US Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l indentité


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le don, la dette et l’indentité (2000)
Deuxième partie. 4. Un don étonnant


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout [sociologue-chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique – INRS-urbanisation culture et société], Le don, la dette et l’indentité. Montréal: Éditions La découverte, 2000, 190 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Deuxième partie. Le don aux étrangers

4. Un don étonnant

Retour à la table des matières du livre.

 

Diversité du don aux étrangers
 
Le don du samaritain
Le don au mendiant
Les groupes d'entraide
Le bénévolat
La philanthropie
Le don d'organes
L'adoption
 
Entrée par le don et tiers secteur
Donneur-receveur : trois types de liens
Le don aux étrangers comme figure de l’impossible

 

Avec le don aux étrangers, nous sommes en présence de ce qu'on pourrait appeler un don à l'état pur, non seulement au sens d'un don unilatéral comme on l'entend habituellement, mais aussi au sens où, à l'opposé du don dans la parenté, il n'est pas fortement influencé par la relation souvent intime que les partenaires entretiennent – par ce que les sociologues appellent le lien primaire par opposition au lien secondaire qui caractérise les relations avec un fonctionnaire par exemple. Le don aux inconnus est souvent ponctuel, et même lorsqu'il se répète, il est admis au départ qu'il n'y a pas de retour. En conséquence, il ne prête pas facilement le flanc aux explications par l'intérêt immédiat. On ne soupçonne pas aussi facilement celui qui donne de le faire uniquement pour recevoir. Dans le don aux étrangers, le receveur qui « rend » le fait donc aussi « gratuitement » que le donneur, en vertu d'une « obligation » qui semble inhérente au don lui-même puisqu'elle ne découle pas de la relation comme dans les liens primaires, et qu'elle n'obéit pas à des raisons utilitaires, comme on le verra. Il n'y a aucune raison raisonnable (aucun « intérêt ») de rendre à un inconnu qu'on ne reverra jamais. Et pourtant, cela se fait, comme l'ont montré de nombreuses recherches [Frank, 1988]. 

Après avoir décrit quelques cas de figure courants, nous examinerons le caractère tout à fait étonnant, d'une certaine façon inconcevable, de ce don aux étrangers. 

 

La diversité du don aux étrangers

 

Bénévolat don humanitaire, philanthropie, telles sont quelques-unes des figures du don aux étrangers qui viennent spontanément à l'esprit. Ces formes de don font partie du tiers secteur. Mais le don aux étrangers s'étend bien au-delà. Et on peut rappeler pour commencer toutes ces formes de don aux étrangers qu'on tend à oublier soit en raison de l'absence d'intermédiations entre le donateur et le donataire, soit au contraire parce que la médiation des secteurs étatique ou marchand y joue un rôle très important, comme dans le don d'organes. 

 

Le don du Samaritain

Un homme frappe à ma porte. Sa voiture est en panne en face de chez moi et il voudrait téléphoner. Il me demande aussi de l'eau. En partant, il sort 20$ de sa poche et me les offre. Je refuse. Il me présente alors sa carte de visite en disant : « J'espère bien pouvoir vous le rendre un jour... le plus vite possible » [extrait de Godbout, Caillé, 1992, p. 18]. 

Comment rendre compte de l'attitude de cet homme ? Le point de vue utilitaire aurait dû le conduire à considérer que « c'était toujours ça de gagné », et à s'éloigner rapidement en remerciant. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Comme sa carte de visite indique qu'il est employé dans un commerce d'électronique, quelques mois plus tard, je m'y présente pour lui demander conseil au sujet de ma chaîne stéréo. Lorsqu'il me reconnaît, il paraît tout à coup effrayé et semble avoir peur de ce que je pourrais lui demander et qu'il se sentirait obligé de donner. 

Le don aux étrangers de type « samaritain » est un don sans intermédiaire d'un service à un inconnu, offert spontanément ou demandé par la personne. La nature du don varie à l'infini, d'un coup de main donné en passant à quelqu'un qui a une panne de voiture jusqu'au fait de sauver la vie de quelqu'un qui se noie. Est-ce un lien primaire ou secondaire ? C'est un don personnel à un inconnu. Personnel, mais secondaire. Personnel au sens que le don se fait sans intermédiaire, mais aussi au sens où les agents sociaux ne se situent pas dans un système établi de rôles : le donateur n'est pas un commis derrière un guichet payé pour dispenser des services ; le donataire n'est pas un client. Vu sous cet angle, c'est un lien primaire. Mais pourtant il est ponctuel, entre étrangers, et possède donc également plusieurs caractéristiques du lien social secondaire. Étranger mais non inconnu car le donneur et le receveur entrent nécessairement en contact, ce qui n'est pas toujours le cas comme on le verra. Ce n'est pas un don anonyme. Est-ce pour cette raison que la volonté de rendre se manifeste si fortement ? On va revenir sur cette question. Mais auparavant, poursuivons la description des autres formes de don aux étrangers.

 

Le don au mendiant

Le don au mendiant dans la rue est aussi un don sans intermédiaire, mais il est déjà plus institutionnalisé. Le receveur n'a pas un besoin ponctuel, c'est au contraire souvent son principal revenu. Le mendiant est celui qui fait de la réception d'un don un statut social, voire une profession. À une certaine époque, cette activité était interdite aux personnes aptes au travail. Même si le don du Samaritain et l'aumône sont similaires en tant que dons à des étrangers sans intermédiaire, il existe un énorme fossé entre ces deux gestes, et surtout entre les deux positions de receveur. La mendicité est un rôle de receveur codé comme le plus honteux de tous (sauf dans le cas de figure intéressant du don aux moines ; voir à ce sujet Silber, 1995). C'est le seul vraiment honteux d'ailleurs. C'est pourquoi dans le contexte du Samaritain, le receveur tente toujours de prendre ses distances par rapport à l'aumône, en manifestant son intention de rendre et en présentant sa demande comme une situation exceptionnelle, indépendante de sa volonté. Inversement – ce qui montre la même chose –, c'est également une stratégie utilisée par les mendiants pour ne pas apparaître comme tels : « Je me suis fait voler, je dois prendre un train, etc. ». Le mendiant, contrairement à celui qui reçoit dans le cas du don samaritain, ne rend pas et ne ressent pas cette obligation – même si parfois il remercie et ajoute : « Dieu vous le rendra. » (Rendre n'est donc pas toujours totalement absent de cette réception...) 

 

Les groupes d'entraide

Étant plus structurés, les groupes d'entraide supposent un minimum d'intermédiaires entre celui qui donne et celui qui reçoit l'aide. Dans les principes des Alcooliques anonymes, qui sont à l'origine des groupes d'entraide actuels, le receveur devient donneur. Mais nous reviendrons longuement plus loin sur cette forme de don...

 

Le bénévolat

 

Qu'est-ce que le bénévolat ? Le philanthrope donne de l'argent, le héros donne (ou risque de donner) sa vie, le bon Samaritain donne son manteau et l'hospitalité. Que donne le bénévole ? Il donne du temps – soit le don de ce qui manque le plus aux individus modernes d'après les sondages. Le bénévole donne son temps. Il ne le fait pas payer et ne demande rien en retour. En ce sens, il va à l'encontre des valeurs de la société actuelle fondées sur le salaire et le profit. « Rappelle-toi que le temps, c'est de l'argent », disait Benjamin Franklin. Pour le bénévole, le temps, ce n'est pas de l'argent ! Être bénévole, c'est faire mentir Benjamin Franklin... et agacer parfois les syndicats ! 

Le bénévolat est un don de temps à des étrangers. Le nombre de bénévoles est en augmentation. Mais le domaine connaît actuellement une évolution importante et subit des pressions provenant notamment du secteur public. Plusieurs facteurs contribuent à cette évolution du bénévolat. 

– En réaction contre l'idée traditionnelle du bénévolat-sacrifice, on se veut moderne et on tend à valoriser le fait que faire du bénévolat « rapporte » (en termes de prestige, de contacts, d'expérience...). Le lien subtil fin-moyen essentiel au don se rapproche alors du modèle de la rationalité instrumentale [Wuthnow, 1991].
 
– Les rapports de plus en plus étroits qu'entretient le bénévolat avec l'État qui le subventionne et lui confie des missions spécifiques transforme son rôle. Il tend à devenir un instrument de l'État. Dans ce contexte, nombre de bénévoles en viennent à percevoir leur rôle différemment, et demandent des compensations pour un travail non payé. Ils en arrivent ainsi à concevoir leur action sur le modèle du rapport salarial. 

Quel que soit le lieu de sa pratique, de son « don », le bénévole est de plus en plus « encadré », entouré de salariés de toutes sortes, ou de travailleurs non salariés puisque l'État utilise les organismes de bénévolat pour des programmes de réinsertion professionnelle [Robichaud, 1995]. Le caractère libre et gratuit de l'acte, essentiel au don, risque de se dissoudre. C'est à l'intérieur des organismes d'inspiration ou de type religieux que l'action demeure dominée par les normes du don. L’importance des principes (de l'esprit) est évidente ici. Mais même les organismes religieux basés sur l'esprit de charité n'échappent pas complètement à cette transformation [1]. 

La contamination bureaucratique et professionnelle affecte donc le bénévolat. Mais en règle générale, tant qu'un rapport direct avec le receveur est maintenu, le don en demeure le principe organisateur, même si la relation donateur-donataire elle-même s'inscrit dans un programme étatique ou simplement dans un milieu professionnel (hôpitaux, etc.). 

 

La philanthropie

Où se situe la philanthropie dans l'ensemble du don aux étrangers ? C'est un domaine intermédiaire, transversal, qui fait passer le don d'argent (du donateur au donataire) dans des secteurs divers. Le destinataire peut même être un organisme public – ainsi des hôpitaux. En effet, une partie importante du don philanthropique va à des organismes de recherches, des universités et à tout un ensemble d'institutions qui ne sont pas en elles-mêmes régies par le don. Certes le receveur final théorique, c'est celui qui est atteint du cancer ou la société tout entière qui vont bénéficier des recherches qui s'effectuent grâce au don. Mais ceux qui profitent directement du don, à titre d'intermédiaires devant transformer le don en découvertes scientifiques ou en guérison de patients, ce sont souvent des salariés dont l'activité n'est pas régie par le don. 

Et si on se rappelle que la plupart de ces organismes sont financés aussi par l'État en raison de leur mission (enseignement, recherche médicale...), il est clair que même si personne ne fait de dons directs à l'État en payant volontairement plus d'impôts, l'État reçoit de plus en plus de dons monétaires pour remplir ses missions. Dans tout ce système, seul celui qui donne (et le bénévole qui participe à la campagne de collecte) semble conserver l'esprit du don – et tout particulièrement le petit donneur anonyme d'où provient la plus grande partie des fonds de la philanthropie [2]. 

 

Le don d'organes

Le don du Samaritain comme le don au mendiant n'impliquent aucune organisation intermédiaire entre donneur et receveur, et n'appartiennent pas de ce fait au tiers secteur. À l'autre extrême, on trouve des dons qui ne sont pas non plus considérés comme faisant partie du tiers secteur mais pas à cause du lien direct donateur-donataire : à cause, au contraire, du fait que le don circule à travers des organisations régies par les principes marchand ou étatique et professionnel. Ainsi du don d'organes qui fait partie de la sphère du don aux étrangers parce que le don y occupe une place centrale même s'il est inséré dans des systèmes technico-professionnels très sophistiqués relevant en partie de l'État, en partie du marché. En ce sens, il n'appartient évidemment pas au tiers secteur, mais ce qui y circule est un don.

