US Jacques T. Godbout, Le don, la dette et l indentité


 

RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le don, la dette et l’indentité (2000)
Conclusion


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Jacques T. Godbout [sociologue-chercheur à l’Institut national de la recherche scientifique – INRS-urbanisation culture et société], Le don, la dette et l’indentité. Montréal: Éditions La découverte, 2000, 190 pp. Une édition numérique réalisée par Marcelle Bergeron, bénévole, professeure retraitée de l'École polyvalente Dominique-Racine de Chicoutimi. [Autorisation accordée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

Le don, la dette et l'identité

Conclusion 

Le postulat du don.
Homo donator versus homo oeconomicus

 

Retour à la table des matières du livre.

 

Le privilège paradigmatique de la raison utilitaire
Aspects positifs
Limites et faiblesses
L'alternative holiste
Mais pourquoi diable ! Donne-t-on ?
Le don ne relève pas du modèle marchand
Le don ne relève pas du paradigme holiste
Don et théorie sociologique
Raison utilitaire et holisme : un même ressort de l'action humaine
L'intérêt comme postulat unique est-il une évidence ? La question de la confiance
Le postulat du don est-il farfelu ?
De quelques implications pour l'étude du don
Un renversement de perspective
La réciprocité est seconde
L'importance de la dette
Les fantômes du don

 

Le privilège paradigmatique
de la raison utilitaire

 

Il existe aujourd'hui un paradigme dominant, le néolibéralisme. Dans les sciences humaines, il porte plusieurs noms : théorie des choix rationnels, rationalité instrumentale, individualisme méthodologique, utilitarisme, homo œconomicus, théorie économique néoclassique... Ces diverses appellations désignent des aspects différents du paradigme. Mais il y a un noyau dur commun à toutes ces théories. Elles visent à expliquer le système de production et surtout de circulation des biens et des services dans la société à partir des notions d'intérêt, de rationalité, d'utilité. 

Encore assez modeste à l'époque de Mandeville et d'Adam Smith, la « raison utilitaire » [Caillé, 1989] a pris aujourd'hui une ampleur phénoménale, au point que l'individu moderne n'arrive plus à penser ce qui circule dans la société sans partir de ces notions et de ce modèle. « C'est à partir de la théorie de l'action rationnelle qu'il faut comparer les autres types de théorie », affirme Abell, ce qui confère à cette théorie ce qu'il appelle un « privilège paradigmatique » [1992, p. 188]. Que signifie cette expression ? D'une part, que ce paradigme est considéré comme un postulat, et qu'on a recours spontanément à ce schéma explicatif pour rendre compte des comportements des agents sociaux ; d'autre part, que tout autre postulat est illégitime et a donc besoin d'être démontré. En terminant cet ouvrage, c'est ce privilège paradigmatique que je voudrais mettre en question. 

Que contient ce modèle ? Au-delà de ses innombrables variantes, deux notions sont fondamentales : celle de préférence et celle d'optimisation. Selon la première, l'individu agit selon ses préférences et il est le seul à savoir ce qu'elles sont. Le mot préférence est la façon de nommer l'intérêt [1], les valeurs, les fins, les besoins, les passions dans ce paradigme. Comment détermine-t-on ses préférences ? Là n'est pas la question pour cette théorie, qui se contente de chercher à savoir comment l'individu prend ses décisions une fois ses préférences fixées. La réponse à cette question, c'est la théorie de la rationalité instrumentale, avec la notion d'optimisation comme concept central. La rationalité instrumentale est une rationalité des moyens par rapport aux fins. Elle ne se prononce pas sur les fins. 

« [La théorie des choix rationnels] contient un élément qui la distingue d'à peu près toutes les autres approches théoriques en sociologie. Cet élément se résume en un mot : optimisation. Cette théorie affirme qu'en agissant rationnellement, l'acteur vise un certain type d'optimisation. Cette notion peut s'exprimer de différentes manières, en avançant par exemple que l'acteur maximise son utilité, ou qu'il minimise ses coûts, ou autrement. Mais quelle que soit la formule, c'est cette idée qui procure toute sa puissance à la théorie des choix rationnels : c'est une théorie qui permet de comparer les actions selon les résultats attendus et fait le postulat que l'acteur choisira l'action qui lui apporte le meilleur résultat. Sous sa forme la plus claire, la théorie exige que les bénéfices et les coûts de toutes les actions possibles soient connus et pose comme postulat que l'acteur prendra la décision "optimale", c'est-à-dire celle qui maximise la différence entre les coûts et les bénéfices » [Coleman, Fararo, 1992 p. XI]. 

Cette idée d'optimisation s'applique tant au niveau individuel qu'au niveau collectif. Car le modèle de l'homo œconomicus soutient que, en optimisant chacun leur intérêt individuel, les membres d'une société produisent un optimum de bien-être collectif. 

 

Aspects positifs

Les opposants à ce modèle tendent à négliger ce qui le rend attirant, ce qui a pour conséquence d'affaiblir leur critique. Il est indéniable que l'intérêt existe et joue un rôle important. Ce point de départ est une bonne façon de ne pas prendre les humains pour ce qu'ils ne sont pas, et il constitue un bon mécanisme de protection contre les utopies totalitaires. Quant à l'idée que les intérêts privés conduisent au bien public, qu'il suffit d'être égoïste pour remplir ses devoirs envers la société, qui nierait que cette idée a de quoi faire rêver ? Car elle signifie que pour contrôler les passions, les désordres, et faire fonctionner la société pour le plus grand bonheur du plus grand nombre (Bentham), on peut se passer non seulement de l'appel à la vertu, mais aussi de l'autorité, de la tradition, etc. 

Avec cette idée de souveraineté des préférences, neutres par rapport aux fins, le marché possède une structure qui respecte les valeurs de chacun. Ce respect est précieux dans la société moderne, laquelle ne se situe plus dans un cadre communautaire (la Gemeinschaft de Tonnies), mais dans un contexte où l'individu est envahi par une quantité invraisemblable de rapports sociaux, phénomène si bien décrit par Simmel. Tout membre de la société moderne est aux prises avec un nombre impressionnant d'instances et d'autorités qui essaient de lui dire quelles devraient être ses valeurs, ses préférences, qui essaient de lui dire ce qui est bon pour lui. Ce sont souvent des instances extérieures à sa communauté, et qu'il tend à considérer comme non légitimes. 

Le refus de se prononcer sur les valeurs inscrit dans le concept de préférence est adapté aux sociétés pluralistes non communautaires où justement les valeurs et les normes de chacun sont très différentes. Autrement dit, ce modèle nous libère des relations sociales non voulues, innombrables dans une société pluraliste. Sans pour autant nous empêcher d'obtenir ce que nous désirons de l'autre – mais sans nous engager avec lui dans un rapport personnel. Ce que nous aimons tous spontanément dans le marché, c'est cette liberté. C'est cette facilité de sortir d'une relation qu'on n'aime pas, d'aller voir ailleurs. C'est l'exit [Hirschman, 1970]. 

Comment cette liberté est-elle possible et sur quoi est-elle fondée ? Cette liberté est fondée sur la liquidation immédiate et permanente de la dette. Le modèle marchand vise l'absence de dette au sein des rapports sociaux. Dans ce modèle chaque échange est complet (clear). Grâce à la loi de l'équivalence, chaque relation est ponctuelle. Elle est sans avenir et ne nous insère donc pas dans un système d'obligations. Ce type de relation qui semble aller de soi pour nous est en fait quelque chose d’inouï : ce n'est ni plus ni moins que l'émergence d'un lien social inédit, comme le montre Karl Polanyi [1957]. C'est la meilleure définition sociologique du marché : un lien social qui vise à échapper aux obligations normales inhérentes aux liens sociaux. C'est l'essence de la liberté moderne. « Dans ce jeu infini de la circulation d'équivalences, être un individu revient à ne rien devoir à personne » [Berthoud, 1994, p. 53]. La liberté moderne est essentiellement l'absence de dette. « Le couple constitué par l'individualisme et l'économie néoclassique essaie de fonder l'éthique du comportement de l'homme n'ayant aucune dette envers quiconque. Ce qui fonde la revendication de cette théorie d'être reconnue comme le discours de la liberté » [Insel, 1994, p. 88]. 

