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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Troisième partie 11. Don, marché, gratuité


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Troisième partie. La boucle étrange du don

11. Don, marché, gratuité [1]


Retour à la table des matières du livre.

 

La valeur de lien
Mais surtout la gratuité : il y a des dons gratuits...
La règle de l'implicite
Et la liberté marchande ?
Don et modèles déterministes 

 

« Plus l'échange est égal et plus on s'ennuie.
Le don assure la survie du temps
en déséquilibrant l'offre et la contrepartie. »

HENRI RAYMOND

 

Les biologistes Margulis et Sagan affirment que « l'essence du vivant est une mémoire, la préservation physique du passé dans le présent » (1986, p. 64). Le don conserve la trace des relations antérieures, au-delà de la transaction immédiate. Il en a la mémoire, à la différence du marché, qui ne conserve du passé que le prix, mémoire du lien entre les choses et non du lien entre les personnes. Alors que la dynamique du don et son extension sont temporelles, verticales, le marché tend à éliminer le passé. L'extension spatiale horizontale illimitée des rapports entre étrangers est à ce « prix », et elle conduit à l'objectivation du monde qui a pour origine la rupture introduite par le marché entre le producteur et le consommateur. 

Le marché est une sorte de don scindé. C'est ce qui ressort du langage marchand. Souvent, dans les sociétés archaïques, des notions comme celles d'achat et de vente étaient désignées par un seul mot. Le vocabulaire marchand procède non seulement à une réduction économique du sens à partir d'une signification plus globale (religieuse, morale, politique, etc.), mais aussi – on l'a moins souvent remarqué – à une réduction systématique de la polyvalence de la plupart des termes qui désignent la circulation des choses dans le langage courant. Il y a passage de la « poly-valence » à l'« équi-valence ». On peut même se demander si, du point de vue des liens sociaux et envisagé analytiquement, le marché n'est pas cela : un système qui isole le fait de donner du fait de recevoir, qui dégage deux opérations distinctes, mises ensuite en rapport de tension, à la recherche d'une équivalence. On pourrait appeler cela construction sociale de la problématique de l'équivalence. Tout le vocabulaire de l'échange subit le même traitement : réduction et séparation. Voyons-en quelques exemples à partir de mots et d'expressions d'usage courant, pour illustrer la rupture qui fonde la modernité.

 

• Reconnaissance. Dans le langage courant, le mot a un double sens : il signifie la reconnaissance que l'on reçoit en vertu d'un mouvement des autres vers soi, et la reconnaissance que l'on manifeste envers quelqu'un, dans un mouvement vers un autre. Il indique un double mouvement, comme tous les mots du système du don. Le marché réduit ce mot à un sens unique et univoque, comme dans l'expression « reconnaissance de dette ».
 
• Hospitalité. Le vocabulaire de l'hospitalité est empreint de la même ambiguïté. « Recevoir » désigne certes le fait d'accueillir quelqu'un chez soi, mais également, et de façon tout aussi importante, le fait de donner, d'offrir quelque chose : l'hospitalité, un repas, etc. Recevoir quelqu'un, c'est lui donner quelque chose. D'ailleurs, le mot hôte désigne autant celui qui reçoit que celui qui est reçu, selon le contexte. Cela s'inscrit dans les lois et les rites de l'hospitalité qui, comme le montre Pitt-Rivers, visent à éviter une situation d'égalité entre l'étranger et la société hôte, égalité qui est nécessairement source de rivalité et donc de conflit (1983, p. 161). C'est exactement le contraire de ce que cherche le marché : créer les conditions d'échange de biens entre étrangers égaux.
 
• Avoir confiance signifie accorder sa confiance à quelqu'un, la lui donner, donc, et non pas l'avoir... (Benveniste, 1969, p. 117).
 
• Je lui dois beaucoup. Hors de son contexte économique, cette phrase signifie : il m'a donné beaucoup. Cela entraîne des obligations, non une dette comme on l'entend aujourd'hui, oubliant d'ailleurs le sens originel du mot dette (Benveniste, 1969, p. 183). Je lui dois beaucoup : grâce à cette personne je vis mieux, j'ai réglé certains problèmes importants, etc. Cela exprime ce que l'on a reçu de quelqu'un, et non ce qu'on lui doit, contrairement au mot dette dans le contexte marchand. « Je lui dois beaucoup » signifie le contraire de : « Je lui dois 10 dollars. » Le mot « dette » a été récupéré par la pensée marchande ; et, ici encore, on en a éliminé la double référence pour en faire un concept univoque et unilatéral, pour pouvoir établir des équivalences comptables.

• Emprunter se disait en ancien français pour « prêter » et pour « se faire prêter » (Benveniste, p. 189). En latin, « praestare, c'est d'abord mettre gracieusement à disposition, sans considération de retour » (ibid., p. 181). Ce sens existe encore aujourd'hui : « Tu me le prêtes ?»

 

On pourrait poursuivre longtemps cette énumération. Ainsi, le mot prix désigne dans le langage marchand ce qu'il faut payer pour atteindre l'équivalent monétaire. Mais dans le langage courant il signifie également le contraire : ce que l'on obtient gratuitement, soit par hasard, soit à cause d'un mérite exceptionnel. Le marché pourrait donc être défini comme un don scindé. Même si un don fait toujours partie d'un système de don plus vaste dans lequel il faut l'insérer pour le comprendre (le cycle donner-recevoir-rendre de Mauss demeurant jusqu'à maintenant la meilleure approximation du fonctionnement de ce système), il ne faut jamais oublier que, contrairement au marché, le don est un geste complet qu'il faut aussi comprendre comme tel avant de l'insérer dans le système de don. C'est une différence essentielle avec le marché qui provient d'une scission du geste du don, scission engendrant le dispositif offre-demande et la recherche d'équivalence entre ces deux éléments préalablement séparés [2]. En scindant le geste de don, le modèle marchand se condamne à ne jamais pouvoir rendre compte du don, comme la démonstration de Zénon, du fait qu'elle scinde le mouvement, ne parvient jamais à expliquer que la flèche atteigne la cible. Ce qui n'empêche pas la flèche d'y parvenir, ni le don d'exister. 

 

La valeur de lien

 

La réduction de la valeur des mots s'applique aussi à la réduction au quantitatif du mot valeur lui-même. Ce phénomène a été très souvent commenté et se manifeste évidemment par le fait de réduire les valeurs à leur équivalent quantitatif supposé, représentable par un montant d'argent. C'est ce qu'on a appelé la valeur d'échange, qu'on a l'habitude d'opposer à la valeur d'usage. La valeur d'usage est plus près de la réalité, mais dans cette même mesure elle est unique, non représentable par une quantité quelconque. Le rapport marchand tend d'ailleurs à exclure la valeur d'usage telle qu'elle est exprimée par l'usager, en transformant ce dernier en consommateur, comme on l'a vu dans le chapitre précédent. 

Qu'en est-il de la valeur du don ? Ce n'est évidemment pas une valeur d'échange marchande. Mais est-ce une valeur d'usage ? Cet « usage » des choses que constitue le don – l'usage d'un bien au service d'un lien – est en fait rarement inclus dans le concept de valeur d'usage, qui tend à ne reconnaître que l'utilisation immédiate de la chose et à exclure qu'elle soit au service du lien. Cet « usage » particulier des choses est suffisamment différent des autres usages pour l'en distinguer. À cette fin, ne devrait-on pas ajouter un troisième type de valeur, qui serait la « valeur de lien » : ce que vaut un objet, un service, un « geste » quelconque dans l'univers des liens, dans le renforcement des liens. Cette réalité se situe à l'opposé de la valeur comptable, et elle est totalement occultée par le discours économique, pour lequel le lien est l'échange lui-même, et rien d'autre. La valeur d'échange, comme celle du don, tend à être uniquement relationnelle. Mais elle exprime le rapport entre les choses échangées, tel qu'il est représenté par l'argent. 

La valeur des choses en fonction du lien entre les personnes tend également à être niée par le concept de valeur d'usage, lequel se concentre sur l'utilisation matérielle et la fonction des choses. Pourtant, au-delà et assez indépendamment de leur valeur d'échange et de leur valeur d'usage, les choses prennent des valeurs différentes selon leur capacité d'exprimer, de véhiculer, de nourrir les liens sociaux. Cette valeur n'est cependant pas établie par comparaison avec d'autres choses, mais d'abord en rapport avec les personnes. Le même objet aura une valeur de lien très différente selon le circuit dans lequel il se situe. On retrouve ici, de façon inattendue, exactement ce qu'exprime la monnaie archaïque. Nous avons vu que sa valeur variait en fonction du nombre de ses détenteurs et de leur prestige et qu'elle était la mémoire de la valeur de lien, comme le prix est la mémoire de la valeur d'échange. 

À la traditionnelle opposition échange-usage, il serait donc nécessaire d'ajouter la valeur de lien, distincte de la valeur d'usage. Le dilapidateur, on l'a vu, apporte la preuve par la négative de son existence, séparant radicalement l'usage de la valeur de lien. Il ne transforme pas l'argent en valeur d'usage, ni en valeur d'échange en le faisant fructifier. Il choisit de le donner, mais en dehors du circuit du don, en dehors de la valeur de lien. Il ne le donne à personne, il extrait l'objet de tous les circuits de circulation admis dans la société. Le dilapidateur refuse à la fois la valeur d'usage, la valeur d'échange et la valeur de lien. 

