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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Deuxième partie 7. Le don archaïque: quelques leçons de l'ethnologie


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Du don archaïque au don moderne

7. Le don archaïque:
quelques leçons de l'ethnologie
 [1]


Retour à la table des matières du livre.

 

Trois exemples de don archaïque
De la nature de la monnaie sauvage 

 

« Voilà pourquoi on élève un temple des Grâces
(Charites) en un lieu où il est bien vu ; c'est pour
apprendre à rendre les bienfaits reçus. C'est cela
le propre de la grâce ; il faut non seulement prier
de retour celui qui a fait preuve de gracieuseté,
mais encore prendre soi-même l'initiative
d'un geste gracieux. »
Aristote, Éthique à Nicomaque, 1133, a 3-5. 

 

Aristote est probablement le premier et, pendant 2500 ans, le plus grand théoricien du don. L'amitié, montre-t-il, la philia, repose sur la capacité de donner et de rendre, sur la réciprocité (antipeponthos). Sans amitié, il ne saurait exister de communauté (koïkonia), et sans communauté il n'est pas d'ordre politique possible, puisque l'ordre politique a pour objet premier de procurer aux citoyens le seul plaisir qui soit digne des hommes, celui de vivre ensemble dans la reconnaissance mutuelle de leurs valeurs. En quelques mots, Aristote situe le paradoxe qui est coextensif à la logique du don. Le paradoxe, autrement dit, qui préside à la constitution du rapport social. Celui-ci se féconde, s'engendre et se nourrit de la « grâce ». Traduisons. Il exige générosité et spontanéité. D'où le problème qui se pose à tous et à personne, au législateur qui institue la Cité, comme à chacun d'entre nous, à tout moment, même le plus banal de notre existence : comment faire pour produire de la spontanéité ? Bien avant d'avoir pu lire les ouvrages de l'école de Palo Alto, l'humanité semble s'être constamment posé la même question lancinante : comment obliger les hommes à être spontanés ? 

Si elle avait parlé le langage de l'utilitarisme, elle aurait pu dire : comment les convaincre qu'il est de leur intérêt d'être désintéressés, les persuader que, comme le montre le « dilemme du prisonnier », le bien commun ne peut être obtenu que si chacun abdique la méfiance et accepte de renoncer à la défense de son intérêt personnel immédiat, en sachant que les autres feront de même ? Étant donné les risques encourus, on conçoit que les sociétés archaïques et traditionnelles aient opté pour la prudence et préféré rendre la spontanéité le plus obligatoire possible, en reconnaître, en détailler et en nommer les moindres méandres. D'où cette prolifération des rituels, des prescriptions et des interdits qui fait horreur aux modernes et les incite à croire que l'homme archaïque ou traditionnel ne vit que dans la contrainte et l'absence de spontanéité les plus absolues et les plus insupportables. Ce qui est à la fois vrai et faux. Vrai parce que, par postulat, le rituel prescrit est contraignant. Faux parce qu'il ne saurait tout prévoir et régenter, parce que le choix est souvent ouvert entre plusieurs logiques de l'obligation et parce que, en tout état de cause, au sein des ordres régis par la tradition et le rite, la contrainte principale est celle de se placer en position de donateur, et donc de prendre l'initiative. Faux également parce que les normes ont été édictées par les membres de ces sociétés, par ceux-là mêmes qui les respectent, souvent par le mécanisme de la démocratie directe, et qu'en tout cas ces prescriptions ne sont pas imposées de l'extérieur, sauf par leurs ancêtres, par leurs dieux. Faux enfin parce que le degré de contrainte d'une prescription intériorisée par le sujet est toujours problématique. Comme on le verra, un don entièrement contraint n'est plus un don, quel que soit le type de société. Le don est toujours un jeu et les prescriptions et les interdits sont toujours, quelque part, des règles du jeu. « L'atmosphère du don », pour employer les termes de M. Mauss, est toujours celle de « l'obligation et de la liberté mêlées » (1985, p.258). 

Il serait bien sûr impensable de se risquer à des affirmations aussi générales que celles que nous venons d'émettre si un ample matériau ethnologique ne permettait de les étayer. Est-il suffisant, et suffisamment clair, parlant et concluant ? On peut, bien sûr, en douter. Les ethnologues sont gens prudents, sensibles aux mille et une spécificités des sociétés dans lesquelles ils « vont sur le terrain » ; bien peu se hasardent à énoncer des propositions qui excèdent leur champ d'observation. Cette remarque permet de mieux mesurer l'audace dont a fait preuve Marcel Mauss en s'autorisant, dans l'Essai sur le don, à rechercher une forme générale, une sorte d'universel, possible, probable ou potentiel, à travers la diversité des illustrations ethnologiques tirées aussi bien du continent américain que de l'Europe, de l'Inde ou de l'Océanie. Mauss lui-même se garde bien d'extrapoler ses résultats au-delà des cultures qu'il a étudiées. Mais, à notre connaissance, aucune étude ethnographique n'a apporté des éléments qui permettraient de battre en brèche ses généralisations partielles, qu'il semble donc possible d'étendre. Jusqu'à affirmer que toutes les sociétés archaïques, ou encore « sauvages » ou « primitives » ou « sans État », se pensent et pensent leur univers, le cosmos, dans le langage du don ? Oui, croyons-nous, à cette réserve évidente près qu'une proposition aussi générale ne saurait être démontrée inductivement par accumulation d'exemples, mais seulement valoir aussi longtemps qu'elle n'aura pas été réfutée. Les exemples qui suivent nous serviront donc d'illustrations, plus que de preuves. 

D'illustrations suffisantes, espérons-nous, pour critiquer les théories du don primitif qui, en prétendant l'expliquer, le dissolvent jusqu'à le faire disparaître et à donner le sentiment qu'il s'agit là d'un pur mirage qui n'aurait jamais eu d'existence autre qu'idéologique. 

 

Trois exemples de don archaïque

 

On se rappelle la première phrase de l'Essai sur le don : « Dans la civilisation scandinave, et dans bon nombre d'autres, les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux, en théorie volontaires, en réalité obligatoirement faits et rendus » (Mauss, 1966, p.147). 

Cette proposition qui reste vraie, doit cependant être doublement étendue et précisée. D'une part, on vient de le dire, à d'autres sociétés archaïques, à toutes probablement. D'autre part, et en suivant Mauss lui-même, pour mieux indiquer que ce qui est ainsi échangé sous forme de dons – ou, mieux et plus simplement, donné et rendu –, ce ne sont pas simplement des biens économiques ou des contrats, « ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent » (Ibid., p.151). 

Tout, en un mot. C'est pourquoi le don constitue le « phénomène social total » par excellence. Le don, ou plutôt la circularité et la réversibilité induites, pour reprendre encore une fois l'expression de Mauss, par la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Les deux exemples principaux que donne Mauss sont le potlatch, tel que l'a étudié Franz Boas chez les Indiens du Nord-Ouest américain, et la kula, minutieusement décrite par B. Malinowski (1963) dans ses Argonautes du Pacifique occidental. 

Le potlatch : pourquoi détruire ?

 

Qui pratiquait le potlatch ? Les Indiens du Nord-Ouest américain ? Quels Indiens ? Les Haïda, les Tlingit, les Tsimshian, les Salish, les Kwakiutl... et quels Kwakiutl ? Et définis comment ? À entrer dans le détail de la littérature savante, énorme et inépuisable, qui a suivi les travaux classiques de Boas et de ses disciples, les incertitudes et les doutes se multiplient. On sait avec d'autant moins de précision lesquelles de ces tribus pratiquaient effectivement le potlatch que personne n'est d'accord sur les caractéristiques de celui-ci (voir Schulte-Tenckhoff, 1986). La perplexité des membres d'un tribunal canadien appelé à juger, à la fin du XIXe siècle, un Indien inculpé pour avoir pratiqué le potlatch, lequel venait d'être interdit par la loi, ne faisait que préfigurer celle qui allait s'emparer de dizaines puis de centaines d'ethnologues. 

La loi interdisait bien le potlatch, mais n'expliquait pas en quoi il consistait. Sans prétendre trancher dans les débats qui opposent les spécialistes, bornons-nous donc à rappeler la description classique de Marcel Mauss et, pour plus de détails, à renvoyer le lecteur à l'admirable livre de I. Schulte-Tenckhoff, qui présente toutes les pièces du dossier et conclut, d'ailleurs, que malgré leurs imprécisions ethnographiques, les descriptions de l'ethnologie française inspirées par Marcel Mauss touchent plus juste que celles de leurs concurrents anglo-saxons [2]. 

Riches, quoique ne pratiquant pas l'agriculture, pêcheurs et chasseurs, commerçant de longue date avec les Blancs, à qui ils vendent des fourrures, les Indiens de la côte nord-ouest partagent leur année en deux saisons radicalement contrastées. L'été, ils se dispersent pour chasser, pêcher et « cueillir des baies succulentes ». L'hiver, au contraire, ils se regroupent. Commence alors une période de vie sociale intense. Tout est prétexte à fêtes continues et répétées, souvent très longues. C'est à cette occasion qu'est pratiqué le potlatch, la « lutte pour la richesse » selon l'expression d'Helen Codere (1950), au cours duquel chaque chef de clan a à cœur de se montrer plus munificent que les autres. C'est à qui donnera le plus de nourriture et le plus de biens précieux, dont les deux espèces principales représentent, dit Mauss, une sorte de monnaie : des cuivres, dont certains constituent de véritables écus blasonnés, de belles couvertures, d'autre part, « admirablement historiées et qui servent encore d'ornement, certaines ayant une valeur considérable ». À nos yeux, il s'agit là d'un jeu de qui-perd-gagne où est réputé gagnant celui qui se sera montré le plus généreux. Le gain, en l'occurrence, n'est pas exclusivement symbolique. « Le statut politique des individus dans les confréries et les clans, les rangs de toutes sortes, s'obtiennent par la “guerre de propriété” comme par la guerre ou par la chasse, ou par l'héritage, par l'alliance et le mariage [...]. Le mariage des enfants, les sièges dans les confréries, ne s'obtiennent qu'au cours de potlatch échangés et rendus. On les perd au potlatch comme on les perd à la guerre, au jeu, à la course, à la lutte » (Mauss, 1966, p.200-201). Au cœur du potlatch, deux notions centrales que, sous une forme ou une autre ou à des degrés divers, on retrouve dans tous les systèmes de libéralité : la notion de crédit et la notion d'honneur. On ne rend pas immédiatement, mais plus tard et davantage. Et le plus tard est le mieux puisque ce délai implique un accroissement proportionnel de la dette. Rendre immédiatement reviendrait à refuser le don en réduisant prestations et contre-prestations à une simple permutation ou à un échange. À un troc. Or, si celui-ci n'est pas ignoré, dans les interstices de l'échange cérémoniel, il n'en est pas moins tenu en piètre estime et confiné à des prestations discontinues qui ne risquent pas d'interférer avec l'échange noble. Rendre immédiatement signifierait qu'on se dérobe au poids de la dette, qu'on redoute de ne pas pouvoir l'assumer, qu'on tente d'échapper à l'obligation, à l'obligeance qui vous oblige, et qu'on renonce à l'établissement du lien social par crainte de ne pouvoir être assez munificent à son tour. Que le poids de la dette soit effectivement lourd à porter, c'est ce qui ressort du fait que, comme le note Marcel Mauss, tout doit être rendu augmenté d'un intérêt usuraire. Les taux, écrit-il en se laissant très probablement abuser par Boas, sont en général, de 30 à 100 % par an (ibid., p.212). Manquer à l'obligation de rendre est sanctionné par l'esclavage pour dette, comparable au nexum romain. 

L'honneur, la valorisation du nom et l'accroissement de la renommée sont donc exactement proportionnels à la capacité de perdre et de supporter la dette. Ces marques de considération résultent de l'« exactitude à rendre usurairement les dons acceptés et à transformer en obligés ceux qui vous ont obligé » (ibid., p.200). 

Ces deux notions de crédit et d'honneur, remarquions-nous, sont communes à tous les systèmes de dons. Ce qui est spécifique au potlatch kwakiutl, et qui a fasciné des générations d'anthropologues, professionnels ou amateurs, d'essayistes et d'hommes de lettres, c'est leur exacerbation, qui pousse par exemple une Ruth Benedict à stigmatiser chez le Kwakiutl « l'obsession de la richesse, le désir de supériorité, et une mégalomanie paranoïaque sans vergogne [3] ». 

La rivalité, en effet, tend en permanence à outrepasser toute limite. Dans certains potlatch, note Mauss, on doit dépenser tout ce que l'on a et ne rien garder ; c'est à qui sera le plus riche et le plus follement dépensier (Mauss, 1966, p. 200). Et il ajoute : « Dans un certain nombre de cas, il ne s'agit même pas de donner et de rendre, mais de détruire, afin de ne pas vouloir même avoir l'air de désirer qu'on vous rende. On brûle les maisons et des milliers de couvertures ; on brise les cuivres les plus chers, on les jette à l'eau, pour écraser, pour “aplatir” son rival » (ibid., p. 201202). On ne s'étonnera pas que le potlatch constitue pour Mauss l'exemple privilégié de ce qu'il appelle les prestations agonistiques.

 

Le don circulaire : la kula

 

L'autre exemple de système de don archaïque sur lequel Mauss s'attarde longuement est celui de la kula, pratiquée par les habitants des îles Trobriand et par leurs voisins, situés dans les Massim, au nord-ouest de la Nouvelle-Guinée. Ce système est plus pacifique, quoiqu'étayé sur les mêmes notions de crédit et d'honneur. Ici, ce ne sont pas les modalités du crédit qui revêtent une forme spectaculaire. Le terme kula signifie cercle, le cercle qui relie les partenaires disséminés dans un nombre considérable d'îles et de régions, formant ainsi un système international d'échange de grande ampleur, cercle d'autant plus grand qu'il entre en intersection, à sa périphérie, avec des cercles comparables [4]. La participation à la kula est la grande affaire de la vie des hommes trobriandais. C'est à travers elle que se gagnent les amis et la renommée. C'est pour elle qu'il vaut la peine de vivre et par rapport à elle que toute chose se charge de sens. S'il fallait une preuve de la supériorité, dans l'existence humaine, des motivations proprement symboliques sur les motivations exclusivement matérielles, c'est probablement en considérant l'extraordinaire pérennité de la kula qu'on en trouverait une des plus parlantes. L'échange kula semble en effet exister depuis au moins cinq siècles et, alors qu'il ne remplit aucune fonction proprement utilitaire, loin de dépérir avec l'« occidentalisation du monde » (Serge Latouche), il joue un rôle de plus en plus important dans la vie actuelle des Trobriandais et de leurs voisins (Weiner, 1989). Qu'est-ce qui attire et fascine à ce point dans la kula ? Peut-être, au premier chef, au-delà de la quête de la renommée commune à tous ces types d'échanges cérémoniels, l'extraordinaire clarté avec laquelle son agencement formel même illustre les principes d'alternance et de réversibilité qui sont au cœur du jeu du don. Tous doivent jouer mais, chacun son tour, en son temps et à son heure. Exposons les choses de manière elle-même formelle et abstraite : un beau jour, un mois, une année, un certain nombre d'hommes de l'île A, sous la direction d'un entrepreneur, d'un chef d'expédition, affrètent une ou plusieurs pirogues et voguent vers l'île B. Les pirogues partent presque à vide, chargées uniquement d'objets sans importance, de verroterie ou de pacotille, qui n'auront pour fonction que de servir d'appâts, d'opening gifts. Les visiteurs débarqués sur l'île B, chacun retrouve ses partenaires d'échanges anciens ou se met en quête de nouveaux en faisant de petits cadeaux. Si ceux-ci sont acceptés, l'homme de B fait à celui de A un don important. Un nouveau lien est créé, un nouvel ami est fait, un nouveau chemin (keda) est frayé. Un chef trobriandais, note B. Malinowski (1920), est ainsi en relation avec 200 amis, 100 au nord, 100 au sud. Les amitiés nouvelles créées, les amitiés anciennes consolidées, les hommes de A quittent B, et font voile vers une île C, puis D, où se renouvelle le même processus, pour rentrer enfin en A, lourdement chargés désormais des présents précieux qu'ils ont reçus. Quelques mois ou un an après, ce sera au tour des gens de B, puis de C, etc., de monter une expédition puis de recevoir à leur tour des dons de valeur dans les mêmes conditions. 

Dans le cadre de la kula certains biens utilitaires peuvent circuler, à condition qu'ils contiennent une dimension de luxe. Des relations de troc (gimwali) sont tolérées, comme dans le cadre du potlatch, mais, là aussi, à la marge et dans les intervalles de l'échange cérémoniel. Ce qui importe, c'est d'éviter la confusion des registres. Rien n'est plus infamant que d'être accusé de mener sa kula comme un gimwali. Les biens spécifiques à la kula sont les vaygu'as, les objets précieux, répartis en masculins ou féminins qui circulent en sens opposé selon leur sexe, et qui consistent en bracelets de coquillages. Ce sont eux, objets de tous les désirs, qui alimentent les légendes, les contes et les rêveries, eux dont on relate par le menu les circonstances de leur translation, la puissance et la gloire de leurs anciens détenteurs, eux que l'on garde jalousement, tout en sachant pourtant qu'il faudra s'en séparer pour en faire don. Leur valeur, remarquent Malinowski et Mauss, outre leur taille et la qualité des matériaux dont ils sont faits, varie essentiellement au pro rata du nombre des partenaires entre les mains desquelles ils ont transité et de la position sociale de ceux-ci. On ne saurait donc trouver illustration plus éloquente de la dissociation radicale qui sépare la valeur symbolique des biens de leur valeur utilitaire. 

Dans ses Jardins de corail, Malinowski (1974), de même, décrit longuement la production des ignames et la façon dont les Trobriandais en distinguent la part la plus importante, celle qui sera destinée au seul cérémonial, et la part strictement alimentaire. Autant les ignames de la première catégorie sont exhibés, autant les ignames voués à la consommation sont transportés en cachette, presque avec honte, et la quantité qu'un homme s'en réserve reste un secret bien gardé (Breton, 1989, p.50). Dans le chapitre 6 des Argonautes, Malinowski tente une classification des divers types de prestations auxquelles procèdent les Trobriandais en allant de celles qui lui semblent les plus gratuites et les moins régies par la loi de l'équivalence aux plus intéressées, à celles qui sont les plus proches du simple troc et de l'échange marchand. Il distingue sept types de prestations. On notera que la kula ne vient qu'en sixième position, juste avant le troc pur et simple, le gimwali, dans le palmarès, et sur le même plan que le wasi, sorte de kula interne à chaque île et qui porte, lui, sur des biens alimentaires, tout en conservant les traits de l'échange cérémoniel. Ce n'est qu'avec certaines tribus, partenaires méprisés, qu'il est admis de marchander. Et en tout état de cause, le marchandage est interdit aux aristocrates. 

La relation de tels assauts de générosité ne doit pas induire en erreur et faire croire en l'existence d'un monde par trop idyllique. Au bout du compte, il y a bien des gagnants et des perdants au jeu du don, et les calculs ne sont jamais absents. 