En résumé, ce modèle tire sa force du fait qu'il constitue une alternative à la hiérarchie imposée. Qu'il est fondé sur un principe d'autonomie et de liberté si bien décrit et défendu par Hayek et que la gauche classique orthodoxe a souvent eu la mauvaise grâce de ne pas vouloir reconnaître. Certes, c'est une relation sociale limitée, un lien faible, comme on le verra. Il entraîne également l'exploitation, l'injustice, l'exclusion... Certes. Mais à chaque fois que quelqu'un prétend non seulement savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, mais prétend aussi avoir l'autorité pour nous l'imposer (au lieu d'essayer de nous en convaincre), nous préférons le marché. Le marché est notre viatique contre tous ceux qui connaissent notre bien à notre place. 

 

Limites et faiblesses

Mais il y a un revers de la médaille. Car ce lien social que l'humanité est aujourd'hui prête à mondialiser, elle l'a jusqu'à récemment non seulement craint, mais souvent méprisé. C'est ce que montre l'anthropologie, mais aussi l'histoire de l'Occident. Faut-il rappeler que l'une des pires insultes faite à Ulysse pendant son célèbre voyage se produit lorsque le fils d'Alcinoos, chez qui il est reçu, le prend pour un marchand. « Ulysse vole, pile, tue, mais n'échange pas ! » [Temple, Chabal, 1995, p. 183]. Une attitude aussi négative doit bien avoir une raison. En fait elle en a plusieurs. J'aimerais insister sur l'une d'elles. 

Le paradigme de la croissance

Pour ce faire, revenons sur le postulat des préférences. On l'a vu, c'est une théorie des moyens pour prendre une bonne décision, quel que soit le but ou les valeurs de la personne. Ce modèle est donc théoriquement neutre à l'égard des valeurs. Or le marché ajoute une condition de fonctionnement qui affecte cette neutralité : quelles que soient les valeurs, elles doivent pouvoir être transformées en marchandises, prendre la forme de produits qu'on écoule sur un marché – elles doivent pouvoir être « commodifiées ». La liberté est entière, mais à condition de traduire toutes les valeurs, toutes les croyances et toutes les passions en demande de biens (ou de services) à consommer. Or dire « on est neutre, mais à condition que vous consommiez, que vous vous inscriviez dans le modèle producteur-consommateur », n'est pas vraiment neutre. C'est ce que cache l'apparente neutralité des préférences. 

Car pourquoi cette condition est-elle nécessaire ? Parce qu'il existe une valeur de base : la croissance. Le moderne a toutes les libertés par rapport aux liens sociaux, mais il n'a pas celle de ne pas contribuer à la croissance du PNB, de la production. Ce modèle tend donc à généraliser une valeur qu'on pourrait appeler la valeur de produit. Si, grâce à la modernité, nous nous sommes libérés de nos liens, nous devenons par ailleurs de plus en plus dépendants de nos biens, de nos produits, et surtout de la nécessité de produire toujours plus. Autrement dit, ce qui était le moyen (le produit) devient la fin. Il y a renversement du rapport fin-moyen. 

Ce qui se définit au départ comme étant au service des préférences de chacun – la production – finit par être la valeur suprême, le but. Comment cela est-il possible ?

Les moyens contaminent la fin

C'est possible justement parce que tout ce modèle de la rationalité instrumentale est basé sur la distinction fin-moyen. Plus précisément, il est fondé sur l'étanchéité des deux ordres, des moyens par rapport aux fins. Or cette distinction fin-moyen ne tient pas. Le moyen contamine la fin. Combien de fois un moyen pour une fin devient lui-même une fin, au point que la fin devient secondaire ! Phénomène courant de la vie quotidienne. Même dans l'entreprise, c'est-à-dire dans la sphère sociale qui a quasiment inventé et développé le modèle de la rationalité instrumentale, une sphère qui est à la source de la rationalisation du monde. Un sociologue aussi reconnu que Michel Crozier écrit à son sujet : « Ce qui compte, ce n'est pas l'objectif précis que l'on vise, mais le cheminement, le développement, les voies à ouvrir » [Crozier, 1989, p. 200]. 

On sait que cette vision linéaire du lien entre fin et moyens a conduit l'utilitarisme à proposer, avec Bentham, le bonheur comme fin et à appliquer au problème du bonheur le schéma fin-moyen. Or la sagesse de l'humanité a toujours affirmé le contraire : pour ne pas atteindre le bonheur, la méthode infaillible consiste à le chercher en permanence. 

C'est ce qu'illustre le paradoxe des égoïstes malheureux. Récemment, un professeur de psychologie a demandé à ses étudiants de dresser une liste de dix personnes qu'ils connaissent très bien et d'y indiquer si ces personnes sont heureuses, et également si elles sont plutôt généreuses ou égoïstes. Sur 1988 entrées, le résultat est clair : les personnes que l'on considère comme heureuses sont perçues comme généreuses dans 41,6 % des cas, et celles que l'on considère comme malheureuses tendent à perçues comme égoïstes. Et l'auteur de conclure : 

« Ces résultats contiennent un intéressant paradoxe : les individus égoïstes sont, par définition, ceux dont l'activité est entièrement consacrée à la recherche de leur bonheur. Et voilà que, à tout le moins tels que jugés par leurs proches, ces individus égoïstes sont plutôt moins heureux que ceux dont les efforts consistent à rendre les autres heureux » [Rimland, 1982, p. 522]. 

Ce schéma des choix rationnels, qui semble tellement aller de soi, ne correspond en fait pas souvent à la réalité des décisions. Ce n'est pas un modèle adéquat de l'action humaine. Il ne tient pas compte du fait que les moyens et les fins s'influencent en permanence, sous l'effet des émotions, des sentiments et des résultats de l'action précédente. Ce phénomène social doit être analysé non pas dans un modèle de hiérarchie linéaire, comme le fait la théorie des choix rationnels, mais dans le cadre de ce que Hofstadter [1980] appelle une « hiérarchie enchevêtrée ». Chaque décision est une aventure et une surprise. Le modèle de la rationalité instrumentale vise à éliminer cette dimension de la décision. « Par sa structure même, la théorie [des choix rationnels] ne s'applique qu'à des univers clos, à des mondes n'autorisant ni regrets, ni surprises » [Gérard-Varet, Passeron, 1995, p. 14]. Au nom de la liberté, on finit par soumettre les individus à un modèle mécanique et déterministe qui ne laisse aucune place à l'inattendu. Pour rendre compte des comportements réels, il faut une réflexion sur le lien entre les buts, les intentions, et les moyens ; il faut une théorie de la relation entre la fin et les moyens, ce qui n'existe pas dans la rational choice theory. 

 

L’alternative holiste

 

Malgré ses attraits, on admettra donc sans peine que la rationalité instrumentale ne va pas sans problèmes. Et on n'a pas à s'étonner de la présence d'un autre paradigme important dans les sciences humaines : le holisme, développé surtout par des sociologues et des anthropologues [Dumont, 1983], le terme de holisme désignant ici de façon large toutes les théories qui partent de la société plutôt que de l'individu [2]. 

Illustrons ce paradigme holiste en présentant brièvement le mouvement pour la socio-économie. En 1988, le théoricien et sociologue américain des organisations Amitai Etzioni publie un ouvrage, The Moral Dimension, et lance l'année suivante un mouvement qu'il appelle la socio-économie (SASE, Society for the Advancement of Socio-Economics). Ce mouvement critique le monopole de l'économie néoclassique et se présente comme une alternative au paradigme utilitariste. Sans nier l'importance de l'intérêt dans l'explication des comportements des agents sociaux, ce « nouveau paradigme » (titre du premier chapitre du livre d'Etzioni) veut briser l'isolement de l'individu et le situer dans le contexte de ses rapports sociaux. Etzioni a des formules fortes pour exprimer ce paradigme relationnel [3] : « La société n'est pas une contrainte, ni même une opportunité, c'est nous » [p. 9]. Ce sens de la communauté va d'ailleurs le conduire à fonder également, quelques années plus tard (en 1993), le réseau communautariste (Communitarian Network) avec la revue The Responsive Community. 

