US Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l indentité


 

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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le don, la dette et l’indentité (2000)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout [sociologue-chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique – INRS-urbanisation culture et société], Le don, la dette et l’indentité. Montréal: Éditions La découverte, 2000, 190 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Le don, la dette et l'identité

Introduction 

 

Retour à la table des matières du livre.

 

Le don comme phénomène relationnel
Réseaux et appareils
L’égalité, l’équivalence, la dette
La spécificité de centrée par le don
 
S'intéresser à ce qui circule
Chercher le sens du geste
Le don comme forme du lien communautaire

 

La question de ce livre est assez simple à formuler. Pourquoi, même dans notre société, tant de choses circulent-elles encore en passant par le don ? Pourquoi ressentons-nous encore le besoin de nous compliquer la vie avec les cadeaux, avec les rituels et les incertitudes qui accompagnent le don, alors que notre société a développé des mécanismes beaucoup plus simples et beaucoup plus efficaces pour permettre aux biens et aux services de circuler entre ses membres selon les besoins ou les préférences de chacun ? Je fais référence bien sûr au marché, mais aussi à la redistribution étatique. Une proportion très importante de ce qui circule est en effet régie par ces deux institutions fondamentales de la modernité. Et si on discute beaucoup aujourd'hui des possibilités de limiter l'intervention de l'État, c'est le plus souvent, à cette époque de mondialisation et de triomphe de l'idéologie libérale, pour en transférer la responsabilité au marché. 

Et pourtant toute personne qui jette un regard d'ensemble sur la société actuelle ne peut qu'être étonnée par l'importance de ce qui circule en dehors de ces deux mécanismes. 

Adoptons provisoirement la définition que donne du don le Dictionnaire de sociologie [1999, p. 68] : « C'est le juridique qui permet de distinguer les deux phénomènes [don et échange] : le droit d'exiger une contrepartie caractérise l'échange et manque dans le don. Donner, c'est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour. » Tout ne passe pas par le don, bien entendu. Mais l'importance que les individus modernes continuent à accorder à ce qui circule entre eux sans exigence contractuelle de retour ne peut que susciter de sérieuses interrogations dans l'esprit de tout observateur qui n'adopte pas a priori le postulat libéral. Le don est en effet omniprésent dans les relations qui comptent le plus pour eux telles la parenté et les relations amicales (ce que les sociologues appellent les liens primaires ; mais il est aussi très présent dans ce qui circule entre étrangers et dans ce qu'on appelle aujourd'hui le tiers secteur. 

Comment fonctionne le don dans ces différents cas de figure ? Pourquoi revêt-t-il une telle importance ? Existe-t-il plusieurs types de don ? Comment comparer le don dans le cadre des liens primaires et le don aux étrangers ? Quelles considérations peut-on en tirer pour mieux comprendre les organismes du tiers secteur ? Comment comparer le don avec la circulation des choses dans le cadre du modèle marchand ou étatique ? Dans quelles circonstances et pourquoi choisissons-nous l'une ou l'autre de ces trois manières de faire circuler les choses entre nous ? Autrement dit, pourquoi donne-t-on, mais aussi pourquoi ne donne-t-on pas ? Telles sont les questions qui seront au centre de nos préoccupations dans ce livre. 

 

Le don comme phénomène relationnel

 

Ce questionnement va nous conduire à parler beaucoup de la relation sociale. Car ce qui passe par le don passe justement dans les relations sociales, alors que les deux autres systèmes constituent soit des appareils qui se situent d'une certaine façon à l'extérieur des liens sociaux (c'est le cas de l'État), soit ce qu'on pourrait appeler des circuits d'évitement des relations sociales, une façon synthétique de définir le marché du point de vue des relations sociales, à la manière de Simmel ou de Hirschman. Pour ce dernier, le trait principal du marché réside dans la facilité avec laquelle les acteurs peuvent sortir d'un rapport social (exit). Cette perspective est également proche de celle de sociologues comme Donati et ses collaborateurs, et d'une « théorie relationnelle de la société ». Nous pensons avec eux qu'il ne faut pas essayer de comprendre le don à partir des principes de fonctionnement des sphères marchande ou étatique, mais au contraire essayer de comprendre ces sphères en cherchant ce qui fonde le don, en partant du don. 

Cette façon d'aborder le don n'est pas la plus courante dans les sciences sociales, où le don comme système social est une quasi-spécialité de l'anthropologie – ou de la psychologie s'il est considéré en tant que phénomène individuel. Mais ce qui m'a poussé à m'intéresser au don, ce n'est ni l'observation des sociétés archaïques ni celle des comportements individuels sous leur aspect psychologique ou utilitaire. C'est l'étude des structures politiques et administratives qui m'a conduit à m'intéresser à des systèmes alternatifs de circulation des choses entre les agents sociaux – alternatifs aux appareils politico-administratifs d'une part, au marché d'autre part. C'est donc à partir de l'observation et de l'analyse de systèmes sociaux très « modernes » que je me suis progressivement intéressé à ce qui apparaissait à cette époque des années soixante-dix) comme des survivances : les liens communautaires, le don, les réseaux sociaux, et la façon dont les biens et les services y circulent. 

Mais pourquoi chercher autre chose que le rapport marchand et ses consommateurs, ou le secteur public et sa clientèle de bénéficiaires ? Quel était le problème ? Quelle était la source de l'insatisfaction ? La réponse à ces questions permettra de préciser le cadre conceptuel qui est ici privilégié. 

 

Réseaux et appareils

 

C'est dans le cadre de la sociologie des organisations que j'ai commencé à étudier les rapports entre des organisations publiques (services de santé et services sociaux) et leur clientèle, et plus particulièrement les modalités de participation des usagers à ces organisations. En sociologie des organisations, on désigne ce genre d'étude comme l'analyse des rapports entre l'organisation et son environnement. 

Ce cadre d'analyse m'est vite apparu insatisfaisant parce qu'incapable de rendre compte de la richesse et de la complexité des rapports avec la clientèle, des problèmes de pouvoir, et du fossé qui existait entre l'organisation et son milieu, un fossé que les structures de participation alors à la mode non seulement ne comblaient pas, mais avaient même souvent pour conséquence de creuser encore un peu plus. C'est pourquoi j'ai intitulé le livre que j'ai écrit à cette époque sur la question « La participation contre la démocratie » [1983]. Ces recherches m'ont conduit à développer l'idée que tant le marché que l'État sont fondés sur une rupture entre producteurs et usagers. Cette analyse m'a convaincu de la nécessité de chercher un autre fondement aux liens sociaux. C'est en observant des réseaux sociaux et des organismes communautaires, et en constatant qu'ils étaient basés sur le don, que j'en suis arrivé à m'intéresser à cette manière particulière de faire circuler les biens et les services dans la société actuelle. Car la circulation des choses par le don a comme caractéristique de ne pas introduire cette coupure entre le producteur et l'usager typique du marché et de l'État. 

Cette idée, je l'espère, deviendra évidente au fil du texte. On peut l'exprimer provisoirement en ayant recours aux concepts d'appareil et de réseau. Lemieux définit ainsi le concept d'appareil : « Les appareils sont des rassemblements d'acteurs sociaux organisés spécifiquement à des fins de régulation externe des publics. » La caractéristique première que retient une telle définition est celle d'avoir un public, c'est-à-dire un ensemble d'individus qui entretient un rapport d'extériorité à l'organisation, sans lui être complètement étranger. Il existe donc à la base du fonctionnement de tout appareil une rupture entre le producteur et l'usager, entre un « extérieur » qu'on appelle un public et un intérieur qui constitue l'appareil proprement dit. Tout appareil consacre d'ailleurs une part importante de son énergie à gérer ses rapports entre l'intérieur et l'extérieur, parce que ces rapports sont en état de tension perpétuelle [1]. On peut caractériser ce mode de fonctionnement en disant que les appareils sont hétérorégulés, ou hétéronomes dans leur principe même. Ils sont fondés sur le dualisme, sur ce fossé entre eux et ceux qui sont leur raison même d'exister : leur public. 

À l'inverse, les réseaux n'ont tout simplement pas de public. Ils concernent des processus de régulation qui s'adressent à un ensemble de membres. C'est pourquoi on peut dire que le mode de fonctionnement d'un réseau, c'est l'autorégulation. Il ne régule pas un public, mais des membres, c'est-à-dire des individus qui font partie d'un même ensemble. Cette absence de rupture producteur-usager qui caractérise les réseaux est inhérente au modèle communautaire. 

De là découle tout un ensemble de caractéristiques propres aux appareils et aux réseaux. Pour les appareils, cela entraîne la méta-régulation, une hiérarchie linéaire, une frontière rigide, une faible redondance entre les éléments. Inversement, les réseaux ont plutôt tendance à s'autoréguler, à se caractériser par une hiérarchie non linéaire que Hofstadter [1985] désigne par l'expression de « hiérarchie enchevêtrée » ; la frontière des réseaux est floue, et la redondance tend à être élevée [2]

Si la notion d'appareil s'applique à l'État, celle de réseau convient à la famille et à l'ensemble des réseaux sociaux. Il est toutefois nécessaire de distinguer deux types de réseaux au sein des sociétés modernes. Car le marché est aussi un réseau. La différence entre le réseau marchand et le réseau social au sens strict (car, bien entendu, le marché fait partie de la société et en ce sens, c'est aussi un réseau social) réside dans la dimension d'obligation (sociale) qui relie les membres du réseau social. Le marché est un réseau composé d'individus qui n'ont pas d'obligations autres que celles du contrat marchand. Au contraire, dans les réseaux sociaux, l'individu est imbriqué dans de nombreux liens où se tissent des obligations multiples. Le réseau familial demeure l'institution sociale où les obligations sont les plus grandes, par opposition au modèle libéral de l'individu entièrement libéré de tous ses liens sociaux. La famille est un tout qui est différent de la somme de ses parties, de ses membres. 

 

L’égalité, l'équivalence, la dette

 

À partir de là, comment pouvons-nous distinguer les principes de circulation des choses propres aux réseaux sociaux, au marché et à l'État ? On a l'habitude de distinguer les trois sphères selon différents critères. Si on s'intéresse à la façon dont les biens et les services circulent à l'intérieur de chaque sphère, on constate que chacune est dominée par un principe différent. Le marché est dominé par le principe de l'équivalence et la recherche de l'utilité (ou du profit) dans l’échange ; l'État est dominé par le principe de l'autorité et du droit, et la recherche de l'égalité et de la justice ; la sphère des réseaux sociaux est dominée par le principe du don et de la dette. Cette dernière comprend l'univers des rapports personnels et celui des associations où domine le don entre étrangers. 

De nombreux auteurs ont développé un type de classification analogue. Autrement dit, nous faisons partie de ces chercheurs dont le point de départ est le sentiment qu'il n'est pas possible de comprendre la société en partant de l'État ou du marché, et qu'il faut au contraire comprendre ces deux instances comme émanant d'elle. Ce renversement n'est pas facile à opérer tant nous restons sous l'influence des catégories marchandes et étatiques. Ainsi l'expression même de tiers secteur fait évidemment référence au marché et à l'État, et Donati [1993] a raison en ce sens de lui préférer celle de « privato sociale ». Pour notre part, nous partirons ici du lieu le plus éloigné de l'État et du marché : nous analyserons d'abord le don dans les liens primaires avant de l'observer dans le don aux étrangers qui caractérise le tiers secteur. Nous espérons ainsi contribuer à cette nécessaire définition de la société indépendamment des catégories du marché et de l'État, ce qui signifie, notamment, indépendamment du rapport salarial. Car celui-ci est la conséquence à la fois la plus évidente et la plus universelle du marché et de l'État, et c'est le fondement de leur fonctionnement. 

Cette topologie ne signifie pas que les principes de l'équivalence, de l'égalité ou de la dette, soient absents en dehors de la sphère dont ils constituent le principe dominant. Tous les principes sont présents dans toutes les sphères de la société ; mais ils y jouent un rôle différent et leur articulation y diffère – puisqu'une telle perspective revient à faire l'hypothèse que dans chaque sphère un des principes est en quelque sorte le principe organisateur Il sert de norme de référence aux acteurs pour juger de leur comportement face à la circulation des biens et des services dans une sphère donnée. Ainsi, au Québec, Aline Charles montre bien comment le monde des hôpitaux a longtemps été dominé par le principe du don sous la forme du bénévolat. Le bénévolat constituait la norme de référence du monde hospitalier, structurant même les rapports marchands (les relations de travail) qui s'y trouvaient. Les bénévoles y étaient alors les personnages principaux ; et A. Charles montre que, dans le cadre de ce système de valeurs dominant, les salariés éprouvaient même un certain malaise et ressentaient le besoin de justifier leur salaire. Aujourd'hui, comme chacun sait, c'est exactement la situation inverse qui prévaut : le monde des hôpitaux est principalement structuré par un rapport salarial fondé sur la compétence technique et professionnelle, et sur le rapport autoritaire hiérarchique ; et le rapport salarial y est la norme. Mais dans ce milieu dominé par l'équivalence, le droit, et parfois le profit, il existe aussi des rapports de don, notamment au travers de la présence de bénévoles. Mais comme le don n'est plus la norme de référence, l'action des bénévoles tend à être dominée par les critères du principe marchand dont ils doivent continuellement se défendre. Aujourd'hui, un bénévole dans le secteur hospitalier est même potentiellement considéré comme usurpant le travail d'un salarié. Le principe dominant n'est plus le même. 

Selon les époques et les sociétés, il existe donc un rapport global entre les différents principes, une hiérarchie différente. Et chacun sait que l'heure de gloire de l'État est du domaine du passé et que le principe marchand jouit actuellement d'un prestige qui s'étend à toutes les sphères, rendant par exemple plus ou moins anormale toute activité non salariée. Nous devrons tenir compte de cet état de fait. 

 

La spécificité de l'entrée par le don

 

Dans les pages qui suivent, nous analyserons donc les liens sociaux, mais tels qu'ils nous apparaissent à partir de ce qui y circule sous forme de don. Le fait d'appréhender les relations sociales par le don plutôt que, par exemple, par l'analyse du tiers secteur comme le font beaucoup de chercheurs, a plusieurs conséquences qu'il n'est pas inutile de relever.

 

S'intéresser à ce qui circule 

D'abord, même si l'on est constamment préoccupé par les relations sociales, on ne braque pas le projecteur directement sur la relation mais sur ce qui y circule. 

L’objet de l'étude n'est pas la relation en tant que telle, mais ce qui circule entre les termes de la relation. Or, faut-il le rappeler ? ce qui circule est habituellement appréhendé dans le cadre du modèle marchand, c'est-à-dire en référence à une matrice non relationnelle, une matrice où l'on a extrait – disembedded comme dit le sociologue Mark Granovetter [1985] à la suite de Kari Polanyi [1957] – de la relation ce qui circule pour essayer de l'expliquer en soi, en postulant l'existence d'une seule catégorie de relation sociale, d'un sens univoque accordé aux liens sociaux : l'intérêt. C'est pourquoi on en est arrivé à étudier de façon séparée les liens sociaux et la circulation des choses. Comme le montrent bien Colozzi et Bassi [1995, p. 48], on analyse ce qui circule en adoptant le point de vue économico-social du marché (ou de la redistribution étatique), et on étudie les liens sociaux dans le cadre d'un point de vue symbolico-relationnel – ou psychologique. Les deux sujets sont généralement séparés. On peut même avancer qu'une telle séparation fait partie de l'idéal de la modernité : les liens affectifs d'un côté, les choses matérielles de l'autre. 

L’étude de la société à partir du don considère une telle séparation comme une projection idéologique. Elle oblige nécessairement à joindre les deux perspectives puisque l'objet d'étude – ce qui circule – appartient au monde économico-social, mais que la question qu'on lui pose – son rapport au lien social – relève d'une approche symbolico-relationnelle. En étudiant le don, nous faisons donc nécessairement éclater cette rupture entre l'étude de ce qui circule matériellement d'une part, et l'étude des rapports sociaux d'autre part. L’objet est économico-social, mais le point de vue est symbolico-relationnel. 

On a là une première spécificité de l'entrée par le don : l'obligation d'analyser la circulation des choses et les liens sociaux à l'intérieur d'un même modèle ; autrement dit, l'obligation de faire le lien entre l'objet habituel de l'économique et l'objet habituel de la sociologie.

 

Chercher le sens du geste

On est donc conduit dès le départ à considérer le tout, et donc à ne pas séparer des liens sociaux ce qui y circule, car étudier la circulation des biens et des services dans la perspective du don, c'est d'abord chercher à en comprendre le sens pour les acteurs. Un interviewé à qui on faisait remarquer qu'il avait beaucoup reçu de sa sœur aînée nous a aussitôt rétorqué : « Je n'ai pas reçu, j'ai pris. » Comme dit Descombes [1996], « en laissant de côté l'intention, la description qui s'en tient aux faits bruts laisse de côté le don lui-même ». Nous pensons que toute observation de la circulation des choses qui met entre parenthèses le sens de cette circulation pour les acteurs et ne retient que la quantité des choses qui circulent est condamnée à adopter le cadre de référence marchand – à faire le compte de ce qui circule dans une direction et dans l'autre, et à postuler à plus ou moins long terme une règle de l'équivalence. Autrement dit, à postuler une seule signification, celle d'un échange équilibré. Nous ne faisons pas ce postulat. 