En circulant, le don enrichit le lien et transforme les protagonistes. Le don contient toujours un au-delà, un supplément, quelque chose de plus, que la gratuité essaie de nommer. C'est la valeur de lien. La plus-value, c'est l'absorption de ce supplément par la chose qui circule, et par l'un des protagonistes, la transformation d'une valeur de lien en valeur d'échange. On peut absorber la valeur de lien, soit en la transformant en valeur d'usage, c'est-à-dire en arrêtant la circulation de la chose et en la consommant, soit en l'objectivant et en la réduisant à la valeur d'échange au moment de la faire circuler.

La valeur de lien est autre chose que la valeur d'échange et la valeur d'usage. C'est peut-être ce qui explique le mieux la méfiance qu'entretient le don vis-à-vis de l'argent. Ce fait est étrange pour la pensée économique. Il se réduit, dans le modèle économique, à des dysfonctions, des inefficacités, définies comme le fait que le don – en l'occurrence le cadeau – ne correspond pas aux « préférences » de la personne, à ce qu'elle aurait acheté si on lui avait donné de l'argent (Camerer, 1988). Or, dans l'offrande d'un cadeau, le but n'est pas de disposer d'un mécanisme qui permette une parfaite correspondance avec les préférences du donataire. L'enjeu du cadeau, c'est que le donateur démontre qu'il sait ce que le donataire aime. Cela est plus important que la satisfaction « marchande » du donataire, car c'est le lien qui compte, et le don est une opération au service du lien, comme l'admet d'ailleurs Camerer : « Un ami intime doit pouvoir deviner mes goûts » (p. 194 ; notre traduction). (C'est Camerer qui souligne). L'auteur a presque saisi cela puisqu'il fait l'hypothèse « que les cadeaux expriment de quelque façon les caractéristiques du donneur » (p. 194). Mais il ne va pas jusqu'à mettre en rapport le lien et le don, même s'il cite Caplow qui reconnaît tout à fait la valeur de lien : « Il faudrait jauger la valeur économique d'un cadeau de Noël eu égard à la valeur affective de la relation » (ibid.). Mais précisément, il n'y a pas d'échelle économique, car la valeur de lien dépend des caractéristiques des personnes, de la nature du lien, d'un ensemble de variables que la valeur économique, pour se former et devenir purement quantitative, a d'abord dû évacuer. 

La valeur de lien échappe au calcul, ce qui ne signifie pas qu'elle n'existe pas. La valeur de lien, c'est la valeur du temps, que le marché remplace par une immédiateté indéfiniment extensible dans l'espace, en extrayant la chose du réseau temporel. Plus on isole les choses de leur valeur de lien, plus elles deviennent transportables, froides (congelées...), objets purs échappant au temps. En exprimant la valeur de lien, le don sert à nous prouver que nous ne sommes pas des objets. « Les hommes qui donnent se confirment les uns aux autres qu'ils ne sont pas des choses [3]. » Nous retrouvons ainsi le don archaïque et le hau du sage maori tel que l'interprète Marcel Mauss. Pour Mauss, le hau est l'esprit de la chose qui circule. Or, qu'est-ce que l'esprit de la chose sinon ce qu'elle contient de la personne qui a donné, ce « petit quelque chose qui se détache du sujet tout en étant bien à lui » ? C'est la valeur de lien, qu'on appelle aussi l'échange symbolique. Ce dernier concept a toutefois l'inconvénient d'être trop général. Il inclut toute communication entre les personnes. La valeur de lien est la valeur symbolique qui s'attache au don, reliée à ce qui circule sous forme de don.  

 

Mais surtout la gratuité : il y a des dons gratuits... 

Nous pouvons maintenant aborder la notion de gratuité. Citons à nouveau Benveniste : « Le va-et-vient de la prestation et du paiement peut être volontairement interrompu : service sans retour, offrande de faveur, pure "grâce", ouvrant une réciprocité nouvelle. Au-dessus du circuit normal des échanges, de ce qu'on donne pour obtenir, il y a un deuxième circuit, celui du bienfait et de la reconnaissance, de ce qui est donné sans esprit de retour, de ce qui est offert pour "remercier" » (1969, p. 202). 

Don, gratuité, générosité. On ne peut pas faire abstraction de la générosité en parlant du don, fût-il un système où est rendu autant, voire plus que dans le système marchand. On la retrouve à chaque détour, sous l'ambiguïté des termes par rapport à leur univocité marchande, puisque, justement, ce qui est rendu est souvent plus important que ce qui est donné, ce qui indique bien que ce n'est pas en montrant qu'il y a retour du don qu'on peut s'imaginer avoir réduit le phénomène à une sorte d'échange marchand déguisé. Ce n'est pas de cette façon qu'on peut faire l'impasse sur la gratuité et la générosité. 

Face à ce phénomène de réduction économiciste du vocabulaire, après avoir proposé l'introduction de la valeur de lien, il faut donc faire une place à part à la notion de gratuité, terme qui symbolise par excellence l'unilatéralité absolue, donc étranger au vocabulaire marchand, et qui a donné lieu à tant de débats autour de la possibilité du don gratuit (Douglas, 1989). Or, d'après Benveniste, l'ambivalence est, ici encore, présente à l'origine. Gratuité vient du latin « gratia ». Il s'applique aux deux partis en présence : « celui qui accueille avec faveur » et « celui qui est accueilli avec faveur, qui est agréable » ; Benveniste parle aussi de « valeur réciproque » (p. 199). De là, le sens évolue vers celui, religieux, de grâce, reçue « gracieusement » et donnant lieu à de la reconnaissance, puis englobe le fait de donner pour le plaisir, qui conduit à la notion de gratuité actuelle, laquelle renvoie à plusieurs sens :

 

• Dans le cadre marchand, « gratis » signifie le fait d'obtenir quelque chose pour rien, sans payer, sans coût. Gratuit signifie ici sans valeur d'échange.
 
• Gratuit s'applique aussi à quelque chose que l'on fait « pour rien », qui n'a pas d'utilité évidente, que l'on fait « gratuitement », comme l'emballage des cadeaux, par exemple. Gratuit signifie alors sans valeur d'usage.
 
• Gratuit signifie aussi sans rationalité, comme dans « affirmer quelque chose gratuitement », sans fondement, sans preuve.
 
• Pour le donateur, gratuit signifie aussi libre, sans obligation, et sans exigence de retour ; c'est le sens le plus contesté et qui est interprété comme un « mensonge social ».
 
• Enfin, gratuit conserve une touche de grâce, de gracieux, qui fait surgir de nulle part quelque chose d'inattendu, de généreux, qui est relié à la naissance, à l'engendrement.

 

Les quatre premiers sens pèchent tous contre la raison utilitaire, mais le dernier sort carrément de ce système, où rien ne peut exister qui n'ait été produit. 

L'ambiguïté et même la contradiction entre ces différents sens est grande, car la pensée marchande affirme en même temps que le don est gratuit (sinon ce n'est pas un don) et que la gratuité est impossible dans les faits, que le récepteur devra toujours finir par payer (there is no such thing as a free lunch) ; quant au donateur, dans son cas, gratuit signifie tout simplement « se faire avoir », sauf bien entendu s'il utilise le « don » de façon instrumentale pour obtenir plus. Le cadre de pensée marchand rend la gratuité impossible a priori. 

Alors, suffît-il de replacer la gratuité dans le système de don pour résoudre la contradiction ? Il semble bien que non. Transposé dans le système du don, le paradoxe semble aussi grand. Il s'exprime de la façon suivante : 

•    Premièrement, le don n'attend rien en retour ; qui dit don dit gratuité.
 
•    Or, il y a retour dans tout système de don. C'est la constatation et la grande source d'étonnement de Mauss et l'objet central des études sur le don depuis lors.
 
•    Donc, ou bien le don n'est pas gratuit, ou bien le don n'existe pas. 

D'où vient donc l'omniprésence de la gratuité chez les acteurs du don, constatée du reste par tous les observateurs ? L'idée de non-retour semble inhérente au don. En tout cas le retour est inattendu et étrange. Alors que dans le marché la boucle est normale, le don qui revient fait une boucle étrange. Cette contradiction fondamentale, où s'enfonce toute discussion confrontant le don avec le marché, débouche immanquablement sur le problème de la bonté (ou de la méchanceté) des sauvages (spécialistes en don de l'humanité actuelle) et de l'humanité en général. Et de s'opposer le camp des méchants réalistes (les cyniques) et le camp des bons idéalistes (les naïfs). Dans ce débat, les dimensions cognitive et normative sont indissociablement mélangées, et il semble impossible de s'en sortir. S'il n’y a pas de don gratuit, comme l'affirme M. Douglas, alors en quoi le don diffère-t-il du marché ? Quelle est sa spécificité ? 

Quels éléments nous fournit le compte rendu du don moderne présenté dans la première partie pour éclairer le paradoxe de la gratuité ? Rappelons d'abord les faits qui conduisent à distinguer le don du marché. 

a)   D'abord, bien sûr, l'importance universellement affirmée de la gratuité et de la spontanéité du don, même quand il est effectivement rendu. 

b)  Ensuite, l'unilatéralité réelle d'un nombre important de dons et même l'existence de systèmes de dons unilatéraux, une proportion significative des dons ne sont pas rendus, ce que l'on a eu tendance à oublier à force de souligner et de vouloir comprendre pourquoi et comment les dons étaient le plus souvent rendus. Comment expliquer les nombreuses situations où le don n'est pas rendu, non seulement sans qu'éclate la violence, mais même sans que soit rompu le lien social ? L'importance du don unilatéral ne peut pas être niée, comme on l'a vu au chapitre précédent. Il y a des dons « vraiment » gratuits, au sens précis d'unilatéral (Parry, 1985). Que signifient-ils ? L'observateur du don semble pris dans un étrange dilemme. Ou bien le don est rendu, et on se demande alors quelle peut bien être la force qui oblige à le rendre. (Notons que poser la question de cette manière revient à postuler qu'il est normal que le don ne soit pas rendu, que l'état habituel des forces sociales n'oblige pas à rendre.) Ou bien le don n'est pas rendu, et alors on se tourne du côté du donateur et on ne comprend pas davantage. On cherche l'intérêt caché. On adopte alors le postulat inverse : il est naturel que le don soit rendu ! Bref, le don est un phénomène unique pour les chercheurs puisque toute prévision à son sujet semble inadmissible dans la théorie implicite de l'observateur. Voilà une autre façon d'exprimer le paradoxe de la gratuité. 