 

L'adoption

 

Enfin comment ne pas mentionner l'adoption, cette entrée d'un inconnu dans un réseau familial autrement que par la naissance ou la formation d'un couple ? Don-limite, don impossible, qui s'effectuait antérieurement surtout à l'intérieur de la parenté. Aujourd'hui, en passant des réseaux primaires à l'adoption internationale, il mobilise de plus en plus d'intermédiaires de tous types : État, associations sans but lucratif et marché. 

Dans la tradition religieuse occidentale, la naissance d'un enfant était considérée comme un don de Dieu. C'est peut-être dans cet esprit que jusqu'à récemment, on avait tendance à couper complètement les liens entre la mère biologique et la nouvelle famille. Mais avec le phénomène de l'extension des droits, on tend à appliquer ce modèle à l'adoption. Ainsi, aux États-Unis, le mouvement dit de l'open adoption revendique le droit de l'enfant à connaître ses parents biologiques et favorise même la rencontre entre les familles. 

Mais on revendique aussi, au nom de la liberté de choix et au nom des droits, le droit à l'enfant et la possibilité pour les parents adoptifs de choisir l'enfant. On sort ainsi entièrement du modèle du don pour entrer dans celui des droits, ce qui inquiète de nombreux observateurs. Car, comme l'affirme J. S. Modell, « le droit de choisir un bébé entraîne celui de retourner un enfant » [1994, p. 233]. 

 

Entrée par le don et tiers secteur 

Cette brève description suffit pour mettre en évidence que l'entrée par le don diffère de celle du tiers secteur, même si elle s'en rapproche par ailleurs. Certains types de don aux étrangers se situent d'emblée dans le tiers secteur alors que d'autres, sans intermédiaires organisationnels, sont plus près des liens primaires. Par ailleurs, le tiers secteur inclut également des organisations non fondées sur le don comme tel, puisque tout ce qui est sans but lucratif y est statutairement inclus. Or, on peut ne pas viser le profit, ne pas faire partie de l'État et ne pas non plus être fondé sur le don, mais plutôt sur le rapport salarial et la mutualité, comme par exemple les clubs automobiles (Automobile Clubs) qui fonctionnent en fait comme des organisations capitalistes, mais sans le profit. Le rapport salarial en demeure la base. Autrement dit, le fait d'être sans but lucratif (et donc d'appartenir de ce fait, au tiers secteur) ne signifie pas être inscrit dans le champ du don aux étrangers. 

D'ailleurs, on présente le plus souvent le tiers secteur en termes uniquement économiques, en le comparant avec le marché et l'État. Par exemple Van Til [1988, p. 3] affirme qu'aux USA, le marché couvre 80 % des activités économiques, l'État 14 % et le tiers secteur 6 % (mais 9 % de l'emploi, précise-t-il). Le tiers secteur correspond donc ici à un découpage économique de la société qui ne tient compte finalement que de ceux que nous appelons, dans notre perspective, les intermédiaires. Cette approche laisse donc de côté ceux qui en sont les acteurs principaux dans la perspective du don – soit les donneurs et les receveurs. Ces défauts bien connus de la comptabilité nationale prennent un relief particulier quand il s'agit de prendre la mesure de l'importance du tiers secteur : elles tendent à évacuer ce qui, dans ce secteur, passe par le don et à surévaluer ce qui passe par le rapport salarial. Ces catégories ont donc les mêmes biais que l'économie formelle qui ne considère comme active que la population de ceux qui travaillent et perçoivent un salaire. 

Si, au contraire, on entre dans le tiers secteur par le don et à partir des liens primaires, donneurs et receveurs se retrouvent au centre de l'analyse, ce qui est peut-être à même de contribuer à appréhender ses activités indépendamment des catégories issues des univers mentaux propres à l'État et au marché.

 

Donneur-receveur : trois types de liens

 

Deux critères ont été jusqu'à présent retenus pour présenter le don aux étrangers : la présence (et le poids) des intermédiaires et leur rôle. Ces dimensions déterminent ce qu'on pourrait appeler le « degré d'inconnu » dans le don aux étrangers. à un extrême, l'ingrédient « inconnu » est minimal, comme dans le cas du Samaritain ou de celui qui donne au mendiant. Il ne s'agit certes pas de liens primaires au départ puisque le don qui circule est engendré par un intermédiaire (bénévolat) ou une circonstance (don samaritain) ou un hasard (aumône) entre deux personnes qui ne se connaissaient pas et qui ne deviendront ni amis ni parents. Mais un lien direct entre le donneur et le receveur existe dans tous ces cas, si bien qu'on peut dire, bien qu'il s'agisse au départ d'un lien entre étrangers-inconnus, que ce ne sont plus des inconnus au sens strict qui sont en relation. Une relation interpersonnelle peut même se développer comme dans le bénévolat. À l'autre extrême, l'inconnu demeure étranger du début à la fin. Pas de rencontre le plus généralement entre le donneur et le receveur dans le don de sang ou le don d'organes, dans les dons d'argent ou d'objets au moment des grandes catastrophes... 

Cela nous permet de distinguer trois types de don aux étrangers : 

– le don aux étrangers inconnus, caractérisé par l'absence de lien direct donateur-donataire (philanthropie, don du sang, don d'organes, etc.) ;
 
– le don aux étrangers connus, caractérisé par un contact direct ponctuel et le plus souvent unique (comme dans le cas de l'aumône ou du Samaritain) ;
 
– le don aux étrangers familiers. Dans ce dernier type, les contacts directs entre le donneur et le receveur sont multiples et s'étendent dans le temps : bénévolat, groupes d'entraide... On est à la limite ici du lien primaire. Mais il est rare que ce seuil soit franchi. Un bénévole visitant une personne âgée pour les Petits Frères des pauvres pourra peut-être en arriver à dire qu'elle est devenue une amie. Mais si on le questionne sur la nature de cette amitié, il répondra que ce n'est pas comme avec une « vraie » amie [Godbout, Guay, 1988]. Le rapport qui s'établit entre celui qui donne et celui qui reçoit demeure donc différent du lien primaire. 

Et il en diffère également sous un autre aspect. Alors que le don fait aux proches et dans les liens primaires va de soi, le don aux étrangers, malgré son importance, surprend. 

Le don de rein l'illustre. Jusqu'à récemment, on notait la présence dans ce secteur de ce que Fox et Swazey [1992, p. 47-48] désignent comme une sorte de « tabou collectif » qui interdisait aux médecins de réaliser des transplantations de rein entre étrangers. Seul le donneur biologiquement apparenté était considéré comme acceptable. Ces auteurs précisent : 

« Malgré la grande inquiétude qui envahissait le chirurgien qui procédait à une néphrectomie sur un donneur apparenté, il considérait que, malgré tout, l'opération était acceptable et moralement justifiée par la grandeur et le caractère admirable et "altruiste" de ce don de soi, de ce sacrifice motivé par le lien du sang. Mais les médecins n'avaient pas la même réaction lorsqu'il s'agissait de donneurs non apparentés. Leurs motivations leur semblaient plus énigmatiques, voire psychopathologiques, ou financièrement intéressées » [cf. Council of the Transplantation Society, 1985, p. 715-716, et Danovitch, 1986, p. 714]. 

Toutefois le manque d'organes a conduit à accepter que le donneur soit un étranger. Mais alors, ajoutent Fox et Swazey, « une nouvelle catégorie est apparue dans le vocabulaire de la transplantation, celle de "donneurs émotionnellement apparentés", désignant des personnes dont les liens avec le receveur étaient analogues aux liens biologiques « [p. 47-48]. 

Cet exemple illustre à quel point le don aux étrangers n'est pas aussi naturel que le don dans les réseaux primaires : au point que pour admettre un tel don, soit ressenti le besoin de le relier métaphoriquement à un lien primaire. 

