui existe toujours entre un public et un appareil, ou un producteur et un consommateur. C'est ce qu'on peut appeler le modèle communautaire, dont la caractéristique principale, eu égard à l'État et au marché, est la négation de la rupture producteur-usager qui fonde le marché et le rapport professionnel. Tout un ensemble de règles différentes découlent de ce principe. 

Il y a donc aussi une résistance indirecte par le fait que, concrètement, l'usager, en tant que personne, dans sa vie, continue à agir, à établir des liens sociaux non fondés sur la rupture. L'usager, au grand dam des producteurs du système marchand et des nommés du système politique, continue, comme disait avec découragement Le Corbusier, « à n'en faire qu'à sa tête ». Cet usager entêté qui continue à communiquer avec les autres « membres » de sa société sans passer par les « systèmes » prévus à cet effet ; ce membre de réseaux qui, telle une araignée, recommence à tisser des liens à mesure que les appareils les « rationalisent » et que les marchands les monétarisent : ce sont eux qui nous intéressent dans ce livre. Nous tentons d'explorer cet « envers de l'histoire contemporaine » (Balzac), ces lieux où les choses continuent à avoir une âme et à vivre au service des liens sociaux. C'est la rupture qu'il faut remettre en question en tant que fondement d'une société. Il ne s'agit pas d'en nier l'existence ni l'importance, mais de contester sa prétention à être la matrice du lien social. 

Dans la première partie, nous avons décrit, en découpant de façon relativement arbitraire et à des fins de présentation, les quatre sphères différentes au sein desquelles le don circule dans la société moderne. La comparaison avec le don archaïque a fait apparaître la nécessité de réfléchir sur les sources de la dualité propre aux systèmes marchand et étatique, qui entraîne la rupture avec le circuit du don et la généralisation du monde des objets. Nous pouvons maintenant revenir au don moderne et tenter de comprendre ses traits spécifiques, ses règles de fonctionnement, en commençant par la caractéristique que lui attribuent à la fois le sens commun et la pensée analytique : la gratuité.


[1]    Sur la notion de surplus, voir H. W. Pearson, « L'économie n'a pas de surplus : critique d'une théorie du développement », dans Polanyi et Arensberg, 1975, p. 301-318.

[2]    Boudon, 1990, p. 411, résumant la pensée de Simmel.

[3]    Simmel croit que, à long terme, cela finira par influencer l'association elle-même. Nous examinerons ce problème surtout dans le chapitre suivant.

[4]    La coproduction, concept développé surtout aux États-Unis, ne tient pas compte du fossé producteur-usager qui caractérise l'organisation moderne. Elle entraîne de ce fait des effets pervers importants. Sans être rejetée, la coproduction doit être conçue comme une phase qui suppose que le producteur se définisse lui aussi comme co-usager (Godbout, 1991). Gadrey (1991) arrive exactement à cette conclusion dans un texte intitulé Le service n'est pas un produit : « Considérer l'usager comme un client [...] nous semble correspondre plutôt à une phase transitoire [...] Cette étape nécessaire [...] ne correspond [...] qu'aux prémisses d'une orientation vers le service où il s'agirait au fond de retrouver l'usager derrière le client » (p. 24 ; souligné par Gadrey.)

[5]    J'ai constaté que les institutions publiques modifient effectivement leur pratique lorsqu'elles se mettent au service de ces réseaux, au lieu de vouloir se les assujettir selon le modèle de l'État-providence (Godbout et Guay, 1989).



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref