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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Deuxième partie 9. Don archaïque et don moderne


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Du don archaïque au don moderne

9. Don archaïque et don moderne


Retour à la table des matières du livre.

 

Don archaïque et marché
La spirale du don
L'étrange principe d'alternance
La systématicité du don archaïque
Reproduction, don, personne et socialité primaire
L'entre soi archaïque
L'entre soi moderne 

 

Don archaïque et marché 

Si nos dernières formulations ne sont pas trop inexactes, on comprend mieux pourquoi ce que nous avons qualifié de théories classiques du don laissent un sentiment d'inachèvement et d'insatisfaction. C'est que toutes, notions-nous, sauf l'interprétation « indigène » de M. Mauss, méconnaissent la spécificité du don archaïque par rapport à l'échange marchand. Elles en atténuent l'étrangeté, en posant que pour le rendre intelligible, il conviendrait de le considérer comme l'expression de contraintes ou de motivations en elles-mêmes universelles : l'intérêt économique, la prohibition de l'inceste et l'obligation d'échanger, la substitution opérée par le contrat social de la paix à la guerre, l'obligation de subordonner le registre de l'Imaginaire à celui du symbolique ou celle, enfin, de sacrifier une victime émissaire pour rétablir la concorde entre tous les sociétaires. Ou encore, toutes s'interrogent sur les « fonctions » du don archaïque.

Or, ce n'est pas par celles-ci que le don archaïque est spécifique. Tout mode de socialité globale, par hypothèse, remplit un ensemble de fonctions. Aucune de celles qu'on impute au don archaïque n'est donc a priori fausse. Mais les mêmes fonctions pourraient, à tout aussi juste titre, et plus encore, être imputées par exemple au marché puisque, comme le don, plus que le don, il permet la satisfaction de l'intérêt économique, il instaure l'échange général, il substitue le doux commerce à la guerre et subordonne l'imaginaire des consommateurs individuels à une loi commune, celle de l'offre et de la demande. À ne s'intéresser qu'aux fonctions du don archaïque, sa spécificité doit donc demeurer cachée. Si elle existe, comment la saisir ? La seule voie qui semble s'ouvrir à nous serait de l'appréhender de manière en quelque sorte extrinsèque, en pointant ce qui en lui paraît différent du marché. De ce point de vue, l'échange cérémoniel ne peut que nous paraître singulier, comme une sorte de négatif du marché. Il se montre en effet anti-utilitaire, anti-accumulateur et anti-équivalence. Il est anti-utilitaire puisqu'il semble se nourrir de la dilapidation et du sacrifice des biens utiles ou, à tout le moins, de leur forclusion. Anti-équivalence puisque le don premier amorce un déséquilibre qui ne peut être comblé qu'en se reconduisant à l'infini, sous peine d'éteindre les dettes et d'interrompre le cycle oblatif. Anti-accumulateur, enfin, puisque les plus riches ne sauraient s'enrichir au-delà de l'obligation sociale de réversion et de dilapidation. 

 

La spirale du don

 

Mais il est clair que cette caractérisation de la seule spécificité extrinsèque du don sauvage est trop restrictive et abusive. Elle conduit à le contempler comme dans un miroir, à y chercher une image renversée de celle que nous avons de nous-mêmes et du marché, et à céder insensiblement à la tentation de considérer le don comme une forme d'échange économique. Or il faut nous demander en quoi le don forme un système, doté d'une cohérence intrinsèque et, en tant que tel, irréductible à autre chose que lui-même, au même titre que le marché constitue une réalité sui generis, dont on méconnaîtrait la nature si on tentait de la penser dans les termes d'une autre. Pour nous faire une idée de la cohérence systémique du don archaïque et de sa spécificité, la première chose à faire est de prendre pleinement au sérieux la dimension de phénomène social total que M. Mauss voyait en lui et, par voie de conséquence, de cesser de le penser dans l'espace de l'ombre projetée de l'économique moderne. Tant que cette rupture n'est pas opérée, il n'est possible de s'interroger sur les fondements de l'obligation de rendre qu'en y voyant une forme primitive de la loi de l'équivalence comptable, une esquisse de la réciprocité marchande régie par la loi du donnant-donnant, la première ébauche des contrats synallagmatiques qui lient deux individus au prorata de leurs intérêts particuliers et spécifiés. On est alors presque immanquablement conduit à penser l'exigence de croissance et de développement qui se manifeste si fortement dans le don – il faut rendre et donner toujours plus – dans le registre de l'usure et comme une première manifestation du désir qui animerait tous les individus de percevoir un taux d'intérêt sur tout « capital » par eux mis en circulation. Et le sens de l'obligation de donner, comme de celle de recevoir, nous échappe. En conséquence, on n'en parle guère. 

Revenons donc un instant sur la question de la signification du hau, cet esprit de la chose donnée, mentionné par Ranapiri comme la cause qui force les Maoris à rendre les biens précieux (taonga). Comme on pouvait déjà le pressentir à lire les propos de Ranapiri, et comme Paulette Taïeb (1984) l'a clairement établi, tout bien rendu n'est pas considéré comme un hau du don initial. Ne l'est que le contre-don qui provient du contre-don effectué par un tiers. Autrement dit, le hau n'intervient pas dans les relations bilatérales – dans ce cas, le contre-don est un utu et non un hau –, mais uniquement dans celles qui mettent en cause plusieurs partenaires en une chaîne, en un chemin, complexes. Pour reprendre les termes de C. Lévi-Strauss, il semble possible de poser que le hau est coextensif à l'échange généralisé. Disons plutôt au don généralisé. L'erreur de M. Mauss, si erreur il y a, est simplement de ne pas avoir suffisamment mis en lumière cette multiplicité des protagonistes et d'avoir insuffisamment protégé ses lecteurs contre la tentation d'essayer de comprendre une relation sociale globale, un réseau, dans les termes de la logique de l'échange bilatéral simple. 

Par ailleurs, des travaux récents jettent un jour éclairant sur cette question de la nature du hau. R. Guidieri, par exemple, traduit comme suit les propos de Ranapiri : « Le garder pour moi serait perdre ma force [...]. La mort m'attend car les horreurs épouvantables de « makutu » (la sorcellerie) se déchaîneraient sur ma tête » (Guidieri, 1984). Le dictionnaire Williams note que « l'objet qui sert d'instrument à la sorcellerie est un hau. » Et Johansen que « c'est seulement lorsqu'un utu est immobilisé, ne circule pas, qu'il devient hau [...]. On peut alors en faire usage pour ensorceler » (ibid., p. 97). Il convient donc, en quelque sorte, de surenchérir sur le mysticisme auquel C. Lévi-Strauss reprochait à M. Mauss d'avoir succombé. L'esprit de la chose donnée n'agit pas tout seul. Si le hau tue, c'est en tant qu'il cristallise la haine résultant d'une interruption des flux de générosité et qu'il sert de support à des pratiques d'ensorcellement qui supposent la mise en œuvre délibérée de certaines techniques. 

On voit donc apparaître ainsi une face cachée du don, sa face noire, la face du don en négatif, celle de la sorcellerie [1], conséquence de l'interruption du don. La sorcellerie, d'une part, est une forme de guerre à distance, de guerre invisible menée par des moyens invisibles. D'autre part, elle ressortit à l'ordre de la vengeance. Elle se situe, enfin, à l'opposé de la magie positive, de la magie qui fait naître et croître toutes choses dans une logique de jeu coopératif. Elle instaure, en effet, un jeu à somme nulle [2], qui fait dépérir et mourir. On conçoit donc mieux en quoi il est profondément erroné de penser l'échange cérémoniel au premier chef comme une forme d'échange économique, comme une sorte de troc maniéré et euphémisé. Plus profondément, il est à penser et à mettre en relation avec les autres systèmes de relations sociales qui n'en sont jamais que les transformations, de même qu'il les transforme en actualisant et en rendant immédiatement visible leur logique constitutive : le système de la parenté et de l'alliance, celui de la sorcellerie, celui de la vengeance, le système de la guerre, celui de la magie, celui du sacrifice et du rapport aux dieux et aux esprits.

Mais il convient sans doute de pousser plus avant encore l'investigation et de tenter d'isoler les éléments communs, l'éther général en quelque sorte, à tous ces systèmes ; l'éther irréductible à l'échange cérémoniel, mais que celui-ci manifeste de façon privilégiée parce qu'il le « joue » et le met en scène à l'état presque pur. Il s'agit, croyons-nous, de l'imaginaire du don en tant que tel, celui qui pose que le monde entier, le monde social comme le monde animal ou le cosmos, ne peut s'engendrer et s'organiser qu'à partir de dons que se font des personnes, des principes vitaux ou des puissances en eux-mêmes antagonistes, mais que le don a charge de transformer en alliés. À moins que le refus du don ou de sa restitution ne laisse se déchaîner la part maléfique que recèlent toute puissance et tout être, et ne débouche sur le chaos, la stérilité et la mort. 

Les auteurs inspirés par Jacques Lacan ont bien dégagé un des corollaires de l'universalité, dans la société archaïque, de l'imaginaire du don : à savoir l'universalité de la loi de la réversibilité. Parce que le temps du don est circulaire et cyclique, les positions sont infiniment réversibles et permutables. Les Papous, remarquait déjà M. Mauss, ne connaissent qu'un seul mot pour désigner ce que nous pensons, nous, comme l'opposition de l'achat et de la vente. É. Benveniste a montré que la racine indo-européenne « – do – » pouvait désigner, selon les langues, tantôt et majoritairement le don, mais aussi bien le contre-don voire la prise ou la captation (Benveniste, 1966). Car, dans un temps non linéaire, ce qui vient après était déjà là avant. 

Le seul inconvénient de cette thématique de la réversibilité, notions-nous déjà, c'est que, telle quelle, elle reste trop abstraite. D'une part, elle escamote la spécificité de chacun des moments du donner, du recevoir et du rendre ; plus fondamentalement, elle ne signale pas deux faits essentiels : celui, tout d'abord, que dans un monde qui est perçu comme un monde de puissances personnalisées, celui du paganisme, du totémisme et de l'animisme, chaque être est doté d'une force spécifique, plus ou moins grande, mais en tout cas incomparable aux autres forces et aussi peu substituable à elles, en principe, qu'une pièce de monnaie primitive l'est à une autre. À la différence de l'échange marchand, le don ne met donc pas en relation des entités égales en droit et a priori, ou dont l'équivalence est susceptible d'être calculée. Au contraire, au sein d'un univers qui est perçu comme radicalement hétérogène, tissé de particularités irréductibles, il ne produit de l'égalité – ou, pour mieux dire, de la parité – qu'a posteriori, ex post, et qu'après avoir postulé et signalé une différence initiale foncière. 

Parce qu'elle décrit la circularité des dons, en imaginant implicitement que celle-ci se déroulerait dans une sorte d'état d'apesanteur, comme sous vide, la thématique de la réversibilité postule implicitement l'égalité ou l'identité des protagonistes du don. Elle gomme les aspérités, les irréversibilités et les singularités qui ne peuvent que surgir du fait de l'hétérogénéité foncière des puissances entre lesquelles le don instaure un pacte précaire. La métaphore du cercle est trompeuse aussi, en second lieu, parce qu'elle met sur le même plan les trois temps du cycle oblatif. Or, mieux vaudrait sans doute adopter la métaphore de la spirale. Il est clair en effet que le moment capital est le premier, celui du don proprement dit. C'est lui qui fait apparaître quelque chose qui n'existait pas antérieurement, un effet sans cause sans lequel, à proprement parler, rien n'existerait. Si l'on veut, la raison pour laquelle il y a quelque chose plutôt que rien, c'est que ce quelque chose a été donné (ou pris), c'est le don, unique et véritable cause première postulée par la métaphysique sauvage. « Sans l'initiative d'un geste gracieux », pour parler comme Aristote, rien ne peut exister. L'obligation d'accepter, pour sa part, se confond avec celle de recevoir la vie, cette étincelle d'organisation issue du chaos. 

Mais le risque de contre-sens le plus grave concerne l'obligation de rendre. L'imaginaire de la marchandise nous pousse à la comprendre comme l'expression de la nécessité d'acquitter ses dettes pour mettre fin à toute dette. Or, si tel était le cas, on ne comprendrait pas pourquoi la véritable obligation n'est pas celle de rendre, mais celle de rendre plus. En fait, comme l'avait bien vu Claude Lefort (1978), l'obligation de rendre plus n'est rien d'autre que celle de se placer à son tour en position de donateur afin de, non pas résorber, mais bien de (ré) alimenter en permanence les dettes. Le fameux « taux d'intérêt » primitif, dont nombre d'anthropologues veulent nous faire croire que c'est la perspective de son obtention qui motive, par anticipation, le don initial, ne constitue donc nullement une rétribution de ce dernier. Il permet au contraire au récipiendaire de prendre à son tour l'initiative et d'occuper désormais la position de donateur. Les hommes du monde archaïque ne sont pas interchangeables, comme le postule la logique épurée et formelle de la réversibilité. Ils n'occupent pas non plus indifféremment une position de donateur ou de récipiendaire. Le fait essentiel, que masque la problématique de la réversibilité, c'est que tous sont des donateurs, au prorata de la puissance irréductible et incomparable qu'ils sont supposés posséder et incarner. Et cela, bien sûr, n'est pas vrai seulement ni même peut-être principalement des hommes, mais tout autant des animaux, des végétaux, des minéraux, des ancêtres, des esprits et des dieux. 

Nous avons signalé à l'instant les liens qu'entretient le don des biens précieux maoris avec la sorcellerie. Le hau est ce qui permet d'ensorceler. Mais le texte de Ranapiri, reproduit par Mauss dans l'Essai sur le don, ne constitue qu'un fragment de propos beaucoup plus amples et développés, que Ranapiri consacre principalement à expliquer comment les prêtres placent certains biens précieux (taonga) dans la forêt, et comment le don du taonga est la condition pour que la forêt abonde en oiseaux que pourront manger les Maoris, à commencer par leurs prêtres. Ces oiseaux, explique Ranapiri, sont le hau de la forêt, qui lui-même répond au hau des taonga. Ce n'est que si les prêtres donnent à la forêt que celle-ci pourra donner à son tour. Le concept de hau se manifeste ici dans le registre de la magie positive. Il désigne la force vitale, le souffle, ce qui fait naître et se développer, la source de toute croissance et de toute maturation. Apparaît ainsi un autre thème fondamental : le don est la condition sine qua non de toute fécondité.

Au sein d'un univers que ne peuplent que des puissances autonomes et qu'on ne peut assujettir, sauf éventuellement par la ruse ou la séduction, rien ne saurait être produit, tout doit être donné. Il n'est possible de consommer des oiseaux que si on persuade la forêt d'en donner à suffisance. Les femmes ne produisent pas les enfants. Ceux-ci ne sont d'ailleurs pas réputés procéder d'elles. Elles en sont les détentrices provisoires et il faut les convaincre de les donner, c'est-à-dire de les mettre dans la circulation générale. Et, certes, ce travail de la conviction n'exclut pas le recours à certaines formes de violence, mais celle-ci doit trouver ses limites dans le fait que ce qui résulte d'une gestation et revêt donc la forme d'un don, ne peut être purement et simplement extorqué. Pour cette raison encore, parce que le don est la condition même de la fécondité, et parce qu'aussi longtemps qu'il circule il fait exister davantage d'êtres et de principes vitaux, l'image du cercle indéfiniment réversible est trompeuse, et la métaphore de la spirale, préférable. 