Plus spécifiquement, Etzioni veut réintroduire, comme le titre de son livre l'indique, la dimension morale. Les agents sociaux n'agissent pas seulement en fonction de leurs intérêts, mais aussi en fonction de normes et de valeurs. C'est la nature morale des actes qui éloigne les agents sociaux du paradigme de l'économie néoclassique. La morale, telle qu'Etzioni la définit, s'oppose de plusieurs manières au paradigme de la rationalité instrumentale. Ainsi, « les actes moraux sont motivés intérieurement et ne font pas l'objet d'une analyse fin-moyen. [...] Ils sont en opposition avec la rationalité instrumentale, laquelle repose sur des considérations de coûts et de bénéfices » [p. 43]. « Pour plusieurs chercheurs, le caractère souvent "instantané" des décisions morales montre qu'il s'agit de gestes qui ne font pas l'objet de délibérations » [p. 42]. 

Mais il ajoute également que le comportement moral s'éloigne de la recherche du plaisir. Etzioni tend à assimiler le plaisir à l'utilitarisme, et oppose le plaisir à l'acte moral et au sens du devoir. Cette inscription du plaisir dans le modèle utilitariste dominant et cette insistance sur le devoir font que le modèle de la socio-économie prête le flanc à la critique des tenants du paradigme dominant, au nom de la liberté. Certes, Etzioni affirme que ce sens du devoir n'est pas une contrainte extérieure à l'individu [p. 46] : ce sont des normes « intériorisées ». Il définit l'intériorisation comme le processus de socialisation par lequel les personnes apprennent « à se conformer à des règles dans des situations les incitant à les transgresser en l'absence de surveillance et de sanctions » [p. 45 – citation de Kohlberg]. Mais il s'agit quand même de se conformer, d'obéir à des règles. 

La socio-économie consiste à montrer que l'intérêt n'explique pas tout, qu'il y a aussi les normes, les règles, les valeurs, la morale, le devoir. Mais ces normes tendent à être conçues comme des obligations extérieures. On est alors aussitôt tenté de s'en libérer et de se tourner vers le paradigme dominant. C'est le problème, classique en sociologie, de l'intériorisation des normes. La socio-économie est ainsi confrontée au problème le plus important des modèles sociologiques face au paradigme dominant : celui de penser la liberté dans le contexte du contrôle social. Comme tous les modèles sociologiques, sa faiblesse réside, face au modèle de l'économie libérale, dans l'absence d'un « moteur » de l'action immanent à l'acteur. Comme l'avait noté Durkheim [1992, p. 615-616], 

« le philosophe Kant a essayé de ramener l'idée de bien à l'idée de devoir. Mais c'est une réduction impossible [...] Il faut que la morale nous apparaisse comme aimable [...], qu'elle parle à notre cœur et que nous puissions l'accomplir même dans un moment de passion ». 

 

Mais pourquoi diable ! Donne-t-on ? 

À s'en tenir à ces deux paradigmes, les sciences sociales se retrouvent face à l'alternative suivante : soit le comportement est libre, mais il ne peut relever que du modèle de la rationalité instrumentale ; soit le comportement est plus ou moins contraint ou déterminé par des normes, par l'obéissance à des règles. Dans le cadre de ce postulat de l'intérêt, le phénomène du don ne peut donc relever que de deux types d’explication : soit on donne pour recevoir, par intérêt, et alors le phénomène s'explique par le paradigme dominant ; soit ce n'est pas par intérêt mais parce qu'on a été socialisé, qu'on a appris à donner, qu'on a intériorisé des normes qui nous poussent à donner.

Or aucun de ces deux paradigmes ne peut rendre compte du don. Montrons-le en reprenant quelques caractéristiques du don présentées précédemment. 

 

Le don ne relève pas du modèle marchand

Une première caractéristique d'un système de don réside dans le fait que les agents sociaux cherchent à s'éloigner volontairement de l'équivalence. Cela ne signifie pas que le don est unilatéral. Il peut l'être, mais ce n'est pas une caractéristique essentielle au don. Au contraire, généralement, il y a retour, et souvent plus important que le don. Mais le retour n'est pas la fin. On applique au don, à tort, le modèle linéaire fin-moyen en faisant le raisonnement suivant : il a reçu après avoir donné, donc il a donné pour recevoir ; le but était de recevoir, et le don était un moyen. Le don ne fonctionne pas de cette manière. On donne, on reçoit souvent plus, mais le rapport entre les deux est beaucoup plus complexe, et le modèle linéaire de la rationalité instrumentale est incapable d'en rendre compte. 

Pourquoi cet éloignement volontaire du modèle fin-moyen et de la recherche de l’équivalence ? Parce que, si, comme on l'a vu, le marché est fondé sur la liquidation de la dette, le don est au contraire fondé sur la dette. Dans les chapitres précédents, on l'a observé autant dans les liens primaires que dans le don aux inconnus. 

La dette volontairement entretenue est une tendance essentielle au don comme la recherche de l'équivalence est une tendance du modèle marchand. Les partenaires d'un système de don sont dans un état de dette, négatif ou positif. Si c'est un état positif, cela signifie que chacun considère devoir beaucoup aux autres. Ce n'est pas une notion comptable. Le système de don se situe donc à l'opposé du système marchand non pas parce qu'il serait unilatéral, mais parce que ce qui caractérise le marché, comme on a vu, c'est la transaction ponctuelle, sans dette. 

 

Le don ne relève pas du paradigme holiste

 

Mais alors, rétorquera-t-on, si ce système maintient, sous la forme de la dette, l'obligation dans la relation, il relève du modèle holiste. Or on constate qu'on ne peut pas appliquer non plus le paradigme holiste au don – ni en général, ni dans sa version de la socio-économie qu'on a brièvement présentée, à cause des caractéristiques suivantes du don :

 

– les acteurs valorisent le plaisir dans le don. Un don fait par obligation, par obéissance à une norme, est considéré comme un don de qualité inférieure. On a vu que la morale du devoir était fondamentale à la socio-économie. Elle est secondaire dans le don.
 
– plus généralement, le rapport du don aux règles l'éloigne du paradigme holiste (comme du modèle individualiste). En effet les membres d'un système de don ont un rapport très particulier aux règles. D'abord, les règles du don doivent être implicites. Ainsi il est de très mauvais goût de laisser le prix sur un cadeau, et même d'y faire allusion. En outre, il existe une tendance générale chez les acteurs à nier l'obéissance à des règles dans un geste de don. Certes, dans certains secteurs comme le don aux inconnus, le don a plus tendance à obéir à une norme morale. Et de nombreux comportements de don obéissent à une convention sociale. Mais ces dons sont considérés comme étant de qualité inférieure par les acteurs sociaux. Le « vrai » don est celui dont le sens n'est pas de se conformer à une convention sociale ou à une règle, mais d'exprimer le lien avec la personne, réel ou symbolique (comme on l'a vu à propos du don d'organes).
 
– nous avons vu que cette tendance va même jusqu'à nier l'importance du don lui-même. La négation de l'importance du don par le donateur est l'un des comportements les plus étranges qui soient à première vue. Pour l'expliquer, nous sommes arrivés à la conclusion que de cette manière, le donateur diminue l'obligation de rendre et en conséquence rend l'autre libre de donner à son tour. Si ce qu'on lui a donné n'est rien, il n'est pas tenu de rendre, il est libre de donner ; et s'il donne, ce sera vraiment un don aussi. On donne ainsi au receveur la possibilité de faire un « vrai » don au lieu de se conformer à l'obligation de rendre. « On ne donne pas pour recevoir ; on donne pour que l'autre donne » (Lefort)... On constate ainsi que les acteurs du don introduisent volontairement et en permanence une incertitude, une indétermination, un risque dans l'apparition du contre-don. Afin de s'éloigner le plus possible du contrat, de l'engagement contractuel (marchand ou social) et aussi de la règle du devoir – en fait de toute règle universelle. Pourquoi ? Parce que cette dernière a la propriété d'obliger l'autre indépendamment de ses « sentiments » à mon égard, indépendamment du lien qui existe entre l'autre et moi.
 