Certes, il n'est pas nécessaire de recourir immédiatement à l'hypothèse de la gratuité pour rendre compte de l'unilatéralité. Plusieurs autres explications sont possibles. Trois cas de figure peuvent être envisagés : 

•    Soit que le don installe les partenaires dans l'état de dette qui caractérise tout lien social intense. L'ampleur des cycles de dons et contre-dons antérieurs à l'observation instaure un état de dette mutuelle permanent. Chaque partenaire considère devoir beaucoup à l'autre. C'est ce que l'on appelle des liens qui tendent à devenir inconditionnels : on peut demander n'importe quoi. Et l'observateur se trouve à observer le phénomène à un stade où cet état existe. L'explication de l'unilatéralité réside alors dans l'histoire de la relation entre les deux partenaires, dont l'observateur ne voit qu'une séquence temporelle.
 
•    Soit que le don circule dans une chaîne circulaire ou sans fin. C'est l'échange indirect ou généralisé, que Lévi-Strauss oppose à l'échange direct ou restreint, binaire (1967, p. 508). Ainsi, la majorité des personnes qui font du bénévolat affirment avoir beaucoup reçu dans la vie, de sorte qu'il est normal pour elles de rendre. Et l'observateur qui constate l'unilatéralité ne voit en fait qu'une séquence spatiale. Il isole deux personnes qui se situent en réalité dans une chaîne beaucoup plus vaste. 

Il faut donc inscrire toute séquence de don dans sa chaîne spatio-temporelle avant de conclure prématurément à l'unilatéralité. 

•    Restent enfin les derniers cas, le résidu unilatéral. Même si le phénomène est beaucoup plus rare qu'il n'y pourrait paraître à première vue, les dons unilatéraux existent : dons de sang, dons d'organes, etc. Mais on soupçonne qu'il faudra les expliquer dans le cadre plus général de l'ensemble des dons, y compris la majorité des dons, où l'unilatéralité est beaucoup plus relative. Car rien ne dit que, même dans ces cas-là, le donneur, dans son esprit, n'est pas en train de rendre.

 

Avons-nous donc pratiquement éliminé le don unilatéral, et par le fait même résolu le paradoxe de la gratuité en élargissant tout simplement le cadre du geste gratuit ? On pourrait le croire, mais en fait rien n'est résolu, car c'est l'obligation de rendre qu'il faut maintenant expliquer. Même si en fait le don est une manière de rendre, puisque absolument rien ne contraignait ni même n'obligeait (cas du bénévolat surtout) le donateur à rendre, on peut encore affirmer en ce sens que le don est gratuit, et que c'est cette liberté généreuse, altruiste de donner qui fait problème et ne trouve pas d'explication. Cette liberté à laquelle renvoie le mot « gratuit ». Il faut expliquer cette espèce d'« obligation libre », comme Mauss l'a progressivement senti à mesure qu'il avançait dans son Essai sur le don. Ayant au départ mis l'accent sur l'obligation, il réintroduit progressivement la liberté et termine en utilisant presque systématiquement les deux termes : « donner librement et obligatoirement » (p. 265), « sous une forme désintéressée et obligatoire en même temps » (p. 194). 

c)   Jusqu'à maintenant on a constaté, d'une part l'importance de la gratuité chez les donateurs, d'autre part le fait qu'elle ne signifie pas absence de retour. Il faut maintenant spécifier les caractéristiques du retour dont il est question par rapport au retour marchand. La première est l'inégalité, la non-équivalence marchande. Dans le marché, comme dit Simmel, il y a la « nécessité psychologique [d'obtenir une chose] d'une valeur égale au bien sacrifié » (1987, p. 62). Or, une dette de don n'est jamais « réglée » ; elle est diminuée ou renversée (inversée) par un don plus grand que la dette. Si la nature a horreur du vide, le don a horreur de l'équilibre, sans pouvoir s'en éloigner au-delà d'un certain seuil sous peine de se transmuter en violence. Ce fait n'est généralement pas pris en compte dans les théories et typologies du don. Elles sont au contraire presque toutes fondées, au moins implicitement, sur le postulat de la recherche de l'équivalence. Or, l'équivalence, c'est la mort du don. C'est une façon de « mettre un terme » à une chaîne de don, d'enlever au don la tension qui le dynamise. Inversement l'absence d'équilibre met fin à un rapport marchand. 

Un service en « attire » un autre. Il faut comprendre la loi de la gravité des échanges autrement que par la loi de l'équilibre général marchand. C'est l'intention qui compte. Dans le don, tout est dans la manière, dans le geste. Dans le marché, à l'inverse, « c'est le résultat qui compte ». C'est pourquoi le don n'a pas de prix. Non que son prix ne puisse être qu'infini. Mais parce qu'il n'en a pas, tout simplement, au sens littéral que la notion de prix ne s'applique pas au don, et aussi au sens qu'il est dangereux d'y appliquer un prix, que c'est contre-indiqué, que le don manifeste une sorte d'allergie au prix. Car prix implique recherche d'équivalence marchande, univoque, avec un autre objet de même prix, alors que le don appelle un contre-don dont la valeur dépend du rapport entre les deux personnes, de la séquence du rapport où le don se situe, etc. La valeur de lien d'un objet n'a pas d'équivalent monétaire. 

La gratuité contribue à nommer cette différence fondamentale : le don ne cherche pas l'égalité ou l'équivalence. Et on peut se demander si la passion moderne de l'égalité (Tocqueville) n'est pas en partie une des transpositions les plus insidieuses du marché dans les rapports sociaux. C'est pourquoi l'État-providence, comme on l'a vu, n'est pas un système de don. La recherche d'égalité interrompt et tue le don. Nous retrouvons ici le thème de l'étranger. À partir du moment où un rapport n'est plus entre purs étrangers, l'égalité, mesurée et limitée à la comparaison de ce qui est échangé, consiste à nier l'unicité du rapport qui s'établit, unique au sens qu'il tient compte des caractéristiques particulières des partenaires. La recherche de l'égalité ne peut être légitime que dans les rapports bureaucratiques abstraits. Dans les rapports personnels, elle est une insulte et tend à nier le lien. L'égalité introduit la rivalité que le don, au contraire, évacue en faisant alternativement des partenaires des « supérieurs » et des « inférieurs ». 

Les rapports de couple permettent d'illustrer cette affirmation. Un couple qui vise l'égalité dans la répartition de l'ensemble des échanges est un couple dont la dynamique l'entraîne vers la rivalité permanente, vers l'établissement d'un rapport marchand, et vers la rupture. Il peut certes exister une phase de ce type dans l'évolution d'un couple. Mais celui-ci doit la dépasser et atteindre le stade du rapport de don, c'est-à-dire un rapport où chacun considère qu'il reçoit quelque chose d'unique, qu'il ne pourra de toute façon jamais rendre tout ce que l'autre lui donne, en sorte que les deux partenaires ont l'impression de devoir plus qu'ils reçoivent. L'inégalité devient consubstantielle au rapport et nourrit sa dynamique. Un couple qui « fonctionne » bien vit dans un état de dette réciproque permanent, considéré comme normal, inépuisable, et n'a donc pas de sens comptable égalitaire. « Je lui dois tellement. » Telle est la base d'un rapport de couple. Il s'agit là d'un rapport strictement incompréhensible dans un schéma égalitaire marchand ou étatique, parce qu'une telle dynamique de la dette ne repose pas sur les choses et les services qui circulent, mais opère directement entre les personnes, dans un lien nourri par les choses qui circulent. L'idéologie, partagée par un certain nombre d'économistes et de féministes, voulant qu'on applique aux rapports personnels la notion d'égalité tirée de la pensée libérale sur les droits, conduit à l'éclatement d'un tel type de rapport. Il ne s'agit évidemment pas de nier les nombreuses formes d'exploitation et de domination qui existent à l'intérieur du couple ; il peut être souhaitable de se référer aux valeurs et au système égalitaires pour modifier un rapport de couple ou – le plus souvent alors – y mettre fin. Car, fondamentalement, la dynamique du couple est d'un autre ordre, et son passage au système marchand indique un moment de crise, et sa réduction permanente à ce système signifie la fin du rapport. 

La non-équivalence du don est-elle propre au don moderne ? On pouffait le penser en lisant les analyses des sociétés archaïques, dans lesquelles toute dette paraît devoir être honorée, y compris la dette de sang, par la vengeance... Toutefois la non-équivalence existe aussi dans ces sociétés, comme nous l'avons vu dans la deuxième partie. Mais les anthropologues qui observent les systèmes de réciprocité des sociétés archaïques et constatent l'inégalité de l'échange s'empressent souvent d'ajouter aussitôt, comme Malinowski par exemple, qu'« à la longue un équilibre se fait, profitable aux deux parties [4] ». À long terme, l'échange par don serait égal, il obéirait à la règle de l'équivalence. L'échange marchand moderne ne ferait donc que remplacer le long terme par le court terme dans la recherche de l'équivalence, expulsant le temps des échanges sociaux. 

