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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Jacques T. Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don (1992)
Conclusion: Sous les échanges, le don


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L'esprit du don. Montréal-Paris: Éditions La Découverte, 1992, 345 p. Collection: Textes à l'appui. Série Anthropologie. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Conclusion

Sous les échanges, le don

 

Un dernier éloge du marché
Et la violence ?
La liberté du don
Une métaphore : le don est un attracteur étrange
Don et Occident
Eux et nous
À qui appartient le monde actuel ?

 

« Plus une civilisation est développée, plus
accompli est le monde qu'elle produit, plus
les hommes se sentent chez eux dans l'artifice

humain, plus ils éprouvent du ressentiment envers
tout ce qu'ils n'ont pas produit, tout ce qui leur
est simplement et mystérieusement donné. »

HANNAH ARENDT 

« Les temps sont durs mais modernes », disions-nous en commençant cet ouvrage. Sous le don, on trouve l'échange, affirment les modernes. Nous avons voulu tester l'idée inverse : sous les échanges, nous avons cherché le don. En général, le moderne attend qu'une personne soit morte pour relâcher l'hypothèse cynique et utilitariste à son égard. Tout à coup, on jette un autre regard sur sa vie, plus ouvert, plus généreux. 

S'agissant du don, on a le plus souvent tendance à en mettre en évidence les effets pervers, dont nous ne songeons pas à nier l'importance. Nous croyons même, avec Koestler, que « dans toute l'Histoire, les ravages causés par des excès d'assertion individuelle sont quantitativement négligeables par comparaison avec les boucheries organisées par transcendance altruiste pour la plus grande gloire d'un drapeau, d'un chef, d'une foi ou d'une conviction politique » (1979, p. 88). Mais les effets pervers du don n’étaient pas notre propos. Nous cherchions plutôt à montrer comment il fonctionne dans son état « normal ». Nous visions à fournir des éléments pour construire un modèle de « l'homo reciprocus », type idéal qui ne correspond pas à la réalité du social mais qui, à l'instar de l'homo œconomicus, peut aider à la comprendre. 

Peut-on retrouver un sens aux liens sociaux, sans naïveté ni cynisme, c'est-à-dire sans transformer tout en objet ? Le don peut-il, comme l'affirme C. Lefort, être ce qui nous confirme les uns aux autres que nous ne sommes pas des choses ? La société moderne est cernée par la menace de l'objectivation universelle et générale, retour inattendu et ultime résultat de sa longue tentative de « mater » (Bacon) la nature, qui aboutit à ce que les gènes, c'est-à-dire la présence de nos ancêtres en nous, soient manipulés comme des choses, et que l'enfant lui-même devienne un objet avec la bio-technologie. À chaque extrémité de la vie l'objet nous envahit : manipulation d'embryons d'un côté, exploitation des cadavres « chauds » de l'autre. « Un mort n'est pas un être humain [1] ». C'est pourtant justement par le respect du cadavre que les archéologues reconnaissent la présence des premiers humains. 

Nombreux sont ceux qui cherchent à renverser ce courant [2]. L'éthique est actuellement plus en demande que la sociologie. Des sociologues aussi importants que Etzioni lancent de nouveaux mouvements telle la « socio-économie » qui veut lutter contre le « cynisme américain [3] ». La présente réflexion sur le don fait partie de ces tentatives. Avant d'indiquer sur quelle vision du monde débouche le don, revenons une dernière fois sur le marché. 

 

Un dernier éloge du marché 

Le don existe et il constitue un système important. Mais nous ne prétendons pas qu'il soit le seul, ni qu'on puisse tout expliquer par le don. Alors que les utilitaristes cherchent à tout réduire à l'intérêt, nous ne nions pas l'intérêt et ne cherchons pas à tout « noyer » dans le don. L'intérêt, le pouvoir, la sexualité – ces trois clés de l'explication moderne des échanges – existent et sont importants. L'intérêt est peut-être même partout. Et nous croyons opportun de réaffirmer une dernière fois notre « foi » dans le marché en tant que mécanisme de libération. Le don n'est ni bon ni mauvais en soi, ni partout souhaitable. Tout dépend du contexte de la relation qui lui donne un sens. Le marché peut être préférable. On n'a, par exemple, aucun intérêt à accepter un don de quelqu'un dont on veut demeurer indépendant. Le marché est une invention sociale unique, et l'État aussi. Le don reposant plus sur la confiance que le marché, il est plus risqué, plus dangereux, et il affecte plus profondément la personne lorsque les règles ne sont pas respectées, lorsqu'elle se fait avoir. Inversement, à l'autre extrême, le danger du don tient dans le poids de l'obligation qui se transforme en contrainte. Enfants qui fuient leurs parents, don trop lourd, don-poison, cadeau empoisonné. L'individu moderne demeure méfiant, souvent avec raison. Nous assistions récemment à la scène suivante. Un commerçant, venait de servir par erreur un kilo de cerises à une cliente qui lui en avait demandé une livre. 

« Vous m'en avez donné trop. Mais ça ne fait rien. Je vais vous les payer. Dites-moi combien je vous dois. 

– Pourquoi ? Vous avez peur d'avoir une indigestion avec ce que je vous ai mis en trop si vous ne les payez pas ? » 

Peur de se faire avoir parce qu'on a trop donné, peur de se faire avoir parce qu'on a trop reçu et qu'on est obligé de « rendre »... Ce dernier cas est le pire, alors que, théoriquement, dans l'idéologie de la croissance, recevoir toujours plus, c'est l'objectif même de toute vie moderne, que ce dialogue contredit pourtant de toutes les façons. 