– il y a donc de la liberté dans le don. Le comportement des médecins face à la transplantation rénale quant il s'agit d'un donneur vivant montre l'importance de la liberté dans le don. Ils préfèrent ne pas prendre le rein offert par le donneur – et risquer ainsi la vie du receveur – plutôt que d'avoir un doute sur la liberté du geste du donneur et de penser qu'il obéit à des pressions sociales (familiales en l'occurrence). Mais ce n'est pas le même type de liberté que dans le marché. La liberté dont il s'agit ici ne se réalise pas en liquidant la dette et ne réside pas dans la facilité pour l'acteur de sortir de la relation ; elle se situe au contraire à l'intérieur du lien social et consiste à rendre le lien lui-même plus libre en multipliant les rituels qui visent à diminuer le poids de l'obligation au sein de la relation. Le don est un jeu constant entre liberté et obligation. La plupart des caractéristiques du don se comprennent lorsqu'on les interprète par rapport à ce principe de la liberté des acteurs. 

 

Don et théorie sociologique

 

Ce système social qu'est le don est donc différent à la fois du paradigme dominant et du modèle holiste. Et cette valorisation de la liberté de l'autre rend même le système de don différent de la plupart des modèles sociologiques. Pour illustrer ce point, prenons l'exemple de l'analyse stratégique, un modèle d'action très connu en sociologie des organisations. Comparons brièvement ces deux approches des systèmes sociaux que sont le don et l'analyse stratégique. 

Dans le cadre de l'analyse stratégique, on considère que chaque acteur, pour accroître son pouvoir et son contrôle sur l'organisation, essaie de réduire ce qu'on appelle « sa zone d'incertitude ». Pour Michel Crozier, l'homme est doté d'un « instinct stratégique » qui le pousse à réduire les incertitudes dans les situations d'interaction afin d'accroître son pouvoir [Friedberg, 1993, p. 210]. Réduire la zone d'incertitude signifie réduire la liberté de l'autre pour accroître la sienne. 

Or l'observation de la circulation du don conduit à penser qu'un agent social est aussi porté, dans certaines relations sociales, non pas à réduire, mais au contraire à créer et à maintenir des zones d'incertitude entre lui et autrui, pour accroître la valeur des liens sociaux qui lui tiennent à cœur. Dans le rapport de don, l'acteur vise non pas à limiter la liberté des autres, mais à l'accroître, car c'est la condition de la valeur qu'il va accorder au geste de l'autre. Nous disons qu'il tend à accroître l'incertitude parce qu'il tend à réduire en permanence chez l'autre tout sentiment d'obligation, même si les obligations sont toujours présentes par ailleurs. L’acteur d'un système de don tend à maintenir le système dans un état d'incertitude structurelle pour permettre à la confiance de se manifester. C'est pourquoi les normes, quelles qu'elles soient (justice, égalité, etc.), doivent continuellement être transgressées, changées, dépassées. Il faut que se produise quelque chose de non prévu dans ce qui est obligatoire. 

On est en présence de deux logiques : celle de l'analyse stratégique qui porte les acteurs à réduire la liberté des autres et celle du don qui tend à l'accroître. Ce ne sont pas des caractéristiques individuelles, mais celles de deux systèmes sociaux. D'ailleurs on a observé que la même personne adoptera l'un ou l'autre modèle selon le système d'action dans lequel elle se situe avec les autres agents. Même si, tous ces systèmes étant des types idéaux, l'analyse d'un système social concret montre un mélange variable des différents modèles, ces propriétés des systèmes de don ne se retrouvent pas dans la logique de l'analyse stratégique et dans les systèmes d'action qu'elle étudie. 

D. Sciulli affirme que « la grande force de la théorie des choix rationnels réside dans ce fait que pour rendre compte de l'ordre social et de la solidarité collective, les tenants de cette théorie résistent autant que faire se peut à en appeler à la prétendue intériorisation par les acteurs de normes partagées » [Sciulli, 1992, p. 161]. Or l'approche par le don adopte la même attitude. Comme la théorie des choix rationnels, le modèle du don considère comme suspecte l'explication par des normes obligatoires qui s'imposeraient aux acteurs. Sous cet angle, le don a une parenté évidente avec la théorie des choix rationnels et l'individualisme méthodologique. 

Mais il en est également très éloigné, puisque la liberté y est finalement plus importante que dans le modèle économique lui-même, le modèle du don étant le seul système d'action qui incite ses membres à accroître la liberté des autres. En outre, il demeure fondamentalement différent du modèle des choix rationnels parce qu'il est fondé sur la dette. 

Ce modèle ne relève donc d'aucun des deux paradigmes dominants. La non-équivalence, la spontanéité, la dette, l'incertitude recherchée au cœur du lien l'opposent à la théorie des choix rationnels et au contrat. Mais le plaisir du geste, la liberté l'opposent à la morale du devoir et aux normes intériorisées du modèle holiste. 

Le don oblige à sortir de ces deux paradigmes et à chercher autre chose. Voilà pourquoi on peut dire que le don pose problème aux deux grands paradigmes des sciences sociales. Dans les termes d'Elster, on pourrait dire que le don met en évidence les « vices » des deux paradigmes établis [4]: « Si le vice des économistes est de tout comprendre en fonction des intérêts, le vice sociologique est de voir en l'homme l'exécutant passif des normes sociales » [Elster, 1995, p. 144]. 

Mais peut-on franchir un pas de plus ? On a vu que la raison utilitaire possède un privilège paradigmatique. J'aimerais suggérer que non seulement le don ne peut pas être expliqué par les deux paradigmes qui règnent sur les sciences humaines, mais qu'il remet également en question ce privilège paradigmatique. 

 

Raison utilitaire et holisme :
un même ressort de l'action humaine

Avec la raison utilitaire et le holisme, on dispose apparemment de deux principes d'explication de l'action humaine : l'intérêt et l'intériorisation des normes. Mais y a-t-il vraiment deux principes ? Pourquoi faut-il absolument postuler que les comportements dont le moteur n'est pas l'intérêt doivent être appris, intériorisés ? En posant cette question, on revient au problème du privilège paradigmatique du modèle de l'intérêt. Car si on doit supposer que tout comportement non régi par le modèle de l'homo œconomicus a besoin d'être intériorisé par les agents sociaux, c'est bien parce que, au bout du compte, on fait le postulat que seul l'intérêt est naturel, seul l'intérêt n'a pas besoin d'être appris, seul l'intérêt n'a pas besoin d'explication. 

En fait le privilège paradigmatique de l'homo œconomicus et le fait que l'autre paradigme soit en quelque sorte condamné à concevoir l'acteur social comme « l'exécutant passif des normes sociales » (Elster) sont une seule et même chose. Car c'est parce qu'on ne reconnaît qu'un seul ressort (spring) réel de l'action humaine – l'intérêt – que tout modèle qui sort de l'intérêt est confronté au problème sans solution de l'intériorisation des normes, puisqu'elles ne peuvent pas être naturelles. Seul l'intérêt jouit de ce privilège d'être naturel en sciences sociales. 

Or le modèle du don ne se satisfait ni du postulat de l'intérêt, ni de l'intériorisation des normes. Voilà pourquoi le don non seulement pose problème, mais, sous sa forme la plus radicale, remet en question le privilège paradigmatique de l'intérêt et conduit à la nécessité de postuler un autre ressort psychologique à l'action humaine, et de le poser comme postulat au même titre que l'intérêt. 

Pour faire ce postulat, il est toutefois nécessaire de renverser notre manière habituelle de penser afin d'en arriver à imaginer un instant que « produire pour donner est un autre moteur que produire pour accumuler » [Temple, 1996, p. 5], et que si on ressent le besoin de croire que tout comportement de don est le résultat d'un apprentissage, de normes intériorisées, c'est peut-être qu'on a été socialisé à penser de cette manière en tant que moderne! 

À côté de l'intérêt, de « l'appât du gain », l'analyse du don conduit à postuler « l'appât du don ». À côté de l'homo œconomicus, l'homo donator. 

Toute théorie de la société a besoin d'un postulat psychologique [5] [Coleman, Fararo, 1992]. Mais le privilège paradigmatique actuel de la rational choice theory oblige toutes les théories sociologiques à s'enfermer dans le corset d'un seul. Personnellement je suis de plus en plus convaincu que la thèse de l'appât du gain comme seul moteur de l'action humaine n'a rien d'évident, et que celle de l'appât du don comme postulat n'est pas si farfelue. 

 

L'intérêt comme postulat unique est-il une évidence ?
La question de la confiance

L’intérêt comme seul moteur naturel de l'action humaine [6] n'a rien d'évident, et ce même dans la théorie économique. À titre d'illustration, mentionnons toutes les analyses sur la confiance qui se développent actuellement et qui arrivent à la conclusion que la confiance, tout en étant nécessaire à l'échange économique, ne peut naître entre des individus qui n'agissent qu'en fonction de leur propre intérêt. 

Très peu d'auteurs relient ce thème de la confiance au don [7]. Toutefois, un ouvrage de L. Cordonnier [1997] s'y consacre. L'auteur se propose de démontrer deux propositions dont nous ne retiendrons que la première pour l'instant : l'insuffisance, même pour des individus qui cherchent leur intérêt, de « l'hypothèse de l'individu égoïste et rationnel et du "théorème de la main invisible" » [p. 4]. 

« La thèse [...] est que l'intérêt individuel est insuffisant pour fournir le principe de l'échange [...] À un endroit ou un autre, l'échange économique contrarie l'intérêt individuel. [...] Lors même que le motif de l'échange est l'intérêt, ou l'appât du gain, il faut d'abord savoir céder ou perdre quelque chose pour obtenir ensuite ce que l'on désire. C'est le mouvement même de l'échange qui veut cela » [p. 8]. « [...] le dilemme que l'on retrouve dans l'échange marchand [...] se joue [...] entre l'intérêt, le gain ou l'utilité individuelle qui en fournit le moteur, et l'obligation de coopérer qui en constitue le processus [et qui conduit l'acteur à] mettre son intérêt en jeu » [p. 91]. « Certaines situations économiques exigent que les agents se départissent rationnellement de leur rationalité économique pour atteindre leurs fins [...] économiques » [p. 11]. 

Pour sa démonstration, l'auteur utilise le célèbre jeu du « dilemme du prisonnier » dans lequel les joueurs, s'ils suivent leur intérêt, gagnent moins que s'ils se faisaient confiance et coopéraient. 

Il note d'abord que le modèle économique, en « se focalisant sur le principe d'équivalence » [p. 16], lui-même entièrement réglé par la concurrence, « apanage du marché » [p. 17], a tendance à évacuer le déroulement de l'échange. La main invisible (le mécanisme des prix) dispense de se poser la question de la manière dont se déroule l'échange réel. Elle introduit un modèle mécanique. Il est vrai que cet automatisme correspond à des échanges réels de plus en plus nombreux, où justement on « fait affaire » avec des machines distributrices et des guichets automatiques en tous genres. Mais cela n'élimine pas la nécessité de rendre compte des échanges d'un autre type, entre humains, où il se passe quelque chose d'autre, et qui demeurent fondamentaux même en économie. Ces autres échanges – les plus importants – peuvent être appréhendés, selon Cordonnier, à partir du dilemme du prisonnier qui constitue l'archétype des échanges marchands non réglés mécaniquement. On y constate qu'en recherchant leur intérêt seulement, les agents arrivent à une solution moins favorable à leur intérêt que s'ils avaient tenu compte de l'intérêt de l'autre. Le dilemme du prisonnier contredit la fable des Abeilles de Mandeville : en recherchant égoïstement son bonheur individuel, on n'atteint pas le bonheur du plus grand nombre. Et le dilemme du prisonnier sape le fondement de l'économie politique libérale. C'est « l'archétype des situations dans lesquelles l'intérêt individuel fait échec à la coopération [...] et fait échec à l'intérêt individuel » [p. 59]. On y a toujours intérêt à faire défection, mais en faisant défection, on atteint une solution moins souhaitable que si on avait coopéré. L'horreur pour tout économiste libéral [8] ! 

Tout cela sur le plan théorique. Mais que se passe-t-il lorsqu'on expérimente ce jeu sur des sujets réels [p. 83] ? Il se passe qu'en fait, les individus coopèrent le plus souvent [p. 84-87]. 

« Des centaines d'expériences récentes révèlent un refus têtu d'une proportion significative des sujets (habituellement entre 25 % et 35 %) d'adopter un comportement individualiste intéressé, et ce même si on leur assure l'anonymat et s'il n'existe aucune possibilité de sanction par le groupe » [Mansbridge, 1990, p. 17].
 
« Peut-être coopèrent-ils parce que l'autre coopère, ce qui n'est pas une manière économiquement rationnelle de jouer » [Cordonnier, p. 86]. 

Et L. Cordonnier de conclure : 

« Des éléments étrangers au principe d'économie viennent se greffer sur les relations de personne à personne, de sorte que même dans des situations où la nature de l'enjeu est manifestement économique, le règlement ou l'accomplissement de la relation fait appel à des principes d'action davantage orientés vers la quête de la réciprocité » [p. 87-88]. 

Si le postulat du moteur unique de l'action humaine peut être remis en question même au sein d'enjeux économiques, on peut en déduire qu'il n'est pas aussi évident qu'on le suppose dans l'ensemble des comportements humains. 

 

Le postulat du don est-il farfelu ?

Le raisonnement de Cordonnier illustre la faiblesse du postulat de l'intérêt comme seul moteur de l'action humaine. Il fonde ainsi le besoin d'un autre postulat. Mais pourquoi le don ? N'est-ce pas idéaliste, voire farfelu ? À défaut de pouvoir répondre ici à cette question de manière satisfaisante, nous nous contenterons d'évoquer quelques pistes et de mentionner quelques éléments en faveur de l'introduction de ce postulat – scandaleux pour un moderne qui considère que le don doit nécessairement être expliqué socialement et ne doit donc pas être posé comme postulat. 

Un premier élément est essentiel pour justifier le réalisme du postulat du don : le don doit être efficace, au sens où il doit y avoir un retour du don, souvent plus grand que le don. Posons en effet qu'il existe des personnes généreuses, adoptant le postulat du don dans leur comportement. Si ces personnes se font toujours avoir, ou si elles donnent sans jamais recevoir, elles vont finir par disparaître. Il est donc essentiel, pour que donner soit une position réaliste, que le don soit efficace au sens où celui qui donne reçoive en retour, soit renforcé dans son existence matérielle, car après tout, comme dit Frank [9], « [...] on vit dans un monde matériel et à long terme, les comportements les plus profitables matériellement devraient dominer » [1988, p. 211]. 

Or comme on vient de le voir, c'est effectivement ce que montrent les expériences inspirées du dilemme du prisonnier : la coopération est plus rentable que le calcul rationnel intéressé individuel. Mais se pose alors le problème inverse, car on s'empressera aussitôt de conclure que si on reçoit, le don n'existe pas. Le fait de recevoir en retour serait la preuve qu'on l'a fait pour recevoir et donc que le « vrai » don n'existe pas, que c'est une hypocrisie. Or, répétons-le, nous avons vu qu'il s'agit d'un raisonnement et d'une conclusion erronés, qui confondent le fait du retour et l'intention du retour. Le fait ne démontre pas l'intention. Le fait que le don rapporte n'explique pas le comportement altruiste au sens où il n'en est pas la cause. Il ne prouve pas que le don a été fait dans ce but. Il ne prouve rien comme l'illustre la situation inverse du marchand qui n'obtient rien en retour tout simplement parce qu'il a fait de mauvaises affaires. Personne n'en conclura qu'il a fait un don. Il y a une erreur logique à confondre ce qui circule et le sens de ce qui circule pour les acteurs. 