Mais aussitôt que l'on considère la question du sens pour les acteurs se pose le problème du « vrai » sens par opposition aux rationalisations que les gens se construisent, celui de l'interprétation du chercheur par opposition à celle de l'indigène [3]. Il n'est pas question de nier que les gens (se) mentent parfois, ou qu'ils (se) construisent des justifications qui ne correspondent pas à la réalité ou à la véritable motivation de leurs actes. En l'occurrence, il est sûrement vrai que parfois on donne pour recevoir (consciemment, ou plus ou moins consciemment – et avec plus ou moins de honte aussi, car il y a une norme du don) ou que l'on donne pour dominer l'autre, et que, évidemment, on ne va pas nécessairement le dire à l'enquêteur (ni à soi-même d'ailleurs). Comment discriminer ? Dans l'enquête que nous présentons plus loin, nous avons eu le privilège, rare paraît-il, de pouvoir interroger plusieurs membres du même réseau familial, et d'être ainsi en mesure de comparer ce que les partenaires disent du même échange. C'est ce que l'on peut appeler la « méthode des regards croisés ». Cette méthode met également en évidence le fait que nous analysons le don comme une relation et non pas comme un geste isolé, ce qui nous distingue de l'approche psychologique. Le don, comme le marché, est une relation. Mais son sens est différent. Nous nous situons toujours du point de vue du sens que tous les acteurs accordent au geste (l'auteur du geste comme les autres membres du réseau). C'est ce que nous appelons l'esprit du geste qui est posé. 

Bref, la circulation matérielle (objets, services, argent, hospitalité...) constitue la voie d'accès à l'étude de la circulation du don. Mais la circulation symbolique (affection, haine, etc.) n'est jamais évacuée de l'analyse. On verra même que, dans le don d'organes, cette distinction entre circulation réelle et circulation symbolique se révèle essentielle. 

 

Le don comme forme du lien communautaire

Le problème s'est posé à partir du constat des limites de l'État et du marché. Mais en nous centrant sur le don, le point de départ ne peut plus être ces deux systèmes – où le don n'est pas le principe dominant –, mais bien plutôt, tout naturellement, le champ des liens primaires, où il l'est. C'est à partir de là qu'on analysera les formes intermédiaires entre les liens primaires et l'État ou le marché, ce lieu aux frontières floues qu'on appelle le tiers secteur, l'économie sociale, etc. 

C'est seulement après avoir présenté les résultats d'une recherche sur la circulation du don dans les liens primaires (en l'espèce, les rapports de parenté) que nous aborderons cet espace social du don entre étrangers, en tentant de voir comment il se différencie des liens primaires, mais aussi du marché et de l'État. En se centrant sur ce qui circule et sur la façon dont ce qui circule est relié aux liens sociaux, on verra ensuite quelles conclusions il est possible d'en tirer sur des questions très discutées comme les possibilités de partenariat entre les différents secteurs. Cette extension nous conduira finalement à l'étude du don d'organes. 

Du don dans les liens primaires au don entre inconnus, le fil conducteur sera la recherche de « l'esprit du don » : de ce qui se passe chez le donneur, chez le receveur, lorsque le don circule. Nous serons conduit à conclure que, au-delà de ce qui circule, ce qui est enjeu dans le don, ce que nous mettons enjeu dans le fait de donner, de recevoir, de rendre, ce que nous risquons, c'est notre identité. Ce phénomène sera mis en évidence par l'analyse du don d'organes, et conduira à questionner la vision moderne de la circulation des choses et à proposer le postulat du don.


[1] La participation est un effort pour résoudre cette tension [Godbout, 1983].

[2] Ces notions sont développées dans Lemieux [1981].

[3] On connaît le reproche de Lévi-Strauss à Mauss à ce sujet, et le débat toujours ouvert qu'il a suscité. Deux ouvrages français récents le reprennent [Godelier, 1996 ; Descombes, 1996].



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



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