Dans un article récent, Annette Weiner [5] décrit minutieusement le calcul auquel procèdent les Trobriandais pour savoir s'ils doivent, et quand, introduire dans le cercle de la kula les biens précieux familiaux, en principe inaliénables (les kitomu) et d'autant plus précieux – d'autant plus susceptibles de déclencher le désir et d'attirer à eux de nombreux et superbes vaygu'as. De même, dans un texte plus ancien, Roy Fortune (1972) relatait comment les sorciers de Dobu, les plus redoutables de tous les protagonistes de la kula, redoublaient de formules magiques pour forcer leurs partenaires à leur faire don de leurs biens les plus chers et pour s'assurer, par force magique, les conquêtes féminines les plus inespérées. En ce sens, il est vrai que le don gratuit n'existe pas (Douglas, 1990). Mais le point essentiel pour notre propos, et qu'il convient de souligner, c'est que si, là comme ailleurs, tous entrent en concurrence avec tous en vue d'obtenir les biens les plus convoités, il n'en reste pas moins que rien ne sera obtenu qui n'ait été donné. Tout au plus peut-on contraindre, par ruse, par magie ou par rhétorique, à donner. On ne peut, à proprement parler, ni extorquer par la violence brute ni tirer avantage d'un échange bilatéral rationnel. Si les hommes de la kula s'opposent individuellement entre eux, note A. Weiner, c'est en définitive « pour acquérir des partenaires déterminés ou des "amis" comme ils les appellent souvent » (Weiner, 1989, p. 38). Il est donc encore plus légitime de dire de la kula ce qu'un Indien skagit disait du potlatch : « c'est comme une poignée de mains immatérielle » (Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 264). La kula constitue la main visible du don. Elle tisse un réseau de relations entre des personnes là où la main invisible qui est supposée commander le marché régit la relation entre les choses. 

À quoi la critique féministe pourrait opposer que si les hommes de la kula peuvent faire les jolis cœurs ou les belles âmes et arborer des poses avantageuses, ils le doivent au travail des femmes qui, quoique produisant des biens destinés au système cérémoniel, en sont radicalement exclues. La discussion d'une telle critique exigerait d'autant plus de temps, d'attention et d'espace qu'elle impliquerait celle de la thèse de Claude Lévi-Strauss selon laquelle les femmes, non seulement produisent les biens qui font l'objet de dons, mais constituent elles-mêmes les objets premiers du don, le don par excellence. Nous y reviendrons. 

Par ailleurs, il semble qu'au sein de la seule aire de la Nouvelle-Guinée, la situation relative des hommes et des femmes soit éminemment variable. La généralisation paraît donc périlleuse, et plus encore s'il fallait l'étendre à d'autres aires géographiques. 

Le point le plus complet sur cette question, à l'heure actuelle, est fait par Marilyn Strathern (1989) [6]. Cet auteur tente, tout en lui reconnaissant une certaine légitimité, de montrer que la critique féministe porte à faux parce que trop européocentriste. D'une part, montre-t-elle, il ne peut pas être question d'exploitation du travail dans une société qui ne connaît pas le travail et où les choses ne s'obtiennent que par le détour du don ; d'autre part, et surtout, on ne peut parler d'exploitation du travail des femmes par les hommes parce que l'identité sexuelle n'est pas définie comme en Occident et parce que les êtres humains ne sont pas supposés avoir une identité sexuelle prédéterminée, fixe et assignée ne varietur [7]. Quoi qu'il en soit, dans le cas précis des îles Trobriand, Annette B. Weiner (1983) a remarquablement établi que Malinowski n'avait tout simplement pas perçu l'existence d'un système cérémoniel oblatif exclusivement contrôlé par les femmes et qui assure à celles-ci, complémentairement aux rituels kula qui structurent la vie proprement sociale et politique, le contrôle des opérations symboliques – morts, naissances – par lesquelles la société entre en contact avec l'ordre cosmique [8] ; sans même parler du fait que les femmes sont les seules donatrices réelles, sinon nécessairement symboliques, des enfants. Il n'est donc pas possible d'affirmer que toujours et partout, dans l'ordre social archaïque et traditionnel, les hommes se réserveraient le monopole de la position de donateurs, reléguant les femmes au seul rôle, au mieux de récipiendaire, au pire de reproductrices spoliées [9]. L'exemple des îles Trobriand, en tout cas, atteste que l'essentiel de la lutte, non seulement entre les hommes, mais tout autant entre les hommes et les femmes, a moins pour objet l'appropriation des choses que l'appropriation du pouvoir de donner, comme l'avait déjà fortement établi Georges Bataille.

 

Don traditionnel et marché

 

Tous les écrits théoriques sur le don qui visent à une certaine généralité s'amorcent, comme ce chapitre-ci, par un rappel des études anciennes et une présentation des analyses récentes sur le potlatch et la kula. Potlatch et kula représentent, en quelque sorte, les « figures imposées » de toute « présentation » sur le don ; et d'ailleurs à juste titre. Pour les figures libres, le choix est infiniment plus ouvert. Des explorations anthropologiques récentes de la Nouvelle-Guinée, notamment, livrent un riche matériau. Mais il nous paraît préférable ici d'aborder un troisième continent, l'Afrique, et de nous interroger sur la place du don au sein d'une société relativement complexe et qui, à la différence des Kwakiutl et des Trobriandais, connaît le marché depuis longtemps. L'exemple servira ainsi d'introduction à une réflexion sur les rapports du don et de la marchandise. 

Prenons donc comme guide le livre de Guy Nicolas, Don rituel et échange marchand (1986), consacré à une étude menée entre 1950 et 1970 sur le système oblatif de la région de Maradi, dans le sud de l'État du Niger. Il s'agit selon nous du travail ethnologique le plus complet et le meilleur jamais effectué sur la question. Un modèle du genre, malheureusement méconnu. 