Mais allons plus loin. On peut en fait montrer que pour que le don soit « payant » à terme, il ne faut pas qu'il soit fait dans ce but. Dans le don, on gagne à la condition de ne pas être intéressé à gagner, de ne pas adopter le schéma de l'intérêt individuel, de ne pas calculer. C'est ce que nous avons appelé, dans L'Esprit du don [1992], le paradoxe de Dale Carnegie. Ce dernier, dans son célèbre ouvrage [1939], conseille à ceux qui veulent atteindre leur objectif (individualiste) de s'intéresser aux autres et, ajoute-t-il – et c'est là tout le paradoxe –, de le faire sincèrement. « Make the other person feel important and do it sincerely » [p. 111]. 

Comment cet étrange retour qui n'existe qu'à condition de ne pas être voulu s'explique-t-il ? Pour développer la réputation d'altruiste, il faut l'être réellement. Pourquoi ? Pour plusieurs raisons que Frank résume ainsi : 

– comme l'ont montré de nombreuses expériences en psychologie, « pour que le modèle fonctionne, la satisfaction [...] doit être intrinsèque à l'acte lui-même. Si elle provient seulement du gain matériel envisagé, l'individu n'aura pas la motivation suffisante pour s'imposer les sacrifices nécessaires » [p. 253]. L’individu qui n'est pas sincère manquera de motivation.
 
– mais plus importante encore est la question de la confiance : « L’individu honnête [...] valorise la fidélité en elle-même. Qu'il puisse recevoir une récompense matérielle ne le concerne pas. Et c'est précisément à cause de cette attitude que les autres lui font confiance dans des situations où il est impossible de vérifier son comportement. [...] Et c'est parce que les personnes dignes de confiance sont payées de retour que ce trait de personnalité peut se perpétuer » [p. 69]. 

Dans son raisonnement, l'auteur introduit donc une distinction claire entre le sens (l’intention, la motivation) du geste et son résultat. Le même raisonnement s'applique au don. Pour susciter l'envie de donner, il faut avoir la réputation de générosité – il faut qu'on considère que le don n'a pas été fait dans le but de recevoir un retour. C'est à cette condition que le don enclenche la spirale du don, que le don appelle le don. Or pour établir cette réputation, il faut le penser sincèrement. Car il n'est pas possible de jouer le jeu à long terme, la personne va manquer de motivation (il existe évidemment des exceptions, mais elles ne changent pas la règle). Bref, le don est réaliste parce qu'il y a retour, mais il existe parce que, pour qu'il y ait retour, il ne doit pas être fait pour cela. « Le dilemme des rationalistes qui ne pensent qu'à leur intérêt, c'est que par leur comportement, ils tendent à s'exclure de nombreux échanges très profitables ! » conclut Frank [p. 229]. 

Le paradoxe de Carnegie se résout en introduisant la distinction entre l'effet constatable et l'effet voulu d'une part, entre le niveau collectif et le niveau individuel d'autre part. Il est vrai qu'au niveau des effets objectifs (des résultats), s'il n'est pas payant d'être altruiste, la théorie de l'évolution rejoint alors le modèle de l'intérêt pour affirmer avec raison que le modèle de l'altruisme est perdant à long terme (même s'il peut exister chez quelques individus). C'est une sorte d'anomalie qui n'a aucune chance de gagner dans le grand jeu de la survie, puisque par définition l'altruiste choisit une « stratégie » perdante. Mais la conséquence non voulue de ce choix est profitable. C'est toujours la distinction entre l'intention et le résultat qui est à la base de tout et qui rend compte de ce paradoxe qu'il peut être payant de ne pas rechercher son propre intérêt, à condition de le faire sincèrement. Un modèle linéaire de l'action humaine comme celui des choix rationnels ne peut pas facilement appréhender de telles « boucles étranges » [Hofstadter, 1980]. 

Reste la question de l'origine de cette propension à donner. Pour fonder le caractère « naturel » du don (au même sens que l'intérêt est naturel, rappelons-le), on pourrait invoquer des auteurs qui mettent en évidence l'altruisme des animaux [Moussaieff Masson et alii, 1997 ; de Waal, 1995]. Dans un chapitre portant sur l'altruisme et la compassion (qu'il distingue du gène égoïste de Dawkins : on aide sa progéniture ou sa fratrie pour sauver ses propres gènes), Moussaieff Masson donne d'innombrables exemples d'animaux ayant aidé non seulement des non-apparentés, mais même des membres d'autres espèces. Rappelons également que de nombreuses recherches en psychologie de l'enfant tendent à montrer que le besoin de donner existe dès la naissance. « Loin d'être le fruit d'un long apprentissage comme le veulent les théories classiques du développement, donner est une activité très précoce du bébé » [Le Goff, Garrigues, 1994, p. 54]. 

Enfin, on peut penser que les sociologues ont toujours ressenti un certain malaise face à cette question de l'intériorisation des normes qui faisait d'eux les défenseurs du contrôle social et de la communauté fermée face au modèle économique qui détenait pour ainsi dire le « monopole » de la liberté ! Mais ils n'ont pas « osé » faire le postulat du don, ce qui les a conduits à chercher un moteur de l'action dans le postulat de l'homo œconomicus pour résoudre ce problème de la contrainte sociale qui les place dans une situation délicate. On peut se demander si le succès actuel de la théorie des choix rationnels en sociologie n'est pas en partie le résultat des efforts des sociologues pour trouver une théorie psychologique... Ne disposant pas de moteur psychologique de l'action autre que la problématique intériorisation des normes, la solution qui s'est progressivement imposée fut d'importer la théorie psychologique propre à la théorie économique et de la généraliser. De Homans à Blau, à Coleman, c'est ce qui expliquerait le succès du concept de social capital. C'est en tout cas explicitement pour cette raison que Coleman a proposé ce concept dans son article de 1988, transformant ainsi le lien social en moyen, en ressource pour autre chose. « L’acteur des sociologues, disait-il, a une infirmité rédhibitoire (fatal flaw) : il ne possède pas de engine of action » [p. 96]. 

Pourtant, la plupart des modèles sociologiques sont évolutionnistes et présentent donc toujours les sociétés humaines originelles comme composées de membres enfermés dans une communauté où tout appartient à tous, plus près donc d'une sorte de modèle de « don primitif » que de celui de l'intérêt. Dans ce modèle, la liberté a progressivement émergé et est en fait une conquête de la modernité elle-même. Si la liberté et l'identité individuelle ont émergé à partir d'un lien social communautaire contraignant, la crainte de perdre son identité apparaît alors comme une motivation fondamentale à ne pas donner. Mais inversement, ne peut-on pas conclure de tout cela qu'il existe dans la pensée sociale un postulat implicite : celui qu'il y aurait une tendance naturelle (dangereuse d'ailleurs comme chacun sait) chez l'humain à se sacrifier, à se perdre pour la société, et donc que le postulat du don n'est pas si farfelu [10] ? U individu moderne serait alors le résultat d'une conquête faite contre cette tendance naturelle : celle de l'intérêt personnel comme but légitime [Hirschman, 1977], ayant même des effets positifs pour la collectivité. 

 

De quelques implications pour l’étude du don 

La théorie des choix rationnels (optimisation des préférences) qui domine les sciences humaines conduit à examiner le don en se demandant pourquoi on donne. Quelles peuvent bien être les bonnes raisons de donner puisque, étant donné le postulat de l'intérêt, c'est-à-dire la tendance naturelle à recevoir plutôt qu'à donner, il n'y en a aucune a priori – bien au contraire. Cette approche conduit au dilemme, classique en sociologie, de l'intériorisation des normes, et à l'idée qu'une dose minimale de holisme est nécessaire pour fonder toute théorie du don. Le don doit être expliqué, socialement expliqué. 

Nous sommes arrivés à remettre en question ce postulat, et à faire du don lui-même un postulat. C'est-à-dire à poser une tendance naturelle à donner, une sorte de pulsion de don, comme il en existe une à recevoir. – Naturel veut dire ici quelque chose comme une « externalité », comme disent les économistes à propos des valeurs, des normes, de tout ce qui est subsumé par eux sous la notion de préférence et est « déjà là », « donné » ; ou comme dans la célèbre tendance « naturelle » à échanger que postule A. Smith. Polanyi [1944] a bien montré, après Mauss [1924], que rien n'était moins évident. 

Cette position nous affranchit en quelque sorte du modèle dominant. Le don n'est plus quelque chose qui cloche dans le cadre d'un modèle qui n'est pas fait pour lui, et qui s'est en partie construit contre lui. 

L’affirmation de ce postulat a des conséquences importantes pour l'étude du don. Présentons-en brièvement quelques-unes.

 

Un renversement de perspective

L’adoption ici même d'un tel postulat a conduit à renverser le sens de la question qu'on se pose habituellement. Si le don est un postulat, la question devient : qu'est-ce qui empêche de donner ? Quelles sont les bonnes raisons de ne pas donner ? L'étude du cas du don d'organes a mis en évidence le fait que la relation de don affecte l'identité et que la principale « bonne raison » de ne pas entrer dans le cycle du don (à titre de donneur ou de receveur) pourrait bien être la menace que le don fait peser sur l'identité. Autrement dit, autant le don peut constituer un ingrédient essentiel à la construction et au renforcement de l'identité, autant il peut être vécu négativement sous ce rapport. Il est alors préférable de lui substituer un autre principe de circulation des choses : le droit ou le marché. 

Ce renversement ne me paraît pas anodin. Si j'osais une analogie, je rappellerais ce qui s'est passé en physique au moment où on a cessé de se demander pourquoi les corps se mouvaient. Pendant des siècles, on s'est demandé quelle était la force qui fait que les corps bougent malgré ce qu'on croyait être une tendance naturelle à l'inertie. Pendant des siècles, on s'est posé la question de cette façon. Mais un jour, un physicien a postulé que la tendance des corps, une fois qu'ils étaient mis en mouvement, était de poursuivre éternellement ce mouvement si rien ne venait y mettre fin. Et il a renversé la question : qu'est-ce qui fait que le mouvement s’arrête ? Quelle résistance les corps rencontrent-ils pour qu'ils finissent par s’arrêter ? Et c'est parce qu'on a renversé le sens de la question qu'on a découvert les grandes lois du mouvement. 

En faisant le postulat de l'appât du don au lieu de celui de l'appât du gain, on opère un tel renversement. Et la question devient : qu'est-ce qui empêche les membres d'une société de donner ? Qu'est-ce qui freine l'appât du don ? Qu'est-ce qui fait que l'on résiste au don, que l'on retient les choses au lieu de les faire circuler ? L’analyse du don d'organes dans cette perspective a montré qu'en continuant à se poser la question de cette manière, on pourra peut-être mieux comprendre les raisons de la circulation des choses entre les humains. 

 

La réciprocité est seconde

Le postulat du don nous a aussi éloignés d'une conception du don fondée sur la réciprocité, Cette conséquence du postulat est aussi difficile à accepter que le postulat lui-même. Rappelons que Gouldner [1960] avait fait de la « norme de réciprocité » un postulat au sens où nous le proposons pour le don, puisqu'il affirmait dans l'article qui porte ce titre qu'il s'agissait d'une norme aussi forte et aussi généralisée que le tabou de l'inceste. La réciprocité a toujours été au centre des discussions sur le don, surtout depuis Mauss et à cause de l'influence de la réflexion anthropologique sur le don. 

La réciprocité est importante, mais elle n'est pas le cœur du don et elle conduit inévitablement à retomber dans le paradigme dominant. Seule la présence du principe du don fait en sorte que la norme de réciprocité n'est pas absorbée par le principe de l'équivalence. Quand on cherche à modéliser le don à partir de la réciprocité, on a tendance à le concevoir uniquement comme la face positive de la vengeance ; on conçoit don et vengeance comme deux figures symétriques. Mais ce faisant, on oublie que ce qui met fin à la vengeance, à la symétrie sans fin de la vengeance, c'est un don non réciproque, un « vrai » don. Gouldner lui-même le reconnaît dans un texte ultérieur moins connu, et intitulé justement « The Importance of Something for Nothing » [1973], où il montre que le don n'a rien de spécifiquement chrétien et qu'il est aussi universel que la norme de réciprocité. [Il fait référence à Confucius, Bouddha, Lao-Tze, Platon, Socrate et Aristote – cf. p. 283]. 

La grande erreur des modèles fondés sur la réciprocité provient de la confusion entre le constat d'un retour et la volonté ou l'intention de retour, soit le plus grand paradoxe du don, comme on l'a vu et comme le reconnaît également Gouldner : 

« Le paradoxe, c'est que le don qui rapporte le plus est le don gratuit, le don fait sans condition. Car ce qui est donné vraiment gratuitement touche les hommes profondément et les rend particulièrement endettés vis-à-vis de leurs bienfaiteurs » [1973, p. 277].

 

C'est pourquoi, comme l'écrit Mary Douglas, il y a une grande violence dans le don unilatéral s'il signifie le refus du retour : 

« Le don gratuit ne devrait pas exister. Ce qui est erroné et néfaste dans le soi-disant don gratuit, c'est la volonté du donneur de ne pas recevoir un don provenant du receveur. » 

Il faut bien noter que ce qu'elle considère comme néfaste n'est pas l'absence de retour, mais l'absence de volonté de retour – plus précisément le refus du retour. 

La confusion entre l'observation de ce qui circule et sa signification est la plus grande source de malentendu dans la théorie du don. Cette confusion conduit non seulement à centrer le don sur la réciprocité, mais à en faire un principe supérieur au don. Cette confusion s'explique par l'importance de l'anthropologie dans toute réflexion sur le don. L’anthropologie a le plus souvent, plus ou moins volontairement, fait cette confusion parce qu'elle a centré sa réflexion sur la circulation « objective » des choses (la quantité, les délais et les rituels qui l'accompagnent dans un sens et dans l'autre) sans chercher à approfondir le sens, les raisons de cette circulation, faisant ainsi implicitement (et souvent explicitement) le postulat de la réciprocité. 

Pour illustrer ce dernier point, revenons à l'ouvrage de L. Cordonnier. Celui-ci, faute d'aller jusqu'à faire le postulat du don, ne parvient pas à rompre avec le modèle de l'équivalence parce qu'il se réfère au modèle du don archaïque développé par les anthropologues, un modèle fondé sur la réciprocité (quand ce n'est pas sur l'équivalence à long terme). Or c'est l'idée du « premier don », comme dit Simmel, qui résout le dilemme du prisonnier, et non la réciprocité. Le premier don est par définition non réciproque. Il engendre le système : 

« Le premier don est donné spontanément et possède une liberté ne contenant aucun devoir, pas même le devoir de gratitude. [...] Un tel geste naît d'un impératif psychique. [...] On ne peut pas rendre un premier don ; car il a cette liberté qu'un don en retour, de par sa nature même, ne peut pas par définition posséder [11] » [Simmel, 1950, p. 392-393). 

Il faut rejeter la réciprocité comme norme principale des systèmes de don. C'est ce qui ressort de l'analyse du don fait à des inconnus et du don dans les réseaux de parenté. Ces systèmes ne sont pas fondés sur la réciprocité même s'il y a retour, souvent plus important que le don initial d'ailleurs. Se contenter de distinguer entre retour immédiat et retour différé n'est pas suffisant. La réciprocité existe bien sûr, et dans les faits il y a retour. Mais le don, fondamentalement, n'est pas un modèle d'équivalence, pas même à long terme. (Cela peut se produire, mais ce n'est pas le modèle.) 

 

L'importance de la dette

L’approche par le don a conduit à accorder une grande importance à un système de circulation des choses rarement reconnu, celui de la dette positive. Son importance a été constatée dans la parenté et les liens primaires, mais aussi dans le don aux inconnus. 

On peut dire qu'on atteint un état de dette positif lorsque le désir de donner (ou la gratitude) que chaque partenaire ressent vis-à-vis de l'autre s'adresse à ce qu'il est au lieu de se rapporter uniquement à ce qu'il a reçu de l'autre. Cette distinction importante avait déjà été faite par Simmel [1950] et Gouldner [1973] à propos du don. 

« Nous ne remercions pas quelqu'un seulement pour ce qu'il fait [...] Nous lui sommes reconnaissant d'exister » [Simmel, 1950, p. 389]. « [Dans ce cas] la gratitude ne consiste pas dans un don en retour, mais dans la conscience du fait qu'il ne peut pas être rendu » [ibid., p. 392]. 

