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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Deuxième partie 8. Les interprétations classiques du don archaïque


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Du don archaïque au don moderne

8. Les interprétations classiques du don archaïque


Retour à la table des matières du livre.

 

L'interprétation économique
L'interprétation « indigène »
L'interprétation échangiste-structuraliste
L'économicisme des interprétations classiques

 

Pourquoi et pour quoi donne-t-on ? Pourquoi faut-il accepter les dons, les cadeaux ? Pourquoi ne peut-on pas ne pas les rendre ? Telles sont, on s'en souvient, les trois questions par lesquelles débute l'Essai sur le don, de Marcel Mauss. À ces questions, l'Essai sur le don propose ou suggère, mi-explicitement mi-implicitement, trois types de réponses qu'on retrouve peu ou prou dans ce qu'il est possible de qualifier d'interprétations classiques du don : l'interprétation économique, l'interprétation » indigène » et l'interprétation structuraliste-échangiste. La première et la troisième présentent l'inconvénient, en tentant de rapporter le don à une vérité qui lui serait extérieure, de le dissoudre. La seconde, celle qui séduisait le plus Marcel Mauss lui-même, de rester énigmatique et incomplète. Une perspective rapide sur ces trois grands types d'interprétations va nous permettre de camper le paysage au sein duquel se déroule l'essentiel du débat théorique, avant d'esquisser notre propre formulation. 

 

L'interprétation économique 

L'interprétation économique du don est celle qui vient le plus spontanément à l'esprit moderne. Il n'est donc pas surprenant qu'elle soit la plus représentée, et de loin, parmi les théories du don. C'est à elle que M. Mauss réfère au début de son Essai : « ... le caractère [...] apparemment libre et gratuit, et cependant contraint et intéressé de ces prestations. Elles ont revêtu presque toujours la forme [...] du cadeau offert généreusement même quand [...] il n'y a que fiction, formalisme et mensonge social, et quand il y a, au fond, obligation et intérêt économique. » (1966, p. 147). » De même, ajoute-t-il, le marché est un phénomène qui selon nous n'est étranger à aucune société » (ibid., p. 272). Ces déclarations semblent entrer en contradiction avec les autres explications que propose Mauss par ailleurs, et avec son constat que « l'homo œconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous [...]. L'homme a été très longtemps autre chose, et il n'y a pas bien longtemps qu'il est une machine, compliqué d'une machine à calculer  » (ibid., p. 272). C'est une contradiction du même ordre qui anime toute l'anthropologie culturaliste américaine, comme le montre parfaitement Isabelle Schulte-Tenckhoff (1986). D'une part, en effet, le culturalisme met systématiquement l'accent sur l'inépuisable et irrésistible diversité des cultures humaines, tout entières organisées autour de valeurs en elles-mêmes supposées arbitraires. D'autre part, par delà l'affirmation de cette diversité, il croit pouvoir retrouver systématiquement l'efficace universelle des motivations strictement économiques. C'est ainsi que F. Boas, qui est à la fois le découvreur du potlatch et le fondateur de l'anthropologie culturelle, écrit ceci : « Les Indiens considèrent le potlatch comme un moyen d'assurer le bien-être de leurs enfants au cas où ceux-ci se trouveraient orphelins dans leur jeune âge. C'est, pour employer un terme à nous, leur assurance-vie [1]. » De même, mettant l'accent sur les « taux usuraires » pratiqués dans le potlatch, il affirme que le principe fondamental de ce dernier est « d'investir des richesses rapportant des intérêts [2] ». De même encore, Paul Radin qualifie les Indiens de la côte nord-ouest de « capitalistes du Nord » et décrit le potlatch comme « une véritable vente aux enchères de noms, de privilèges et de biens [3] ». Plus tard, deux des plus grands représentants du courant dit « formaliste » en anthropologie économique, Raymond Firth (1972) et Melville Herskovits (1965), s'accorderont sur l'idée qui a fait et fait encore office de banalité de base dans la littérature savante, à savoir que les pratiques oblatives correspondent à « un investissement matériel en vue d'un profit social ». 

À suivre ce type d'explication, on en vient à se demander si Mauss n'a pas eu la berlue et si quelque chose qui ressemble à des pratiques de don a jamais existé. Dans le cas du potlatch, le doute est d'autant plus tentant que, nous l'avons vu, la caractérisation du potlatch est elle-même incertaine. Tous les spécialistes s'accordent maintenant pour estimer qu'une partie de son caractère exacerbé tient à la situation particulière dans laquelle se trouvait la société kwakiutl à la fin du XIXe siècle. Sa richesse exceptionnelle s'expliquait en partie par l'ancienneté de ses relations commerciales, fructueuses en l'occurrence, avec les Blancs. Par ailleurs, vers 1890, la population kwakiutl avait considérablement chuté alors que le nombre de postes honorifiques était resté stable (600), si bien qu'en l'absence fréquente d'héritiers légitimes et évidents, la concurrence pouvait s'ouvrir entre parents éloignés et aussi peu légitimes a priori les uns que les autres. Peter Drucker (1967), qui fait autorité en la matière, proposait donc de distinguer entre le potlatch ordinaire, conforme à l'institution originelle, et le potlatch de rivalité, correspondant, pensait-il, à un état pathologique. Le mot potlatch, observe-t-il, ne signifie rien d'autre que « donner ». Le potlatch ordinaire impliquait simplement une fête donnée à l'occasion d'un événement important, destiné à symboliser et à rendre publique une modification de droits. Il n'aurait rien eu à voir ni avec les « taux usuraires » ni avec la rivalité. C'était aller un peu vite en besogne, puisque, nous l'avons vu, l'élément de rivalité n'est jamais absent du système de don archaïque. 

Quoi qu'il en soit, ce distinguo ouvrait la voie aux interprétations économiques qu'on pourrait qualifier de dures, en permettant de renvoyer au registre de l'anomalie toutes les dimensions d'étrangeté du potlatch, pour ne plus s'attacher qu'à ses fonctions économiques. Aux confins de l'écologie culturelle inspirée par Julian Steward et du matérialisme culturel représenté par un Melvin Harris, de nombreux auteurs mettent en avant les fonctions proprement utilitaires du potlatch. Dans ce cas comme dans d'autres, l'essentiel serait de maximiser l'énergie ou les calories produites ou distribuées. Stuart Piddocke (1965) voit dans le potlatch une sorte de caisse de compensation entre tribus temporairement déficitaires et tribus temporairement bénéficiaires. De même, Melvin Harris, le fougueux défenseur d'un matérialisme radical de style très XVIIIe siècle, estime que la vraie raison d'être du potlatch résiderait dans le fait qu'il organise « le transfert de nourriture et de richesse des centres à haute productivité aux centres moins fortunés, chez des peuples qui ne possèdent pas encore une véritable classe dirigeante ». Et il ajoute, plus généralement et contre les interprétations qui avaient eu la faveur des culturalistes : « Le système économique des Kwakiutl n'était pas au service des rivalités de statuts ; au contraire, ces dernières étaient au service du système économique [4] ». 

En France, l'anthropologie économique marxiste, si puissante dans les années 1970 avec les Maurice Godelier, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray et Pierre-Philippe Rey, notamment, s'est essayée à un matérialisme plus sophistiqué. Mais du même coup assez ambigu et indéterminé, puisqu'elle n'est jamais parvenue à préciser si l'économique dont elle postulait le caractère « déterminant en dernière instance » était à comprendre plutôt dans la dimension des forces productives et du « procès de production », ce qui aurait menacé de la faire basculer du côté du matérialisme vulgaire, ou bien si l'essentiel était à rechercher du côté des « rapports de production », au risque qu'on ne distingue plus très bien ceux-ci des rapports sociaux ou politiques ou des rapports de parenté. Pour l'essentiel, elle s'est employée à rabattre le mode d'échange sur le mode de production, ce qui aboutissait à projeter aussitôt le don du côté de la superstructure ou de l'idéologie. Or, que le don puisse être manipulé, plus ou moins consciemment, et servir à masquer ou à euphémiser les rapports de domination et d'exploitation, voilà qui est peu douteux. Resterait cependant à démontrer qu'il est intégralement réductible à ses utilisations idéologiques. C'est l'absence d'une telle démonstration qui nous semble rendre fautive ce qui est sans doute la plus grandiose tentative de bâtir une théorie sociologique générale sur la base d'une interprétation économique du don : la sociologie, ou plutôt L'économie générale de la pratique, de Pierre Bourdieu (1972) [5]. Celle-ci a le mérite de représenter, au sein du champ de la pensée influencée par Marx, l'élaboration théorique qui sous-estime le moins le poids des motivations proprement symboliques dans la conduite humaine. Les Études d'ethnologie kabyle de Bourdieu (1972) constituent de remarquables contributions à l'étude de la logique de l'honneur. Néanmoins, Bourdieu semble croire impossible d'en rendre compte, toujours en dernière instance, sauf à postuler que la dialectique des capitaux – symboliques, culturels, sociaux, etc. – qu'il étudie si finement se réduit au bout du compte aux nécessités inhérentes à l'accumulation du capital économique. C'est que, explique-t-il, « l'économique en soi », autrement dit l'intérêt matériel objectif, est toujours présent. Ce qui caractériserait les sociétés archaïques traditionnelles, ce serait l'absence d'un « économique pour soi », la faible conscience ou la dissimulation de l'intérêt matériel. Par où on rejoint l'idée que le don ne constituerait que « formalisme et mensonge social » (Mauss, 1966, p. 147). 

Il serait dérisoire d'amorcer ici, en quelques lignes, une réfutation de ces lectures économiques du don. Si le présent livre convainc au moins partiellement le lecteur, ce but sera atteint de lui-même. Qu'il suffise de rappeler que les sociétés archaïques ne vivent pas dans l'obsession de la rareté matérielle (Sahlins, 1976, et Caillé, 1984), et que l'accumulation matérielle n'est pas leur souci primordial. Et d'ailleurs, l'obligation de donner est directement contradictoire avec les exigences de l'accumulation. Les interprétations économiques du don reposent nécessairement sur le postulat de l'inconscience ou de l'hypocrisie des sauvages. Or, on se rappelle que le troc n'est nullement ignoré ni des Kwakiutl ni des Trobriandais, et que la société africaine étudiée par Nicolas est carrément une société de marchands. On ne saurait donc leur imputer l'inconscience de l'« économique en soi ». Mieux vaudrait dire que celui-ci est contenu, qu'est empêchée délibérément l'autonomisation de l'ordre de la marchandise par rapport à son contexte social d'ensemble ; que la société archaïque est « contre l'économie et le marché », comme, à en croire Pierre Clastres, elle est « contre l'État ». Quant à l'hypocrisie, il est toujours loisible d'en taxer tout individu ou toute société. Mais si l'on s'accorde à reconnaître l'omniprésence de l'« idéologie du don » dans les sociétés archaïques, l'accusation d'hypocrisie devient faible. Si toutes ces sociétés et si tous les membres de ces sociétés en sont victimes, qui ne l'est pas ? Admettons même que jusqu'à l'avènement du capitalisme – puisque c'est de cela qu'il s'agit – tous les groupes humains aient vécu dans l'hypocrisie la plus totale. Resterait à expliquer ce choix, les avantages qu'ils y ont trouvés. 

 

L'interprétation « indigène » 

Aussi bien, malgré les citations que nous avons rappelées et qui pourraient donner à croire le contraire, l'interprétation économique du don n'est pas celle qui recueille les faveurs véritables de Mauss. Il ne semble lui accorder passagèrement du crédit que pour se prémunir contre les risques d'idéalisme, et pour ne pas sombrer dans une idéologie du désintéressement qui ne serait que l'image renversée de l'utilitarisme économiciste qu'il combat. Des trois obligations par lui distinguées, c'est, de toute évidence, celle de rendre qui lui semble la plus mystérieuse et intrigante. Et, de fait, la question se pose de savoir comment une société primitive s'y prend pour faire en sorte que soient respectés des contrats purement tacites et implicites et pour que ceux-ci soient honorés, alors que n'existent ni textes écrits, ni huissiers, ni agents de la force publique. On sait que M. Mauss croit trouver l'essentiel de la réponse à ce problème dans les propos d'un sage maori du nom de Ranapiri, tenus à un missionnaire ethnologue, Elsdon Best : à supposer que Best fasse don à Ranapiri d'un bien précieux (un taonga) et que Ranapiri, à son tour, en fasse don à un tiers, alors, si ce tiers donne un autre taonga à Ranapiri, il faut absolument que Ranapiri offre ce nouveau taonga à Best car il est l'esprit – le hau – du don de Best. « Si je conservais ce deuxième taonga pour moi, il pourrait m'en venir du mal, sérieusement, même la mort. Tel est le hau de la propriété personnelle » (Mauss, 1966, p. 159). Dès lors, estime M. Mauss, les choses deviennent lumineuses. Ce qui oblige à rendre, c'est « l'esprit de la chose donnée », l'équivalent du mana qui habite les biens personnels. Toutes les choses ne sont pas ainsi investies par les forces spirituelles. Seules le sont celles qui appartiennent à un clan, à un lignage, à des personnes. 

Or, ce sont justement celles-là qui échappent au domaine de l'utilitaire et servent de supports au don. Ce sont elles qui sont aliénées justement parce qu'elles sont en principe inaliénables (Weiner, 1985). Ces biens ne cessent jamais d'appartenir à leurs détenteurs initiaux. D'où il suit, conclut Mauss, que « présenter quelque chose à quelqu'un, c'est présenter quelque chose de soi ». « On comprend donc clairement et logiquement, ajoute-t-il, dans ce système d'idées, qu'il faille rendre à autrui ce qui est en réalité parcelle de sa nature et substance » (Mauss, 1966, p.160). À dire vrai, Mauss nous semble formuler effectivement ainsi, en quelques mots, l'essentiel de ce qu'il y a dire sur le don ! Nous pourrions donc en rester là, n'était le fait que sa théorie a été constamment rejetée et stigmatisée. Peut-être, comme le note A. Weiner, parce que les commentateurs n'ont pas suffisamment pris garde à la notion de biens inaliénables, et à la dialectique de l'inaliénabilité et de l'aliénabilité à laquelle sont soumis les biens personnels. Il faut donc poursuivre le débat théorique. Nous n'entrerons pas dans l'énorme littérature savante consacrée à l'exégèse de la seule notion de hau, tout en nous réservant d'en dire un mot ultérieurement. Par contre, il faut maintenant aborder de front le débat soulevé par Claude Lévi-Strauss, qui fonde son projet d'anthropologie structuraliste à la fois en revendiquant l'héritage de Marcel Mauss et en rejetant son interprétation indigène du don. 

 

L'interprétation échangiste-structuraliste 

Dans son introduction au recueil de textes de Marcel Mauss publié sous le titre Sociologie et Anthropologie, où figure l'Essai sur le don, C. Lévi-Strauss, on le sait, reproche à Mauss, comme beaucoup d'autres auteurs [6], de s'être laissé abuser par un juriste maori et d'avoir accepté sans autre forme de procès une explication animiste du don susceptible de satisfaire les esprits primitifs croyant à la réalité des forces spirituelles, mais inacceptable par la science. De surcroît, ajoute-t-il, Mauss se serait trompé en distinguant trois obligations : donner, recevoir, rendre là où il n'en existe qu'une seule, celle d'échanger. Donner, recevoir, rendre, ne sont que trois moments d'une seule et même réalité : l'échange. On sait que dans Les Structures élémentaires de la parenté, C. Lévi-Strauss expliquait que l'échange est d'abord l'échange des femmes [7], et que celui-ci n'est que l'autre face, consubstantielle, de l'universelle prohibition de l'inceste. Celle-ci, interdisant de prendre femme « entre soi », contraint à aller chercher ailleurs et, du coup, à nouer des relations d'alliance avec des étrangers ainsi transformés, de façon toujours plus ou moins précaire, en parents. La théorie lévi-straussienne peut se comprendre en deux sens, l'un plus empirique et concret, l'autre nettement plus abstrait. En son sens concret, l'échange des femmes, corollaire de la prohibition de l'inceste, a pour fonction de substituer la paix à la guerre. Cette ligne de raisonnement était déjà présente chez Mauss lorsqu'il écrivait que « tous ces cadeaux sont au fond rigoureusement obligatoires à peine de guerre privée ou publique » (1966, p. 151), que l'excès de générosité est proportionnel à la crainte et à l'hostilité, et que « c'est par la raison et le sentiment que les peuples réussissent à substituer l'alliance, le don et le commerce à la guerre et à l'isolement et à la stagnation » (ibid., p. 278). Car « il n'y a pas de milieu : se confier entièrement ou se défier entièrement ; déposer ses armes et renoncer à la magie, ou donner tout depuis l'hospitalité fugace jusqu'aux filles et aux biens » (ibid., p. 277). Pour reprendre les termes de Marshall Sahlins (1976) : le don constituerait le véritable contrat social primitif. Cette formulation est plausible, sous réserve que l'on ait mieux dialectisé la paix et la guerre, puisque celle-ci constitue également un rapport social. 

Ce qui gêne, par contre, dans la lecture structuraliste, c'est l'usage qu'elle fait du concept d'échange, sur lequel elle étaye sa dimension abstraite, et presque ésotérique. Si la prohibition de l'inceste, explique Lévi-Strauss, est universelle, c'est parce qu'elle se situe à l'intersection de la Nature et de la Culture, parce que, les soumettant à la Loi, elle transforme les sociétés en ordres proprement culturels. Les hommes, autrement dit, n'accèdent à l'humanité qu'en accédant à la loi. On sait l'usage que fera Jacques Lacan de ce thème pour réinterpréter la théorie freudienne de l'Œdipe, au risque permanent d'hypostasier la Loi et d'identifier un peu vite la loi qui prohibe l'inceste avec la loi de l'échange économique. 

Pourquoi, en effet, parler d'échange ? C'est là tout le problème. Car il semble difficile d'utiliser ce terme sans entrer immédiatement, volens nolens, consciemment ou non, dans le champ d'intelligibilité ouvert par l'économie politique, et sans assimiler l'échange à l'échange des marchandises, et tout le système d'échange au marché. C'est d'ailleurs le reproche, en partie justifié [8], qui est fait à C. Lévi-Strauss par les féministes, de poser que toutes les sociétés auraient traité les femmes comme des marchandises. Certes, C. Lévi-Strauss distingue entre ce qu'il appelle l'échange restreint-bilatéral des femmes et l'échange généralisé, dans lequel un clan A donne une femme à un clan B qui en donne une à un clan C, etc., si bien qu'il est clair, dans ce cas, qu'on ne se trouve nullement dans le cadre de la logique de marché puisque ce n'est jamais le bénéficiaire d'une prestation qui fournit la contre-prestation. Il n'en reste pas moins qu'à ne pas distinguer clairement entre don et marchandise, entre échange cérémoniel et échange marchand, C. Lévi-Strauss interdit de comprendre l'essentiel, à savoir les raisons de l'extraordinaire acharnement avec lequel les sociétés archaïques ont résisté à toute tentative de transformer les dons en marchandises. Bref, la notion d'échange ne semble pas susceptible d'être universalisée telle quelle et le seul fait de parler d'échange fait immédiatement et immanquablement retomber dans le cadre d'une interprétation économique du don. M. Mauss a donc raison de s'en méfier et de parler de « ce qu'on appelle si mal l'échange », le « troc », puisque justement ce qui reste à comprendre, sauf à retomber dans l'économisme que le structuralisme prétendait dépasser, ce sont les raisons pour lesquelles, au moins dans les affaires importantes, les hommes des sociétés archaïques n'échangent pas mais donnent. 

La même ambiguïté grève, croyons-nous, la reformulation lacanienne du freudisme, en tant qu'elle prend appui sur le structuralisme de C. Lévi-Strauss. Cette reformulation lacanienne est celle qui inspire trois des auteurs qui ont écrit les choses les plus perspicaces sur le don dans les sociétés archaïques : Jean Baudrillard, dans L'Échange symbolique et la mort (1976), Stéphane Breton (1989) et Guy Nicolas. Le meilleur exposé de la doctrine lacanienne sur le don est celui que donne Guy Nicolas (1986, p. 178 et suiv.). Appuyé principalement mais non exclusivement sur Fonction et champ de la parole et du langage (Lacan, 1966), il confère à la doctrine une clarté et une cohérence qu'elle ne revêt pas de façon évidente dans l'original. Dans son célèbre Au-delà du principe de plaisir, Freud raconte avoir observé un bébé jeter loin de lui une bobine, puis la ramener en émettant des onomatopées « o », « a ». Celles-ci signifient en allemand, explique Freud, fort, là-bas, da, ici. À travers le jeu de la bobine, le jeune enfant conjure symboliquement l'absence réelle de la mère. La bobine représente l'objet perdu. Symbole de la présence et de l'absence, elle signifie « un petit quelque chose du sujet qui se détache de lui tout en restant encore bien à lui » (Lacan, 1962). En jouant avec elle, le petit apprend que dans le symbolique et à travers lui, il peut retrouver et maîtriser ce qu'il ne peut pas ne pas perdre dans le réel. La bobine illustre ce que Jacques Lacan appelle l'objet a, « le signifiant de toute perte rencontrée par le sujet dans son accession à l'ordre social et à l'échange » (ibid., p.180). L'accès au symbolique, au jeu, est ce qui permet au sujet de surmonter sa captation par l'image que lui renvoient les autres sujets, dans le registre de l'imaginaire amorcé par le stade du miroir. Il est ce qui permet d'échapper à la rivalité indéfinie et sans issue. À l'inverse, l'inconscient est fait de tout ce qui n'a pas pu être échangé, symbolisé, donné et rendu, et que la psychanalyse a charge de faire basculer du registre de l'imaginaire à celui du symbolique, de la parole et de l'échange. D'où la thèse de J. Baudrillard, partiellement reprise par S. Breton, selon laquelle il n'existe pas d'inconscient dans les sociétés archaïques puisque tout y circule selon la loi de la réversibilité. On voit en effet, immédiatement, les harmoniques avec l'Essai sur le don, et avec Les Structures élémentaires de la parenté. Ce « petit quelque chose du sujet qui se détache de lui tout en étant encore bien à lui » évoque irrésistiblement les taonga de Ranapiri, et la manière dont il explique qu'il faut qu'ils fassent retour. 

Ce qui fait problème, cependant, à en rester au texte de Lacan lui-même, c'est l'inquiétante incertitude et polysémie de son concept de symbolique. Entend-il par là la loi du don ? Certaines phrases éparses dans l'essai Fonction et champ de la parole le laisseraient entendre, mais elles sont peu développées et ce n'est pas l'interprétation dominante qu'en a retenue le courant lacanien. S'agit-il du jeu ? Ou bien, plutôt, comme la filiation avec Lévi-Strauss le donne à penser, de l'échange, que J. Lacan propose d'ailleurs de penser à l'aide de la théorie des jeux, laquelle ne se démarque pas de façon évidente de la théorie économique ? S'agit-il enfin de la logique formelle des mathématiques ? Voilà beaucoup de candidats au rôle d'interprétants d'un concept de symbolique auquel Lacan, par ailleurs, fait jouer le même rôle que Hegel à celui du savoir absolu, qui est supposé pouvoir mettre un terme à la dialectique spéculaire du maître et de l'esclave [9] ? Aussi bien les anthropologues ou les sociologues d'inspiration lacanienne ne retiennent-ils de son œuvre que la seule notion de réversibilité ; celle-ci a l'avantage d'être présente, en effet, aussi bien dans le don que dans le jeu, dans l'échange, dans la langue ou dans les mathématiques, mais elle présente l'inconvénient symétrique de ne pas assez distinguer entre ces domaines. Et celui, supplémentaire, dès lors que la notion de réversibilité est hypostasiée, de gommer la spécificité des moments du donner, du recevoir et du rendre, au point, là encore, de faire oublier que c'est bien du don qu'il est question. 

Convient-il, enfin, de faire entrer l'œuvre de René Girard et de ses disciples dans le champ inspiré par le structuralisme ? Ce serait faire violence à son auteur, mais, pour autant, pas totalement illégitime, puisque sa théorie du désir mimétique est, au fond, plus proche de celle de J. Lacan, et donc de celle de Hegel, relue par Alexandre Kojève, qu'il ne veut bien le dire. Au moins les ressemblances l'emportent-elles sur les différences puisque, à l'instar de Lacan (et de Hegel), il pose que le désir n'est pas désir d'objet mais désir de sujet, qu'il ne s'instaure pas dans le registre du besoin et de l'utilitaire mais dans celui du rapport à autrui. Par où il touche nécessairement à la question du don et de l'échange cérémoniel s'il est vrai, comme nous l'avons vu, que celui-ci se développe dans la mise entre parenthèses, le refus, le déni ou la dénégation comme on voudra, de l'utilité matérielle. La spécificité de R. Girard, on le sait, consiste à affirmer que le désir est non pas désir de l'autre et de reconnaissance, comme chez Hegel, mais désir selon l'autre. Le sujet humain désire uniquement l'objet que désire un autre sujet à ses yeux prestigieux, que R. Girard qualifie de « médiateur ». S'instaure ainsi une dialectique non pas du maître et de l'esclave, mais du maître et du disciple, qui débouche inexorablement sur la confusion des désirs et des identités de chacun. À en croire R. Girard, la solution à laquelle auraient recouru l'ensemble des sociétés humaines jusqu'à l'avènement du christianisme aurait été la mise à mort collective d'une victime émissaire chargée de tous les maux qui accablaient les communautés. Mythes et religions n'auraient parlé que de sacrifices humains. 

Quel rapport avec le don ? Avec beaucoup de talent, un jeune anthropologue américain, Mark Anspach, a entrepris de relire le matériau rassemblé par M. Mauss et ses successeurs en chaussant les lunettes de René Girard (Anspach, 1984a et 1984b). Le don consisterait en une atténuation, une sorte d'introjection, de la logique sacrificielle. De même, Lucien Scubla (1988) soutient que le système de la vengeance – système des « dons » de mort – ne peut être régulé que par le sacrifice. Si tel était le cas, le présent livre manquerait en partie son objet, puisque le don n'aurait pas la dimension de phénomène primordial et universel que nous tentons de trouver en lui. Comme le lecteur peut s'en douter, notre hypothèse est plutôt, à l'inverse de ces lectures girardiennes, qu'il convient de penser vengeance, sorcellerie et sacrifice comme des sous-ensembles ou des relais de la logique du don. Il n'est pas possible de discuter ici du bien-fondé de l'hypothèse girardienne [10]. Bornons-nous à noter ce qui semble constituer son ambiguïté principale. Celle-ci est inhérente à l'individualisme méthodologique (sophistiqué) latent qui anime son projet. Ce dernier n'est-il pas, en définitive, de déduire le rapport social d'hypothèses relatives à la nature du désir des sujets individuels ? Or, si ce désir est toujours et partout identique, on ne voit pas trop comment il serait possible d'en déduire, tantôt par exemple une société sauvage archaïque, tantôt une société industrielle de marché. Au minimum il manque quelques médiations. Ou encore, et inversement, si le désir est désir d'imiter un autrui privilégié, encore faut-il expliquer ce qui rend certains sujets particulièrement désirables et chargés de valeur aux yeux des autres dans les diverses sociétés ; ici, le chef sauvage généreux et dilapidateur, là, le capitaliste puritain et accumulateur. Il n'est pas possible, à tout moment de l'histoire, de dissoudre les sociétés concrètes dans leurs composantes élémentaires supposées, les purs sujets de désir saisis dans leur pure abstraction universelle. Et, plus généralement et plus fondamentalement, rien ne permet d'affirmer l'identité sans faille et une interchangeabilité de principe de tous les sujets humains. À l'occasion d'un colloque consacré à R. Girard, Lucien Scubla notait fort justement que la description de la lutte des frères ennemis oublie que ceux-ci ont une sœur, que leur lutte est polarisée par le rapport qu'ils entretiennent au sang menstruel, et au désir de contrôler la procréation. La religion, presque partout, n'est-elle pas un monopole masculin (Scubla, 1985) ? La différence des sexes, elle au moins, n'est pas soluble sans reste dans la pure individualité abstraite et interchangeable. La théorie girardienne semble donc échouer à expliquer ce qui rend les biens précieux des sauvages si précieux à leurs yeux. Il ne suffit pas de dire qu'ils les désirent parce que tous les désirent. Les plus beaux modèles mathématiques construits à partir de cette hypothèse, spéculative au double sens du terme, ne parviendront jamais à déduire le don archaïque, les vaygu'as et les taonga, ni à expliquer en quoi ils différent des marchandises. Le propos de L. Scubla que nous venons de rappeler, et auquel adhéreraient nombre d'anthropologues, suggère une autre piste : la désirabilité a à voir avec la procréation et les capacités des femmes en la matière. Il faudra en tenir compte au moment d'esquisser nos propres formulations. 

 

L'économicisme des interprétations classiques 

Les anthropologues s'inspirant de la psychanalyse, comme ceux qui se réclament de René Girard, semblent échapper à la réduction marchande du don. Nicolas (1987) est explicite sur ce sujet lorsqu'il affirme que « l'ordre oblatif impose au marchand de se soumettre à sa loi » (p. 178). En outre, il reconnaît l'importance de l'angoisse de la perte à partir de l'expérience originelle de la perte du sein maternel, l'accession au don signifiant l'accession à l'univers symbolique où la perte est assumée par le sujet. « Le don à l'autre » représente « la perte de soi » (p. 186). 

Mais il affirme aussi, basant toute son argumentation sur l'exemple freudien de l'enfant qui joue avec sa bobine attachée à une ficelle, que « la perte s'annule, dans la mesure où le même objet sert indéfiniment à réaliser l'alternance des positions », qu'il y a garantie de retour, dans « un cycle sans manquement », que « le but véritable n'est point autre chose que ce retour en circuit » (citation de Lacan). L'auteur semble donc hésiter entre la reconnaissance d'une perte réelle, ou à tout le moins de sa possibilité effective, et un modèle se rapprochant de l'équivalence, même si elle n'est pas binaire. Comme la bobine de l'enfant, l'auteur fait un va-et-vient entre ces deux positions, sans que l'on sache s'il considère qu'il y a perte réelle et acceptation de la perte par le sujet ou au contraire retour garanti, ce qui constituerait une sophistication du modèle marchand et de l'obsession de l'équivalence. La référence à l'enfant et à la bobine symbolise-t-elle vraiment la perte, ou indique-t-elle plutôt l'angoisse de la perte et sa conjuration par le retour immédiat de la bobine, retour entièrement contrôlé par l'enfant ? 

Concluons. Dans cet exemple célèbre de Freud, il n'y a pas encore accès à la perte, encore moins à son acceptation, et finalement au plaisir du don, qui inclut la possibilité et souvent l'espoir du retour, mais nullement sa garantie et certainement pas le contrôle du sujet sur l'opération. Il n'y a pas vraiment encore passage du système dual, propre au rapport mère-enfant et au rapport marchand, au triangle, à la triade, à la chaîne transitive, modèle du don. La bobine, et son retour immédiat, représente beaucoup plus le rapport marchand que le rapport de don en ce sens que tout se passe dans l'immédiateté de l'instant. Cependant, même dans le rapport marchand, quelque chose est perdu, sacrifié pour autre chose et il y a donc expérience de la perte. Le stade de la bobine est donc un stade antérieur à la fois à l'expérience marchande et, encore plus, à l'expérience du don, perte sans garantie de retour, mais perte sublimée. 

À l'exception de l'interprétation indigène de Marcel Mauss, un biais économiciste semble ainsi marquer les interprétations du don archaïque, même celles qui vont le plus loin dans sa compréhension, qu'il s'agisse de l'interprétation lévi-straussienne, de l'interprétation lacanienne ou de l'interprétation girardienne. Quoi qu'il fasse, l'esprit moderne est-il donc condamné à penser avec le paradigme de l'économie et à le projeter sur les sociétés qui adoptent une vision du monde différente ? Y a-t-il un tel fossé entre eux et nous que la seule alternative se situe entre la projection déformante de notre propre Weltanschauung et l'adhésion, sans compréhension, à la vision indigène ? Pour commencer à répondre à cette question, il faut procéder à une comparaison entre le don archaïque et ce que nous avons déjà constaté dans la première partie, concernant le don moderne.


[1]    Cité par Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 63.

[2]    Ibid., p. 123. I. Schulte-Tenckhoff rappelle que cette affirmation a eu longtemps valeur de dogme, malgré les critiques de Curtis (1915), qui affirmait « qu'un Kwakiutl serait objet de risée s'il demandait des intérêts en recevant un contre-don pour un don équivalent offert par lui. »

[3]    Cité par I. Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 127.

[4]    Cité par I. Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 141 et 148.

[5]    Aussi paru sous le titre Le sens pratique, 1980. Il est impossible de discuter ici plus avant l'œuvre de Bourdieu. Pour une discussion critique plus détaillée, voir Caillé, 1988.

[6]    Par exemple Raymond Firth (1929).

[7]    Plus généralement, C. Lévi-Strauss tient que les sociétés sont constituées par trois systèmes d'échange, le système de l'échange des femmes, celui des mots et celui des choses.

[8]    En partie seulement, car C. Lévi-Strauss pense que les femmes constituent les dons par excellence plus que des marchandises. Mais il ne distingue pas avec assez de clarté don et marchandise, d'où l'ambiguïté.

[9]    Lacan, 1962, p. 180. Une ambiguïté similaire se retrouve chez Jean Piaget. Celui-ci interroge la genèse du sens moral chez l'enfant en relation avec celle de ses capacités logiques et rationnelles. Le commun dénominateur serait constitué par les notions de réciprocité et de réversibilité, que Piaget ne distingue pas assez, croyons-nous (voir Piaget, 1977).

[10]   Nous y revenons brièvement dans le dernier chapitre.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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