US Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l indentité


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le don, la dette et l’indentité (2000)
Deuxième partie. 5. Donner aux proches, donner aux étrangers


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout [sociologue-chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique – INRS-urbanisation culture et société], Le don, la dette et l’indentité. Montréal: Éditions La découverte, 2000, 190 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Le don aux étrangers

5. Donner aux proches, donner aux étrangers

Retour à la table des matières du livre.

 

Les proximités
 
Les rituels
Les motivations
Le lien primaire comme « bonne raison » de donner aux inconnus
 
L’irréductibilité du don aux étrangers
 
La nature différente de ce qui circule
Une liberté accrue
L'intervention des intermédiaires. L'exemple du don d'organes
Un don unilatéral et non réciproque

 

Avant de passer en revue les différences importantes entre les deux types de don, constatons d'abord – non sans étonnement – qu'il existe certaines similitudes et même certains rapports entre le don dans les liens primaires et le don aux étrangers, qui permettent d'affirmer que les liens primaires sont souvent à l'origine du don aux inconnus, comme nous allons le voir. 

 

Les proximités

 

Rappelons d'abord que, fondée sur l'interdiction de l'inceste, la famille repose fondamentalement elle aussi sur l'apport d'un étranger. À cause de cette règle, le noyau de la cellule familiale qui se constitue à chaque génération est nécessairement l'union de deux étrangers. Mais, plus concrètement, on peut observer des liens entre le don dans la parenté et le don aux inconnus. En fait une partie importante des dons aux étrangers sont suscités, provoqués, nourris, entretenus par le don aux proches ou, pour parler en termes sociologiques, par les liens primaires. Illustrons ce rapport entre les liens primaires et le don aux étrangers.

 

Les rituels

 

Noël, cette fête rituelle du don aux enfants centrée aujourd'hui sur la famille, s'accompagne traditionnellement, et encore maintenant, de préoccupations particulières pour les « œuvres » aux plus démunis de la société. Pensons à la distribution de paniers de Noël, activité traditionnelle, mais qui prend de plus en plus d'ampleur dans les sociétés occidentales. Nombre d'organismes du tiers secteur deviennent particulièrement actifs au moment même où le don atteint ses moments les plus intenses dans les réseaux primaires, comme s'ils étaient vivifiés par ce qui se passe dans ces derniers. Les rituels de don dans la sphère de la convivialité peuvent même donner lieu à des événements spectaculaires qui déclenchent des dons importants aux inconnus. Dans un article original, Pollay [1987] parle à ce sujet d'excès (de type potlatch) et raconte le cas d'un individu aux États-Unis dont les décorations de Noël extérieures sont devenues avec les années tellement extravagantes qu'elles attirent des milliers de curieux. Ces derniers, lors de la visite, sont sollicités par l'auteur des décorations pour donner de l'argent pour une cause qui lui tient à cœur. Il recueille ainsi des sommes importantes. Le même phénomène se reproduit à l'échelle de l'Amérique du Nord au moment de l'Halloween. Un organisme comme l'UNICEF « profite » de ce rituel inséré dans les réseaux de voisinage communautaire pour élargir la circulation du don aux enfants du monde entier. Ce même organisme profite aussi de la fête de Noël pour vendre des cartes de Noël, d'où il tire une proportion significative de ses revenus. 

À l'autre extrême, la mort d'un être cher donne lieu aujourd'hui à d'importants dons aux inconnus envoyés aux hôpitaux et aux différentes fondations qui se consacrent à la recherche médicale et au soutien des malades. Ces dons sont le plus souvent reliés à la personne décédée, et ce de différentes manières. Par exemple, des dons peuvent être faits à une cause qui était chère à la personne décédée. « Ne pas envoyer de fleurs, mais faire des dons à... », dit la formule consacrée. 

 

Les motivations

Mais ce n'est pas seulement au moment des rituels que s'établit un rapport entre liens primaires et don aux étrangers. Les liens primaires sont souvent une motivation importante, voire centrale pour rendre compte des dons faits à des inconnus. On donne à un hôpital parce qu'un proche y a été particulièrement bien soigné. Sans compter toutes les fois où l'on donne à une organisation parce que l'on y connaît quelqu'un, ou encore parce que l'on a des amis dans ce pays qui aujourd'hui fait face à un tremblement de terre et a besoin de dons... 

Les études sur les motivations des donneurs de sang [Pilliavin, Charng, 1990 ; Titmuss, 1972] et de moelle osseuse vont dans le même sens. Le donneur type de moelle à un receveur inconnu est une personne qui connaît quelqu'un qui a (ou a eu) besoin de moelle, le plus souvent un enfant [Simmons, Schimmel, Butterworth, 1993]. Même dans un secteur comme la philanthropie d'entreprise, la plus éloignée du don primaire (et parfois même du don tout court, comme on le verra plus loin), on observe souvent des rapports avec le lien primaire. Ainsi le choix de la cause ou de la fondation qui va recevoir les dons d'une entreprise est influencé, certes, par les préoccupations de visibilité, d'image et en dernière analyse de rentabilité, mais aussi par le fait qu'un parent du directeur, ou encore les employés de l'entreprise, ont été aux prises avec le problème dont s'occupe cette fondation. Ainsi une entreprise va faire des dons à une fondation contre le diabète parce que plusieurs employés ou leurs proches ont été atteints de cette maladie. Une enquête auprès de 99 riches donateurs de New York conclut que ces derniers font leurs plus gros dons à des organisations dont certains membres entretiennent avec eux des rapports personnels d'amitié ou de confiance [Ostrower, 1996]. 

Enfin la tendance à la personnalisation symbolique des liens entre donateurs et donataires qui ne se connaissent pas est un phénomène connu. Autant l'institution bureaucratique a tendance à dépersonnaliser et neutraliser les rapports entre les individus, autant le don a inversement tendance à personnaliser les rapports, même les plus lointains – et même si de nombreux intermédiaires ne permettent pas que s'établisse un lien réel. Pensons à la photo de l'enfant qu'on aide et dont on est le « parrain » en Afrique... Il existe également au moins un lien symbolique personnalisé entre le receveur et le donneur d'organes, comme on le verra plus loin. Sous cet angle au moins, le don, même entre inconnus, n'est jamais vraiment comme un produit qu'on se procure sur le marché ou un service fourni par l'État. 

 

Le lien primaire comme « bonne raison »
de donner aux inconnus

Ajoutons enfin que non seulement on trouve un lien primaire derrière le don aux inconnus, mais que ce lien primaire constitue une explication suffisante du don aux inconnus. Dans la littérature sur les motivations des donneurs à des inconnus, on considère comme une motivation importante et suffisante le fait que par exemple, un parent ait déjà eu besoin de sang. C'est dire que le lien primaire est considéré comme une « bonne raison » [Boudon, 1992] de donner, comme une explication satisfaisante du don à un inconnu. Ce qui montre bien par l'absurde que le don aux inconnus ne va pas de soi, qu'il a besoin de « bonnes raisons », à défaut de quoi il donne vite prise au soupçon, comme on l'a vu avec le don de rein. 

En fait ce rapport établi avec les liens primaires est une (bonne) raison de donner presqu'aussi forte que l'intérêt [Godbout, 1995]. L’intérêt individuel n'a pas besoin de justifications dans le secteur marchand, l'intérêt collectif n'a pas besoin de justifications dans le secteur public ; le don n'a pas besoin de justifications dans les liens primaires. Ce sont les trois principes qui fondent ces secteurs de la société. Mais le don aux étrangers, lui, a besoin d'une justification. C'est une différence essentielle avec les autres secteurs, différence qui explique la facilité avec laquelle on lui appliquera les principes des autres secteurs, surtout ceux du marché parce que, comme nous le notions en introduction, le principe marchand a aujourd'hui tendance à sortir de sa sphère normale et à envahir toutes les sphères de la société. Mais le principe étatique, le droit auront aussi tendance à envahir la sphère du don aux étrangers, comme on le verra dans le don d'organes. Pour cette raison, elle est toujours dans une sorte d'instabilité quant à ses principes fondateurs. Ses fondements ne vont pas de soi pour les acteurs sociaux. Ce qui la conduit à « emprunter » ses principes aux autres sphères. 