 

L'étrange principe d'alternance

 

C’est seulement après avoir reconnu ce principe transversal qui organise les divers plans de la société archaïque, selon lequel le don met en relation des personnes autonomes et irréductibles, donateurs mi-volontaires mi-involontaires, encouragés à donner pour que le monde puisse exister, qu'il est possible de déduire, peut-être, une autre spécificité du don rituel archaïque, complémentaire au principe de réversibilité spiralaire : celle qui tient à ce qu’on pourrait appeler le principe d'alternance. Ce principe, comme l'avait lumineusement exposé Huinzinga (1951), apparente étroitement le don archaïque au jeu agonistique. 

Sauf dans le don de transmission, le don en quelque sorte vertical de la filiation et de la succession des générations, les partenaires de la relation de don sont en effet à la fois des antagonistes et des alliés. Au sein du don rituel, comme dans la sorcellerie, dans la vengeance, dans l'alliance, comme probablement aussi dans la guerre et dans le sacrifice, règne implicitement une règle au fond étrange, celle qui pose qu'il n'est possible de donner, de jouer, qu'à tour de rôle. Un coup chacun, un don ou un contre-don chacun, un envoûtement, un mort ou une femme chacun. De même qu'aux échecs, aux dames, dans les jeux de cartes ou dans tous les jeux de ce type, on n'a pas le droit de jouer deux coups à la suite. Si le membre d'un clan a tué un membre d'un autre clan, on ne saurait prendre les devants ; il faut attendre la vengeance. C'est seulement après avoir éprouvé soi-même une mort, qu'on pourra à son tour se venger, et ainsi de suite jusqu'à l'infini si une procédure externe ne vient pas mettre un terme au processus [3]. Quel statut accorder à ce principe d'alternance ? Doit-on le comprendre comme la manifestation d'une exigence démocratique primitive [4] ? Si tel était le cas, il ne s'agirait assurément pas d'une démocratie du type de celles que fondent les droits de l'homme. C'est-à-dire d'une démocratie qui s'étaie sur le principe de l'égalité de droit des hommes, de droit entre des hommes nus, sans qualités et sans phrases. 

S'il existe une exigence démocratique primitive, elle est fondée sur la crainte et le respect éprouvés pour des personnes d'autant plus irréductibles et indestructibles que, si on entreprenait de les exterminer ou de les faire disparaître, alors les conditions de toute fécondité et de la vie même disparaîtraient aussi. On ne peut à la fois manger la forêt et espérer que son hau continue à multiplier les oiseaux. Confessons que nous n'avons pas de réponse à cette question du statut et de l'origine du principe d'alternance. Sans doute les éléments ethnographiques nous font-ils défaut qui permettraient de comprendre comment des dettes symboliques, comment des chemins de don se tarissent et se ferment [5]. Comment donc une extinction des dettes anciennes, la mort et la décrépitude viennent contrebalancer les dettes, les créances et la vie nouvelles. Quoi qu'il en soit, nous disposons désormais de suffisamment d'éléments pour appréhender la spécificité du don archaïque. Reste à les rassembler, à tenter de les faire tenir ensemble sous le regard une dernière fois, de façon à ce qu'ils puissent servir de base de comparaison avec le don moderne. 

 

La systématicité du don archaïque 

Le don, dans la société archaïque, n'est pas une forme particulière de relation économique entre deux ou plusieurs individus. Bien au-delà du seul échange des biens, le don représente la forme générale des relations qui unissent, en positif ou en négatif, pour le meilleur ou pour le pire, les multiples puissances personnalisées, humaines, animales, végétales, minérales ou divines, qui peuplent le cosmos sauvage. « L'obligation de rendre dans l'échange, écrit Goldman, répond à une vision cosmique fondée sur le principe d'une circulation éternelle des formes vivantes. Les obligations de donner et de rendre engagent à leur tour à prendre part à cette circulation vitale. Le système entier de circulation embrassait un univers peuplé d'êtres humains, de puissances surnaturelles et, par le truchement des richesses mises en circulation, des formes de la vie végétale et animale [6] ». 

On ne saurait toutefois se borner à poser que la société archaïque s'organise tout entière à partir d'une sorte de principe métaphysique, oblatif a priori, car c'est la prééminence et l'omniprésence de celui-ci qui doivent justement être expliquées. La tentative la plus claire et la plus satisfaisante en ce sens nous semble être celle de Chris Gregory (1982). Elle s'étaye sur une relecture originale de l'histoire croisée de l'économie politique et de l'anthropologie. Il existe en économie, nous dit Gregory, deux manières de penser, deux types de visées scientifiques, radicalement et irréductiblement différentes : d'une part celle qu'incarne l'économie classique anglaise, complétée par K. Marx et plus récemment par Sraffa ; d'autre part le projet de l'économie néo-classique. Les véritables continuateurs de l'économie classique, estime C. Gregory, ne sont pas les économistes néoclassiques mais L. H. Morgan, M. Mauss et C. Lévi-Strauss. Ces anthropologues ont en effet en commun avec les économistes classiques de s'interroger sur les lois de fonctionnement d'un système social global, là où les économistes néo-classiques ne s'intéressent qu'aux rapports subjectifs que les individus entretiennent avec les choses. Ce qui sépare les économistes classiques des anthropologues susnommés n'est pas la nature de leur projet scientifique, mais le fait que les premiers cherchent à dégager les lois de fonctionnement d'une société régulée par la production et l'échange de marchandises, là où les seconds étudient des sociétés où domine non pas la production mais la consommation, et où celle-ci s'effectue selon la logique du don. 

En simplifiant : l'économie de marché vise à produire des choses au moyen de choses. À la limite, elle produit les personnes elles-mêmes comme si elles étaient des choses [7]. À l'inverse, la société archaïque donne le privilège aux rapports entre les personnes sur les rapports entre les choses. Elle se soucie donc au premier chef de la « production » des personnes, et elle produit les choses elles-mêmes comme si elles étaient des personnes, en les faisant servir, à travers le don, à la production des personnes et à l'établissement de leurs liens sociaux : « L'échange de marchandises, écrit C. Gregory, est un échange d'objets aliénables entre des personnes qui se trouvent dans un état d'indépendance réciproque se traduisant par l'établissement d'une relation quantitative entre les objets échangés [...] L'échange par don, à l'inverse, consiste en un échange d'objets inaliénables entre des personnes qui se trouvent dans un état de dépendance réciproque se traduisant par l'établissement d'une relation qualitative entre les protagonistes. Celle-ci découle du primat de la consommation et des méthodes de production par la consommation. En conséquence de quoi les principes qui gouvernent la production et la consommation des biens doivent être compris en référence au contrôle des naissances, des mariages et des morts » (Gregory, 1982, p. 100 ; notre traduction). 

Parce que l'objet privilégié du don n'est pas constitué par des choses mais par des personnes, les femmes, l'« équivalent » des prix marchands au sein de l'économie du don ne doit pas être recherché dans les rapports quantitatifs, d'ailleurs variables nous l'avons vu, entre les biens, mais dans les « termes de parenté classificatoire » (ibid., p.67). 