Il y a dans cette affirmation de l'égalité à long terme quelque chose d'insolite et de « gratuit »... Car comment l'observateur sait-il qu'à long terme dons et contre-dons se valent ? Quel est ce moment théorique où tout s'équilibre ? Jamais aucune vérification n'est faite. Ce serait d'ailleurs très souvent impossible, sauf à postuler tout un ensemble de critères quantitatifs (d'équivalents monétaires aux échanges observés à long terme), de repères exogènes, n'existant souvent pas dans le système observé. De toute façon, dans les échanges (transmissions) entre générations, cela devient strictement impossible. Comme le long terme n'est jamais défini et qu'il pourrait toujours être prolongé (si la « balance » n'apparaît pas), aucune proposition ne serait réfutable. Tout se passe d'ailleurs comme si l'affirmation d'égalité à long terme n'avait pas besoin d'être vérifiée. Elle a seulement besoin d'être postulée pour que le système d'explication fonctionne. Mais postulée par qui ? Rarement par les protagonistes eux-mêmes. En tout cas, les anthropologues ne sentent pas la nécessité d'en rendre compte. Ce postulat est donc avancé par l'observateur seulement, pour ses propres besoins : éthiques, mais aussi intellectuels, parce qu'il le lui faut pour comprendre le phénomène qu'il observe. S'il fait le postulat d'une égalité des échanges à long terme, il est capable d'admettre une inégalité dans les échanges observés. L'égalité à long terme est le mythe de l'anthropologue, le mythe lui permettant d'interpréter des comportements qui, autrement, devraient être imputés à la mentalité, à la tradition, etc., explications qui ne sont jamais qu'une façon de voiler notre incompréhension. Laplace n'avait plus besoin de l'hypothèse de Dieu. Mais l'anthropologue moderne a toujours besoin du postulat universel de l'équivalence générale des choses qui circulent. Il a besoin de postuler la garantie de retour, comme s'il n'avait pas dépassé certains stades définis par la psychanalyse où l'enfant n'a pas encore fait l'expérience de la perte... Mais cette sorte d'obsession de l'équivalence est-elle autre chose que la projection sur le don du modèle marchand ? 

d)  Enfin un dernier trait doit être rappelé. Le fait qu'on rende plus qu'on ne reçoit. C'est, en langage marchand, la règle de l'équivalence négative. « Il faut rendre plus qu'on a reçu » (Mauss, p. 259). Car non seulement le don n'est pas un jeu à somme non nulle comme le marché, mais il consiste même à jouer à qui perd gagne, selon les normes du marché évidemment. « Rendre » est tout à fait différent du « recevoir » de l'échange marchand. Ce dernier est d'essence accumulative, rétentionniste ; on échange pour avoir plus, pour accumuler. C'est le contraire de rendre, c'est une logique différente. L'échange marchand retient le plus possible, il est anal, c'est bien connu. Mais en même temps, ce qui est apporté dans la transaction est cédé, perdu, abandonné, ne nous est jamais rendu, est sacrifié parce que l'on a obtenu immédiatement autre chose en échange : un profit, un « rendement ». On troque le « rendre » du don contre le « rendement » du marché. Or rendre, dans le don, suppose la durée, le temps [5], le « travail de la gratitude » (Hyde). 

Dans le marché, gratuité signifie souffrance, perte, manque : dans le système marchand, tout ce qui est cédé est sacrifié. Le gratuit rejoint ici le sens religieux de sacrifice. Le don est nécessairement triste pour tous ceux qui adhèrent au credo marchand. 

e)   Don et perte. Or, c'est là que le bât blesse, et il y a là une erreur importante de fait : le don est rarement triste ! Il y a retour immédiat dans le plaisir du don, constatation sur laquelle on fait le plus souvent l'impasse et qui peut commencer à faire comprendre la gratuité. Elle explique que le retour ne soit pas voulu, qu'il arrive par surcroît, parce que le plaisir du geste suffit souvent à justifier le don pour son auteur. Le don est gratuit au sens qu'au moment où il est fait, il n'est pas le résultat d'un calcul, il est spontané. « C'est un réflexe », affirme une interviewée à Anne Gotman à propos de l'héritage transmis aux enfants aussitôt reçu (1988, chap. 3). 

Dans la logique utilitariste, la spontanéité est assimilée à l'instinct, à la dimension primaire. Elle s'oppose à la logique moderne, calculatrice et rationnelle. Simmel (1987, p. 554 notamment) a bien analysé ce phénomène : la gratuité du don a quelque chose à voir avec le caractère spontané qu'on lui prête. Elle est liée à l'absence de calcul, à l'élan spontané, à l'impulsion, à la « folie », à l'affect, au primaire, au sauvage, au féminin, au naturel, au pulsionnel. En ce sens, le don n'est pas sophistiqué comme l'échange monétaire. Il caractérise les sauvages qui passeraient du don à la violence, sans état intermédiaire, ces deux états étant proches des pulsions spontanées animales, caractéristiques « des peuples qui ne connaissent pas d'autre type de changement de propriété que le vol ou le cadeau, [...] l'impulsivité égoïste du vol et l'altruisme non moins impulsif du cadeau » (ibid., p. 554). On glisse donc insensiblement du gratuit à l'unilatéral, au spontané et au réflexe relevant de l'impulsion et du comportement primitif. En fait, cela montre tout simplement que le don n'appartient pas à l'univers utilitariste du calcul rationnel, constatation que nous avons faite à plusieurs reprises. Mais relève-t-il pour autant de la barbarie ? Calcul ou barbarie, est-ce la seule alternative ? C'est peut-être ici que même des auteurs comme Mauss, Simmel et Titmuss laissent entrevoir des aspects évolutionnistes et même utilitaristes (au sens de calcul rationnel comme base de toute décision « civilisée »). Ce postulat les conduit en toute logique à voir les systèmes de sécurité sociale comme une évolution normale du don dans la société moderne, puisque le don y est rationalisé et intégré dans un univers « rationnel-légal ». La gratuité du don spontané, dans ce cadre, ou bien n'existe pas, ou bien est un résidu assimilable à un réflexe primitif. On nie la possibilité d'une spontanéité apprise, qui est pourtant évidente, par exemple dans le don d'un organe. Il n'y pas de calcul dans le don d'organe. La pensée économique exclut cette possibilité ; elle ne retient qu'une alternative : la spontanéité animale, instinctive, ou le calcul rationnel. Or, l'apprentissage social est aussi, et beaucoup, le développement de la spontanéité, l'élargissement social de la spontanéité. 

Enfermée dans cette fausse alternative, la pensée utilitariste passe à côté d'une caractéristique essentielle du don, évidente dans le don d'organe, présente dans tous les types de don rencontrés : le mouvement spontané de l'âme [6] vers autrui. Ce geste (et non pas le don...) est gratuit au sens précis qu'il n'est pas fait en vue d'un retour, même si le retour existe presque toujours sous une forme ou sous une autre, même si le don « rend ». Ces deux faits apparemment contradictoires doivent tous deux être retenus comme essentiels à ce stade ; il n'y a pas lieu d'en éliminer un au profit de l'autre. 

Gratuité signifie donc sacrifice, perte, d'une part ; spontanéité expliquée par l'impulsion, l'irrationalité, d'autre part, étant entendu que l'individu évolué rationnel calcule et donc ne fait pas (ne peut, ni ne doit faire) de dons gratuits. Dans les deux cas, on ignore le phénomène du plaisir du don, de la perte assumée et voulue comme telle. La perte s'ignore en tant que perte : dans le marché parce qu'un objet est acquis en échange d'un autre ; dans le don parce que la perte est sublimée à un autre niveau. 

Le donateur a dépassé le stade de la bobine et assume le risque de la perte. Le don est le dépassement de l'expérience de la perte, alors que le marché est une phase intermédiaire où la perte est immédiatement compensée par l'acquisition d'un autre objet. D'ailleurs, plus le plaisir est grand, moins le don oblige ; c'est pour cette raison que la politesse exige qu'on dise s'il vous plaît avant de recevoir un don. « Seulement si cela vous plaît, si cela vous fait plaisir. » Ainsi, je ne serai pas obligé envers vous. Cela n'empêche pas le donataire de dire ensuite merci, de « se rendre » à la merci du donneur, d'être « obligé » malgré tout. Il exorcise ainsi l'égalité porteuse de rivalité. 

On pourrait donc commencer à résoudre le paradoxe de la gratuité en disant que le don est gratuit non pas au sens qu'il n'a pas de retour (même si tel est souvent le cas, nous avons vu que c'est une question de point de vue), mais qu'il l'est au sens que ce qui circule ne correspond pas aux règles de l'équivalence marchande (domaine où « gratuit » a souvent le sens de « mauvaise affaire »). Désigner le don comme gratuit dans le contexte marchand a une connotation automatiquement négative : il y a mauvaise affaire ou sacrifice ; gratuité signifie nécessairement duperie. Dans cet ordre d'idées, dire que le travail des femmes à la maison est gratuit équivaut à dire qu'elles sont exploitées. On isole un geste de son contexte non marchand et on l'examine à la lumière de la morale marchande. En poussant cette logique, on pourrait aller jusqu'à dire qu'une femme qui « donne » le sein à son enfant se fait exploiter puisqu'elle n'a rien en retour. Pourquoi ne va-t-on pas jusque-là ? Parce que ce geste n'est jamais inscrit dans un modèle marchand. C'est l'inscription préalable d'un geste dans le modèle marchand qui conduit à interpréter la gratuité comme exploitation ou, de façon plus neutre, comme un phénomène anormal, ce qui conduit au paradoxe du don gratuit. 