Bref, tout en constituant une sphère autonome ayant ses propres règles, le don aux étrangers se nourrit constamment du lien primaire et il tend même souvent à « primariser » le lien entre donneur et receveur, au niveau symbolique, pour lui donner plus de force. Et la question qui se pose ici est la suivante : si le don se nourrit des liens primaires, s'il n'est pas pensable hors du registre du lien primaire, comment arrive-t-il à circuler entre des inconnus et avec tous ces intermédiaires ? Peut-on faire l'hypothèse que là où on n'arrive pas à « primariser » au moins symboliquement le lien donneur-receveur, le don à un inconnu n'est plus reçu comme un don ? 

Ces considérations sur les similarités et les complicités entre le don dans les liens primaires et le don aux inconnus sont nécessaires car elles montrent l'importance de tenir compte du modèle relationnel propre aux liens sociaux primaires dans toute analyse du tiers secteur. On a souvent tendance à l'oublier, ce qui n'est pas sans conséquences pour l'analyse du tiers secteur. Mentionnons-en ici quelques-unes, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir plus loin : projection sur le tiers secteur de catégories et de modèles relationnels qui s'y appliquent peu ; introduction dans l'analyse de modèles provenant du secteur étatique ou marchand, avec comme conséquence la tendance à focaliser l'attention sur les organismes les plus semblables à ceux des secteurs public ou capitaliste, ce qui, en retour, rend difficilement compréhensible la dynamique des organismes du tiers secteur les plus éloignés de la logique marchande ou étatique. 

Mais l'importance de ces proximités ne doit cependant pas faire oublier que le don aux inconnus diffère à plusieurs égards du don dans la parenté et plus généralement du don dans la sphère des liens primaires. Insistons maintenant sur ces différences, et aussi sur les rapports que le don aux inconnus entretient avec le marché et l'État, des rapports très différents de ceux que les réseaux primaires entretiennent avec ces deux sphères. En effet on a vu dans la première partie que dans la parenté, le marché et l'État remplissent principalement un rôle instrumental [1]. 

 

L’irréductibilité du don aux étrangers 

Le don aux inconnus s'écarte des réseaux primaires sous de multiples aspects. Les plus importants ont trait à la nature de ce qui circule, au rôle qu'y joue la liberté, au rôle des intermédiaires et finalement au caractère unilatéral du don aux inconnus. 

 

La nature différente de ce qui circule

La nature de ce qui circule est différente. À deux titres : d'abord parce que ce sont surtout des services et de l'aide qui circulent, et ensuite parce que la présence de l'argent est incomparablement plus importante que dans les liens primaires. 

Le poids de l'aide et du serviceDans le don aux étrangers, les catégories du cadeau et de l'aide utilisées pour analyser la circulation du don dans la parenté s'appliquent moins. Même si le cadeau n'est pas absent, le don aux étrangers est centré sur un type de don : l'aide. Objets, services, hospitalité circulent sous la forme de l'aide. Ainsi l'hospitalité s'applique évidemment aux étrangers. (L’accueil d'un étranger par une société constitue d'ailleurs un magnifique cas de figure où tous les secteurs jouent leur rôle, indispensable : État, marché, liens primaires, organismes du tiers secteur [Godbout, 1997 ; Gotman, 1997].) Mais cette hospitalité prend le plus souvent la forme de l'aide. 

L'importance de l'argentL’aide peut certes être apportée directement par le donateur au donataire sous forme de service ; mais, de fait, elle passe souvent par l'argent. En fait ce qui circule le moins comme don dans les réseaux primaires, et aussi le plus difficilement à ce titre, est ce qui circule le plus dans le don aux inconnus. Et ce, même si le receveur, lui, reçoit rarement de l'argent directement. 

Il est en effet toujours difficile de faire circuler de l'argent directement à un receveur dans le don, même dans le don aux étrangers comme le montre l'aumône. Même lorsqu'il y a un intermédiaire, c'est sous cette forme que le don est le plus difficile à recevoir, le plus humiliant. Une responsable ayant de nombreuses années d'expérience dans le domaine du bénévolat différenciait ainsi le don d'argent et de biens du don de services : 

« Lorsqu'on donne de l'argent ou des biens sous forme de dépannage alimentaire par exemple, au début la honte est le sentiment qui domine le receveur. Mais rapidement, il adopte une attitude où les droits l'emportent, et il devient alors exigeant. Alors que dans le don de temps sous forme de service, c'est différent. C'est plus engageant pour celui qui donne, et donc plus risqué ; et donc moins humiliant pour le receveur. Dans le dépannage alimentaire ou monétaire, le bénévole n'est qu'un intermédiaire. Mais en rendant un service, le bénévole est plus vulnérable. Il peut être atteint par le bénéficiaire. Ce dernier a prise sur lui. Le donneur ne peut pas être aussi extérieur à son don que dans le don d'argent, ou de vêtement (d'objets en général). La réciprocité commence quand on se touche. C'est très important. Ceux qui font de l'accompagnement de malades, ils se touchent, et il se passe quelque chose entre eux. Le don d'argent et le dépannage alimentaire, c'est ce qui est le plus difficile autant pour le donateur que pour le donataire. » 

On passe du don d'objet (l’argent étant le cas limite) au don de temps (services), au don d'espace (hospitalité). Il y a une sorte de continuum. La quantité de don de soi nécessaire en passant du don d'argent au service personnel et à l'hospitalité est croissante. Et inversement : plus on se rapproche du don d'argent, plus augmente la possibilité de ne pas être là quand on donne, de ne pas s'exposer.

 

Une liberté accrue

On a vu que le don dans la famille est de moins en moins vécu comme une contrainte. La liberté constitue, pour les membres de la société moderne, la caractéristique essentielle d'un « vrai » don. Qu'en est-il dans le don aux étrangers ? On y constate une évolution similaire à celle du don dans la parenté : du sens du devoir et du sacrifice des dames patronnesses au plaisir et à la liberté des bénévoles d'aujourd'hui. La liberté est aujourd'hui une valeur omniprésente et essentielle dans le bénévolat. Ainsi les documents de la Fédération des Centres d'action bénévole du Québec définissent le bénévolat comme un « acte libre et gratuit ». C'est aussi principalement par cette caractéristique que les bénévoles tiennent à distinguer leur action de celle des agents de l'État [Wuthnow, 1991]. 

Mais si la liberté est une valeur essentielle dans les deux secteurs, elle présente une différence majeure. Dans le don aux étrangers, la liberté contient une dimension importante de non-engagement dans la vie de ceux qu'on aide – qu'on ne connaîtra le plus souvent jamais. Libre signifie donc aussi ici non responsable, avec les inconvénients et les avantages que cela comporte. La liberté dans le don aux étrangers se rapproche par là du système marchand, que Hirschman [1970] ajustement défini par la facilité de sortir (exit) de la relation quand on le souhaite. 

L’importance accordée à la liberté dans le don aux étrangers conduit à une vision de la solidarité qui n'est pas habituelle dans le tiers secteur. On considère généralement que la solidarité y est une valeur centrale, et même spécifique. Or la solidarité accorde une importance fondamentale à la responsabilité, et c'est pourquoi elle conduit à un système d'obligations qui peut s'opposer à la valeur de liberté essentielle au don. Le don et la solidarité ne sont pas équivalents. Certes une certaine solidarité est aussi libre que le don. Lorsque, pour stimuler l'emploi, quelqu'un achète un produit fabriqué dans son pays plutôt qu'un produit d'importation, il accomplit un geste libre de solidarité. Mais si l'État, au nom de cette même solidarité, l'oblige un jour à acheter les produits nationaux en fermant ses frontières, ou impose des taxes sur les produits étrangers telles que le consommateur est fortement incité à acheter les produits locaux, il est de moins en moins libre, et son geste ne peut plus être considéré comme un don. La solidarité tend à devenir une obligation. 

Parce que le receveur est nécessairement collectif, la solidarité est la forme de don qui tend le plus facilement à être assumée par l'État. On pourrait peut-être même définir la solidarité comme un type de don dont le receveur est nécessairement collectif. Certes, lorsqu'on oppose le comportement de solidarité à celui du free rider [Olson, 1965] comme on a l'habitude de le faire, c'est la dimension altruiste du geste qui est mise en évidence. Mais la solidarité est motivée par l'appartenance à un groupe, et non par un sentiment à l'égard du receveur, individuel ou collectif, mais du groupe duquel on ne fait pas nécessairement partie. Dans la solidarité, l'appartenance l'emporte sur l'altérité. C'est pourquoi la solidarité peut être considérée comme une sorte d'égoïsme collectif, et à ce titre, comme différente du don. « La solidarité est tout échange d'un bien présent, individuel ou collectif, contre un bien futur, nécessairement collectif », écrivait R. Maunier[2] en 1909. Et A. Guéry [1983] a montré comment historiquement on passe du don à l'impôt, de la liberté à la contrainte au nom de la solidarité. 