La grande césure historique est celle qui oppose les sociétés claniques, qui fonctionnent sur la base du don et de la parenté, aux sociétés de classes, organisées à des degrés divers à partir du marché. Au sein de chacun de ces deux grands blocs, il existe bien sûr des différenciations considérables. C. Gregory distingue ainsi, pour le second, la société esclavagiste qui pratique le troc, la société féodale marchande – celle qui obéit au cycle MAM de Marx – et la société proprement capitaliste, qui obéit au cycle AMA. De même, dans l'univers clanique, il est possible de distinguer trois formes ou trois stades principaux : les sociétés organisées en moitiés et en phratries pratiquent l'échange restreint des femmes (A àB àA) et l'échange équilibré des biens. Le pouvoir appartient aux anciens. L'obligation de rendre plus (« incremental exchange of things – gifts ») apparaît avec l'organisation sous forme de tribus ou de nations. Elle est associée à l'échange différé (delayed) des femmes (A à B à C, C à B àA) et à l'institution des Big Men. Dans le cadre enfin des chefferies et des confédérations à base clanique se développent l'échange généralisé des femmes (A à B à C à A) et l'échange tributaire des biens (ibid., p. 69 et 70). 

Il était d'autant plus important de rappeler ces distinctions que, comme nous l'avons signalé dans notre introduction générale, la raison principale pour laquelle les modernes refusent d'entendre parler du don, c'est qu'ils l'associent indéfectiblement avec les mécanismes de l'exploitation et de la domination et, en particulier, avec la domination et l'exploitation des femmes, qui seraient les principales victimes de l'idéologie oblative. La typologie de C. Gregory (dont on pourrait discuter la pertinence sur tel ou tel cas particulier, mais qui semble juste et éclairante dans ses grandes lignes) a le mérite de montrer en quoi les modernes ont à la fois raison et tort. Raison parce que, en effet, la sophistication et la ritualisation exacerbées du don semblent bien aller de pair avec le creusement des hiérarchies et l'émergence d'une logique d'aristocratisation. Tort parce que, en tant que tel, le don n'est pas plus réductible à sa mise en œuvre à des fins de domination symbolique et réelle que la marchandise n'est intrinsèquement réductible au capital. Le don entre égaux reproduit de l'égalité, le don entre inégaux reproduit de l'inégalité. 

 

Reproduction, don, personne
et socialité primaire

 

Une première traduction possible du propos de C. Gregory serait la suivante : le don constitue le mode de relation par excellence entre les personnes en tant qu'elles se considèrent et s'instituent comme des personnes. Il est ce qui transforme les êtres et les individus en personnes. Corollaire : le don institue le registre de la « socialité primaire » dont il forme la trame même. Nous introduisons ici deux notions nouvelles, « personne », « socialité primaire », d'ailleurs étroitement interdépendantes, qui appelleraient chacune de longs commentaires. Pour ce qui est de la première, bornons-nous à rappeler cette évidence que les sujets, contrairement à ce que postulent, peu ou prou, toutes les variantes de l'utilitarisme ou de l'individualisme méthodologique contemporain, ne peuvent pas être considérés comme des atomes qui préexisteraient à leur inscription dans des relations sociales déterminées. Conformément à une perspective qui ne se veut ni individualiste ni holiste mais interactionniste, le concept de personne désigne cette prise des sujets dans une série de faisceaux de droits et d'obligations, de dettes et de créances, qui ponctuent leur existence concrète. La socialité primaire représente le lieu réel, symbolique ou imaginaire dans lequel les personnes entrent en interaction directe. Ou encore elle est le lieu de l'interconnaissance directe et concrète, que celle-ci soit effective (relations face à face) ou simplement virtuelle. 

Dans une perspective phénoménologique, on dira que la socialité primaire constitue l'espace concret de l'intersubjectivité, et donc que le don est la modalité concrète et spécifique de celle-ci. Ce qu'il est possible d'appeler par différence la « socialité secondaire » appartient au registre de « l'intermédiation ». Dans ce second registre, les personnes n'interagissent pas en tant que personnes globales mais en tant que supports de fonctions partielles et, au moins au départ, instrumentales. Empiriquement, les domaines principaux de la socialité primaire sont ceux de la parenté, de l'alliance, du voisinage, de l'association, de l'amitié, de la camaraderie. Ressortissent par contre au registre de la socialité secondaire les domaines du théologico-politique, de la guerre et de l'échange marchand. Si l'on se reporte aux quatre sphères distinguées dans la première partie, celles de l'État et du marché relèvent de la socialité secondaire, la sphère domestique de la socialité primaire, et la sphère du don entre étrangers appartient à la fois à la socialité primaire et à la socialité secondaire. 

Les concepts de « personne » et de « socialité primaire » sont en eux-mêmes transhistoriques et universels. Ils ne nous disent donc rien de particulier sur la société archaïque. Pour avancer en direction d'une spécification, inspirons-nous de l'hypothèse de C. Gregory selon laquelle « les dons de choses représentent des substituts symboliques aux dons des femmes plutôt que le contraire ». La raison de l'importance fondamentale du don des femmes dans la société clanique, nous l'avons suffisamment suggéré, tient au fait que la préoccupation principale y est celle de la « production » des êtres vivants. Mais le mot même de production est inadéquat. Seule la société moderne produit (et consomme) au terme d'un travail. Dans la société clanique, au contraire, rien ne naît et ne s'obtient autrement que par les biais d'une génération et d'une parturition [8]. Le seul « travail » concevable est celui qui aide à abréger la période de gestation et à forcer l'accouchement, le travail qui contribue, autrement dit, à précipiter le don. 

Il est possible de généraliser cette remarque et de poser que la société moderne marchande pense tout dans le langage de la production et du travail, ce qui l'entraîne à concevoir la naissance comme re-production, processus assimilable à la production, tandis que la société clanique raisonne à partir de la métaphore de l'apparition, de l'engendrement, identifiés à l'aboutissement d'un don. Suivons cette piste pour montrer brièvement comment la société archaïque s'organise à partir d'une double exigence générative. Celle, tout d'abord, de la naissance des êtres et des individus biologiques ; celle, ensuite, de la renaissance symbolique des personnes sociales [9].  

La naissance des êtres biologiques

 

Il n'est pas aussi certain que nous le dit René Girard que tous les mythes parlent du meurtre d'une victime émissaire. En tout état de cause, ils ne parlent pas que de cela. En revanche, il est clair qu'ils parlent beaucoup de sexe, de viol ou d'inceste. Non pas parce que les sauvages seraient des obsédés sexuels mal dégrossis, s'autorisant avant la lettre le déferlement pornographique ou scatologique qui a suivi en Occident la récente vague de libération sexuelle. Mais, de façon plus vraisemblable, parce qu'ils ne connaissent pas d'autre métaphore générale à partir de laquelle penser l'origine de toutes choses : l'essentiel, et l'énigme essentielle qu'est l'apparition de la vie sous toutes ses formes. Il n'est donc pas très surprenant que soit considérée comme la plus fascinante, désirable et dangereuse, la puissance de donner la vie, et donc celle des femmes. Il n'est pas très surprenant non plus que cette puissance soit aussitôt conjurée, apprivoisée, déniée et aménagée. Il ne semble pas tolérable que seules les femmes puissent être considérées comme les donatrices authentiques des seules choses réellement importantes. 

Aussi bien, expliquent nombre de mythologies primitives, sont-ce les femmes qui possédaient à l'origine tous les savoir-faire et ont inventé toutes les institutions humaines. Par ruse et perfidie, profitant de leur inadvertance, ou par souci du devoir, les hommes leur ont dérobé ces pouvoirs fabuleux et ils font désormais accroire aux femmes qu'ils les possèdent réellement. Ce qui importe au plus haut point, c'est d'affirmer que les hommes jouent dans la procréation un rôle au moins aussi important, et généralement beaucoup plus important, que celui des femmes. Car la loi fondamentale est que rien n'existe qui ne vienne de deux [10], autrement dit que rien ne peut naître qui ne résulte d'un échange de dons et de contre-dons. Les hommes se donnent donc les femmes qui donnent les enfants que leur donnent leurs époux, ou plutôt que les dons de leurs époux ou de certains hommes privilégiés contribuent à faire croître et naître. Tout est ici affaire de dons entrecroisés, de sperme, de lait et de sang. 

La renaissance symbolique des personnes

 

Les rituels d'initiation, on le sait, mettent en scène une parturition proprement sociale et symbolique. En jouant vis-à-vis des initiés le rôle de mères culturelles, les pères et les oncles assurent leur transformation définitive d'individus biologiques, jusque-là confinés dans l'univers des femmes sous la garde de leur mère, en personnes sociales, dotées d'un ou de plusieurs noms, de droits et d'obligations [11]. Ces rituels initiatiques s'inscrivent dans le cadre plus général de l'ensemble des rituels religieux, magiques et sacrificiels. Comme l'a montré R. Hocart (1978), le but premier de tous les rituels est d'assurer la fécondité. Tous impliquent la subdivision du clan, de la horde ou de la tribu, ou bien celle des officiants du rituel, en deux groupes, l'un qui donne et l'autre qui reçoit. 

La véritable origine de la division du travail serait-elle à rechercher dans la division du travail rituel ? Le principe d'alternance que nous évoquions plus haut est à mettre en relation avec l'universalité de la division des sociétés en moitiés, comme avec celle du principe qui affirme qu'on ne peut pas être en même temps donateur et récepteur, mais que ces deux positions doivent être occupées à tour de rôle. Dans La Pensée sauvage, C. Lévi-Strauss montre admirablement comment les prescriptions et les proscriptions qu'organise l'opérateur totémique donnent naissance à une division proprement imaginaire, dénuée de tout contenu fonctionnel véritable, du travail. Les membres du clan de la tortue de mer seront, par exemple, les seuls à pouvoir la chasser, et parce qu'ils ne sauraient consommer leur animal éponyme, les seuls à pouvoir en donner. L'amour, écrivait J. Lacan, consiste à offrir à quelqu'un quelque chose qu'on n'a pas et dont il ne veut pas. Tout l'effort de la société archaïque, fondé sur l'honneur des donateurs, consiste à tenter de surmonter ce pessimisme en donnant à chacun quelque chose qu'il soit seul à pouvoir donner à son tour. C'est le rôle de l'initiation que de consacrer cet accès au monopole de certaines positions, droits, biens, prérogatives et obligations consécutives. 

Jusqu'au moment de son initiation, ou de ses initiations (puisqu'on accède à chaque âge de la vie par une nouvelle initiation), la nouvelle personne sociale s'est contentée de recevoir. Elle a été la bénéficiaire de ce qu'on pourrait appeler le système des dons verticaux, celui qui s'inscrit dans la logique de la transmission. Les dons qu'implique celle-ci, dons entre inégaux, des aînés vers les plus jeunes, n'appellent pas de retour, sinon l'obligation faite aux récipiendaires de transmettre à leur tour, mais plus tard. Ces dons échappent donc au principe de l'alternance qui caractérise la plupart des dons horizontaux. Une fois l'initiation achevée s'ouvre le champ des échanges cérémoniels, ceux qui jouent et symbolisent le don en tant que tel. C'est ce type de dons qu'on peut qualifier « de dons horizontaux » et qu'illustrent les exemples classiques du potlatch et de la kula. Ils relèvent de ce que M. Sahlins nomme la réciprocité équilibrée. En principe, ils s'effectuent entre pairs, ou plutôt ils créent de la parité. À ceci près que la parité est toujours menacée par la visée de l'obtention d'une supériorité, que le fait de rendre va résorber et renverser. Les donneurs de femmes sont supérieurs aux preneurs, à moins qu'exceptionnellement ce ne soit l'inverse. Rêver, comme le disait Mauss, qu'un don soit tellement énorme qu'il ne puisse pas être rendu – rêver comme l'écrivait Léonard Cohen dans sa chanson du « Joueur », d'une carte si inouïe (so high and wild) qu'on n'aurait jamais plus besoin de jouer une autre fois –, c'est rêver de retransformer le don horizontal en don vertical. 

La loi du toujours plus, que cristallise le hau, traduit le désir d'accéder à la position de maîtrise qui est celle des anciens, des aînés, des parents, dont le don de transmission – don sans réplique – n'appelle pas de retour. La pulsion hiérarchisante, celle qui produit les Big Men et les aristocrates, en les séparant du commun qui n'a pas les moyens de rendre autant, se fraye un chemin à travers cette dialectique du don horizontal entre pairs et du don vertical de transmission dont la virtuelle réactualisation est toujours présente en pointillé au sein des dons les plus réciproques. Le don entre les sexes engendre les enfants, les animaux, les végétaux, les pierres, les étoiles, les vents et les esprits. Le don cérémoniel apporte la renommée, l'honneur, le prestige, la face [12]. Le don vertical maintient le domaine de la parenté, le don horizontal ouvre celui de l'alliance, matrimoniale ou politique. Il transforme les ennemis d'hier ou de demain en alliés. Il fait des étrangers des amis. Reste la question des étrangers inconnus, et de ceux avec lesquels on ne noue pas de relations d'échange et d'alliance. 

Cette présentation du don archaïque permet une première comparaison avec le don moderne. 

 

L'entre soi archaïque 

La société archaïque se soucie infiniment plus de sa « reproduction » que de la production des choses. Infiniment plus de reproduire les êtres biologiques, les personnes, les relations entre elles et, par l'intermédiaire du don fait aux dieux, de reproduire la société elle-même. Le moment de la reproduction, ou mieux, du réengendrement, est celui du sacré et du rituel. Nul doute qu'il l'emporte de manière décisive en importance sur le temps des activités profanes, qu'il encadre et ponctue de part en part. C'est que tout doit pouvoir à tout moment faire sens global et cohérent. Ou encore, rien ne doit pouvoir survenir au sein de l'un des ordres de la pratique qui ne soit signifiant également au sein d'un autre et qui ne fasse sens du point de vue de l'ensemble. Tout doit être en permanence et indéfiniment recontextualisé. Cette prédilection pour l'anhistoricité, cette passion du retour permanent aux origines, du retour à zéro et au point de départ, ont sans doute des raisons d'ordre technique et économique. Les techniques de la chasse et de la cueillette ne permettent de faire vivre que peu de monde sur un territoire qui doit être considérable. 

Mais d'autres raisons sans doute plus fondamentales semblent jouer également, qui tiennent à la nature même de cet opérateur symbolique qu'est le don. Parce que celui-ci noue des relations concrètes entre des personnes concrètes, sa puissance est limitée par sa concrétude même. Il ne saurait s'étendre à un nombre trop considérable d'individus sans changer de nature et sans faire basculer les personnes dans le registre de l'abstraction impersonnelle. C. Lévi-Strauss parle de cette douceur qui ne peut qu'être refusée aux hommes, celle de vivre indéfiniment entre soi. C'est ce rêve, souvent cauchemardesque par ailleurs, que poursuit néanmoins la société sauvage. Elle veut rester une société de l'entre soi, société de parents et d'alliés tressés ensemble par les liens concrets du don concret. Or, le plus noble et le plus prestigieux des Trobriandais ne peut pas avoir beaucoup plus de deux cents amis, plus de deux cents partenaires de kula. Au-delà de ce nombre, l'opérateur-don doit confesser son impuissance. Il devient muet et stérile. Le don archaïque, comme le don moderne, fonctionne en conformité avec la logique des réseaux. Mais dans le cas archaïque, les réseaux doivent rester denses, converger et contribuer à la reproduction, figurément à l'identique, de l'unité de sociétés qui ont choisi de ne se mouvoir que dans le champ de l'entre soi, de se vouer tout entières au seul registre de la socialité primaire.

Disons-le plus directement. Elles ne savent que faire de l'étranger qu'elles ne peuvent transformer en un allié. Si, pour reprendre l'expression de Mary Douglas, la société archaïque ignore le don gratuit, ce n'est pas parce que les sauvages seraient frappés d'un égoïsme incurable. Égoïstes, ils ne le sont ni plus ni moins que nous-mêmes. Là, dans cette dialectique idéaliste de l'égoïsme et de l'altruisme, n'est d'ailleurs pas le problème. Dire que la société clanique ignore le don gratuit, c'est simplement reconnaître qu'elle ne veut pas entrer en relation avec les étrangers inconnus, ceux qui ne sont pas du bois dont on fait les alliés. De l'inconnu épisodique, de passage, amené par les hasards de cette histoire qu'on refuse, il est toujours possible de faire quelque chose : lui offrir l'hospitalité et, le cas échéant, le manger. Avec certains étrangers, il est possible d'amorcer des relations commerciales sous la forme prudente du commerce silencieux, en s'autorisant la tromperie et les manœuvres que les lois de l'honneur interdisent entre proches. Mais ce rapport aux étrangers doit rester périphérique, aussi loin que possible de la communauté. Au sein de celle-ci, l'étranger ne peut pas avoir de statut en tant que tel. Avec le tout Autre, par contre, se nouent des relations privilégiées, mais sous une forme paradoxale qui vient synthétiser et suturer l'ensemble des paradoxes dont se nourrit le don archaïque. 

Au moment d'amorcer notre exploration dans les contrées où règne le don archaïque, nous nous étions munis d'un viatique, une citation d'Aristote qui expliquait pourquoi il faut être spontané, pourquoi la spontanéité est obligatoire. C'est là bien sûr le paradoxe central du don en général, qui ne peut se résoudre et se surmonter que par cette forme de méconnaissance partagée, ce common knowledge, ce savoir commun qui est une ignorance commune nécessaire. Rien ne peut advenir, passer de la puissance à l'acte, que par le don. Rien ne revêt de valeur que pourvu de la spontanéité qui accompagne la donation. Le don est par définition spontané. Or, il est tellement essentiel à la société qu'elle aura continuellement tendance à le rendre obligatoire, à douter de la capacité de ses membres et à faire des lois qui le nient. Nous avons vu que c'est à l'occasion de la circulation et de l'aliénation de biens en principe inaliénables que le désir et les intérêts s'exacerbent, et donc que la tension entre spontanéité et contrainte devient maximale, comme par un effet du redoublement du paradoxe. Contrairement aux théories anciennes du communisme primitif et au modèle communautaire de Cheal (1988), chacun dans la société archaïque est propriétaire de quelque chose, mais conformément à un droit de propriété étrange qui interdit de conserver par devers soi ce qu'on possède. Corrélativement, le don introduit de l'égalité et de la parité au sein d'un univers qui est tout d'abord conçu comme fondamentalement inégalitaire et hétérogène, univers de puissances et de principes personnels antagonistes toujours inégaux du point de vue de l'énergie vitale qu'ils recèlent. De même que la guerre tend à rendre les guerriers égaux par l'échange des coups qu'ils se portent dans la perspective d'une mort commune, de même le don crée une sorte d'égalité, en faisant entrer un minimum de proportionnalité dans un rapport qui était au départ purement inégal (voir par exemple Berthoud, 1982). 

Tous ces paradoxes s'articulent au souci de préserver l'unité du corps social et se condensent dans la relation également paradoxale que la société sauvage entretient avec la Loi, qui lui permet de rester dans le registre de la socialité primaire. Comme l'ont bien montré P. Clastres (1974), M. Gauchet et C. Lefort (1971) et M. Gauchet (1977), ce qui permet à la société sauvage de préserver son indivision réelle, de prévenir l'émergence d'un pouvoir séparé – et d'une économie séparée, devrait-on ajouter – c'est le fait qu'elle place l'origine symbolique de la Loi à distance d'elle-même. Elle postule que celle-ci a été donnée une fois pour toutes de l'extérieur, par les héros culturels ou par les ancêtres. Les hommes ne se reconnaissent pas comme les inventeurs de la Loi, ni même d'ailleurs comme les inventeurs de quoi que ce soit. Le chef sauvage ne fait pas la loi, il se borne à dire une loi que tout le monde connaît et considère comme radicalement transcendante et externe au rapport social concret. 

C'est en affirmant leur absolue hétéronomie symbolique que les sociétés archaïques se pensent unifiées et sauvegardent leur autonomie réelle. C'est également en traquant impitoyablement en leur sein tout ce qui risque de se détacher d'elles – sous forme d'un pouvoir incontrôlable, ou de ces richesses qui menaceraient de s'accumuler en échappant à l'exigence de réversibilité – qu'elles interdisent que quiconque s'empare du nomos pour son propre compte en le faisant basculer du pôle du symbolique à celui du réel. D'où l'importance du travail rituel et du temps consacré à la seule exigence de la reproduction symbolique de la société. Le rituel, sous toutes ses formes, sacrificielle, magique, extatique, balaie et évacue en permanence les scories de l'hubris et ramène chacun à l'exigence du don. 

Résumons : la société archaïque préserve son autonomie collective réelle en bridant l'autonomie des individus et en se soumettant à une hétéronomie symbolique absolue. Elle sauvegarde la prédominance du registre de la personnalisation et de la primarité en se subordonnant à celui de la secondarité. La condition du maintien de son équilibre est qu'elle n'ait pas de rapports réguliers permanents et structurés avec l'étranger, car avec lui, par hypothèse, dès lors qu'elle ne sait pas en faire un allié, il n'est pas possible de nouer des relations de don concrètes et personnelles. En se soumettant à l'Autre symbolique, elles espèrent échapper à la soumission aux autres réels, aux multiples inconnus et ennemis potentiels. 

C'est dans les strictes limites inhérentes à ce montage symbolique que le don archaïque, opérateur concret de relations concrètes entre les personnes, peut être efficace. Avec l'irruption concrète de ces autres bien concrets que sont les conquérants, et par l'entremise de ces autres passablement abstraits que sont les marchands, c'est une autre histoire qui va démarrer. Volens nolens, il va falloir faire une place à tous ces étrangers et nouer avec eux des rapports qui, par hypothèse, ne pourront plus être ceux que dessinait et façonnait le don archaïque. Celui-ci, à l'instar des sociétés où il régnait en maître, va devoir s'historiciser, devenir abstrait et se spiritualiser, tout en cédant une place croissante aux logiques proprement secondaires de la domination et de la marchandise. Cette autre histoire qui s'ouvre ainsi, c'est celle de l'historicité. 

 

L'entre soi moderne

 

Mais il faut ajouter qu'il y a un envers de la médaille à cette fermeture du don archaïque condamné à la répétition éternelle du même. S'il est vrai que la société archaïque ne connaît pas le don aux étrangers, inversement, il est aussi exact qu'elle est ouverte à la nature tout entière, au cosmos dont elle fait partie. La priorité accordée au don vertical relié à la fécondité tend certes à limiter le don horizontal au profit de la famille, comme l'illustre l'exemple du refus de donner du sang aux étrangers. Mais cette fermeture est compensée en quelque sorte par l'extension indéfinie des rapports de parenté. À propos des aborigènes australiens, Chatwin affirme que « les structures de parenté s'étendent à tous les hommes vivants, à toutes les autres créatures, aux rivières, aux rochers et aux arbres » (Chatwin, 1988, p. 105). Et sous cet aspect, c'est le don moderne qui apparaît comme fermé puisqu'il limite son aire de circulation aux humains, et finit par limiter la parenté à la famille nucléaire et le don à la sphère de l'intimité (Cheal, 1988). 

On est donc en présence de deux systèmes qui sont l'un et l'autre ouverts et fermés, selon l'aspect considéré et le point de vue adopté. Le type d'ouverture du don archaïque explique que dans ce système tout peut être un bien, tout peut être un lien, et tout peut être un terme [13] du don, c'est-à-dire un sujet à qui le don est adressé. La permutabilité entre les termes du don (sa destination), les liens et les biens (ce qui circule) est entière. Autrement dit, tout peut être donné à tout. C'est ce qui explique notamment que les femmes peuvent être un don sans être pour autant un objet [14]. Car cette extension de la personnalisation des êtres à tout le cosmos fait que la société archaïque ne connaît pas le monde des objets, catégorie propre à la société moderne. Alors que dans la société moderne tout tend à être produit, dans la société archaïque rien n'est produit, sauf marginalement ; tout apparaît et disparaît, naît et meurt, « surgit de l'intérieur des choses » (Simmel, 1987, p. 441). « Il y a, avant tout, mélange de liens spirituels entre les choses qui sont à quelque degré de l'âme et les individus et les groupes qui se traitent à quelque degré comme des choses » (Mauss, 1985, p. 163). Dans « ce va et vient des âmes et des choses confondues entre elles » (ibid., p. 230), il n'y a ni âme ni chose, cette distinction cesse ici d'être pertinente. C'est précisément ce qui rend possible la permutabilité généralisée entre terme, don, lien. 

Au contraire, la modernité a introduit une rupture radicale entre le monde des personnes-sujets et le reste du cosmos devenu objet. Même les animaux sont de plus en plus des objets obéissant au monde de la production. Tout tend à être produit, même la naissance, qui devient une production d'êtres humains ou une reproduction. Or, le don ne peut pas être un pur objet. Car cela signifierait qu'il est totalement aliénable, qu'il est une marchandise, dépouillé des traces des personnes qui l'ont connu. Produit ou objet, cela signifie exactement la même chose. Le marché « objectivise » le monde, la nature, les animaux, les arbres, et réduit donc d'autant la circulation du don à ce qui reste, à ceux qui conservent le statut de sujet, et au moment seulement où ils ont ce statut (c'est-à-dire en dehors du marché et en dehors de l'État). Le produit est une catégorie fondamentale de base de la société moderne, née des premiers échanges avec l'étranger, née de l'apparition de l'étranger comme catégorie sociale ; catégorie que la société moderne projette sur toute interprétation du don archaïque. Une telle distinction entre objet et sujet met fin à la permutabilité archaïque. Un sujet ne peut plus être un cadeau, et on ne fait pas de don aux objets. 

À l'entre soi des petites sociétés ouvertes par ailleurs sur le cosmos, qui fait partie de la parenté autant que la parenté en fait partie, le moderne substitue l'entre soi des humains fermé sur la nature : il doit la mater pour ne pas subir ses lois naturelles implacables, les lois du monde des objets sur lesquelles nous n'avons pas de prise, alors que l'archaïque peut prier pour faire apparaître la pluie. (Et s'il prie suffisamment longtemps, la pluie va effectivement apparaître...) 

Le don archaïque se déroule entre groupes [15] ; la sphère « naturelle » du don moderne se situe dans l'intimité, entre individus souvent. Le don y sert à rappeler à tout un chacun qu'il est unique dans ce réseau personnel, qu'il se situe dans un réseau composé d'êtres uniques les uns pour les autres, alors que dans les appareils où il travaille ou chez les marchands à qui il a affaire, des rôles interchangeables sont joués. Inversement, dans une société où l'on est partout unique, où l'on n'est nulle part un instrument, où l'on ne vend pas sa force de travail, il n'y a pas de raison que de tels réseaux individuels existent et que le don serve à construire l'unicité des êtres. Toute l'organisation rationnelle industrielle et bureaucratique est fondée sur un principe niant l'unique, celui de la répétition et de la reproduction du même à l'infini, celui où rien ne doit apparaître d'imprévu, car l'imprévu est considéré comme imperfection, anomalie, dans la chaîne de la reproduction parfaite du même. Le principe du don est au contraire l'imprévu, « something extra » (Cheal, 1988), ce qui échappe, ce qui apparaît venant d'on ne sait où, ce qui naît, ce qui brise la chaîne reproductrice du même au profit de la fécondation, de la naissance. 

Cet environnement du don moderne explique en partie ses caractéristiques de repli sur la mise en valeur de réseaux individuels intimes personnalisés, face à ce monde radicalement hétérogène, régi par les lois de la physique, du marché et de la rationalité instrumentale et linéaire. Dans le don quelque chose apparaît, une grâce dont nous avons bien besoin. Chaque don moderne fait à un individu sert à l'individualiser de la société, et non à renforcer son individuation dans la société, comme le don archaïque. Ayant été décrochés du système de l'univers et enrégimentés dans des systèmes où nous ne sommes pas uniques, mais des multiples les uns des autres, des clones interchangeables à l'infini, nous avons pour seule façon de construire socialement notre unicité la constitution d'un réseau d'autres personnes uniques. Le réseau est la construction des uniques, et le don trace et entretient les trajets, les chemins entre les uniques. C'est pourquoi, dans le don moderne, la personne à qui est destiné le don est le principal facteur d'explication du choix du cadeau (Cheal, 1988, p. 145). Dans le don archaïque, tout confirme notre unicité au sein d'un univers entièrement composé d'unique, de différent. La différenciation moderne doit être construite, la différenciation archaïque est déjà là, immanente, parce que le monde des objets interchangeables, le monde des produits n'existe pas. Parce qu'il est « entièrement plongé dans la subjectivité de sa relation à l'objet, tout échange, avec la nature ou avec d'autres personnes, qui va de pair avec une objectivation des choses et de leur valeur, apparaît [à l'homme de la société archaïque] infaisable. C'est véritablement comme si la première conscience qu'on prend de l'objet comportait un sentiment d'angoisse, comme si on vous arrachait un morceau de votre moi » (Simmel, 1987, p. 77). 

Cela explique l'absence de ce que Cheal appelle le don intime dans les sociétés archaïques. Il y a évidemment beaucoup de don vertical. Mais aucun équivalent des dons rituels intimes (Noël, anniversaires, Saint-Valentin, Pâques...) ne semble exister dans les sociétés archaïques, où le don a lieu publiquement et entre groupes. Le seul rituel de don qui se compare sans problème dans les deux types de sociétés, où l'on sent que l'on compare des choses comparables, est celui qui accompagne le mariage, tel que le décrit Cheal. La naissance, l'engendrement est vraiment à la base de tout don, quelle que soit la société. Et toutes les différences s'expliquent par l'indifférence de nos sociétés vis-à-vis de l'apparition de la vie, ce fait fondamental d'où tout provient, vis-à-vis de la création, qu'on a remplacée par la production, projet essentiel de la civilisation industrielle : en arriver à tout produire, à ce que plus rien ne soit créé, à ce que plus rien n'apparaisse, ne vienne au monde qui ne soit produit, y compris la vie humaine, alors que, pour les chasseurs-cueilleurs, rien n'est produit, tout naît, apparaît, est engendré. 

Toute la différence est là. Vue par la culture archaïque, cette obsession de la production revient à un désir d'éliminer toute vie, tout supplément, toute apparition, tout extra, toute grâce de l'univers. La société moderne a tendance à mettre tous ses œufs dans la circulation horizontale étendue à la planète tout entière par le libre échange de tout par tous, se désintéressant de la transmission verticale au point de détruire la planète et de ne plus se reproduire, de se comporter comme si elle se constituait en dernière génération, éliminant ainsi toute verticalité au profit d'une généralisation absolue de la circulation horizontale. Lévi-Strauss a montré que le tabou de l'inceste rompt la ligne de circulation verticale et ouvre l'univers de la circulation horizontale, condition de possibilités de la société. À l'inverse, l'expérience de la modernité met en évidence les dangers que court une société qui s'abandonne à la circulation horizontale. Le rapport qu'une société établit entre les deux types de circulation est crucial. 

La naissance a lieu aujourd'hui dans l'intimité, dans cet enclos protecteur inventé par les modernes contre le monde sans grâce de la production, ce qui explique le déplacement du don dans cette sphère de l'intimité, inexistante dans les sociétés archaïques. Le don suit la naissance et le mouvement de la vie. Le don tourne autour de la famille et de la parenté, dans les deux types de société. Les femmes sont au centre des systèmes de don dans les deux types de société. La femme est même un cadeau dans le don archaïque. Dans le don moderne, elle est l'acteur principal du don rituel, intime ou communautaire, et du don aux étrangers, de tous les types de don en fait. C'est pourquoi Cheal termine son ouvrage The Gift Economy en affirmant que ce ne sont pas les classes sociales, ni le patriarcat, ni le fait que la femme soit au foyer ou au travail qui déterminent d'abord les caractéristiques du don moderne, mais la différence sexuelle. Le don moderne est une histoire de femmes : « C'est au sein de l'univers de relations propres aux femmes que se sont élaborées les significations modernes du don » (p.183 ; notre traduction). 

Le don suit la naissance. C'est pourquoi il loge aujourd'hui dans l'intimité et s'éteindra peut-être avec les bébés éprouvettes, lorsqu'on sera arrivé à prévoir le sexe de l'enfant, son QI, sa taille, etc., lorsqu'il n'y aura plus de surprise, autrement dit lorsque le bébé sera un produit, et la naissance une production. 

La rupture entre l'humanité et le cosmos, rupture par où pénètre le monde des objets, qui finit par envahir le monde tout court et par déferler sur les personnes : voilà ce qui explique l'ensemble des différences entre don moderne et don archaïque, tout en montrant que la fermeture sur l'entre soi est aussi importante dans les deux types de sociétés, selon le point de vue. Claude Lévi-Strauss reconnaissait l'importance de cette fermeture moderne dans son Anthropologie structurale : « On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain ; on a cru effacer ainsi son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus [...]. En s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, l'homme occidental ouvrait un cycle maudit. La même frontière, constamment reculée, a servi à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe » (Lévi-Strauss, 1973, p. 53). Le don moderne crée des réseaux qui sont à l'abri des objets, qui redonnent un sens aux choses, parallèlement à cette rupture avec le monde engendrée par la généralisation des objets. D'où provient cette rupture ?


[1]    Les travaux de Jeanne Favret-Saada (1977 et 1981, avec Josée Contrepas) mettent en évidence la subsistance des pratiques sorcières dans certaines régions rurales françaises, en Mayenne notamment. Des travaux récents de J. F. Saada, on notera avec intérêt qu'il ressort que c'est habituellement peu de temps après « s'être mis à son compte » qu'un exploitant est susceptible de se sentir ensorcelé, peu de temps, donc, après avoir cessé de travailler « gratuitement », c'est-à-dire sans recevoir d'argent, pour le compte de ses parents. Autrement dit, la crise sorcière survient lors du passage de l'univers du don à celui de la marchandise et lorsque les premiers regards portés sur les comptes de l'exploitation signalent une inquiétante déperdition de l'énergie vitale.

[2]    Et procède de ce jeu à somme nulle.

[3]    Cette logique vindicatoire est remarquablement décrite par Ismail Kadaré (1981). La pertinence et la précision de ses descriptions « littéraires » sont parfaitement attestées par la passionnante série de travaux réunis par Raymond Verdier (1980).

[4]    Sur le thème des rapports entre démocratie sauvage et vengeance, voir le n° 7 de la Revue du MAUSS, « Les sauvages étaient-ils des démocrates ? », 1er trimestre 1990. Et plus particulièrement les articles de Nello Zagnoli, « La vengeance en Calabre », et Georges Charachidzé, « Types de vengeance caucasienne ». Ce numéro amorce une discussion de la thèse de Jean Baechler (1985) selon laquelle la démocratie constitue le régime politique naturel et spontané de l'humanité.

[5]    On trouvera des éléments en ce sens dans Weiner, 1989.

[6]    Goldman, 1975, p. 124, cité par I. Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 191. Des conceptions analogues sont développées en France par les anthropologues qui s'inspirent de l'œuvre de Louis Dumont. Voir Coppet et Iteanu, 1983.

[7]    C'est sur ce postulat que repose la théorie marxiste de la plus-value, et c'est lui qui la vicie. La plus-value ne serait déterminée, et le système économique clos sur lui-même, que si la force de travail était effectivement produite comme une chose, au moyen d'autres choses, si c'était une chose dont la valeur pouvait être déduite de la valeur des choses nécessaires à sa production. Marx s'est ici laissé abuser par les apparences mêmes qu'il voulait démystifier. La force de travail ne se réduit pas à une marchandise, à une « commodity produced by means of commodities » (Sraffa), pas plus que l'argent ou la terre. K. Polanyi (1983) parlait plus justement, à leur propos, de quasi-marchandises.

[8]    Même les minéraux doivent être accouchés (voir Éliade, 1977).

[9]    Nous suivons ici la voie ouverte par A. B. Weiner, qui insiste sur l'importance décisive de cette exigence de reproduction (voir notamment Weiner, 1982), mais il nous semble que la reproduction doit être pensée dans les liens étroits, indissociables, qu'elle entretient avec la symbolique du don. Si l'exigence de réciprocité est au cœur du don, alors la reproduction n'est pas à penser à la place de la réciprocité, mais comme son corollaire.

[10]   C'est ce qu'explique le mythe d'Œdipe selon C Lévi-Strauss (1958).

[11]   L'initiation féminine est généralement beaucoup plus brève et sommaire, probablement parce que la fécondité féminine est perçue symboliquement comme moins symbolique que naturelle.

[12]   Sur la logique de l'honneur, voir, dans une immense littérature, P. Bourdieu, 1980b. Sur les liens entre honneur et baraka, autrement dit le don d'une puissance surnaturelle, voir Jamous, 1981. La logique de l'honneur n'est évidemment pas réservée aux sociétés archaïques et traditionnelles. L'œuvre d'E. Goffman, par exemple, consacre une large place à l'analyse des rituels qui permettent de ne pas perdre la face, de la valoriser ou de ménager celle des autres. Voir Goffman, 1973. Voir aussi, sur E. Goffman, Catherine Kerbrat-Orecchioni, 1990, et Michel de Fornel, 1990.

[13]   Nous utilisons ici le langage de Lévi-Strauss (1967), qui parle du « primat du rapport sur les termes qu'ils unissent » (p. 133).

[14]   Contrairement à ce qu'affirme Lévi-Strauss (1967) : « La femme y figure [dans l'échange matrimonial] comme un des objets de l'échange et non comme un des partenaires. » (p. 134.) Sur ce point, voir Chantal Collard, 1981.

[15]   Cheal, 1988, p. 173, citant Mauss.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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