Dans toute observation d'un phénomène, nous nous fabriquons un modèle par lequel nous établissons ce qui sera constant et ce qui sera variable. Lorsque l'on examine le phénomène du don avec les lunettes du modèle marchand, tout se passe comme si l'on établissait au départ comme constante ce qui précisément varie : la valeur de lien. Il n'y a alors rien d'étonnant à ce que l'on soit conduit à des explications aussi peu scientifiques et aussi hors contexte que l'hypocrisie généralisée des acteurs, ou à la négation du phénomène analysé. 

La pensée marchande élimine le plaisir du don et ne conserve que ce qui est perdu, sacrifié. Il faut à la fois admettre que le don est inscrit dans un système d'échange différent du marché et voir le don comme un geste gratifiant. C'est peut-être le sens profond du mot gratuit qui a été inversé par la logique marchande : un don gratuit gratifie celui qui le fait autant que celui qui le reçoit. C'est le retour de deuxième type constaté dans la première partie et omniprésent dans le don qui rend compte du paradoxe du don gratuit. Ce retour n'est jamais pris en compte. On doit conserver ce sens du mot gratuit. Il y a des dons gratuits au sens que, pour celui qui les fait, le geste est entièrement satisfaisant en lui-même et sans nécessité de retour (de premier type, matériel). La relation aux enfants est évidemment l'exemple extrême de cela. Il faut donc rejeter ce qu'implique l'utilisation de la gratuité dans le contexte marchand, mais conserver l'élément de gratuité dans la notion de don. Il est vrai qu'une certaine analyse du don archaïque porte à éliminer cette dimension, car dans les sociétés archaïques le don semble tellement inscrit dans des règles rigides que la gratuité est cachée. 

Cela ne signifie évidemment pas que le don obligé, contraint, sans plaisir, ou encore qu'on appelle « conventionnel », ne se rencontre pas. Mais c'est un cas limite, et on ne l'appelle plus don lorsque tout élément de gratuité (de liberté) a disparu. Le plaisir du don en constitue un élément essentiel, surtout dans le contexte actuel, où un ensemble de gestes conçus auparavant comme des devoirs sont effectués librement et où toute notion de sacrifice est bannie par les personnes qui donnent, même dans des secteurs comme le bénévolat, traditionnellement porteurs du don-sacrifice. Ayant évoqué celui-ci et l'importance qu'il a revêtue dans la religion chrétienne, on est amené à se demander si vraiment les sociétés traditionnelles sont caractérisées par le don contraint ou si nous n'avons pas, par un procédé courant, projeté cette vision chez les autres parce que dans notre société le don était contraint. 

La gratuité s'explique par la réalité du plaisir du don, par le fait établi de toutes ces personnes qui affirment recevoir plus qu'elles ne donnent dans le geste même de donner. C'est une sorte de supplément qui montre que le don n'est pas seulement fondé sur l'attente du contre-don. Chacun connaît par expérience le caractère pénible d'un don qu'on sent obligé, qui n'a pas été fait « de bon cœur », mais en vertu d'une obligation extérieure quelconque [7]. Le plaisir du don est en fait essentiel au don. Il n'est pas un élément ajouté. Il est lié à la liberté, il est la preuve de l'absence de contrainte, la marque du lien social. 

En fait, le don unilatéral (ou pur : voir Parry, 1985) est assez facile à comprendre du point de vue du donateur. Le vrai problème se situe du côté du récepteur. Le don instaure une dette, un état de dépendance ; ou alors il marque une exclusion du lien social, ce que nous ressentons tous quand nous donnons (faisons l'aumône) à un mendiant dans la rue : nous éprouvons un obscur malaise, la honte qui naît du fait que, dans le geste même de donner, nous confirmons à nos yeux et aux yeux du mendiant son exclusion de la société, car notre geste ne peut pas instaurer un lien social. Nous fuyons le regard du mendiant et nous nous éloignons rapidement après avoir donné, refusant ainsi des marques de reconnaissance habituellement reçues avec joie. De telles situations font ressortir les avantages de passer par les mécanismes anonymes de la redistribution étatique et des droits, qui dépersonnalisent le lien et n'ont donc pas à voir avec un acte d'exclusion. Le comportement sera différent s'il s'agit d'un état d'urgence, nécessairement temporaire. C'est alors la solidarité face au destin qui joue, l'idée que cela peut nous arriver à tous. Les grandes religions transforment également le geste, particulièrement le christianisme, qui enseigne au donateur que le récepteur est Dieu lui-même, à qui il doit tout, et qui le lui rendra. 

Nous pensons avoir maintenant montré l'importance de la gratuité dans le don. Elle explique les principales différences entre don et marché. Si on intègre le phénomène du retour de deuxième type, on peut concilier facilement la gratuité et le retour. La gratuité et le retour existent et ce ne sont pas deux phénomènes contradictoires si on sort du système marchand d'interprétation. L'erreur consiste à soumettre le système du don à un modèle d'interprétation – ou à une vision du monde – incapable de prendre ses subtilités en compte. Plus précisément, elle réside dans la confusion entre la constatation qu'il y a retour et la volonté voire, l'exigence d'un retour. Nier la gratuité, c'est refuser cette distinction. Dans un ouvrage récent, Luc Boltanski considère ce problème comme étant au cœur du phénomène du don. Après avoir passé en revue un certain nombre de thèses sur le don, il pose la question : comment expliquer la contradiction entre le calcul implicite à la notion de rendre et la nécessaire négation du calcul dans le don ? Comment rendre compte de « la tension entre l'obligation de donner qui, par construction, se détourne du calcul et ne cherche pas l'équivalence, et l'obligation de rendre qui n'est pas concevable hors d'un espace de calcul permettant de faire l'équivalence du contre-don au don ? » (1990, p. 220 [8]). Comprendre la gratuité, c'est tenter de répondre à cette question. 

Pour ce faire, il faut centrer l'attention sur une dernière caractéristique du don, négligée jusqu'à maintenant. Le retour et l'attente de retour ne sont ni absents, ni ignorés ; mais ils ne sont pas explicités. Il n'y pas inconscience, ignorance du calcul, il y a refus actif de la part des agents. Cela n'est pas sans fournir un argument supplémentaire aux tenants de l'hypocrisie du don : « Le temps qui [...] sépare le don du contre-don autorise la bévue délibérée et le mensonge à soi-même collectivement soutenu et approuvé qui constitue la condition de fonctionnement de l'échange symbolique » (Bourdieu [9]). Nous n'avons pas encore expliqué cet étrange aspect du phénomène du don : son occultation. Nous avons seulement établi que la gratuité désigne une dimension essentielle du don. 

 

La règle de l'implicite 

« Merci. Mais tu n'aurais pas dû, c'est trop, ce n'était pas nécessaire ! 

– Mais non, ce n'est rien du tout ! » 

Vu avec les yeux du système marchand, le don apparaît comme une immense hypocrisie. Dans le marché, on appelle un chat un chat. Même si la ruse est permise, on connaît les règles du jeu. Dans le don, on va jusqu'à nier non seulement le retour, mais le don lui-même. La règle, pour le récepteur, est de dire que l'autre n'aurait pas dû donner, alors que le donateur répond que ce qu'il a donné n'est rien du tout, est sans importance, comme l'exprime ce dialogue caractéristique d'un rapport de don, mais qui semble chercher à nier le don ! 

Ce phénomène reste à expliquer. Comment en effet parler des règles du don, alors que l'une d'elles semble être qu'elles doivent rester cachées des membres de la société où elles sont observées, comme si leur révélation devait entraîner la disparition du don, de même que l'exposition à la lumière efface une photographie de la pellicule ? Voilà une réalité qui aurait la « particularité de ne pas pouvoir être perçue par les acteurs qui la mettent en œuvre sous peine de se transformer en son contraire : le calcul de la dette » (Kaufman, 1990, p. 93). Perçue, ou exprimée ? En fait, les agents n'ignorent pas ces règles. Ils les perçoivent. Ils savent aussi que le partenaire les connaît et qu'il sait que l'autre les connaît, etc. Ce n'est pas un problème d'ignorance, ni même de méconnaissance. Nous ne sommes donc pas dans le genre de problématique – courante en sciences humaines – où le sujet est présumé ne pas savoir ce qu'il fait tandis que le scientifique lui révèle la vérité de ses actes. Les donateurs et les récepteurs savent ce qu'ils font. Il n'y a pas méconnaissance, mais refus actif et conscient d'explicitation de part et d'autre, double hypocrisie symétrique, et donc, normalement, absurde et sans raison d'être. Bien plus : non seulement on refuse d'expliciter les règles, mais on semble tenir à en énoncer d'autres qui affirment le contraire de ce qui se passe « en réalité ». On affirme l'absence d'attente de retour, alors que l'on s'attend à ce que le don soit rendu. On affiche don, alors qu'on est dans la réciprocité. Mauss l'avait noté pour le don archaïque : autour du don s'installe la surenchère des discours généreux, alors que ce que le chercheur observe est la réciprocité. Mais cela s'applique tout autant au don moderne. 

Pouvons-nous maintenant rendre compte de ce phénomène étrange ? En sommes-nous réduits à l'explication utilitariste, qui se confond apparemment avec le sens commun occidental : nous avons besoin de nous cacher – ou plus précisément de ne pas nous dire – ce que nous savons. La triste loi universelle de l'intérêt se dissimule sous l'apparence du don généreux ? Nous préférerions tous faire semblant, même si nous savons tous que c'est faux. Mais pourquoi donc ? Cela est étrange et ne rejoint qu'apparemment le sens commun. Car ce dernier opère une distinction entre ceux qui offrent dans le cadre de règles connues et les autres. Ainsi, si quelqu'un vous offre quelque chose « sans raison apparente », comme on dit, c'est-à-dire sans que le geste entre dans une séquence de don plus large dans laquelle vous êtes inscrit, vous vous demanderez effectivement (sans le dire) : « Qu'est-ce qu'il me veut celui-là ? » C'est dans ce contexte que le sens commun fait spontanément l'hypothèse utilitariste, c'est-à-dire lorsque les agents ne se situent pas dans un système de don. 

Il y a donc toutes les raisons d'appliquer ici le précepte de Boudon et de faire l'hypothèse que les acteurs ont de « bonnes raisons » de se comporter ainsi, ces bonnes raisons étant différentes de celles trouvées jusqu'à maintenant, telle l'hypocrisie. Pour trouver ces raisons, nous nous sommes demandé pourquoi nous avons besoin de nous dissimuler cette règle du contre-don lorsque nous recevons ou offrons. Et, après un certain malaise qui ne fait que confirmer cette règle de l'implicite, la réponse est apparue, d'une simplicité et d'une évidence désarmante : nous ne nommons pas à notre interlocuteur ce « devoir de réciprocité » afin d'introduire ou de conserver un risque dans l'apparition du contre-don, une incertitude, une indétermination, autrement dit afin d'introduire des « propriétés d'indécidabilité [10] » dans la séquence. 

Le masochisme viendrait-il s'ajouter à l'hypocrisie ? ! Il existe une explication beaucoup plus simple, plus plausible et plus « économique » : le donateur agit ainsi afin de rester le plus loin possible de l'engagement contractuel, qui a la propriété d'obliger l'autre indépendamment de ses « sentiments » à son égard, indépendamment du lien qui existe entre eux. Ce serait donc pour laisser l'autre le plus libre possible de rendre ou de ne pas rendre, libre aussi de « calculer » ce qu'il doit rendre, quand il doit le faire, etc. Pour introduire du jeu dans l'échange ; pour obliger, certes, mais librement [11]... 

Pourquoi cette nécessité ? Parce que plus j'ai la conviction que l'autre n'était pas « vraiment » obligé de rendre, plus le fait qu'il rende a de la valeur pour moi parce qu'il signifie qu'il agit pour la relation, pour nourrir le lien que nous avons, pour... moi. Il est donc essentiel de « libérer » l'autre en permanence par un ensemble de rituels, tout en maintenant l'espoir que le contre-don sera rendu. Plus il y a explicitation, plus on se rapproche du contrat, moins le geste de rendre est libre. Moins il a de valeur au sein de la relation. Il s'agit ici bien sûr de la valeur de lien, et non de la valeur d'échange ou de la valeur d'usage. Voilà ce qui explique que la réciprocité, non seulement ne soit pas explicitée, mais qu'il soit nécessaire de la nier de toutes les façons possibles. Nous introduisons ainsi la liberté au cœur même du rapport de don. Nous posons la nécessité de réactualiser en permanence l'indétermination du lien social comme condition d'existence de toute société. Nous confirmons du même coup que le lien social est toujours, dans toutes les sociétés, risqué. La cohésion sociale se crée à chaque instant, elle se renforce ou s'affaiblit en fonction des innombrables décisions de chaque membre de faire ou non confiance à un autre membre en prenant le risque qu'un don ne soit pas rendu. Car le risque est réel, le don n'est pas toujours rendu, il y a continuellement rupture de circuits de don, et violence, et usage de la force sous toutes ses formes. 

Le don est au cœur de l'incertitude qui caractérise le lien social. Certes, il existe toujours une part d'incertitude dans les échanges humains, même en dehors des rapports de don, même à l'intérieur des rapports les plus bureaucratiques, comme l'ont si bien montré les études d'organisations de Michel Crozier et de son équipe. On y constate même que ces zones d'incertitude sont en partie créées par les acteurs eux-mêmes. Mais, dans cette approche, les acteurs ont nécessairement pour but de réduire et de contrôler pour eux-mêmes cette incertitude afin d'accroître leur pouvoir. C'est la raison d'être des stratégies qu'ils élaborent et que l'analyse stratégique reconstitue [12]. C'est sur ce point que l'acteur du don se distingue. Contrairement à l'acteur défini par l'analyse stratégique et de la sociologie des organisations, il n'a pas comme postulat la réduction de l'incertitude. Il crée au contraire en permanence une zone d'incertitude qu'il s'applique à lui-même. Le donateur ne veut pas d'abord et avant tout le retour ; il veut d'abord que le retour soit libre, donc incertain. Le don est la scène où se joue le lien social le plus libre. C'est sur cet échange que se fonde la cohésion sociale de base, sur laquelle repose la « macro-cohésion » étatique et la micro-cohésion marchande. C'est de ces millions de gestes quotidiens que les systèmes étatique et marchand se nourrissent. Plus le geste est vécu comme inconditionnel par les deux partenaires, plus il est indécidable, plus il renforce le lien social lorsqu'il est noué. C'est pourquoi non seulement il faut le recréer à chaque instant, mais il faut aussi le recréer à chaque génération. Nous avons là l'une des raisons qui expliquent l'importance du don chez l'enfant. Il est l'apprentissage fondamental au lien social, et aussi à la liberté. 

C'est ce qu'exprime le commentaire d'un informateur : « Angèle nous a accueillis à Paris en nous disant qu'elle espérait bien qu'on lui rende la pareille quand elle viendrait à Montréal. Cela nous a tout simplement enlevé l'envie de le faire. Pour nous, cela allait de soi qu'on la reçoive. Mais maintenant c'est comme si on lui devait cela, et aussi comme si elle nous recevait non pas parce que cela lui fait plaisir, mais seulement pour être reçue à son tour, et qu'elle doutait même qu'on le fasse. » L'explicitation de la règle de réciprocité tue le don et peut même entraîner la non-réciprocité ! 

Cela s'oppose en tout point au dialogue cité plus haut, que nous pouvons maintenant reprendre pour en expliciter la signification. 

« Merci, mais tu n'aurais pas dû, c'est trop », dit le récepteur. Ces propos transmettent au donateur le message suivant : « Tu ne me devais rien, tu étais libre, ce n'était pas nécessaire. Par rapport à tout ce que je te dois, c'est trop. Mais j'apprécie beaucoup que tu le fasses, voilà pourquoi je dis merci, ce qui exprime aussi mon intention de rendre » Par ailleurs, tout don établissant un pouvoir potentiel du donateur sur le récepteur, ce dernier dit au donateur qu'il ne devait pas faire ce don, qu'il l'a donc vraiment fait sans obligation, diminuant ainsi sa propre obligation découlant de ce don. 

« Mais ce n'est rien du tout », répond le donateur. Par rapport à tout ce que je te dois, tout ce que tu m'as donné, ce n'est rien. Ce n'est rien comme bien. La valeur marchande est minimisée et l'accent est mis sur la valeur de lien. En tant que bien, ce n'est rien, ce rien qui circule au service du lien. « Ce n'est rien par rapport à mon estime pour toi. Ce n'est rien, donc tu ne me dois rien en retour, tu es libre de ne pas me rendre, ou de me rendre ce que tu voudras, quand tu le voudras, etc. Ne te sens pas obligé, ni surtout dominé par suite de ce geste, ce n'est pas le sens que tu dois lui donner. Si tu rends, ce sera donc un don. » 

Globalement, ce dialogue implicite nie le rapport d'équivalence et confirme que les partenaires demeurent en état de dette, que ce qui se passe est hors de l'équivalence entre les choses qui circulent, que le don est au service du lien. Liberté, négation de la valeur marchande, négation de l'équivalence : quand on décode, il n'y a ni mensonge, ni hypocrisie. Le code est nécessaire pour que le bien qui circule signifie le lien. Mais il ne doit pas être explicité. Car le fait même de l'expliciter signifie que le message n'est pas compris ! Trouver un langage explicite pour le don est contradictoire [13]. 

On comprend ainsi l'importance, notée par tous les observateurs, du décalage temporel entre le don et le contre-don, le fait que, dans une dialectique « donnant-donnant », il n'y ait plus de don : comme les rites de la gratuité fournissent un espace à l'indécidabilité sociale, les rythmes et les alternances lui procurent le temps nécessaire à son maintien. « Faire confiance » est l'acte fondateur permanent de toute société qui s'opère à travers le geste du don. Cela signifie accepter un risque, c'est-à-dire, en termes formels, introduire l'indétermination, la poser comme condition préalable à tout lien social, ce qui explique que toutes les théories déterministes achoppent sur ce phénomène élémentaire, mais primordial, fondateur de la liberté. C'est pourquoi le don a partie liée avec le jeu. L'absence de contrat dans le don suppose certes la confiance, mais il la recrée aussi chaque fois. C'est pourquoi non seulement le don n'a pas besoin d'être explicité, mais il serait en fait plus exact de dire qu'il ne doit pas être explicité. Le « dit » du don ne peut avoir qu'un but : s'entendre sur le non-dit. 

Les explications habituelles par la coutume et par l'intérêt sont ainsi renvoyées dos à dos comme enfermant le don dans la contrainte des traditions, d'une part, de l'égoïsme calculateur contractuel comptable, d'autre part. Si cela était possible, il suffirait de mesurer l'importance des dons dans une société pour en connaître le degré de liberté, et cela autant au niveau microsocial qu'au niveau macro-social. Chaque don est un geste qui élargit l'espace de liberté des membres d'une société. 

 

Et la liberté marchande ?

 

Cela n'enlève pas l'importance de la liberté issue du marché et caractéristique de la modernité, mais permet de la relativiser. Comment se caractérise-t-elle par rapport au don ? La liberté marchande consiste essentiellement dans la possibilité de sortir ; elle permet de se retirer du lien social, de deux manières : 

•    En minimisant l'importance du lien à l'intérieur de la transaction, de l'échange : on n'est pas obligé de s'aimer pour faire des affaires, pour que les biens circulent ; c'est une grande libération. On doit seulement en payer le prix, si on veut et si on peut.
 
•    Par voie de conséquence, en permettant de sortir du lien lui-même. C'est la liberté d'aller ailleurs (l'exit de Hirschman), liberté qui est en dehors du lien social et contre lui, contrairement au don.

 

Cette liberté est importante : par rapport à la contrainte extérieure, à la hiérarchie, à la force, à la sorcellerie des sociétés archaïques, le marché et le don sont tous deux libres. Mais alors que le don instaure et nourrit un lien social libre, le marché libère en nous extrayant du lien social ; autrement dit sa liberté consiste à nous libérer du lien social lui-même, engendrant ainsi l'individu moderne, sans lien, mais plein de droits et de biens. Il n'est pas étonnant que cette liberté exerce une grande fascination, et que l'on tente continuellement d'introduire cette merveille à l'intérieur même des liens sociaux et de l'appliquer aux liens eux-mêmes, tentative contradictoire, puisque cette liberté repose sur leur négation, étant fondée sur des rapports entre étrangers. 

La liberté marchande est hors des liens sociaux. La liberté du don est à l'intérieur des liens sociaux. Le don circule dans les liens sociaux et fonde leur liberté. On ne peut pas leur appliquer le modèle marchand puisque ce dernier suppose soit l'absence de liens, soit des liens définis uniquement comme perturbation extérieure à l'échange. 

Grâce au mécanisme des prix, les choses en arrivent même à circuler sans les personnes. Le marché est libéré du contexte personnel. La liberté du don intègre les personnes, leurs caractéristiques. Elle est un méta-ordre par rapport au marché. Une autre façon d'exprimer la même idée est de revenir à la distinction entre la valeur de lien et la valeur marchande. L'objet marchand est en dehors du contexte de la valeur de lien. Le contexte de la valeur marchande est la valeur marchande des autres objets. Son contexte est le monde des objets. La valeur de lien est au contraire insérée dans le lien social. Le même objet, ayant le même prix, change en fait de valeur de lien selon le contexte social. La valeur de lien est déterminée par le contexte social, la valeur marchande par le contexte économique. 

L'État est aussi une entreprise de libération des liens sociaux, qui s'effectue cette fois en édifiant un appareil hiérarchique et bureaucratique régi par la contrainte, contrainte acceptée toutefois par les individus dans un régime démocratique. Dans un premier temps, il rend plus libres les liens de parenté, de voisinage, d'amitié, en diminuant les obligations et en assumant une partie des services que les réseaux de don fournissaient antérieurement. Mais il peut atteindre un seuil où il détruit le lien social, comme le fait le marché, et où il engendre des dépendances très fortes à son égard. 

L'État et le marché se complètent donc merveilleusement. Le marché et l'État caressent « naturellement » le projet commun d'épurer le lien social de toutes ces scories que constitueraient la circulation d'objets d'une part, celle de services d'autre part, ne laissant que le joyau du lien social à l'état pur : l'affectivité, l'amour, etc. 

Cette utopie est énoncée par de Singly, qui évoque des échanges « qui excluent de plus en plus [...] les services autres qu'affectifs et sexuels. Ainsi apurée des autres comptes, l'affection au sein de la famille parviendra à cet idéal [...] où toute trace d'intérêt doit être bannie » (Singly, 1988a, p. 137.) Bref, c'est le rêve d'un lien social où plus rien ne circulerait, un lien qui ne serait plus un canal de circulation des choses et des services. 

Un tel lien social où rien ne peut circuler n'existe pas [14]. Quand tout circule par le marché ou par l'État, il faut constater que ce n'est pas le lien social à l'état pur qu'on retrouve, mais l'absence de lien, l'individu solitaire. Le lien qui ne se nourrit de rien, où rien ne circule, meurt. Inversement, tout un ensemble de services ne circulent correctement qu'en passant par les liens sociaux. Le service n'est pas un produit [15], et pour se contenter d'un exemple évident, on peut affirmer que la société n'est pas près de trouver une formule, marchande ou étatique, qui pourra dispenser certains « services » que les parents rendent dans l'éducation des enfants. L'État et le marché s'arrêtent au seuil où le service est le lien, comme « the medium is the message » pour reprendre la formule de MacLuhan. Seuls les objets ou l'argent circulent vraiment bien dans le réseau marchand et l'appareil étatique. C'est pourquoi tout tend à prendre cette forme, tout tend à devenir objet pour pouvoir circuler. Mais à quel « prix» ! L'œuvre d'art est la seule à pouvoir circuler sur le marché sans perdre son âme, sans être seulement un objet. À quel prix ? Celui d'une très grande rareté. À la condition de demeurer marginale. 

Amitaï Etzioni (1990, p. 29 et 31) rappelait la thèse célèbre d'Erich Fromm à l'effet que la liberté acquise par la modernité a un coût. Il serait sans doute plus exact de dire qu'elle a des limites, celles de la destruction des liens sociaux qu'elle entraîne, qui conduit l'individu à l'isolement et à une diminution de sa liberté. Au bout du chemin de la libération marchande et étatique, on ne trouve pas un individu libre, mais un individu seul, fragile, dépendant, vulnérable, pris en charge par des appareils extérieurs à lui et sur lesquels il n'a aucune prise, proie facile et préférée des idéologies totalitaires, dans lesquelles le besoin de pouvoir, mais aussi le don et l'altruisme connaissent leurs pires perversions. Pourquoi ? Parce que la liberté se nourrit des liens sociaux. L'approche marchande ne voit les liens sociaux que sous la forme de la contrainte. Or, il y a deux sortes de libération. Il y a la libération vis-à-vis des liens sociaux, au sens que l'on se libère d'eux (celle du modèle néo-classique), et il y a la libération des liens sociaux eux-mêmes. Libérer l'individu de la communauté est un processus qui atteint vite sa limite. Libérer la communauté elle-même est certes beaucoup plus difficile, mais beaucoup plus fondamental. Or, on peut se demander si ce n'est pas ce qui se passe actuellement avec la famille par exemple, et dans de multiples réseaux sociaux qui réinventent la liberté dans l'obligation sociale, dans l'établissement d'un rapport de dette volontaire. 

Équivalence marchande, égalité et droits étatiques, gratuité de l'état de dette : la société actuelle a besoin des trois systèmes, et il n'est pas dans notre esprit de suggérer l'élimination ni de l'État ni du marché. Cela serait non seulement impossible, mais aussi très néfaste, car une grande société (statistiquement parlant) a besoin de l'appareil étatique et du marché. Le don, à leur place, entraînerait des phénomènes de domination personnelle particulièrement graves, des effets pervers de clientélisme qui nous sont tous familiers. Car une grande société, par définition, comprend nécessairement une proportion importante de liens entre inconnus et étrangers. Or, l'État et le marché sont de bons systèmes pour traiter ce type de rapport, pour faire circuler les choses et les services entre étrangers, en maintenant la valeur de lien constante, ou plutôt en ne la faisant pas intervenir. Ils n'entraînent pas ces phénomènes de domination par le don, comme l'ont si souvent noté avec raison tous ceux qui ont loué les avantages de l'État-providence par rapport à la charité privée. 

On doit non seulement les maintenir, mais faire en sorte qu'État, marché et don s'interpénètrent et se nourrissent mutuellement. Ne sommes-nous pas en train de (re)découvrir que les systèmes mixtes sont les plus efficaces ? L'État recourt de plus en plus aux solidarités locales pour réaliser certaines missions sociales ; inversement, on constate qu'un système marchand ou étatique qui se coupe du don est inefficace à long terme, ce que semblent montrer l'échec des pays socialistes mais aussi du modèle tayloriste et, à l'opposé, le succès du « modèle » japonais. 

Tout le problème se situe dans les conditions de leur interpénétration. Nous pensons que les autres systèmes doivent globalement être soumis au système de don, car c'est le seul qui assume l'incomplétude du lien social, la liberté non seulement en dehors du lien social, mais à l'intérieur même de ce dernier. Autrement, il y a contrainte d'une façon ou d'une autre : les systèmes socialistes ont voulu soumettre le don à l'État, à la solidarité étatique. Le capitalisme (de même que le socialisme) a voulu (et veut) tout soumettre à la production marchande. Mais, à la différence du système étatique totalitaire, le droit à l'opposition y est demeuré possible, ce qui fait, par exemple, qu'il a engendré des problèmes écologiques beaucoup moins graves que ceux des pays d'Europe de l'Est, entièrement livrés et soumis au modèle de la croissance. 

Si l'État fonctionne à l'égalité et le marché à l'équivalence, le don a pour principe la dette volontairement entretenue, le déséquilibre, l'inégalité. Et la spécificité de la société moderne devient sa capacité d'assumer les situations d'égalité dans des modèles déterministes – le marché et l'État – alors que dans les sociétés sans marché et sans État, la situation d'égalité entraîne la violence et doit être évitée le plus possible. 

Mais égalité, concurrence, rivalité sont indissociablement liées, comme l'avait compris Tocqueville. C'est pourquoi ces principes, même s'ils peuvent revêtir une grande importance dans une société dans la mesure où ils sont circonscrits et contrôlés (contenus) par le marché et par l'État, ne peuvent pas constituer la base de la société. Cette dernière demeure le lien inégal de don, et ce lien social ne peut pas être pensé à l'intérieur de ces modèles, même si c'est ce que l'on essaie de faire depuis deux siècles. Depuis l'introduction du marché et de l'État modernes, nous n'arrivons plus à lire le fonctionnement contextuel du don, sa logique de réseau et de circulation des choses, selon la réponse émotionnelle qu'elle suscite. Est-il possible de penser le don selon un modèle non déterministe ? 

 

Don et modèles déterministes

 

Kurt Gödel a démontré que, même en mathématiques, il y aura toujours des propositions indécidables, que le système n'est jamais fermé, complet. « Le théorème de Gödel est une réfutation d'un modèle mécanique de la science, de la pensée, du monde [16] ». On peut considérer l'utilitarisme comme l'application du modèle mécaniste à la société. Le mécanisme des prix et les appareils bureaucratiques des organisations modernes sont théoriquement des modèles complets, au sens logique. Chaque décision est le fruit d'un calcul raisonné et raisonnable, susceptible d'être éventuellement programmé à l'avance. Et la règle de l'équivalence est aussi une loi fondée sur la complétude : pour chaque produit faisant partie du système économique, il existe un équivalent monétaire. Le retour est déterminé par la règle de l'équivalence et elle s'applique à tout ce qui compose le système marchand. 

En pratique, on arrive peu à prédire la réalité, le nombre d'applications de l'axiome utilitariste étant infini. On peut toujours trouver a posteriori des intérêts à tout geste. Au lieu de prédire, on explique ex post. On cherche un intérêt dans tout comportement, on en trouve toujours et il ne reste plus alors qu'à appliquer l'axiome : quand on a trouvé un intérêt, on a trouvé l'explication d'un comportement. Postulat complémentaire : toute autre explication n'en est pas une. C'est un système complet, au sens logique. La complétude est caractéristique d'une vision mécaniste et déterministe du monde. 

Inversement, le retour du don est indéterminé, indécidable. Du point de vue du don, la règle d'équivalence correspond à la circularité elle-même et met donc fin au processus par autoréférence. Par rapport au don, le marché est un système à faible puissance, car plus un système est puissant, plus il devient incomplet, toujours selon Gödel. « Le Théorème d'Incomplétude de Gödel dit que tout système qui est "suffisamment puissant" est, du fait même de sa puissance, incomplet » (Hofstadter, 1985, p. 115). Le don est plus puissant parce qu'il inclut le lien dans le système alors que le marché et l'État le placent hors de leur système et le remplacent par une « mécanique » ; autrement dit, ils le considèrent soit comme une constante, soit comme une variable exogène. Leurs lois et leur système ne s'appliquent qu'aux rapports entre les choses qui circulent, et non pas aux liens sociaux. Ils sont un système plus simple, plus précis, plus déterminé que le don, lequel est un méta-système par rapport au marché et à l'État. 

Concrètement, nous pouvons sortir du marché et nous le faisons quotidiennement chaque fois que, dans la circulation des choses, nous introduisons la valeur de lien : pourboire ajouté au service, applaudissements ajoutés au prix du billet, toutes ces innombrables « valeurs ajoutées de lien » qui parsèment nos rapports sociaux. Chaque fois, nous sortons volontairement du rapport marchand et réintroduisons un « geste » inattendu, imprévu, une « grâce ». Les actions les plus importantes de nos vies, à l'image du don de rein, sont plus que le résultat de calculs rationnels. Elles obéissent à autre chose. Le don est la quatrième dimension du social, insaisissable rationnellement dans un système mécaniste, mais dans laquelle nous baignons, autant dans notre vie quotidienne que dans les grandes décisions que nous prenons. Dans le lien social circule autre chose que ce que l'on voit circuler. C'est ce que le sage maori avait appelé le hau, l'esprit du don, que l'Occident ne peut pas comprendre à l'intérieur de son paradigme dominant, mais qui fait figure d'évidence première aussitôt qu'on sort de ce paradigme. Est-il donc inutile d'essayer de comprendre le don avec la raison moderne ? Faut-il laisser le don aux romanciers, aux poètes ? En partie sûrement. Le lien social n'appartient à aucune discipline et les belles histoires font comprendre le don mieux que les sciences humaines. Ce n'est pas parce qu'on ne peut pas tout dire qu'on ne peut rien dire, mais il faut quitter les modèles mécanistes qui caractérisent les sciences humaines. De façon surprenante, le domaine de l'intelligence artificielle et des sciences cognitives peut peut-être fournir un point de départ pour élaborer un modèle de circulation par le don.


[1]    Des parties de ce chapitre ont été publiées dans la Revue du MAUSS, nos 15-16, 1992.

[2]    Le don est une offrande ; par rapport au marché, le terme même d'offrande permet d'illustrer cette différence. Tout se passe comme si on avait scindé le mot offrande en deux parties, « offr » et « ande » et qu'on avait engendré à partir de cette séparation l'« offr-e » et la « dem-ande », les deux membres essayant ensuite de se rejoindre par la recherche de l'équivalence.

[3]    Claude Lefort, cité par Boltanski, 1990, p. 216.

[4]    Cité par Goudner, 1960, p. 170.

[5]    Parmi les différentes opérations marchandes, celle qui ressemble le plus au don, paradoxalement, est peut-être le placement, car le retour n'est pas immédiat. Avec l'énorme différence que le don n'est pas fait en vue du retour et que le risque y repose sur les personnes impliquées dans le système. Le placement consiste à retirer une valeur du système du don pour tenter de lui faire produire plus de biens (Hyde, 1983, p. 37). Dans les deux cas le risque n'est pas de même nature. Dans le don, il porte sur la confiance morale, dans le placement sur la confiance « performative », sur la probabilité de réussite, définie comme la capacité (calculable) de produire plus que ce qui est « placé ».

[6]    Quel mot conviendrait mieux ?

[7]    Ce type de don semble important dans le Japon moderne, et les Japonais les plus urbanisés vivent les dons traditionnels propres à la société rurale comme des contraintes (Harumi Befu, 1986)

[8]    La réponse de Boltanski à cette question est sa description du modèle de l'agapê pure, de l'amour chrétien (tel qu'on le retrouve par exemple chez saint François d'Assise), auquel il consacre plusieurs chapitres. Contentons-nous ici de relever une caractéristique de ce modèle. La préoccupation pour le calcul, pour l'équivalence n'est plus activement refusée ; elle est absente. Elle n'est plus implicite, ni même inconsciente ; elle est ignorée, inexistante. Dans cet état d'agapê, il y a absence complète de désir, sauf du désir de donner (p. 235-236). Dans le modèle pur, Boltanski résout donc le paradoxe fondamental du don en supprimant un des termes de la tension : les agents en état d'agapê ignorent tout du désir et du calcul, le mot rendre lui-même n'a plus aucun sens, il n'existe plus ; les agents ne le refusent pas, ils ignorent tout simplement son existence. Le paradoxe n'est donc pas résolu, un des termes est supprimé dans un modèle pur que la réalité ne connaît pas. Pour une approche qui distingue don et agapê, voir Jankelevitch, 1968.

[9]    Cité par Boltanski, 1990, p. 220.

[10]   L'expression est de J.-P. Dupuy, qui s'est penché sur ce problème dans un ouvrage (1985) consacré à René Girard. Pour Dupuy, ni Girard ni Bourdieu ne semblent prêts à reconnaître « des propriétés d'indécidabilité » (p. 126) aux systèmes sociaux, ces deux auteurs recherchant la « vérité objective » sur toute société. Et Dupuy cite Bourdieu, qui sait que la vérité objective de toute société, « le sol véritable de sa vie » (Lukacs), sa finalité potentielle, est celle d'un « système régi par les lois du calcul intéressé, de la concurrence et de l'exploitation » (ibid.).

[11]   « Donner est tout autant mettre autrui sous sa dépendance que se mettre sous sa dépendance en acceptant qu'il rendra. » « Le donateur invite, voire provoque le donataire moins à rendre une contrepartie qu'à occuper à son tour la position du donateur. Ainsi, donner pour que l'autre donne n'est pas équivalent à donner pour recevoir » (Lefort, cité par Bloch, 1989, p. 20-21).

[12]   Voir Crozier et Friedberg, 1977, notamment p. 20 et 67.

[13]   Theodore Caplow (1989) analyse ce phénomène à propos des échanges de cadeaux de Noël.

[14]   Les grands économistes libéraux étaient conscients des limites du modèle marchand et ne partageaient pas cette utopie apparue récemment avec les tenants du « public choice ». À ce sujet voir Samuel Bowles et Herbert Gintis, 1987, p. 143-144. Sur ce thème voir aussi Aysa Bugra, 1989.

[15]   Voir à ce sujet l'excellent texte de Jean Gadrey portant ce titre (Paris, colloque sur les usagers, 1991).

[16]   Jean-Yves Girard, dans Nagel, 1989, p. 168 ; voir aussi Hofsdadter, 1980.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:07
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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