La liberté du don aux étrangers risque d'être affectée par le contexte actuel où l'État veut, au nom de la solidarité, faire jouer de nouveaux rôles aux organismes fondés sur le don aux étrangers. Il tend à les mettre dans une situation où la liberté du geste est menacée dans la mesure où il veut leur confier, notamment dans le secteur des politiques sociales, des rôles qui relèvent du devoir de solidarité collective. Nous reviendrons plus loin sur ce thème, et sur les conséquences du passage du don à la solidarité.

 

L'intervention des intermédiaires.
L'exemple du don d'organes

Abordons maintenant une autre caractéristique fondamentale, plusieurs fois mentionnée déjà : l'importance, dans le don aux inconnus, des intermédiaires qui font circuler le don entre le donneur et le receveur (professionnels, fonctionnaires, salariés en général, mais aussi bénévoles). Cette caractéristique rapproche aussi le don aux étrangers du marché et de l'État. Une première distinction importante est à faire entre les intermédiaires qui interviennent dans l'esprit du don (les bénévoles) et les autres, dont l'action est régie par d'autres principes (idéologie professionnelle, rapport salarial, profit). 

Le nombre et le poids des intermédiaires font que nous sommes là en présence de la différence la plus grande entre le don dans les réseaux primaires et le don aux inconnus, même si le don aux étrangers peut exister sans intermédiaire comme on l'a vu (cf. le don du Samaritain, le don au mendiant), et même si souvent les intermédiaires jouent un rôle secondaire ou instrumental comme dans les groupes d'entraide. Mais dans les réseaux primaires, il n'y a pas d'intermédiaires – ou alors ils tendent à être purement instrumentaux dans la chaîne du don. Alors que pour une part importante du don aux inconnus, l'omniprésence des intermédiaires conduit à une situation où le marché, l'État et le don sont en tension permanente et en quelque sorte en concurrence, et cherchent chacun à s'imposer comme principe dominant. 

Prenons le don d'organes et voyons comment s'y joue la logique de l'État, puis la logique marchande, sans pour autant éliminer le don, mais avec la conséquence qu'il n'y a pas de norme commune à tous les acteurs. 

La logique de l’État En fonction des principes qui régissent la sphère publique (la logique des droits et de l'égalité), l'État aura tendance à rendre le don d'organes obligatoire au nom de la solidarité, et par voie de conséquence à supprimer le don. Le don d'organes permet de voir comment la solidarité est un principe qui appartient tout autant au système étatique qu'au système du don ou du tiers secteur. Ainsi en France (et c'est aussi le cas de plusieurs pays européens), légalement, les organes d'une personne ne lui appartiennent pas ; ils sont en quelque sorte un « bien collectif », et c'est pourquoi il appartient à l'État d'en faire usage en vue du bien commun. 

Le principe de solidarité est plus important que le principe de liberté propre au don. C'est pourquoi on y applique ce qu'on appelle le « consentement présumé » : les citoyens français sont considérés comme des donneurs s'ils n'ont pas manifesté explicitement leur refus de donner. Certes, une certaine liberté demeure puisque chacun a le droit de refuser de donner ses organes, pour peu qu'il ait rempli les formalités nécessaires. Mais il semble que ce « droit » soit mal connu puisque 80 % des Français ignorent les dispositions de la loi sur les prélèvements d'organes [Bert, 1994, p. 23]. En outre, la liberté se limite à choisir de ne pas donner – et on ne peut pas choisir de donner (ou même choisir de ne pas choisir...). 

Ce principe du consentement présumé ne fait certes pas l'unanimité : « La majorité des Français est opposée au consentement présumé » [Carvais, 2000, p. 66]. Il est intéressant de voir au nom de quoi il est contesté dans la perspective de comparer le don dans les liens primaires et le don aux inconnus. Aux États-Unis, c'est le principe de la liberté du donneur (de faire usage de son corps) qui est mis en avant, alors qu'en France, c'est le non-respect de la famille du défunt qui est dénoncé. « Les organes du corps sont possession familiale. L’idée de les transférer à cet organisme impersonnel qu'est l'État [...] ne coule pas de source » [Caillé, 1993, p. 168]. Le principe de la lignée, le lien primaire, vient remettre en cause ceux de la liberté et de la solidarité sociale. On cherche à renouer en quelque sorte avec la valeur sacrée du corps du défunt, sa signification pour les proches. Le don veut être vertical avant d'être horizontal : la décision de donner devrait revenir à la famille par respect de la valeur symbolique qu'elle accorde au corps du défunt. C'est la famille qui, par solidarité, choisit ensuite de le donner à la communauté. C'est d'ailleurs ce qui se fait en pratique. Le don dans les liens primaires est considéré par la majorité des Français comme prioritaire par rapport à l'obligation de solidarité envers les inconnus. Ce dernier principe est au contraire préféré par les intermédiaires professionnels qui cherchent à accroître le nombre d'organes disponibles. 

On le voit, aucun principe ne domine vraiment le don d'organes capable de forger ce que nous avons appelé une norme de référence admise par tous les acteurs du système – comme le don dans la parenté, le profit ou l'équivalence dans le marché, ou encore l'égalité dans la sphère publique. C'est souvent le cas dans ce qu'on appelle le tiers secteur. Mais pas toujours. Certains organismes appartenant à ce secteur ont le don comme règle de référence (comme les Alcooliques anonymes – cf. plus loin), d'autres l'égalité et la solidarité, mais sans la contrainte étatique. Mais aucun ne peut être dominé par le profit (ils sont non-profit de constitution), ce qui n'exclut toutefois pas sa présence comme on va le voir. 

La logique marchande Si la logique de l'État tend à exclure la liberté du don au nom de l'obligation de solidarité, la logique marchande, elle, tend à éliminer le don en transformant tout en marchandise. Dans le don d'organes, cela consistera par exemple à essayer de fabriquer un cœur artificiel et à le commercialiser pour faire du profit, ou à avoir recours à la xénogreffe. Faute d'avoir réussi jusqu'à maintenant dans ces tentatives, on considérera les organes humains comme des objets dont chacun peut disposer et qu'il peut vendre au plus offrant. Tout doit être produit, rien ne doit être donné. 

Les intermédiaires, marchands, ou professionnels, tendent donc à insuffler leur état d'esprit propre (marchand ou professionnel) dans la circulation des organes, et à faire en sorte qu'ils ne circulent pas comme dons. Ainsi les professionnels qui gravitent autour du greffé tendent à lui inculquer l'idée que le cœur qu'il a reçu n'est rien d'autre qu'une « pompe », afin de minimiser les conséquences négatives du don (nous reviendrons sur cet aspect plus loin). Cependant, il y a des circonstances où les intermédiaires jouent un rôle positif, notamment vis-à-vis du donneur. Pensons au cas du don de rein où les médecins s'assurent de la liberté du donneur par rapport aux pressions du réseau de parenté... Les intermédiaires se comportent alors comme les gardiens de l'esprit du don. Mais le plus souvent, ils agissent au contraire comme des convertisseurs du don en marchandise ou en droit. 

 

Un don unilatéral et non réciproque

On ne donne plus à des étrangers pour gagner des indulgences et aller au Ciel. C'est l'une des conséquences importantes de la sécularisation du don aux inconnus : on ne peut plus le soupçonner d'être intéressé. Comme le dit Dufourcq [1995, p. 258] à la fin d'un article qui décrit cette évolution, les faits n'accusent plus le don aux inconnus. Il s'agit là d'une autre grande différence avec le don dans les liens primaires : le don aux inconnus est comme par définition inconditionnel au sens où il ne pose pas de condition de retour. Personne ne s'attend à retrouver un équilibre, une équivalence entre donneur et receveur dans le don aux inconnus, alors que c'est pourtant, la plupart du temps, le postulat (souvent implicite) des travaux sur le don. Il ne serait d'ailleurs pas étonnant que ceux qui ont peur de se faire avoir en donnant y voient là un avantage : comme on attend rien du receveur, le risque est beaucoup plus faible de se faire avoir par lui. Le risque est en fait déplacé en amont, au niveau des intermédiaires (risque de détournement des fonds, etc.). L'intermédiaire sert de paravent au receveur. 

Alors que dans la parenté nous découvrions le faible degré de réciprocité comme quelque chose d'étonnant par rapport à notre image habituelle d'un réseau de parenté, ce faible degré de réciprocité fait ici partie des conditions de base du système. 

Mais selon les principes énoncés en introduction, pour interpréter tout comportement de don, il est nécessaire de le situer dans son contexte relationnel, et d'abord de se demander dans quel esprit le geste est posé. En procédant ainsi, on constate alors souvent que, même s'il n'y a pas de retour visible, la plupart du temps le geste se situe dans un contexte où le donneur donne parce qu'il considère avoir beaucoup reçu [Wuthnow, 1991]. Il rend en partie ce qu'on lui a donné, ou il donne à son tour. En outre, dans le bénévolat notamment (mais aussi dans le don d'organes comme le montrent Fox et Swazey, 1992), les donneurs affirment couramment recevoir beaucoup plus qu'ils ne donnent. Quant au receveur, qu'est-ce qui permet de conclure qu'il ne souhaite pas rendre, donner à son tour ? Qui dit qu'il ne le fait pas ? Il existe d'innombrables recherches sur le tiers secteur, le bénévolat, les motivations de ceux qui donnent, mais presqu'aucune ne concerne ceux qui reçoivent ces dons, l'esprit dans lequel ils le reçoivent et leur désir de rendre... 

C'est pourquoi nous consacrerons un chapitre à cette question essentielle pour comprendre la dynamique du cycle du don et les bonnes raisons de ne pas donner. C'est la question de la dette qui se pose : comment se vit la dette par comparaison avec les liens primaires ? Quelle est l'importance de rendre quand on a reçu, même d'un inconnu ? Comment s'appliquerait le concept d'endettement positif ici, par comparaison avec ce qu'on a constaté dans les réseaux primaires ? La dette vécue négativement serait-elle caractéristique du don entre inconnus, comme le laissent entendre certains auteurs ? Cette difficulté est souvent relevée, notamment dans la littérature sur le don d'organes [Desclos, 1993] et elle explique en partie l'anonymat qui est souvent la règle dans ce secteur. On lui doit beaucoup, c'est un étranger, et qui sait ? il pourrait vouloir en profiter. Encore une fois les intermédiaires jouent un rôle de protection du receveur. Grâce aux intermédiaires, le donneur peut rester inconnu du receveur. Mais dans d'autres cas, comme les services personnalisés donnés par les bénévoles, le donneur est nécessairement connu et un lien quasi primaire s'établit. L’intermédiaire joue ici aussi un rôle en évitant que le receveur ne fasse lui-même la demande. Le bénévole offre ses services et l'intermédiaire oriente cette offre vers des receveurs, diminuant ainsi la dette, et rendant aussi la relation plus conforme à une règle du don déjà observée dans les rapports de parenté : se faire offrir plutôt que demander. Ajoutons enfin que, sous cet angle de l'unilatéralité, le don aux inconnus se rapproche par ailleurs du don le plus important dans la parenté : celui qui passe d'une génération à une autre, la transmission intergénérationnelle, et même la transmission de la vie pour le don d'organes – avec toutefois une différence essentielle : le donneur, le plus souvent, ne doit pas être vivant. 

La description des principales différences entre le don primaire et le don aux étrangers va permettre d'aborder les rapports entre le don aux étrangers et le tiers secteur. Fondé en principe sur le don unilatéral, ce type de don est de plus en plus influencé – et parfois même envahi – par le principe marchand, de multiples façons selon les domaines. Contrairement à la parenté, souvent plusieurs principes s'y affrontent, et aucun ne parvient à constituer une norme reconnue par l'ensemble des acteurs. Il s'agit là d'une différence essentielle entre le don dans les liens primaires et le don aux étrangers. Cet univers du don « pur » dont parle Malinowski est donc par ailleurs très imbriqué dans des systèmes tout à fait étrangers au don. Comment le don y survit-il ? La comparaison avec le don dans les liens primaires a permis de faire ressortir certains traits du don aux étrangers. Une telle analyse peut-elle aider à mieux comprendre les relations entre les trois secteurs ?


[1] Voir aussi Godbout [1994] sur ce sujet.

[2] Cité par Fournier [1995, p. 64] ; voir aussi Hottois [1992], Comte-Sponville [1995].



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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