Le marché permet de poursuivre l'échange dans des conditions où le don n'est pas possible ou pas souhaitable, et lorsque l'alternative est la violence ou l'absence complète de rapport. Ainsi, entre deux personnes ou deux sociétés qui ne partagent au départ aucune valeur, entre deux étrangers, la seule base d'entente possible est l'intérêt, quelles que soient les raisons inexplicables à l'autre qui rendraient compte de cet intérêt. Adam Smith a raison : entre le boucher et son client qu'il ne connaît pas, c'est l'intérêt des deux qui fait le lien. L'utilitarisme est la seule morale possible commune à deux étrangers, et il est pertinent pour toutes les relations où l'on souhaite que l'interlocuteur demeure étranger. C'est la relation minimale, l'alternative à un rapport hiérarchique de domination extérieure. Le marché, du temps d'A. Smith comme aujourd'hui, a toujours signifié un retour à la société, une volonté des membres de la société de s'autoréguler, une alternative à la régulation externe, tyrannique, militaire, bureaucratique ou « providentielle », un défi posé à l'autorité. Le libéralisme est une théorie des « liens faibles », nécessaires dans nos sociétés comme l'a montré Granoveter (1983). Mais ces liens faibles supposent des liens forts. Le marché à l'extérieur, le don à l'intérieur : voilà souvent la « formule gagnante », même dans les sociétés libérales, même sur le plan économique, comme le montrent les Juifs depuis longtemps (Hyde, 1983), les Japonais aujourd'hui et les riches minorités, qui ont toujours une double loi : l'une pour l'intérieur, l'autre pour l'extérieur, pour les rapports aux étrangers. 

Pourquoi veut-on par ailleurs faire du marché la base de tout rapport social ? Par quelle aberration peut-on imaginer que le lien social minimal entre étrangers puisse être aussi le fondement d’une société ? Dans la mesure où on assigne à la société comme seul but de produire toujours plus, il y a là une certaine cohérence. Car le don est anti-croissance. « Le potlatch a été considéré par les autorités canadiennes comme un gaspillage, destructeur de l'initiative économique et de la morale ; autrement dit, il faisait obstacle au développement et à la modernisation. » (Belshaw, 1965, p. 21.) C'est pour cette raison qu'on veut étendre le marché à l'ensemble des rapports sociaux : pour transformer la société entière en un « système de croissance ». 

 

Et la violence ?

 

Il faut donc relativiser le marché. Mais le don ne s'oppose pas qu'au marché. En fait, le contraire du don, quand on sort du paradigme utilitariste, c'est la violence, la haine, « toutes ces choses cachées » que l'œuvre de René Girard veut révéler à la conscience moderne. Revenons donc brièvement sur la pensée girardienne. 

Alors que pour les utilitaristes la chose cachée, toujours la même, est l'intérêt (qu'il s'agit de comprendre pour avoir tout compris), chez Girard, c'est la violence qui est fondatrice. En outre, le rapport fondateur est un rapport à un objet, ou à une personne objectivée. Ce qui compte, c'est l'autre, mais l'autre qui désire la même chose que moi, que je veux lui arracher par la violence. Il n'y a pas d'amour possible dans ce système d'explication ; seulement de la haine et du « désir », dont les conséquences sont nécessairement épouvantables. Girard démonte la logique de l'égalité, qui engendre la rivalité, qui déclenche la violence. C'est pourquoi, comme on l'a vu, dans la plupart des sociétés, on fuit l'égalité. Mais il y a d'autres issues : la domination, subie ou acceptée ; le don qui, sortant de l'égalité, crée un état de dette réciproque. Girard reconnaît cette logique du don. Mais il en situe l'origine hors de la société. Alors même que certains faits qu'il présente vont dans le sens contraire, il l'évacue. Car pour lui, l'unique définition de l'homme, c'est celle d'un être qui a peur de lui-même et de ses actes, et toute la société, toutes les sociétés sont fondées sur cette peur. Une seule fois, dans son ouvrage de plus de 600 pages sur « les choses cachées depuis la fondation du monde » (1978), Girard mentionne l'existence des « êtres chers » menacés par toute cette violence. « Plus (la rage) s'exaspère, plus elle tend à s'orienter vers les êtres les plus [...] chers » (p. 121). Il y aurait donc quelque part, entre ces êtres chers, un rapport non fondé sur la violence et que la violence menace. Il y aurait dans toute société des êtres à qui nous voulons à tout prix éviter cette violence. D'où sortent-ils donc ? C'est la seule allusion à cette réalité dans cet ouvrage où, par ailleurs, il n'y a pas de désir aux conséquences positives, pas de chaleur, pas de besoin d'amour. Cette réalité n'a aucune place dans ce système. En ce sens, Girard est moderne et on peut même se demander s'il n'est pas utilitariste. Car il néglige toutes les situations où ces éléments opposés à la logique de la violence pourraient apparaître, au profit d'éléments secondaires confirmant l'hypothèse cynique. Donnons un exemple pour montrer l'illégitimité de cette évacuation des rapports de don hors des rapports sociaux. 

Dans sa discussion du jugement de Salomon (p. 341-351), Girard constate que la vraie mère prostituée fait éclater la logique infernale du mimétisme par l'amour pour cet être cher qu'est son enfant. Mais il ne reconnaît pas que la condition même de l'efficacité du jugement du roi Salomon, qu'il commente longuement pour illustrer sa théorie, est précisément que sa théorie ne s'applique pas. Cette condition, c'est que l'une des deux mères prétendues rejette la logique de la violence et aille même jusqu'à envisager de perdre son enfant, de l'abandonner à sa rivale, pour le sauver. C'est exactement le contraire du désir mimétique girardien. C'est la logique de l'amour [4]. Et la célèbre « sagesse du roi Salomon » réside précisément dans ce pari qu'il a fait que la logique de l'amour allait l'emporter et faire éclater la logique girardienne qu'il propose aux deux femmes. Finalement, dans cette histoire, deux personnes sur trois adoptent une attitude non girardienne : le roi et la « bonne » prostituée, la vraie mère. Mais Girard ne retient que le troisième personnage, la fausse mère, qui en outre est la perdante de l'histoire, celle qui a un comportement mimétique conforme à sa théorie, mais qui perd justement parce qu'elle adopte un comportement conforme à la théorie de Girard. 

Or, sur quoi repose cette autre logique non girardienne sur laquelle s'appuie la sagesse du roi Salomon ? Nullement sur un héroïsme qui serait exceptionnel dans l'histoire de l'humanité ; tout simplement sur l'amour maternel, qui a toujours existé et qui transcende continuellement la logique de la violence mimétique. Nul besoin de recourir au Christ pour reconnaître son existence dans toute l'histoire de l'humanité. Girard semble donc aveuglé par sa théorie dans l'interprétation de ce passage biblique. Il ne voit pas ce qu'implique le jugement de Salomon, tout en nous le montrant. Car cette histoire pourrait au contraire servir d'illustration à l'importance fondamentale de la logique du don. Girard n'en voit que l'aspect qui confirme sa théorie. Pour le reste, il en fait la préfiguration du Christ, c'est-à-dire d'un événement unique dans l'histoire de l'humanité, alors qu'il s'agit tout simplement de l'amour maternel, c'est-à-dire d'un phénomène « banalement » universel. 

Il n'y a évidemment pas que de la violence entre une mère et son enfant. Et même entre les enfants, comme on l'a vu. Il y a l'imitation de l'offrande. La violence première n'est pas dans l'établissement d'un lien. Elle est au contraire dans la rupture d'un lien, la rupture avec la mère, la peur de l'abandon, c'est-à-dire de la rupture définitive du lien. La première violence est la perte du lien, de ce qui nous attache à celle qui nous donne tout. Et la première expérience sociale à assumer est celle de cette distance nécessaire [5] qui permet de devenir donateur à son tour, d'imiter le don, qui permet la mimésis positive. La violence est seconde et se produit sur fond de lien positif entre deux êtres chers. Ce lien fondateur et premier, l'auteur n'en parle pas. Son système commence après. Il pose la rupture comme fondement et ne voit d'autre moyen que l'intervention divine pour renverser la logique de la violence et de la vengeance. On met fin à la vengeance par le pardon. Le pardon est un don fondamental, un don de passage (comme on dit « rites de passage ») du système de la violence au système de don, acte social et psychologique fondateur, dont on doit s'étonner qu'il ait donné lieu a aussi peu d'études de la part des chercheurs en sciences humaines (Rowe et al., 1988). 

Mais alors quel lien y a-t-il entre le don et la violence ? Ce livre ne porte pas sur la violence, ni même sur les liens entre les deux phénomènes. Notons seulement que le don est une forme d'échange alternative à la violence, que l'on peut concevoir la violence comme l'état négatif d'un système social qui serait la conséquence de l'interruption du don. Cela ne signifie pas que don et violence obéissent aux mêmes règles. Une illustration de cette différence réside dans le fait que l'on passe de l'un à l'autre en « faisant un geste ». Pour réconcilier une personne en conflit avec une autre, on dit : « Fais un geste », c'est-à-dire un acte non prévu dans les règles actuelles du système, et qui mettra peut-être fin à cet état du système, si l'autre le reçoit. Sinon, si l'autre ne le reçoit pas, ou le reçoit comme un don-poison dont il convient de se méfier, car ne venant pas d'un « cœur bienveillant » (Mauss, 1985, p. 55), le geste déclenche un niveau de violence encore plus élevé. Faire un geste, c'est prendre le risque de transformer l'état du système. Un rien peut faire passer un système social d'un état à un autre, de la même façon qu'un degré de plus seulement fait passer l'eau de l'état liquide à l'état gazeux. Elle reste toujours de l'eau. Mais elle n'est plus dans le même état ; elle n'obéit plus aux mêmes lois physiques [6]. Cependant son état gazeux n'est pas l'image renversée de l'état liquide. L'état de non-don est un état de réserve, de retenue, de non-abandon, très différent de la violence, et n'obéissant pas à la même logique. Même si un rien peut entraîner le passage de l'un à l'autre, ces deux états n'obéissent pas aux mêmes règles. La violence et le don sont deux états différents. 

Système de dettes volontaires et auto-entretenues, le don est un état excédentaire. Dans les situations les plus diverses, et les plus opposées, on arrive toujours à ce résultat étonnant. Du rapport de couple au rapport parents-enfants au bénévolat, du don à un tiers ou à celui qui nous a déjà donné, à un ami ou même à un étranger, on donne parce que l'on a reçu ; on est donc toujours en train de rendre ; mais on reçoit toujours plus que l'on donne, quoi qu'on fasse et même si on ne le veut pas ; c'est ce qu'on peut appeler le paradoxe de la parabole des talents. On est toujours dans un système de « réception excédentaire ». C'est la loi la plus générale, constatée partout où le don est observé, où il fonctionne dans son état normal. Le don engendre toujours autre chose, fait apparaître un supplément. Le modèle du don n'obéit pas aux lois de la physique classique : dans le don quelque chose se crée. Quelque chose apparaît. Cette création, c'est d'abord la naissance. L'instinct de rendre est fondé sur le fait évident que notre existence même nous vient d'un don, celui de notre naissance, qui nous installe dans l'état de dette. 

 

La liberté du don

 

L'expérience du don interdit de résoudre le problème de la liberté en la réduisant à la décision calculée et en reléguant la spontanéité du côté de la pulsion primaire. Le don oblige à penser ensemble spontanéité et liberté. Comment ? Le don est libre. L'individualisme méthodologique s'insurge avec raison contre le déterminisme que suppose l'explication par les traditions, les mentalités, les causes (Boudon). Il affirme la liberté de l'acteur. C'est l'apport essentiel des théories de la décision, une décision étant par définition l'affirmation d'une liberté par rapport aux systèmes dont l'acteur fait partie, contrairement à ce que proposent les explications par la tradition. Sans le postulat de cette liberté, le terme « décision » n'a plus aucun sens. Mais cet acteur de l'individualisme méthodologique est un acteur rationnel au sens de calculateur. Il cherche à maximiser son pouvoir, ses intérêts. Sa décision est rationnelle au sens du calcul des avantages et inconvénients ; calcul bien limité, c'est entendu (March et Simon, 1979), mais calcul tout de même. Le reste, les autres actions, les autres comportements ne relèvent pas de la décision, mais du réflexe. Tout ce qui ne relèverait pas de ce modèle de comportement serait irrationnel. Et non libre. Cette position est bien illustrée par un schéma de Boudon (1988, p. 242) fait de cercles concentriques, où on passe progressivement du modèle rationnel utilitaire, au centre, à l'impulsif et à l'irrationnel à la périphérie. Elle semble oublier la conclusion pénétrante de Simmel dans son analyse de l'argent : « [Le mode de pensée rationnel] ne peut jamais fournir que les moyens, pour une chose ou l'autre, tout en demeurant complètement indifférent au but pratique qui les choisit et les réalise » (1987, p. 559). Plus récemment, MacIntyre affirme : « La raison est calculatrice. Elle peut établir des vérités de fait et des relations mathématiques, mais rien de plus. Dans le domaine de la pratique, elle ne peut parler que des moyens. À propos des fins elle doit se taire [7] ». Cette approche renvoie donc continuellement tout l'univers des buts, des objectifs, des valeurs, dans la sphère du réflexe et de l'irrationalité, et élève au statut de seule décision libre les décisions sur les moyens. Ou encore, elle considère les valeurs comme étant déjà là, de même que, pour le marchand, les préférences du consommateur sont toujours déjà là ; il s'incline devant elles et se définit comme moyen pour les satisfaire. 

Par rapport à ce modèle, le don fait un pas de plus dans la définition de la liberté. Il ne pose pas le calcul rationnel comme condition de la liberté. La liberté spontanée du geste est affirmée : elle n'est le résultat ni d'un calcul, ni de l'ordre du réflexe. Elle est toujours effectivement « déjà là », dirait Merleau-Ponty, avant la raison. Le don est libre sans être une décision au sens des théories de la décision, sans être un calcul. Le calcul est mécanique, les liens sociaux ne le sont pas. Le don est incomplet. Quelque chose lui échappe en permanence, le rien, l'esprit du don, le supplément. On donne plus pour donner assez. Et c'est cela le don. C'est pourquoi on ne peut pas expliquer le don, même si on peut le comprendre. Donner, recevoir, rendre, sont des moments du don qui circulent dans tous les sens à la fois. Donner c'est rendre et c'est recevoir. C'est encore un dessin de Escher, Jour et Nuit, qui illustre le mieux cet aspect du don : on ne sait pas dans quel sens cela circule, on ne sait pas à quel moment cela échappe à la matière et s'envole, on ne sait pas dans quelle direction. C'est le contraire de la belle précision mécanique de l'offre et de la demande. Il n'y a pas d'explication réductionniste du don : si on le décompose en ses éléments, quelque chose s'échappe qui est justement sa spécificité. Mauss avait raison de dire que c'est un phénomène social total, y compris dans ce sens-là. Le don ne se comprend vraiment que par le recours à la métaphore.

 

 

Une métaphore : le don est un attracteur étrange

 

Le don n'est pas un système d'équilibre statique, ni même homéostatique, avec une variable d'équilibre fixe que le système essaierait continuellement d'atteindre et autour de laquelle il varierait, comme un thermostat, et comme le prix dans le modèle marchand. Le don est un système complexe : ni connexion simple, ni hiérarchie. Pour comprendre certains phénomènes, les physiciens et mathématiciens ont développé ces dernières décennies de nouveaux concepts : objet fractal, attracteurs étranges, etc. (Gleick, 1989). Ces modèles rendent compte de phénomènes jusque-là tenus à l'écart des théories physiques, comme les turbulences, phénomènes qui ne s'expliquaient pas par les attracteurs « simples » de la physique classique. Analogiquement, on peut considérer le marché comme un attracteur simple, rendant compte de la circulation d'un certain nombre d'objets, les marchandises, toutes choses égales par ailleurs. Mais le don est un attracteur étrange, qui rend compte des turbulences observées dans le marché et dans les appareils, et dans les échanges entre les humains lorsqu'on les observe avec le modèle marchand. Depuis quelques siècles, l'humanité occidentale s'acharne à expliquer les échanges par cet attracteur simple qui conduit à faire fonctionner toute la société à l'aide de deux dispositifs seulement : marché et État. Mais ça ne fonctionne pas adéquatement. Il y a des turbulences. Comme en physique, l'homo œconomicus a pendant longtemps laissé de côté ces phénomènes incompréhensibles. Plus récemment, il a tenté de les réduire [8], d'expliquer ces zones de turbulence avec les mêmes schémas [9]. Sans succès, prétendons-nous dans cet ouvrage. Il est temps d'accepter dans les sciences humaines la présence de cet attracteur étrange qu'est le don, perturbant les équivalences que sont les régularités économiques des marchands et les régularités rationnelles des technocrates. Le marché est un attracteur simple, avec un point fixe, comme le pendule (Gleick, 1989, p. 179 à 182). Dans la circulation marchande, les négociations fluctuent autour de ce point jusqu'à la transaction, qui constitue le point d'équilibre. L'attracteur simple de l'économie, c'est l'équivalence, qui met le système en repos. Or, le don est un attracteur sans point fixe. Il n'atteint jamais l'équilibre. Ou alors on n'a plus un système de don. Le point fixe marque l'arrêt du système. Ce qui est équilibre pour le système marchand – l'équivalence – implique, pour le système de don, la fin du mouvement, comme pour le pendule. L'équilibre du don est dans la tension de la dette réciproque. Tel est le moteur du mouvement du don. Le don, c'est le mouvement social perpétuel. Pour en expliciter les lois mathématiquement il faudrait, comme en physique, disposer de longues séries temporelles de don, à une échelle statistique, comme les séries sur les cours du coton, qui ont servi à élaborer la théorie des objets fractals. 

 

Don et Occident 

Nous avons tenté de parler du don avec les moyens que nous nous étions « donnés » au départ, ceux de la raison occidentale. Pour aller plus loin, il faudrait changer de langage, car le don atteint les couches universelles les plus profondes, celles dont parlent les mythes. Il faudrait passer de « tout se passe comme si » à « il était une fois », c'est-à-dire réintégrer le temps, essentiel au don, et que la modernité dissout dans l'espace... marchand. Le don est toujours une histoire. Le don pousse involontairement vers un au-delà du don. C'est pourquoi on ne peut terminer un livre sur le don qu'avec une infinie modestie, en sachant que l'on n'a fait qu'ouvrir une brèche, que l'univers du don est par définition impossible à circonscrire, que l'on doit s'y soumettre et non prétendre le dominer, fût-ce par le seul intellect. 

En terminant l'introduction, nous disions que le don a trait aux relations de personne à personne. Le sens de cette affirmation s'est progressivement dégagé, à la fois par opposition aux rapports avec les intermédiaires, et aussi, plus positivement, pour montrer que dans un rapport de don la personne en tant que telle est engagée. Elle n'est pas un moyen. Ce qui circule transporte cet élément personnel. Ce qui circule contient une partie de soi. Tout don est un don de soi et peut difficilement être traité en objet. Le don relève de la pensée animiste. Par opposition, le rapport marchand est une objectivation du monde et des rapports entre humains, et entre les humains et les autres êtres qui l'entourent. À ce titre, il ne peut être pensé que situé à l'intérieur du grand mouvement d'objectivation du monde effectué par l'Occident, qu'illustre bien cette histoire des Inuit et de leurs caribous. 

On a proposé [10] aux habitants d'un village inuit un projet de commercialisation de la viande de caribou pour le marché extérieur qui supposerait la construction d'une usine et éliminerait le chômage dans le village. Un projet mirobolant, qui ne peut avoir que des avantages, semble-t-il. Et pourtant les Inuit hésitent. Pourquoi ? Parce qu'ils ont une relation personnelle avec les caribous. Noué par un passé et par un destin communs, le rapport à l'animal est fait de respect et de reconnaissance, c'est un rapport de don décrit par nombre d'ethnologues [11]. Avec les animaux, les sociétés de chasseurs échangent une vie contre une autre vie. Ainsi, en Sibérie, on va mourir dans la forêt pour nourrir les bêtes. On leur rend ce qu'on a reçu. Et chez les Indiens on ne doit pas tuer plus d'animaux que nécessaire, car cela va entraîner la mort de quelqu'un. Avec le, marché, au contraire, on tue jusqu'à épuisement de l'espèce. Vu sous cet angle, le marché n'est donc pas une généralisation de l'échange. Il en représente au contraire une perversion, une exacerbation jusqu'à l'extinction des protagonistes progressivement métamorphosés eux aussi en objets. 

On propose donc aux Inuit de passer d'un système de don entre eux et les caribous à un système marchand, où le caribou est transformé en objet. Le maire du village affirme avoir beaucoup d'hésitations. Peut-on leur faire ça, se demande-t-il peut-être. C'est un sale coup et on sera puni un jour. Commercialiser le caribou est un geste d'une grande violence pour les Inuit, qui entretiennent un rapport personnel avec l'animal. Il faudra le traiter comme un objet dorénavant, en arriver peut-être, comme le moderne, à avoir le cœur trop sensible pour le tuer soi-même, ou même être incapable d'assister à la mort d'un caribou ; mais accepter comme un progrès que les caribous soient enfermés et éventuellement élevés comme du bétail de boucherie, dans les conditions que l'on sait. C'est la grande rupture avec le cosmos, avec le fait d'appartenir à un monde plus vaste dont font partie les caribous. C'est le repli sur soi par la transformation du reste du monde en objet susceptible de devenir une marchandise et d'obéir à des lois inéluctables, celles de la physique et celles du marché. Rappelons une dernière fois ce thème souvent affirmé par Mauss : « À l'origine les choses elles-mêmes avaient une personnalité et une vertu. » (1985, p. 232.) « Ce va-et-vient des âmes et des choses confondues entre elles » (p. 230) est essentiel au don, moderne et archaïque. 

Toutefois, le maire ajoute : « Mais il y a tellement de chômeurs. » Cette dernière phrase indique qu'il a déjà intégré le modèle marchand [12]. Il n'y a de chômeurs que dans ce modèle. Dans l'autre, il n'y a qu'un manque de caribous. S'il y a beaucoup de caribous, et qu'on n'a rien à faire, on ne se conçoit pas comme chômeur, mais comme quelqu'un qui a beaucoup de chance. 

 

Eux et nous 

Posséder libère, dit la modernité. Posséder enchaîne, dit la sagesse de tous les temps. Le surplus est dangereux. Du surplus naissent l'inégalité, les conflits, la violence. Que faire du surplus ? Il y a différentes manières de s'en libérer :

 

• ne rien avoir : c'est celle des chasseurs-cueilleurs ;
 
• ne rien vouloir, éliminer le désir (bouddhisme, zen, détachement de Diogène) ;
 
• ne rien devoir, se libérer de la dette (le marchand) ; l'éliminer (le potlatch, etc.) ;
 
• le stocker selon des règles précises ;
 
• s'abandonner à une autre liberté (mystique, dieu, mythes, AA) ;
 
• enfin le sacraliser, en faire l'objectif même de la société auquel tout membre est soumis : c'est le paradigme de la croissance.

 

À partir du moment où le calcul est extrait du système social, il est libéré et l'extension indéfinie du marché devient possible, parallèlement au don moderne. On assiste à la « libération » du calcul et du surplus, exorcisé par sa transformation en méta-objectif social. L'excédent n'arrive plus par surcroît, comme dans le don. La société tout entière se consacre, « se donne » à la production de surplus, et le surplus est de plus en plus utilisé pour produire lui-même du surplus (investissement), si bien que la société, sans s'en rendre vraiment compte, finit par se consacrer à la production contrôlée de surplus, et la consommation finale et l'utilité deviennent de plus en plus rares, ce qui conduit dans le même mouvement à valoriser l'utilité et à développer l'utilitarisme. Libérer le calcul libère en même temps le don, dans le même mouvement. Mais cette libération du don n'est possible que si sont assumées par d'autres systèmes, contraignants, non libres, les fonctions que le don remplit dans d'autres sociétés. C'est l'État et le marché, fondés sur le calcul qui remplacent en partie le don. 

Une analyse du don remet en question les différences entre « eux » et « nous » [13]. Mais on donne un rein sans contrainte, pourrait-on répondre, on est libre, ce n'est pas comme « eux », qui obéissent à la tradition et n'ont pas le choix quand ils donnent. Pourtant, quand on leur pose des questions, les donneurs de rein répondent que cela allait de soi, que la question ne se pose pas, que cela n'est pas raisonné, qu'on donne malgré les souffrances, les pertes, les risques que cela entraîne, parce que c'est comme ça. Soit la même réponse que les « archaïques » font aux ethnologues, la réponse qui conduit les anthropologues à conclure qu'« ils » sont dominés par la tradition et que « leur » don n'est pas libre. Ce ne sont pas eux qui nous le disent, c'est nous qui l'interprétons à partir de faits que nous hésiterions souvent à interpréter de la même manière à propos de nos propres comportements. C'est du moins ce que montre cette comparaison avec le don de rein [14]. 

La différence entre eux et nous paraît donc moins évidente qu'il ne semble à première vue, à propos du don. Rappelons d'ailleurs que les grandes pensées de l'humanité sont fondées sur des expériences de don. Cela est évident pour le christianisme. Mais Bouddha a pu atteindre l'illumination grâce à un don à un pauvre, hors caste. Et Confucius affirme : « Je transmets. Je n'invente rien » (1987, p. 39). Quant à Socrate, il a toujours soutenu qu'il n'était pour rien directement dans tout ce qu'il disait, qu'il n'était qu'un accoucheur, et que le dieu faisait tout. « Tous ceux auxquels Dieu l'accorde font au cours de nos entretiens de merveilleux progrès, manifestement sans avoir appris de moi quoi que ce soit [15] ». Que tout cela soit « vrai » ou non (question du moderne, qui dépense beaucoup d'énergie à savoir si et quand et comment tous ces personnages ont vraiment existé), le fait est que tous les grands sages à l'origine de toutes les grandes spiritualités de l'humanité affirment avoir reçu leur message d'ailleurs, et se placent ainsi, eux et leur « message », dans un système de don. Cela est un fait au sens moderne et scientifique du terme. Tous sauf les philosophes des Lumières. Mais d'où leur venait donc cette « lumière », pourrait-on leur demander ? De toute façon, elle ne fait pas encore partie des grandes sagesses de l'humanité, n'étant pas partagée par plus qu'une infime minorité des membres des sociétés occidentales. La plupart, après des siècles de Lumières, demeurent toujours dans les « ténèbres », et sont en très grande majorité religieux (même ceux qui ont été le plus imprégnés de cette philosophie, comme les citoyens de l'ex-Europe communiste, et même la majorité des chercheurs scientifiques, qui sont aujourd'hui croyants [16]). Tels sont les faits, au sens moderne du terme. Et est-il bien raisonnable de classer parmi les « illuminés », parmi les arriérés, les fondateurs de toutes les grandes pensées de l'humanité, la nôtre exceptée (et encore, puisqu'elle est partagée vraiment par une petite minorité d'entre nous). Est-ce cela une pensée universelle ? 

Au bout de notre voyage dans le don moderne, nous en arrivons à nous demander si la vision du monde occidentale permet de penser le don. Lévi-Strauss affirme (1988, p. 127) : « Le sujet occidental "introspectif" est à l'opposé du voyage intérieur oriental qui épouse le cosmos et est une négation de la rupture qui entraîne la dilution du moi. Pour le bouddhisme, l'intérieur c'est le monde. Il n'y a pas d'extérieur, point de vue propre à l'Occident des Lumières » Pour penser le don, nous espérons avoir montré qu'il est nécessaire de le situer dans une pensée qui n'est pas fondée sur la rupture. Rupture entre producteur et usager, rupture entre « eux » et « nous », qui nous ramènent inéluctablement à la rupture de l'homme avec le cosmos. 

Il faut se déconditionner de l'utilitarisme comme on s'est déconditionné de la religion. Car, après tout, est-il bien raisonnable de s'interdire de penser à la mort autrement que sous la forme de l'apparition d’un cadavre, et donc à la vie comme état de pré-cadavre ? Donner la vie, c'est transcender l'expérience marchande définie comme le gain d'une chose par la perte d'une autre. Qui donne la vie non seulement ne perd rien, puisqu'il s'agit de don-transmission, mais gagne tout. Il gagne le fait de rendre la vie qu'on lui a donnée sans la perdre et la possibilité de donner à quelqu'un pendant toute sa vie, quelqu'un qui ne peut pas être un objet. Il gagne aussi l'accès à la compréhension de sa propre mort, il gagne l'autorisation de mourir, de rendre sa vie un jour. Quand on a donné la vie, on peut rejoindre sa mort, et la penser comme autre chose que l'accès à l'état cadavérique, à l'état d'objet. Donner la vie, c'est aussi accepter de mourir parce qu'il faut que ceux qui donnent la vie meurent pour que ceux qui naissent vivent, pour leur faire la place ; volontairement, car celui qui naît est infiniment faible et pourrait être écrasé instantanément par ceux qui donnent la vie. Dans de nombreuses sociétés, le dieu de la mort est aussi le dieu de la naissance et du sexe, observe Joseph Campbell, qui ajoute : « Aussitôt que l'on a engendré ou que l'on a donné naissance, on passe du côté de la mort. L'enfant est la nouvelle vie, et l'on est seulement le protecteur de cette nouvelle vie » (1988, p. 110 ; notre traduction). C'est pourquoi il est si essentiel pour les hommes d'avoir part à cette capacité de donner la vie, qui a été d'abord donnée aux femmes. C'est pourquoi le mariage fonde la société et est le lieu de concentration des cadeaux, avec les enfants. La naissance est le don par excellence, dans toutes les sociétés. 

Le cogito suppose la négation du monde, l'homo œconomicus la négation de la société. Le don nous relie à la société et au monde. Le don réintègre l'humanité dans le cosmos. Il est la théorie générale de l'échange, une théorie non limitée aux protagonistes du jeu marchand. Il est la reconnaissance de l'univers autrement que comme objet, le dépassement des droits individuels. Si nous poursuivons dans la logique des droits, nous deviendrons de plus en plus attentifs aux droits de certains, et c'est très bien. Mais cette logique est aussi, et symétriquement, une logique d'exclusion de tous ceux qui n'ont pas les caractéristiques nécessaires pour bénéficier des droits, c'est-à-dire, finalement, de tous ceux qui ne peuvent pas avoir le statut de citoyen rationnel capable de défendre ses droits et de penser en termes d'intérêt général. Sont ainsi progressivement exclus non seulement les animaux, mais, pourquoi pas, en fin de compte, les enfants, après le fœtus ? Le droit de l'enfant dépend de la définition préalable de l'enfant, sur laquelle l'enfant lui-même n'a rien à dire, n'a aucun droit. Pour l'instant, c'est à la naissance que les droits commencent. La démocratie a consisté à étendre progressivement la définition du citoyen, c'est-à-dire de ceux qui sont dotés de la raison. Mais cette extension rationaliste a des limites. À partir de la conception jusqu'à ce qu'il soit un citoyen, l'être humain est considéré comme un être en formation, non encore à part entière, non libre encore, ne possédant pas encore les caractéristiques d'une personne, n'ayant donc pas le droit de se défendre lui-même. Ses droits ne peuvent être alors que les devoirs que les autres – les adultes – s'entendent pour respecter à son égard. À un certain point, le don doit prendre la relève du droit. 

Après avoir constaté que la modernité était fondée sur une rupture fondamentale producteurs-usagers qui transforme à terme tout lien social en rapport entre étrangers régi par le marché ou par l'État, nous voyons apparaître une rupture plus fondamentale encore : une rupture avec l'univers coupant l'être humain de la tradition (du passé) et de la transcendance. Autrement dit, tout ce qui n'est pas la somme des individus raisonnables utilitaristes existant à un moment donné est transformé soit en objet (le reste du cosmos, en commençant par les animaux), soit en illusion (les morts, les ancêtres et ceux qui n'existent pas encore). Cette double rupture avec le cosmos, d'une part, le passé et le futur, d'autre part, fait de la modernité quelque chose de ponctuel, d'étroit, d'angoissant, où l'abandon n'est plus possible. À l'opposé, le don ouvre sur l'échange symbolique, lequel « n'a pas de cesse, ni entre les vivants, ni avec les morts [...], ni avec les pierres, ni avec les bêtes » (Baudrillard, 1976, p. 207-208). La négation de la mort, loin de nous débarrasser de cette « réalité », ne fait qu'accroître l'angoisse devant elle. La seule façon de lutter contre cette angoisse c'est de se rendre nécessaire à quelqu'un ou à quelque chose, un enfant, un chat, ou une cause. De tout temps l'homme se donne, se crée des obligations pour atteindre un minimum de sérénité devant ce qui le dépasse. C'est l'origine du rapport de don : une création continue d'obligations qu'on retrouve partout dans les interstices de la modernité, qui se reforment à mesure que les progrès modernes permettent de s'en libérer, et qui nous libèrent de l'angoisse. 

L'univers marchand fait que tout ne peut être que produit et traité, « produced and processed ». Rien ne peut plus apparaître ou disparaître. La mort est donc la production d'un cadavre. Dans le don, les choses apparaissent et disparaissent. Le don, c'est l'apparition de quelque chose, d'un talent, d'un rien. Le don, c'est une naissance. Le don, c'est ce qui apparaît et n'était prévu ni par le geste, ni par la loi, pas même celle du don. C'est tout le paradoxe de la gratuité. Cette grâce qui apparaît en plus. 

La générosité entraîne la reconnaissance. Tout est dit par cette phrase. Dans générosité il y a engendrement, et le Petit Robert définit la générosité comme le fait de quelqu'un qui est enclin à donner plus qu'il n'est tenu de le faire, qui va donc au-delà des règles du don lui-même. Cette générosité entraîne la reconnaissance, une nouvelle naissance conjointe, un autre don non prévu, et ainsi de suite, sans fin. 

Penser en termes de don, c'est essentiellement cesser de voir ce qui nous entoure (d'abord les liens, mais aussi les choses) comme des instruments et des moyens à notre service, ce qui nous ramène au paradoxe de Dale Carnegie et à la boucle étrange contenue dans la relation fins-moyens. Donner, c'est se remettre dans le courant, dans le cycle, sortir de la pensée linéaire, se rebrancher horizontalement, mais aussi verticalement, dans le temps, en retrouvant les ancêtres. L'extension spatiale du marché rétrécit le temps et fait que les ancêtres deviennent des cadavres transformés en poussière. Inversement, ce qui unit les partenaires du don, ce n'est pas leur statut, ni leur intérêt marchand ; c'est leur histoire, ce qui s'est passé entre eux avant (Gouldner, 1960, p. 170-171). C'est d'ailleurs la définition même de la vie. Le don, c'est le geste concret et quotidien qui nous relie au cosmos, qui rompt avec le dualisme et nous rebranche sur le monde. Il y deux façons d'accéder à l'universel : par réductions successives des spécificités de chaque chose, jusqu'au marché et à l'argent (Simmel) ; par généralisation du particulier par le mythe, le don, l'initiation (expérience de communion avec le cosmos, de renaissance), par la métaphore (Bateson). 

Le don est l'alternative à la dialectique du maître et de l'esclave. Il ne s'agit ni de dominer les autres, ni d'être dominé ; ni de dompter la nature, ni d'être écrasé par elle ; mais d'appartenir à un ensemble plus vaste, de rétablir la relation, de devenir membre. Par peur (souvent légitime, évidemment) de se faire avoir, le moderne n'arrive plus à s'abandonner au courant cosmique, à « s'attacher ». Il réduit tout l'univers à des objets apparemment non menaçants parce que ne liant, n'engageant pas, objets dont il peut se détacher instantanément. Et il engendre la pollution, il étouffe dans ce qu'il rejette et qui finit par le rejeter. 

Le moderne se libère des liens avec les personnes en les remplaçant le plus possible par des liens avec les choses, se disant sans doute que c'est beaucoup moins contraignant, comme il est plus facile de se séparer d'un chat ou d'un chien que d'un enfant. Ce faisant, il accroît infiniment le nombre de choses, avec l'idée complémentaire qu'il se libère aussi des contraintes matérielles, point de départ et objectif de toute cette aventure : l'homme libéré de la contrainte historique de la faim, du froid, etc., grâce à l'accumulation des choses. L'effet pervers le plus spectaculaire de ce processus, c'est que l'accumulation non seulement ne libère pas, mais accroît notre dépendance envers les choses, crée une infinité de besoins, modifie même notre capacité de résistance physique, nous rend vulnérables et dépendants des choses que nous avons produites pour nous libérer d'elles, puis pour nous libérer des liens sociaux. 

Le moderne pseudo-émancipé du devoir de réciprocité, croulant sous le poids de l'accumulation de ce qu'il reçoit sans rendre, devient un grand infirme, et sa sensibilité le rend incapable de supporter les rapports humains [17]. Un être vulnérable, ayant perdu son système de défense immunitaire contre les relations négatives, fuyant le cycle donner-recevoir-rendre de peur de se faire avoir, aseptisant le cycle en rapports unilatéraux, objectifs, précis, calculables, mécaniques, prédéterminés, comptables, explicités, objectivés, froids... alors que, on l'a vu, rendre c'est donner, donner c'est recevoir et c'est rendre, recevoir c'est donner ; donner, recevoir, rendre, c'est, chaque fois, poser l'indétermination du monde et le risque de l'existence ; c'est, chaque fois, faire exister la société, toute société. 

 

À qui appartient le monde actuel ? 

Comment, par quel « tour de force » les sciences sociales arrivent-t-elles à parler des liens sociaux sans utiliser les mots qui les désignent dans la vie courante : l'abandon, le pardon, le renoncement, l'amour, le respect, la dignité, le rachat, le salut, la réparation, la compassion, tout ce qui est au cœur des rapports entre les êtres et est nourri par le don. Les sciences sociales doivent prendre acte avec Bateson qu'elles n'ont pas réussi à comprendre de quoi la religion est une métaphore, et qu'elles peuvent encore moins prétendre la remplacer. Si Dieu n'existe pas, l'homme est-il nécessairement utilitariste ? Peut-on nier Dieu sans se prendre pour des dieux ? C'est le grand problème de la démocratie représentative et de sa boucle étrange endogène : peut-on se sauver soi-même ? 

Nous ne prétendons pas fournir une nouvelle clé qui remplace les autres, mais seulement montrer qu'on ne peut ni faire l'impasse sur le don, ni le réduire aux autres explications modernes de la société. C'est donc essentiellement la prétention à l'exclusivité de l'explication, l'illégitimité de la réduction utilitariste que nous attaquons, non le fait, ni son importance. Il y a de l'intérêt partout, ou presque. Mais il n'y a rarement que de l'intérêt. Le monde social n'est pas une machine déterministe soumise aux calculs imparfaits de ses membres. « Les choses appartiennent à ceux qui les rendent meilleures » (Brecht). S'intéresser au don, c'est croire que le monde appartient beaucoup plus aux donateurs que l'on a généralement tendance à le penser aujourd'hui. Charles Foster Kane meurt seul dans son palace pour avoir oublié cela. « Celui qui n'est pas occupé à naître est occupé à mourir » (Bob Dylan). Le don est essentiellement un acte de répétition de la naissance, une renaissance, une remise en contact avec la source de la vie et de l'énergie universelle. 

Mais il n'y a pas de « preuve » de cela. D'ailleurs, il n'y a même pas de preuves de l'existence du don tel qu'il est présenté dans les pages qui précèdent, pas plus qu'il n'y a de preuves de l'existence de l'amour pour quelqu'un qui n'a jamais été amoureux et se contente d'observer scientifiquement l'échange sexuel. Le don est une réflexion à partir d'une expérience. Il faut partager cette expérience pour que la réflexion prenne sens. Le don fait partie des phénomènes que l'analyse et la décomposition en pièces détachées font disparaître, comme la pornographie fait disparaître l'érotisme. L'observation d'un phénomène de l'extérieur ne fait pas que modifier le phénomène (Heisenberg), elle le fait souvent disparaître. Sans l'esprit du don, les choses peuvent circuler dans une routine qui ne nourrit plus aucun lien. Mais cela s'applique également à l'observateur : seul celui qui possède l'esprit du don peut le voir à l'œuvre dans l'observation des comportements humains. 

Cette réflexion se termine sur des considérations phénoménologiques sur le don en tant qu'expérience humaine. À ce niveau, dans tout don on retrouve deux idées contradictoires :

 

• l'idée de l'acceptation de la perte, de sa sublimation, du détachement volontaire vis-à-vis des objets, du renoncement ;
 
• l'idée, au contraire, de l'excédent, de l'apparition, de l'inattendu, du gaspillage, de l'engendrement.

 

Or, ces deux idées sont irrecevables ensemble pour la pensée moderne. La perte ne peut être qu'une façon de se faire avoir dans une affaire, ou bien une façon de se faire exploiter. L'engendrement est aussi impossible. Car seule la production existe, et toute production est reproduction du même, dans un processus ou jamais rien n'apparaît sauf la plus-value ou le profit. 

Dans les sciences humaines, seule la psychanalyse est sensible au fait qu'il est nécessaire de perdre sa mère et de renoncer à elle pour devenir adulte, expérience essentielle à tout être humain. Mais la psychanalyse a aussi tendance à concevoir le rapport de dette comme uniquement négatif, comme une chose dont on doit se libérer, vision caractéristique du modèle marchand. Le don n'est souvent que don-poison en psychanalyse. 

Accepter l'expérience de renoncement aux objets et aux êtres et connaître l'engendrement et le renouvellement que cette expérience procure, c'est finalement faire l'apprentissage de la mort. Et du don.


[1]    Schwarzenberg, cité par Vacquin, 1990, p. 137.

[2]    Voir tout particulièrement Critique de la raison cynique, de Sloterdijk (1987).

[3]    Le Monde, 10 mai 1990 ; voir aussi la Revue du MAUSS, n° 9, 1990, portant sur la socio-économie.

[4]    Le même raisonnement s'applique à l'histoire de Joseph et ses frères, dont parle également Girard.

[5]    Voir à ce sujet le chapitre 8 (l'enfant à la bobine).

[6]    C'est ce que les physiciens appellent l'étude des transitions de phase. « Lorsqu'on chauffe un solide, l'accroissement d'énergie fait vibrer ses molécules. Elles tirent sur leurs liens et obligent la matière à se dilater. .... À une température et une pression particulières, cette variation devient soudainement discontinue... La structure cristalline se dissout et les molécules s'éloignent les unes des autres. Elles obéissent aux lois des fluides, lois que l'on ne peut déduire d'un examen du solide.» (Gleick, p.166-167.)

[7]    Cité dans Habermas, 1986, p. 62.

[8]    Par des théories comme celle du «public choice».

[9]    Voir à ce sujet Bugra, 1989.

[10]   Informations tirées du journal télévisé de Radio-Canada, 22 avril 1985.

[11]   Voir à ce sujet Campbell, 1988.

[12]   Ce qui est particulier chez les Inuit, c'est qu'on ne les a jamais dominés. On leur a donné de l'argent, des maisons, etc., jusqu'à ce qu'ils en arrivent à intérioriser ce modèle et à considérer qu'ils sont chômeurs. Ils se sont fait avoir doucement, sans violence, par le don.

[13]   De manière différente, mais, nous semble-t-il, complémentaire à celle de Bruno Latour, qui analyse cette différence à partir du fait scientifique (1991).

[14]   Nous retrouvons ici toute la pertinence de la critique faite à cette interprétation par l'individualisme méthodologique.

[15]   Cité dans Jaspers, 1989, 1, p. 139.

[16]   Ils sont même en train de le redevenir ; car la proportion de croyants augmenterait chez les chercheurs, selon une enquête récente du Nouvel Observateur auprès des chercheurs du CNRS.

[17]   Et aussi les rapports aux animaux : incapable de voir le spectacle d'un animal qu'on abat – veau, poule, etc. –, mais supportant parfaitement le traitement que lui a fait subir l'élevage moderne rentable, pire que ce qu'aucune société a jamais fait à une telle échelle à des animaux. Tout cela est parfaitement acceptable à condition d'être caché, qu'on ne le voie pas autrement qu'enrobé sous le plastique de la protection marchande.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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