Pourquoi, alors que le premier s'impose tout naturellement, le second va-t-il aussi peu de soi ? 

 

Le don aux étrangers comme figure de l’impossible

 

« Par don pur nous entendons l'acte par lequel une personne donne un objet ou rend un service sans rien attendre ni recevoir en retour. Ce type de don ne se rencontre pas souvent dans la vie tribale trobriandaise [...] Les aumônes ou charités n'existent pas puisqu'un individu dans le dénuement se voit secouru par tous les siens » [Malinowski, 1989, p. 238]. 

Dans sa célèbre étude du kula réalisée au début du siècle, Malinowski estime que des notions comme la charité et le don unilatéral aux étrangers sont impensables dans la société trobriandaise, et plus généralement dans les sociétés archaïques [3]. Car si une personne est dans le dénuement, elle ne sera pas secourue par un inconnu, mais, comme dit Malinowski, par « tous les siens ». 

Il adopte ainsi la vision de la plupart des anthropologues, au point qu'on pourrait avancer que le modèle anthropologique du don, au-delà de toutes ses variantes, reconnaît comme loi générale le fait que plus on s'éloigne des liens primaires, plus on s'éloigne aussi du don unilatéral pour se rapprocher d'une réciprocité de plus en plus stricte et finir par basculer dans le marché. C'est la thèse bien connue de la réciprocité généralisée de l'anthropologue Marshall Sahlins [1976] : plus le lien est intime et proche entre donateur et donataire, plus la réciprocité s'étend sur des cycles longs, dont la limite est le don unilatéral. 

Or le don aux étrangers est unilatéral, tout en se situant pourtant à l'extrême opposé du lien intime [4]. Si le don n'est compréhensible que dans la mesure même où on peut le relier aux liens sociaux, aux sentiments, cette absence apparente de lien dans le don entre étrangers le rend a priori inintelligible. D'où vient cette obligation que les modernes semblent s'imposer ? Le don aux étrangers permet-il de penser le don indépendamment des liens sociaux concrets, primaires ? Oblige-t-il à penser le don en soi ? ou renvoie-t-il, en dernière analyse, aux liens sociaux primaires ? ou encore à d'autres types de liens sociaux ? 

C'est vraiment un don qui ne va pas de soi. C'est l'agapè, don impossible en un sens [Comte-Sponville, 1995, p. 353-354]. C'est le concept d'altruisme qu'on applique au don aux étrangers, alors qu'au sein du lien primaire, on parlera plus spontanément de générosité que d'altruisme [Dasgupta, 1993]. Le don aux étrangers est le don unilatéral, inconditionnel par excellence, sans retour. À la différence du don dans les liens primaires, c'est le don le plus ouvert sur l'humanité tout entière – le don idéal si on en croit la définition de Sartre : 

« Une des structures essentielles du don est la reconnaissance de la liberté des autres : le don est occasion [...] de transformer le donné en une autre création, bref en un autre don. Ainsi l'humanité ne se referme jamais sur soi, elle est toujours ouverte, car en aucun cas elle ne se prend elle-même pour fin. Elle se réalise par dessus le marché » [1983, p. 177]. 

C'est aussi, est-on tenté de conclure avec Malinowski, le don le plus spécifiquement moderne. Car le don archaïque n'est pas inconditionnel et n'est pas ouvert. L'altruisme serait une caractéristique de la société moderne. C'est l'idée centrale développée par Titmuss dans son célèbre ouvrage sur le don du sang qu'il vaut la peine de citer : 

« À la différence du don dans les sociétés traditionnelles, il n'y a dans le don gratuit de sang à des étrangers inconnus aucune contrainte coutumière, aucune obligation légale, aucun déterminisme social ; aucun pouvoir contraignant n'est exercé sur les participants, aucun besoin d'un impératif de gratitude [...]. Par le simple fait de ne demander aucun paiement en retour, ni même d'en attendre, ceux qui donnent leur sang affirment croire qu'il existe des hommes ayant la volonté d'agir de façon altruiste dans l'avenir, et capables de s'associer pour donner librement si nécessaire. Ils manifestent ainsi la confiance dans le comportement futur d'étrangers qui leur sont inconnus et contredisent la thèse de Hobbes qui considère les êtres humains comme dépourvus de tout sens moral.

En tant qu'individus, on peut dire qu'ils participent à la création d'un bien qui transcende celui de l'amour de soi (self-love). Ils reconnaissent qu'il est nécessaire 'd'aimer' des étrangers pour pouvoir 's'aimer' soi-même. C'est tout le contraire du système d'échange marchand atomisé, dont le résultat est de 'libérer' les êtres humains de tout sentiment d'obligation vis-à-vis de leurs semblables, sans égard aux conséquences pour ceux qui sont dans l'incapacité de prendre part au système « [1972, p. 239].

 

Quel renversement par rapport à la vision habituelle de la société occidentale ! La modernité ne serait pas seulement le lieu du marché, de l'intérêt, de la rationalité instrumentale, du cynisme et du désenchantement, mais également celui du don le plus unilatéral et le plus inconditionnel : le lieu du « don pur ». Il y a là une vision tout à fait étonnante de nos sociétés, qu'il faudrait à tout le moins réconcilier avec la conception courante. Mais n'ya-t-il pas là aussi un point de départ possible pour penser la société moderne autrement que dans une matrice économique ? 

Avant de suivre cette piste, il faut toutefois mettre quelques bémols au caractère spécifiquement occidental ou moderne de ce type de don. Rappelons que Bouddha, Sénèque, Mahomet, Jésus, le bon Samaritain ne sont pas spécifiquement modernes. Ni tous occidentaux. L’altruisme est la forme moderne de la charité. « Cette charité froide qu'on nomme l'altruisme », disait Anatole France. Ce qui est spécifiquement moderne, c'est la sécularisation du don aux étrangers. Mais jusqu'à quel point le don aux étrangers s'est-il émancipé de la religion dans les faits ? Et en quoi ce don sécularisé diffère-t-il du don religieux ou spirituel ? La plupart des recherches empiriques sur les organismes du tiers secteur fondés principalement sur le don arrivent à la conclusion que la religion et plus généralement la spiritualité demeurent omniprésentes dans ces milieux [Godbout, 1990 ; Wuthnow, 1991]. 

Il convient également de rappeler que l'altruisme existe aussi dans les sociétés animales [Jaisson, 1993 ; Stark, 1995 ; de Waal, 1995]. L'explication proposée est généralement d'ordre génétique et fondée sur l'intérêt. À ce niveau, les sociobiologistes en sont encore à chercher pourquoi les jumeaux monozygotes ont plus tendance à coopérer que les jumeaux hétérozygotes [Jaisson, 1993 p. 277]. À ce rythme, on peut attendre longtemps avant qu'ils en arrivent à rendre compte du don entre inconnus chez les humains, don capable de circuler entre des étrangers qui habitent à des milliers de kilomètres les uns des autres, qui ne se rencontreront jamais et dont le patrimoine génétique n'a évidemment rien de commun – sauf l'appartenance à l'espèce humaine. 

En tout état de cause, ce type de don a-t-il malgré tout quelque chose à voir avec la circulation du don dans les réseaux primaires telle que nous l'avons présentée dans la première partie de ce livre ?


[1] Du moins selon un article paru dans le Wall Street Journal du 31 mars 1995 (Charities on the Dole, du père Sirico de l'ordre de Saint-Paul).

[2] Qui ne provient pas principalement des grandes entreprises comme on a tendance à le croire à cause de leur plus grande visibilité [voir Colozzi, Bassi, 1995, p. 24 ; Silber, 1999].

[3] Voir aussi Polanyi [1957, p. 54].

[4] Voir à ce sujet Beaucage [1995, p. 101].



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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