En 1960, la région de Maradi, l'une des plus peuplées et des plus denses du Niger, compte 141 500 habitants, dont plus de 20 000 pour la seule ville de Maradi elle-même. Les sédentaires vivent dans de gros villages d'un millier d'habitants. L'activité économique se répartit entre une agriculture de subsistance, la production d'arachides pour le marché mondial et une importante production artisanale de cotonnades et d'indigo que la région exporte de très longue date. La population est composée, d'une part, de Peuls autochtones qui se consacrent principalement à l'agriculture et, d'autre part, d'une couche dominante haoussa à la fois marchande et aristocratique. Les Haoussas, constitués en États au XIe siècle, sont les marchands de l'Afrique centrale, où l'on en comptait 25 millions en 1960. Ce sont eux qui, à Maradi, donnent le ton et imposent l’ethos dominant. Clairement marchand. Tout le monde commerce et fait commerce de tout. Chacun est à la tête d'une petite entreprise personnelle, produit et vend des tissus, du cuir, du mobilier, des couvertures, etc. L'unité sociale de base est la famille polygame (gida), concurrencée en importance par le village (gari), qui l'emporte désormais par son poids symbolique sur le clan. Dans cette société qui connaît depuis longtemps une petite propriété individuelle héréditaire, chacun jouit d'une grande autonomie individuelle, mais dont l'exercice consiste à choisir entre de multiples appartenances. Le système religieux est fort complexe puisqu'il consiste en une superposition de religions agraires polythéistes, d'un culte de la cité, également polythéiste, d'origine haoussa, et d'un islam omniprésent, quoique de façon superficielle. Le pouvoir appartient, traditionnellement, à l'aristocratie haoussa. La région de Maradi est divisée en deux provinces, elles-mêmes divisées en cantons, dont les chefs portent le titre royal de farki. Chaque village, enfin, est commandé par un chef qui n'est qu'un primus inter pares choisi parmi les chefs d'enclos, souvent dans la famille des fondateurs du village. 

L'intérêt particulier du livre de Guy Nicolas vient de ce qu'il procède à une analyse de l'ensemble des systèmes oblatifs qui structurent la vie à Maradi et lui donnent son sens et sa couleur particulière. Par son souci d'exhaustivité, il atteste l'omniprésence du don au sein d'une société qui, d'un autre point de vue, pourrait passer pour – et est effectivement – une société marchande. Le don rituel est pratiqué dans quatre domaines signifiants de l'existence sociale : les grandes étapes de la vie ; la vie religieuse ; les fêtes de la jeunesse et les joutes ; les pratiques de pouvoir. 

Il ne peut être question de reproduire ici le détail de l'étude de Guy Nicolas, mais simplement d'en donner une idée. Les grandes étapes de la vie d'un habitant de Maradi sont la dation du nom, la circoncision, le mariage et les funérailles. Dans ce registre, nous ne parlerons ici, succinctement, que des mariages ; juste assez pour en suggérer la complexité, qui témoigne assez que la dot versée par le fiancé au père de la mariée (bride wealth) ne peut être assimilée au prix payé pour l'achat d'une marchandise. À Maradi, en l'occurrence, cette prestation matrimoniale (sadaki) est relativement modeste en comparaison avec les montants qu'elle atteint dans nombre d'autres sociétés africaines. Le processus de mariage comporte trois étapes : les fiançailles, le mariage proprement dit, et l'amenée de l'épouse au domicile du mari. Il est impossible de décrire ici les rituels complexes qui se déroulent à chacune de ces étapes. Nous nous bornerons à indiquer les noms, pittoresques, des divers dons qui sont effectués à ces occasions. La période des fiançailles débute par un premier don, dit « argent pour voir le lignage » (de la future fiancée), sorte d'opening gift. Lui répond un « don de la potestas », versé par les parents de la future épouse. Don remercié par un travail effectué sur le champ du beau-père, dit « partie de culture réciproque en remerciement ». Suivent de multiples dons, entrecroisés, d'animaux, de sel, de noix de coco, de noix de bétel, etc. Lors des cérémonies du mariage proprement dit, outre le versement du sadaki, sont effectués un « don d'argent du vol », qui évoque le mariage par rapt, un « don qui tue la marraine », un « don d'argent de la balançoire » et, donnée par le mari, une corbeille de mariage, très importante, dont la composition a été minutieusement arrêtée à l'avance. Au moment de la venue de l'épouse dans l'enclos du mari, quelques jours plus tard, est versé à ses accompagnatrices « l'argent de l'amenée de l'épouse », auquel s'ajoute, pour désamorcer le mépris qu'elles affectent envers l'enclos du mari, « l'argent du nous-méprisons » ; suivent le versement de l'« argent du rassemblement » et celui de « l'argent de l'esclave », destiné à racheter d'un esclavage ludique la sœur cadette de la mariée. La mère du mari offre un « don de remerciement » aux parents de l'épouse. Le mari, pour sa part, doit faire à sa femme un nouveau cadeau pour qu'elle accepte de lui parler et de se rapprocher de lui. Les jours qui suivent sont l'occasion de multiples autres dons. 

Si l'on se rappelle que les habitants de Maradi sont polygames et que le but de tout homme est d'avoir le plus d'épouses possible, on conçoit que les seules cérémonies du mariage suffisent à meubler l'existence et à placer celle-ci massivement sous le signe du don. D'autant plus que, avant même d'en arriver aux fiançailles, l'homme a dû faire sa cour et que celle-ci implique de multiples autres dons. À cette occasion, comme à celle du mariage, l'autonomie des femmes se manifeste de manière spectaculaire. Lors du mariage, la famille de l'épousée, en effet, verse un don de compensation, appelé (« augmentation ») ; jadis modeste, le hé tend aujourd'hui à l'emporter en importance sur les dons effectués par le parti de l'époux, contre l'avis du père de l'épouse, et plus encore contre celui du gouvernement, mais à l'instigation de l'épouse et de sa mère. Le nom même de cette pratique (« augmentation ») rappelle le mécanisme du potlatch. Et, de fait, la logique de la rivalité oblative imprègne toute la vie à Maradi, d'autant plus que les griots, omniprésents, et qui vivent des retombées de l'oblativité générale, louent, à toute occasion importante, la générosité des grands donateurs, ou stigmatisent la mesquinerie de ceux qui ne donnent pas assez. 

À travers le hé, mère et fille rivalisent pour écraser leurs rivales. Dès son plus jeune âge, et parfois même en cachette de sa mère, la jeune femme s'attache à constituer son hé, en s'adonnant à toutes les activités susceptibles de rapporter des ressources financières. La principale consiste à mettre en concurrence plusieurs prétendants en faisant monter les enchères pour, généralement, choisir le plus offrant. Les concurrents éconduits peuvent éventuellement demander un dédommagement à l'élu. Mais, en tout état de cause, les « dons de quête de femme » coûtent cher. Selon un calcul de Guy Nicolas, ils représentent 72 % de l'ensemble des dépenses afférentes à un mariage. Pour engager moins de frais, les jeunes gens ne peuvent, le plus souvent, prétendre qu'à des veuves, qui peuvent même contribuer à compléter un capital initial trop maigre, grâce aux hés qu'elles versent. 

On voudrait ici ne serait-ce qu'évoquer les mille et une autres occasions de don décrites par Guy Nicolas : les dons aux danseuses expertes des esprits du culte vaudou, véritables demi-mondaines sacrées ou petits rats, non pas de l'opéra mais du vaudou ; le don d'épouses aux religieux austères, le dubu, potlatch à travers lequel les jeunes gens rivalisent pour accéder au titre de maître de culture en surmontant l'envie, la haine et la sorcellerie de leurs rivaux ; ou encore le « dubu des femmes » (kan kwarya), ouvert à toutes les femmes qui en manifestent le désir, par lequel celles-ci tentent d'accéder à un titre de cheftaine (tambara) en lançant un défi de richesse à toutes les autres femmes. La capacité de lancer un tel défi, dûment commenté par les griots, suppose, note G. Nicolas, « des vertus d'ascétisme, d'énergie au travail, de prévoyance, qui ne sont pas à la portée de quiconque » (1986, p. 90). Comme celle des guerriers sauvages, analysée par Pierre Clastres, la carrière de tambara n'est jamais achevée. D'autres occasions s'ouvrent à la nouvelle tambara de se contraindre elle-même à être toujours plus généreuse. Signalons seulement, pour en terminer avec Maradi, que ceux qui ne savent pas être spontanément généreux se placent sous la menace permanente d'un gukun, c'est-à-dire d'un don en travail effectué clandestinement, la nuit, par les jeunes du village, qui les forcera à un contre-don particulièrement dispendieux sous peine de perdre définitivement la face.

Du point de vue de la sociologie, il y a quelque inconvénient à trop centrer les discussions sur les seuls exemples classiques du potlatch ou de la kula : ne renvoient-ils pas à un état de l'humanité dépassé depuis longtemps, et qui ne nous concernerait plus guère ? De fait, l'analyse en est abandonnée aux anthropologues. Indubitablement, la société de Maradi nous est moins étrangère. Au minimum, elle relève d'un passé moins éloigné de nous. Son étude par Guy Nicolas permet, croyons-nous, de tirer quelques conclusions d'étape immédiates. 

Elle montre que la dichotomie pertinente n'est pas celle qui opposerait le calcul à l'absence de calcul, l'intérêt au désintéressement. Le calcul était déjà présent, à l'évidence, dans le cas du potlatch et de la kula. À Maradi, tout le monde calcule, achète et vend. Mais ce qui ressort de façon tout aussi claire, c'est que le but ultime du procès d'ensemble, le moment de la consommation finale, c'est de se retrouver en position de donateur. Comme le note G. Nicolas à juste titre, l'investissement dans le don et l'investissement dans la marchandise vont de pair et s'alimentent l'un l'autre. Le second semble néanmoins dominé hiérarchiquement par le premier, qui lui « donne » son sens final. « L'ordre oblatif impose au marchand de se soumettre à sa loi et au donateur de participer au marché pour se procurer ces biens-là. » (1986, p.178.) Le marché, tout en étant omniprésent, tend donc à être instrumental par rapport au don. On sait que Marx opposait la formule de la « petite production marchande simple » au cas du capitalisme, en affirmant que dans la première c'était la marchandise, considérée d'abord sous sa dimension de valeur d'usage, qui constituait à la fois le point de départ et le but du processus là où, dans le capitalisme, l'argent devient précondition et terme du processus d'ensemble. Il résumait cette opposition par les deux formules opposées : M-A-M, d'une part, et A-M-A d'autre part (M = marchandise et A = argent). Si on pose D = don, il est possible d'écrire, pour caractériser une société traditionnelle encore régie par le don malgré la place importante qu’y occupe la marchandise : D-M-A-M-D. La même chose peut se dire d'une autre façon. La consommation des biens à Maradi est d'abord une consommation publique, ou mieux, faite en public et pour le public, plus qu'une consommation strictement privée. Ce qui amène à poser, dans le sillage de Mary Douglas et Baron Isherwood (1979), que la consommation est d'abord un travail rituel. Ou encore, autre formulation équivalente, semble-t-il, à Maradi, la logique de la valeur des choses reste encore subordonnée à celle de la valeur des personnes. 

Avant de se demander comment le don archaïque se compare au don moderne décrit dans la première partie, il importe de poursuivre la présentation du don archaïque en complétant ces études de cas par une réflexion sur un problème aussi classique que peuvent l'être le potlatch et la kula : le rôle de la monnaie dans ces sociétés. 

 

De la nature de la monnaie sauvage

 

Hegel disait de la monnaie qu'« elle est de la liberté frappée ». Il écrivait également que « la logique constitue l'argent de l'esprit ». Il serait possible de multiplier les métaphores en ce sens [10]. Toutes montreraient à quel point la monnaie est consubstantielle à la modernité. De celle-ci, l'argent est à la fois la quintessence et la condition première de possibilité [11]. Aussi, pour qui s'interroge sur les ressemblances et les dissemblances entre les sociétés archaïques et les sociétés modernes, n'est-il sans doute pas de sujet de réflexion plus central et névralgique que celui qu'ouvre l'interrogation sur la nature de la monnaie archaïque. Sans désir d'argent, il n'est pas de système économique moderne, pas de système de marché concevable. Sans désir pour les biens précieux archaïques que M. Mauss proposait de considérer comme des formes de monnaie, sans désirs croisés et spéculaires pour les vaygu'as, les taonga ou les cuivres blasonnés des Kwakiutl, il n'est pas de kula ou de potlatch possibles. Les désirs qui se manifestent dans les deux cas, le moderne et l'archaïque, sont-ils comparables ? Et les objets sur lesquels ils portent sont-ils de même nature ? Ou encore, les biens de valeur archaïque sont-ils les ancêtres directs de la monnaie moderne, aisément subsumables sous le concept générique de monnaie, ou bien appartiennent-ils à une autre espèce, aussi différente au moins de la monnaie des économistes que l'homme de Néandertal de l'Homo sapiens ? 

À cette question du degré d'identité de la monnaie archaïque et de la monnaie moderne, l'auteur qui est probablement le meilleur spécialiste français, Jean-Michel Servet (1982), répond de façon mitigée et prudente. Il nomme « paléomonnaies » les monnaies archaïques, pour désigner à la fois le fait que très souvent les biens ayant joué le rôle de monnaie archaïque se chargèrent ensuite des fonctions monétaires modernes et, par ailleurs, pour insister sur la mutation que ces biens connurent alors. Pour notre part, c'est la thèse de la discontinuité qui nous semble devoir être affirmée. Certes, aucune société connue, apparemment, n'ignore l'usage d'objets précieux dénombrables [12]. Il est donc tentant de voir là le signe d'une nécessité universelle de mesurer la valeur des biens. Il suffirait de faire un pas de plus pour accréditer l'évolutionnisme économiciste dominant, celui qui ne veut voir dans le don et l'échange cérémoniel qu'une sorte de luxe exotique, hypocrite, mince pellicule posée à la surface d'un réalisme économique toujours présent, qui se manifesterait dans l'éternité du troc, de l'échange donnant-donnant, vite rationalisé et développé grâce à l'apparition de la monnaie, cet intermédiaire des échanges qui permet de les multiplier. 

Or, cette grille de lecture économiciste n'est pas tenable. De même que, nous l'avons vu, le troc et même le marché ne sont pas ignorés dans la société archaïque, mais tenus étroitement en lisière, de même y ont cours des sortes de monnaies, mais qui servent à tout autre chose que la monnaie d'aujourd'hui. Celle-ci, à en croire les économistes, remplit au moins trois fonctions : elle mesure la valeur des biens, elle permet leur circulation, elle sert, enfin, à payer et à acquitter des dettes « matérielles ». Les monnaies primitives contribuaient déjà, à leur façon, à l'accomplissement de ces trois fonctions ; mais, comme le notait Karl Polanyi (1983, 1975, 1971), aucune monnaie archaïque ne les remplissait simultanément. Plus généralement, selon lui, ces monnaies étaient toujours spécifiques (servant à un seul usage : one purpose), là où la monnaie moderne est en quelque sorte « tous usages » (« multipurpose »). Le système monétaire de l'île Russell, par exemple, connaît deux sphères monétaires, celle du système Ndap et celle du système Nko. Ne parlons ici, brièvement, que de la première. Le système Ndap est divisé en vingt-deux classes de monnaies de coquillages. Un bien déterminé ne peut être obtenu qu'en échange d'une coquille Ndap d'un rang déterminé, dont d'ailleurs l'acquéreur virtuel, très généralement, ne dispose pas. Ce seul exemple suffit à faire prendre conscience du fait capital que les « monnaies » archaïques ne forment pas un ensemble homogène, doté des propriétés d'additivité et de substituabilité. Aucune pièce de monnaie n'est immédiatement substituable à une autre selon des rapports numériques simples. Les habitants des îles Pallau (dans les Carolines) ont parfois été perçus comme des capitalistes financiers avant la lettre. Ils se passionnent en effet pour leurs « monnaies ». Or, celles-ci sont réparties en neuf genres fondamentaux et en deux cent quatre-vingt-deux types différents. Les plus experts de ces « banquiers » primitifs connaissent les noms de trois mille pièces différentes, ainsi que ceux de leurs détenteurs présents et passés, l'histoire des trajets complexes qu'elles ont accomplis. Ce qui permettrait selon Mauss de parler de monnaie à propos de ce type de biens précieux, c'est le caractère général de leur circulation. Or, celle-ci est en fait strictement limitée. Il semble en effet qu'il soit possible de généraliser l'observation menée en détail par F. Bohannan sur les Tiv du Nigeria, qui montre l'existence de trois types de biens appartenant à trois sphères de circulation différentes et en principe interdites de communication : la sphère des biens de subsistance, celle des biens de luxe et celle des biens de prestige [13]. Aucun moyen n'existe, aucune monnaie générale notamment, qui permettrait de convertir, au moins officiellement, des biens de subsistance en bétail, en femmes ou en enfants. La généralité de la circulation est donc fort relative, la monnaie primitive ne circule qu'en permutation avec un nombre de biens très restreint et qu'entre un certain nombre de partenaires déterminés. Elle ne peut pas suivre n'importe quel chemin. 

Par ailleurs, et ceci aurait dû le conduire à renoncer à sa thèse du caractère monétaire de la monnaie sauvage, M. Mauss remarquait lui-même que la valeur des « pièces » de monnaie n'est jamais fixe ; elle varie en fonction du nombre des détenteurs qu'elles ont connus, de leur prestige, ainsi que des circonstances qui ont présidé aux transactions auxquelles elles ont servi. Plus généralement, pour un même bien, les prix primitifs varient selon la valeur sociale des échangistes. Aux habitants de telle île, on donnera un poisson contre un taro ou une igname ; à ceux d'une autre, par exemple dix poissons. L'exigence d'égalité, de réciprocité arithmétique n'est manifestement pas au premier plan des préoccupations. En Nouvelle-Guinée, les Baruya donnent, sous forme de barres de sel, une journée de travail à leurs voisins Yaoundanyi qui leur en rendent deux et demie sous forme de capes d'écorce. La chose est connue de tous et considérée comme normale en raison de la supériorité magique des Baruya sur les Yaoundanyi (voir Godelier, 1973). 

Toutes ces remarques nous acheminent vers une conclusion simple : la monnaie primitive ne mesure pas d'abord la valeur des choses mais celle des personnes [14]. Si elle mesure la valeur des choses, c'est uniquement de façon indirecte, par réfraction de la valeur des personnes. Aussi bien la monnaie archaïque ne permet-elle pas d'acheter quoi que ce soit. Et comment pourrait-on d'ailleurs acheter puisqu'il n'est pas possible de rien obtenir qui ne soit donné, en dehors de trocs résiduels qui ne passent pas par la monnaie ? La monnaie archaïque ne sert pas à acheter mais à payer, et pas principalement le prix des choses mais celui des personnes, le prix de la mariée ou celui du sang. Elle n'est pas au cœur d'un système économique inexistant, mais au centre du système matrimonial et du système vindicatoire (Coppet, 1970). La monnaie moderne ne naîtra qu'à partir du moment où la valeur des choses s'autonomisera par rapport à celle des personnes. Que du jour où les tyrans grecs, portés au pouvoir par les premiers échecs de la démocratie, feront fondre les biens précieux appartenant aux familles aristocratiques pour en faire des pièces estampillées dont la valeur, garantie par la cité, sera devenue indépendante de celle de leurs anciens détenteurs. Avant de représenter de la liberté frappée, la monnaie moderne est donc d'abord de l'égalité frappée [15] relevant du principe étatique. Elle garantit qu'en principe un vaut un et que tous ont droit à un égal accès aux biens, quelle que soit leur valeur sociale, quitte à multiplier les inégalités concrètes à partir de ce principe d'égalité abstraite que cristallise l'invention de la monnaie. La société archaïque, au contraire, postule que les personnes et les choses ont a priori des valeurs différentes, à charge pour le don de produire une certaine redistribution et une certaine mise à parité, à partir de ce postulat que chacun est unique. 

La signification de la monnaie archaïque ne se lit donc pas dans le rapport qu'elle entretient aux choses mais dans celui, infiniment plus complexe et général, qu'elle noue avec les personnes vivantes, mortes ou à renaître, avec les animaux et avec le cosmos. Elle n'est rien d'autre que la vie elle-même. « Elles sont, nous dit Jean-Michel Servet des paléomonnaies, le lieu du discours et du toucher [...] Elles suivent le verbe, les femmes, les enfants, d'autres richesses données et reçues. Leur seule rétention serait non seulement une absurdité mais aussi dangereuse. En canaque, les termes traduits par “vie” et “dette” sont désignés par un même mot. Celui qui doit a seulement abandonné une parcelle de son énergie chez son créancier ; il retrouvera celle-ci lorsqu'il apportera ce qu'il devait ; quand le créancier meurt, le débiteur remet une dette pour ne pas laisser sa vie entre les mains d'un mort. Les paléomonnaies canaques sont le souffle des enfants, les enfants d'un clan ; en parcourant les canaux de la parenté, les paléomonnaies suivent le flux vital. Totem et parenté sont indispensables pour obtenir des paléomonnaies et, réciproquement, sans les "mié", les groupes, les clans, ne peuvent pas entrer en relation avec d'autres personnes et n'ont pas d'existence sociale [...] On les voit circuler comme compensation matrimoniale ou pour meurtre et offense, comme capacité de conclure une alliance politique entre groupes, comme objet exclusif du sacrifice [...] Ce sont des moyens d'échange social. » (Servet, 1982, p. 196-197 et 207.) 

Dans une société sans écriture, la monnaie constitue le répertoire privilégié qui sert de support à la mémoire collective. Parce que chaque pièce est unique, intrinsèquement insubstituable aux autres, elle rappelle à tout instant, par sa seule présence, son origine et le parcours qu'elle a effectué. Elle rend donc immédiatement visible la série totale des dettes et des obligations entrecroisées que tous ont envers tous. Ainsi Ann Salmond pouvait-elle écrire à propos de certains taonga maoris en néphrite, particulièrement précieux et en principe inaliénables : « Chaque trésor taonga était un point fixe dans le réseau tribal des noms, des histoires et des relations. Ils appartenaient à des ancêtres particuliers, descendaient de filiations particulières, possédaient leur propre histoire et étaient échangés lors de certaines occasions mémorables. Les taonga capturaient l'histoire et la montraient aux vivants en se faisant l'écho des modèles du passé, de la première création jusqu'au temps présent » (cité par Weiner, 1988, p. 147). 

Mais c'est peut-être chez les Maenge de Nouvelle-Bretagne, dont les paléomonnaies s'appellent des pages, que se lit le mieux l'équation primordiale : un page = une vie (Panoff, 1980). 

Équation dont il semble maintenant possible de déployer tous les termes. La monnaie archaïque n'est rien d'autre que la vie, qui n'est rien d'autre que le souffle vital, la force qui fait croître, qui n'est elle-même rien d'autre que le nom et que le don, qui n'est lui-même rien d'autre que la dette. La monnaie archaïque représente la cristallisation des personnes dans des sociétés qui ne connaissent pas les individus mais où n'existent que des personnes. Gardons cette équation présente à l'esprit pour tenter une interprétation du don archaïque.


[1]    Une version abrégée des chapitres 7 et 8 a été publiée dans la Revue du MAUSS (n° 12, 1991, p. 51-78).

[2]    Elles valent, à titre principal, pour les Kwakiutl.

[3]    Benedict, 1967, p. 253 et 293-294. Voir Schulte-Tenckhoff, 1986, p. 137-138.

[4]    Le système inclut non seulement les îles de l'extrémité orientale de la Nouvelle-Guinée (Louisiades, îles Woodlark, Loughlans, archipel des Trobriand et groupe des îles d'Entrecasteaux), mais aussi, outre les régions côtières de la Nouvelle-Guinée orientale elle-même, l'île Sud-Est et l'île Rossell. Voir le résumé synthétique que donne B. Malinowski, 1920.

[5]    1989. Sur la dialectique de l'aliénabilité et de l'inaliénabilité, voir aussi Weiner, 1985.

[6]    Lire la présentation critique de ce livre par Mary Douglas, 1991.

[7]    Voir également, sur ce point, Breton, 1989.

[8]    Voir également Weiner, 1984.

[9]    Dans L'un est l'autre, qui présente l'essentiel des thèses féministes admises en France en matière d'anthropologie, Élisabeth Badinter (1986) donne acte à A. B. Weiner de ce point, et ne fait démarrer le patriarcat qu'à l'avènement de l'agriculture. Mais même au sein des sociétés paysannes, comme nous allons le voir avec l'exemple de Maradi, les choses ne sont pas si simples qu'elles puissent se laisser ordonner dans un modèle de domination et d'exploitation linéaires.

[10]   Jean-Joseph Goux, dans Économie et symbolisme (1973), en développait certaines, de façon sans doute discutable, mais très suggestive. Il faisait l'hypothèse qu'il existe une analogie formelle entre la monnaie, équivalent général des marchandises, le phallus, objet sexuel privilégié, et le père, autrui privilégié.

[11]   Telle est, on le sait, la thèse de G. Simmel (1987).

[12]   C'est la conclusion à laquelle sont parvenus, il y a quelques années, lors d'un colloque tenu au Centre Thomas More, à l'Arbresle, un certain nombre d'anthropologues, dont Daniel de Coppet et J.-M. Servet. Leur conclusion est-elle si assurée ? Existe-t-il, par exemple, des « paléomonnaies » chez les Guayakis, et dans toutes les cultures de type paléolithique ?

[13]   Voir Bohannan, 1955 et 1967. Voir également Salisbury, 1962.

[14]   Dans son Vocabulaire des institutions indo-européennes, E. Benveniste (1969) montre qu'à l'origine, dans les langues indo-européennes, la notion de valeur désigne d'abord la valeur des personnes, ce qu'il faut payer pour racheter un prisonnier ou venger une mort.

[15]   Sur la genèse de la monnaie, voir Servet, 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:06
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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