Lorsque cette conscience existe chez les deux partenaires, on est en présence de la dette mutuelle positive. Pour Gouldner, on s'éloigne de la norme de réciprocité et on se rapproche de ce qu'il appelle « something for nothing » lorsque « le donneur donne à cause de ce que le receveur est, et non en fonction de ce qu'il fait » [1973, p. 270 – souligné par Gouldner] 

La dette mutuelle positive ne caractérise pas tous les rapports de don. Mais le don implique toujours une référence à la dette chez l'ensemble des partenaires du don. La volonté de ne pas avoir de dette est, dans un système de don, une volonté de dominer l'autre, une atteinte à son identité. Dans une telle situation, le passage du don au droit constitue une amélioration importante. C'est d'ailleurs ce que nous avons constaté dans une enquête auprès de bénéficiaires de services bénévoles. Lorsque ces bénéficiaires ne peuvent pas (ou ne souhaitent pas) rendre, leur identité est menacée, et ils tendent alors à adopter le modèle du droit dans leurs rapports avec le personnel bénévole. Ils considèrent alors l'organisme de bénévolat comme un prolongement de l'État. 

 

Les fantômes du don

 

Mais pourquoi le passage à un cadre de référence comme celui des droits constitue-t-il une moindre menace pour l'identité ? Parce que le droit fonde une dette de la société à « l'ayant droit ». Le donneur ne donne plus, il rend ; et rendre n'est pas une menace pour l'identité du receveur [12]. 

Se faire avoir est la figure négative du don la plus courante. Mais c'est peut-être, en fin de compte, la forme la plus bénigne du côté sombre du don. Se faire avoir, c'est perdre – ou ne pas recevoir – des possessions, soit la forme la plus extérieure, la première couche de notre identité. Mais plus profondément, dans un rapport de don négatif, on peut perdre la confiance en quelqu’un ; et alors, on perd un lien social. Plus profondément encore, on peut perdre son identité. 

Le danger de recevoir est la principale raison de ne pas donner, celle qui justifie de remplacer le système de don par un système de droit ou un système marchand. « Accepter quelque chose de quelqu'un, c'est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme ; la conservation de cette chose serait dangereuse et mortelle [13]. » L’auteur de l'Essai sur le don exprime ainsi l'essentiel des bonnes raisons de ne pas donner : elles résident dans l'impossibilité de rendre. Ne pas pouvoir rendre, c'est devenir ce que l'on reçoit, être transformé dans son identité, comme le révèle le don d'organes. Dans le film de Ken McMullen, Ghost Dance, Derrida affirme que pour Freud [14], les fantômes sont la métaphore d'un mauvais travail de deuil, le symptôme d'un deuil non réussi. Le travail de deuil a normalement pour résultat l'intériorisation de la personne décédée, que l'on fait revivre par nous. Lorsque ce travail de deuil échoue, au lieu d'intériorisation, on peut parler d'incorporation. Alors le mort vit en nous, parfois à notre place. Il est un fantôme et menace notre identité. 

Cette métaphore s'applique au rapport de don. Le don négatif, c'est le fantôme du don, le fantôme du don positif. C'est l'alternative que vivent les receveurs d'organes : intériorisation de l'organe de l'autre qui devient partie de soi, ou incorporation de l'autre, qui devient fantôme en moi. Mais cette menace n'est pas propre au don d'organes. Elle est présente dans tous les rapports de don. 

Ce fantôme habite par exemple les rapports entre l'Occident et le tiers monde. Le don humanitaire met en évidence une caractéristique de ce système de don aux inconnus : le fait que le receveur soit considéré comme acquis, qu'on ne lui demande pas son avis [Fairchild, 1996 ; Latouche, 1992 ; Aragon, 1996 ; Douglas, 1990]. Plus encore que par le marché, c'est par les dons non rendus que les sociétés dominées finissent par s'identifier à l'Occident et perdent leur âme, affirme Serge Latouche dans L'Occidentalisation du monde [1992]. 

« Le véhicule de cette "conversion" (aux valeurs occidentales) ne peut être la violence ouverte ou le pillage même déguisé en échange marchand "inégal", c'est le don. C'est en donnant que l'Occident acquiert le pouvoir et le prestige qui engendrent la véritable déstructuration culturelle » [p. 68]. « [L'Occident] se tient hors d'atteinte et continue de donner sans rien accepter. Il s'approprie le cas échéant, mais ne reconnaît aucune dette et n'entend recevoir de leçon de personne » [p. 69]. 

C'est exactement ce qu'affirme Mary Douglas [1990] dans sa préface à l'Essai sur le don de Marcel Mauss : 

« Ce qui est néfaste dans le soi-disant don gratuit, c'est la volonté du donneur de ne pas recevoir un don provenant du receveur. »


[1] Notons que l'intérêt ne se confond pas avec l'utilité au sens strict. Les préférences peuvent être de toute nature, et n'ont pas besoin d'être utiles. L'inutile est même le domaine privilégié du marché, quand on le compare à l'économie publique. Le gadget le produit de couleur différente, l'apparence, tout est légitime pour le marché. Le marché a d'ailleurs progressivement déplacé son champ d'activités de l'utile à l'inutile (l'utile ne fait pas suffisamment augmenter le PNB). Il est à l'affût des moindres « passions » pour les satisfaire, surtout celles que les normes sociales officielles rejettent – ce qui lui en octroie le « monopole ». La raison marchande adhère au principe de Hume : « La raison est, et doit seulement être, l'esclave des passions » [cité par Elster, 1995, p. 140]. Les passions, dans tous les sens du terme, font partie des préférences, et le marché s'abstient de les juger.

[2] Pour une critique des deux paradigmes dominant actuellement les sciences humaines, voir Alain Caillé [1996].

[3] Qu'il appelle le « I and We paradigm » (idée de Baldwin).

[4] Ce problème des deux approches a été discuté par de nombreux auteurs, dont le plus connu est peut-être Wrong et son concept de « sursocialisation de l'homme » dans la sociologie moderne (oversocialized conception of man) [1961]. À ce sujet, voir Caillé [1996].

[5] Moscovici a consacré un ouvrage [1998] à ce thème.

[6] Les deux paradigmes se présentent comme s'appliquant au domaine de l'action humaine. On entend ici par action humaine le domaine du comportement non entièrement déterminé, où existe un minimum de liberté, soit le champ d'application des paradigmes individualiste et holiste. Car il y a par ailleurs le domaine des passions incontrôlées, animales, ou encore les réflexes. Ainsi, selon Gérard-Varet et Passeron, on a d'un côté les actions auxquelles on peut appliquer la notion de rationalité – et qui ont « pour point commun de toujours supposer (et d'exiger pour avoir un sens) qu'un choix soit offert aux acteurs –, et de l'autre un domaine de l'action humaine où la notion de choix ne s'applique pas, n'est pas pertinente. Un comportement peut être instinctif, impulsif, réflexe, répétitif, etc., bref contraint par toutes sortes de déterminations » [1995, p. 17 c'est moi qui souligne].

[7] Par exemple Fukuyama [1995] ne dit pas un mot du don dans un livre dont le titre est Trust...

[8] Le modèle du don « pur » conduit probablement au même dilemme, comme l'illustre l'histoire des deux altruistes qui n'arrivent jamais à franchir le seuil de la porte !

[9] Toute cette section s'inspire de l'ouvrage de Frank [1988].

[10] Mais il a certes perdu son caractère inoffensif !

[11] Gouldner est encore plus précis : « Pour utiliser une analogie un peu boiteuse : la norme de bienveillance (le don unilatéral) est la clé de contact qui actionne le démarreur (la norme de réciprocité), lequel, à son tour met en marche le moteur (le cycle d'échanges mutuels) » [1973, p. 275].

[12] À condition bien sûr que ce droit soit reconnu comme légitime par les membres de la société.

[13] Mauss [1950, p. 161 ; voir aussi p. 254, à propos du don-poison]. Mauss fait ces remarques à propos du hau, soit l'idée la plus contestée de son essai.

[14] Voir à ce sujet Abraham et Torok [1987].



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le mardi 20 mai 2014 18:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref