RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Jacques T. Godbout, “Les « bonnes raisons » de donner”. Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 1-2, 1995, pp. 45-56. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval. [Autorisation confirmée par l’auteur, le 13 juillet 2007, de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Jacques T. Godbout 

Les « bonnes raisons » de donner”. [1] 

Un article publié dans la revue Anthropologie et Sociétés, vol. 19, no 1-2, 1995, pp. 45-56. Québec : département d'anthropologie de l'Université Laval.

 

Introduction
 
Le discours
Le sens du retour : un don
L'obligation d'être spontané
 
Références

Introduction 

 

Le serment est à l'origine de la garantie d'un accord, et dans la conscience des hommes, la force qui lie deux contractants ne se sépare pas facilement de la fidélité et de la foi ; même si, en réalité, celles-ci ne sont exigées en aucune façon, et si la simple considération de l'intérêt personnel suffit pour représenter au sujet raisonnable la nécessité de remplir cette condition fondamentale de la vie sociale. Il n'est pas facile d'éclairer et de comprendre ce point de vue. Mais dans l'examen et la pénétration de sa signification, on découvrira la clef de la solution des problèmes les plus importants de l'évolution et de la culture humaine.
 
Ferdinand Tönnies 1977 : 269

 

Le don est-il rationnel ? Pour Derrida (1991), non. C'est une folie, nécessairement. Et même une impossibilité. Pour les utilitaristes, oui, car le don obéit à la rationalité instrumentale puisque l'on donne dans le but de recevoir, la seule spécificité du don étant que souvent on cache cet objectif aux autres, quand ce n'est pas à soi-même. Le vrai don au sens de don gratuit n'existe pas (Godbout et Caillé 1992 ; M.A.U.S.S. 1993). 

Pourtant, lorsqu'on observe les comportements de don, on arrive rapidement à la conclusion que le don existe, au sens de gestes d'offrande de choses et de services, gestes non posés pour le retour, ou en tout cas non posés principalement pour le retour, sans que les acteurs considèrent pour autant être des sujets irrationnels. Peut-on éclaircir cette apparente contradiction en s'inspirant des concepts développés par le paradigme de l'individualisme méthodologique et d'une conception de la rationalité élargie développée depuis plusieurs années par un sociologue comme Raymond Boudon ? 

Pour Boudon il existe deux manières d'expliquer les phénomènes sociaux : soit on en appelle aux coutumes, à la mentalité, à la tradition, et on nie ainsi la liberté des acteurs tout en ne faisant souvent que projeter sur le sujet observé les raisonnements propres au contexte de l'observateur ; soit on essaie de comprendre, et on est alors amené à chercher « les bonnes raisons » qui ont conduit un sujet à adopter tel comportement, ou à avoir telle ou telle croyance (1988 [2]). C'est le point de départ du paradigme de la sociologie de l'action et de l'individualisme méthodologique. Boudon s'élève avec raison contre la facilité avec laquelle pour expliquer un phénomène, en sociologie, on a recours à l'obéissance aveugle à la tradition, ou à une explication faisant appel à des forces obscures qui dépassent l'acteur, que ce soit l'inconscient individuel, l'aliénation, ou une structure sociale élémentaire inconsciente qui permet à Lévi-Strauss de réduire le don à un échange [3]. Ces explications supposent trop facilement des acteurs irrationnels, ou incompréhensibles par l'observateur, attitude qui n'est pas sans cacher souvent un certain mépris pour les populations observées. Le chercheur, affirme Boudon, doit aller au-delà de ces fausses explications et faire tout ce qu'il peut pour identifier les « bonnes raisons » qui permettent de comprendre le comportement d'un acteur et la logique de son action. C'est ce que Boudon appelle le postulat de rationalité. Cette rationalité est beaucoup plus large que la rationalité instrumentale. Elle inclut en fait toutes les « bonnes raisons » (qui peuvent être morales, religieuses, etc.) qui font qu'un acteur a agi d'une certaine façon, et n'exclut en réalité que les passions. Typiquement, cette explication prend la forme de l'énoncé suivant : « X avait de bonnes raisons de faire Y, car... »(Boudon 1993 : 42). S'il s'agit d'une passion, cet énoncé n'est pas possible et prend plutôt la forme de : « X n'avait pas de bonnes raisons de faire Y, mais... (il était en colère, ou jaloux, etc.) ». Boudon soutient qu'une telle conception de la rationalité n'a pas de définition formelle, mais seulement une définition sémantique. « [...] si la notion de rationalité peut être définie de manière sémantique, elle ne peut l'être de manière formelle. Elle s'appuie sur le fait qu'une phrase telle que "X avait de bonnes raisons de faire Y, car il croyait que Z..." peut soit faire sens, soit être dépourvue de sens, et propose de tenir Y dans le premier cas pour rationnel, dans le second cas pour irrationnel » (ibid. : 36). Pour l'auteur, l'intérêt d'une telle définition sémantique est qu'elle fournit un critère « naturel »pour décider du caractère rationnel ou non d'un comportement ou d'une croyance. 

Qu'en est-il du don ? Peut-on en quelque sorte « tester »cette définition en l'appliquant au don ? Envisageons successivement les bonnes raisons énoncées par les acteurs, puis la question du retour (contre-don). 

 

LE DISCOURS

 

L'observation de l'interprétation que font les acteurs du don dans la société actuelle confirme remarquablement ce rejet de l'explication par la tradition, par la contrainte sociale pesant sur l'individu, tradition qui conduirait l'individu à donner de façon non rationnelle. Presque unanimement [4], les personnes qui parlent du don aujourd'hui rejettent cette interprétation. Elles insistent même pour prendre distance vis-à-vis des obligations, des traditions, des coutumes comme motivations qui les poussent à donner. Tout en reconnaissant que dans certaines circonstances il faut bien faire des dons conventionnels, ce type de don se situe au niveau le plus bas de la hiérarchie ; à la limite, pour les individus modernes, ce n'est pas un « vrai don ». Autrement dit la tradition, la convention sociale, la coutume ne sont pas pour l'individu moderne de bonnes raisons de donner. 

La question qui se pose aussitôt a trait à la nature de ces bonnes raisons : pour beaucoup de sociologues, elles semblent se limiter à l'intérêt. Cherchez l'intérêt, cherchez comment tel comportement ou telle croyance profite à son auteur, et vous comprendrez le comportement. C'est d'ailleurs à ce type de compréhension que se réfère Boudon dans ses illustrations les plus connues. Ainsi, il utilise souvent le cas des taux élevés de natalité dans des pays où la sécurité sociale est à peu près inexistante. Le sociologue a tendance à juger ces comportements natalistes irrationnels, correspondant à des coutumes dont l'individu est incapable de se dégager ; alors que si l'on prend en considération cette absence de sécurité sociale, on comprend qu'il est dans l'intérêt des membres de ces sociétés d'avoir plusieurs enfants sur lesquels ils pourront compter éventuellement. Même si - on le verra - l'intérêt du paradigme développé par Boudon réside justement dans l'effort pour aller au-delà de la rationalité instrumentale (utilitaire), il faut d'abord se pencher sur cette première question qui vient presque naturellement à l'esprit moderne à propos du don : si ce n'est pas pour obéir à une coutume, la bonne raison de donner est-elle l'intérêt ? Autrement dit, donne-t-on pour recevoir, le don est-il une forme plus ou moins déguisée d'échange marchand ? L'énoncé sémantique de la rationalité du don serait de la forme : « X a de bonnes raisons de donner Y, car il le fait pour recevoir Z ». 

En fait, l'observation du discours des acteurs sur le don permet de constater que les acteurs engagés dans un rapport de don nient tout autant être d'abord motivés par l'intérêt (au sens de donner dans le but de recevoir en retour, sur le modèle de l'échange marchand, comme dans l'illustration du taux de naissance élevé rapporté plus haut) que par l'obéissance à une coutume ou à une tradition. En tout cas ce n'est pas pour eux la principale raison du don. Et sans nier le fait qu'il arrive de donner pour recevoir, ce comportement est considéré, tout autant que donner par obligation, comme fort éloigné d'un « vrai don ». 

Conformément au précepte de Boudon, prenons au sérieux le discours des acteurs plutôt que de conclure comme on l'a fait si souvent à des motivations cachées, non avouées [5]. Si autant la coutume que l'intérêt (rationalité utilitaire) sont récusés par les acteurs, quelles sont donc alors les « bonnes raisons » qui rendent compte du don ? Le paradigme de l'individualisme méthodologique élargi fournit au sociologue « une palette de types de rationalité » (1993 : 38) : outre la rationalité utilitaire, Boudon [6] identifie la rationalité téléologique, axiologique, traditionnelle, cognitive. Il distingue également entre la rationalité objective et subjective, cette dernière s'appliquant notamment au cas où même si l'acteur est objectivement dans l'erreur, il peut avoir de bonnes raisons de penser ce qu'il pense. Malgré tout cet arsenal, la réponse n'est pas facile. Les raisons fournies sont nombreuses et dans un premier temps on peut distinguer entre les raisons plus générales qui répondent à la question « pourquoi donne-t-on ? », et les raisons immédiates qui servent à rendre compte d'un comportement de don particulier. 

Pourquoi donne-t-on en général ? À cette question la réponse la plus courante a trait au désir de faire partie d'un monde où les choses circulent et nous reviennent, et on veut en être. « C'est une roue qui tourne », dit-on, ou en anglais, « what goes around comes around ». Il y a comme un devoir, mais aussi un besoin d'être membre de ce cercle étrange, qui s'étend comme une sorte de loi universelle qui nous dépasse, et a laquelle on est libre de participer par ailleurs, mais à laquelle on souhaite participer. Quant à ce que Boudon appelle les croyances, on retrouve quelque chose qui ressemble au modèle holiste de la société, quelque chose qui dépasse l'individu et est plus grand que lui. 

En ce qui concerne les raisons propres à un geste de don en particulier, celles-ci sont variées. Lorsqu'on demandait à Montaigne les « bonnes raisons » qui rendaient compte de la relation entre lui et La Boétie, il répondait : « Parce que c'est lui, parce que c'est moi ». Les bonnes raisons du don relèvent souvent de ce modèle : la reconnaissance, le plaisir de donner (qui provient de différents sentiments incluant le plaisir de l'autre), l'amour de l'autre, et même l'intérêt, mais celui du donataire et non celui du donateur, sont parmi les raisons les plus fréquemment énoncées pour rendre compte d'un geste spécifique de don. 

Mais il arrive aussi que l'absence de raison soit considérée comme « allant de soi ». On dit alors : « c'était une folie, ça m'a pris comme ça, spontanément », etc. Et ce comportement apparemment sans raison ne s'applique pas qu'à des dons sans importance, bien au contraire. Ainsi des chercheurs étudiant le don de rein ont eu la surprise de constater, lorsqu'ils ont voulu se faire expliquer par les donneurs comment ils en étaient arrivés à prendre une telle décision - décrite par la majorité d'entre eux comme « la plus importante de leur vie » -, que cela allait de soi, qu'il n'y avait pas à proprement parler de décision (Fox et Swazey 1978). Le paradigme de la rationalité s'applique-t-il aux comportements qui ne sont pas considérés par les acteurs comme des décisions ? Théoriquement, on pourrait croire qu'ils appartiennent à la rationalité subjective, dont Boudon dit justement qu'ils contiennent des a priori considérés comme allant de soi (1993 : 41). Mais plus spécifiquement, peut-on dire que de tels gestes sont conformes à la rationalité sémantique ? Peut-on dire que X avait de bonnes raisons de donner un rein, car... c'était son frère, sa sœur ? Est-ce une bonne raison ? Ou au contraire doit-on dire : « X n'avait pas de bonnes raisons de donner son rein (car c'est dangereux, etc.), mais il l'aimait ». Alors le don est assimilé à une passion, comme la colère. Raison ou passion ? Pour celui pour qui le don va de soi, c'est une bonne raison. Pour les autres, non. X n'avait pas de bonnes raisons de donner un rein, car c'est un geste dangereux ; il prenait un très grand risque, il est maintenant atteint dans son intégrité physique, et ça ne rapporte pas. Il n'avait pas de bonnes raisons, mais il l'aimait, ou il se sentait obligé par le contrôle social familial, étant le seul donneur compatible, etc. 

Dans cette étude, on rapporte par ailleurs le cas exceptionnel d'une jeune fille qui a accepté de donner son rein à sa mère à la condition qu'elle lui achète un manteau de fourrure. Voilà certes une bonne raison tout à fait conforme au modèle utilitariste de l'échange. Or non seulement de tels cas sont-ils exceptionnels, mais en outre les protagonistes eux-mêmes, autres que la jeune fille, considèrent ce comportement anormal, la mère l'expliquant par le manque de maturité de sa fille. D'ailleurs, combien d'observateurs adhéreraient sans hésitation à l'énoncé : « La jeune fille avait de bonnes raisons de donner un rein, car elle obtenait un manteau de fourrure en échange » ? 

L'application de la rationalité sémantique proposée par Boudon au don semble conduire à la conclusion que la distinction n'est pas discriminante, et serait donc peu utile lorsqu'on l'applique au don. La rationalité sémantique ne semble pas permettre de décider s'il y a de bonnes raisons de donner, ce qui était pourtant son grand avantage par rapport à la rationalité formelle. 

À moins que nous ne soyons en présence de la rationalité « psychologique », dernière catégorie avancée par Boudon (1993 : 4 1). Mais l'auteur admet lui-même que cette catégorie est hétéroclite et difficilement applicable ou testable. D'ailleurs, c'est le type pour lequel il ne fournit pas d'application à titre d'illustration. Car si les « misons du cœur » (ibid. : 41) en font partie, alors il n'y a plus de limites. C'est pourquoi, tout en élargissant le concept de rationalité, Boudon s'empresse de spécifier des limites à cet élargissement qui pourrait être sans fin et finir par enlever toute pertinence au concept. Elles sont précises et correspondent pour l'auteur au fait que l'acteur est considéré comme dominant ou non son comportement. Dans le cas de comportements irrationnels, « l'acteur est considéré comme [...] maîtrisant imparfaitement [son comportement] et comme mû par des forces psychiques échappant à son contrôle » (ibid. : 42). Dans ce cas, il n'est pas possible d'appliquer l'expression « X avait de bonnes raisons de faire Y, car... ». 

Pour comprendre les raisons du don, on est ainsi ramené en amont du comportement du sujet observé, et le critère de la bonne raison dépend finalement des valeurs de l'observateur lui-même. S'il est utilitariste il aura tendance à classer le don soit comme hypocrite et cachant les vraies raisons, qui sont de recevoir, soit comme obéissant de façon non rationnelle à des coutumes, à des traditions, mû par des forces échappant à son contrôle. Et pourtant, on l'a vu, la liberté dans le geste du don est considérée comme fondamentale par les sujets, au point où toute obligation venant de la tradition, de la coutume -ou même de pressions quelconques de la part de l'éventuel receveur-, tend à détruire le don. Et par ailleurs, un comportement utilitariste comme celui de la jeune fille est considéré aussi comme anormal. 

Arrivons-nous à une impasse, et devons-nous conclure que dans ce cas de figure la rationalité sémantique n'est qu'une façon élégante de faire appel aux valeurs de l'observateur, que le don fait partie de cette catégorie de phénomènes sociaux non susceptibles d'être analysés par le paradigme de l'individualisme méthodologique ? Le don appartiendrait alors à une autre catégorie de phénomènes sociaux.

 

LE SENS DU RETOUR : UN DON

 

Jusqu'à maintenant, nous nous sommes limités à l'interprétation des raisons fournies par les donateurs, à l'observation du discours et des croyances, en évitant la question du retour, du contre-don, question qui depuis Mauss est au centre de presque toutes les recherches et réflexions sur le don. Même si les acteurs nient donner pour recevoir, qu'en est-il du retour ? Y a-t-il retour, sous quelle forme ? Et qu'en est-il de l'obligation de rendre ? Une première contribution, importante, de l'individualisme méthodologique en rapport à cette question réside dans cette prescription faite au chercheur de ne pas se contenter d'observer le rapport objectif entre le don et le contre-don, entre la valeur des choses qui circulent, mais d'en chercher le sens au lieu de partir du postulat que la constatation de l'existence d'un retour est la preuve que la bonne raison du don résidait dans ce retour, et qu'un vrai don serait donc un don sans retour. C'est d'ailleurs la conception courante du don gratuit. Or, on a vu que pour les acteurs du don, un vrai don est d'abord un don fait librement, un don libre, plutôt qu'un don unilatéral. Et la « bonne raison » de nombre de comportements accompagnant le don est non pas de recevoir en retour - que l'autre rende -, mais que l'autre soit libre de rendre, autrement dit de donner. En d'autres mots, la liberté est une bonne raison fondamentale du don. On peut appliquer la formule de la rationalité sémantique à plusieurs des comportements bien connus reliés au don, et notamment le non-dit, et même le fait de nier la valeur en soi ou pour soi du don offert (« je n'en avais plus besoin », « j'en avais trop », etc.). Ces comportements peuvent s'expliquer par la forme : X a de bonnes raisons de recourir à ces formules, car il ne veut pas que l'autre se sente obligé de rendre, parce qu'il accorde une valeur d'abord au retour libre, plutôt qu'au retour en soi. 

Comment interpréter cette préférence universelle pour les dons libres, les seuls « vrais dons » ? On a vu qu'en faisant de cette liberté la base du don moderne, les acteurs du don rompent avec la conception courante de ce qu'est un vrai don, définition centrée plutôt sur la notion de gratuité. Le vrai don serait un don gratuit, au sens de sans retour, unilatéral, et non pas d'abord au sens de libre. Cette conception du don centrée sur la liberté plutôt que sur la gratuité est d'ailleurs cohérente avec le reste du discours des acteurs. Car plus on cherche le sens du don pour les acteurs, plus ce geste s'inscrit dans des cycles où le don apparemment unilatéral tend à devenir marginal. Pour ne prendre qu'un exemple extrême - le bénévolat, don unilatéral par excellence -, on constate que les bénévoles situent la plupart du temps leur action dans un contexte plus large où ils affirment avoir beaucoup reçu dans le passé (en faisant du bénévolat, ils rendent donc en partie ce qu'ils ont reçu). En outre, la plupart disent recevoir beaucoup des personnes qu'ils aident (Wuthnow 1991). Le retour n'est donc pas nié. Mais alors, ne retrouve-t-on pas l'interprétation par l'intérêt ? En affirmant l'existence du retour, les donateurs ne révèlent-ils pas les véritables « bonnes raisons » de leur comportement ? Non, car s'il y a retour, on donne rarement dans ce but, et le retour, comme le don, est également libre. Autrement dit, l'existence d'un retour a souvent conduit à tort l'observateur à conclure à l'intention de retour chez les donateurs, et même à l'obligation de retour. Que ce soit pour recevoir ou non, et même lorsqu'on donne pour recevoir, il n'y a pas de garantie. Le retour n'est jamais assure, et le don est donc risque, si l'on donne pour recevoir. « Si tout don appelle un contre-don, rien ne saurait garantir une telle réciprocité » (Vidal 1993 : 61). Autrement dit encore : le retour est aussi un don. 

Il s'agit là d'un trait fondamental qui distingue le don de la circulation marchande ou étatique et de tout rapport contractuel : il n'y a pas de droits dans le don. C'est une conséquence directe de la liberté du don : le don étant libre, on n'est jamais assuré du geste de l'autre, car il est libre lui aussi. Libre, pas seulement au sens où l'on peut par exemple librement adhérer à un système d'assurance, entrer ou non dans le système, avec la garantie, si l'on y adhère, d'en bénéficier en cas de besoin. C'est la liberté marchande. La liberté du don va plus loin : à l'intérieur même d'un système de don, il n'existe pas de lien direct entre la contribution et la rétribution, au point où dans un système comme le don du sang, on en bénéficie même si l'on n'y participe pas. Ce qui accroît évidemment infiniment notre liberté d'y participer, de donner ou non du sang, Par exemple [7]. La liberté et la non-garantie sont les deux faces du même phénomène. 

Le sens du geste est important dans le don. L'observation du retour ne dit rien en soi sur le sens du retour, sauf si l'observateur attribue a priori au donateur une « bonne raison » : celle de donner pour recevoir. Le don du donataire au donateur est alors interprété uniquement comme un retour, et devient la preuve que l'on a donné pour recevoir, et cela même si les acteurs affirment le contraire ! Il y a un glissement permanent de l'observation de ce qui circule à l'attribution d'un sens unique à cette circulation. Or plusieurs cas de figure sont possibles, et ce que souvent les protagonistes du don affirment, c 'est qu'ils ne veulent pas tellement recevoir, que recevoir un don. Au point où l'on préférera ne rien recevoir si l'on a l'impression que l'autre s'est senti obligé de donner. Pour cela il faut imaginer l'autre libre de nous faire un don, un retour. Toutes sortes de ruses, qui peuvent paraître bizarres ou hypocrites, existent dans ce but : libérer l'autre de l'obligation de donner. Dans un schéma d'explication utilitariste, où seul l'intérêt est considéré comme facteur d'explication du comportement, ces rituels sont interprétés comme manifestation d'hypocrisie, comme moyen pour cacher la seule « bonne raison » possible, la véritable intention qui serait que l'on donne uniquement pour recevoir. Ainsi, au moment de recevoir un cadeau, le donataire dira : « Mais c'est trop, tu n'aurais pas dû, etc. ». Et le donateur répondra : « Ce n'est rien du tout, c'est la moindre des choses ! » Il y a dans ces phrases banales une volonté de libérer l'autre de ses obligations dans la transaction du don, qui fait du don l'envers de la transaction marchande, dans laquelle chaque partenaire tente au contraire d'obliger, d'engager l'autre de façon maximale en signant des contrats, en exigeant des garanties, etc. Lorsqu'on cherche les « bonnes raisons » qui rendent compte de ces rituels étranges, on n'a pas à recourir à des facteurs externes comme l'hypocrisie des acteurs, mais plus simplement au besoin de libérer l'autre de l'obligation pour que son geste ait de la valeur pour le donataire. Cette obligation vient enlever toute valeur au geste posé. Au-delà de la valeur d'usage et de la valeur d'échange de ce qui circule, le don semble véhiculer un troisième type de valeur qu'on pourrait appeler la valeur de lien, celle qui exprime l'intensité de la relation entre les partenaires du don. Et cette valeur est directement proportionnelle au degré de liberté du geste du donateur perçu par le donataire. 

La bonne raison de nombreux comportements sociaux qui accompagnent le don est de préserver la liberté de celui qui reçoit, de le libérer en même temps qu'on pose un geste qui a naturellement tendance à l'obliger. C'est un des comportements sociaux les plus complexes, dont les raisons jouent simultanément sur plusieurs registres. Cela n'exclut pas d'autres formes de don, où l'obligation est plus présente, où l'intérêt est plus manifeste. Le don conventionnel, le don utilitaire existent et sont plus ou moins présents selon les contextes et selon les sociétés. Mais dans toutes ces formes il y a au minimum la non-garantie de retour, et donc la liberté, et donc la confiance au cœur du geste du don. 

 

L'OBLIGATION D'ÊTRE SPONTANÉ

 

Nous pensons que ce phénomène est aussi au coeur de la société : la confiance que les choses me seront rendues un jour, sans garantie qu'elles le soient. C'est peut-être la bonne raison fondamentale qui rend finalement compte du comportement du donateur : l'affirmation de sa confiance dans les autres, de sa foi dans le lien social. 

Mettre ce type de rapport social au coeur du lien social, cela suppose une certaine conception de la société, et cela s'oppose aussi à une certaine conception de la société. Cela s'oppose à une conception mécaniste, déterministe (qu'elle soit marxiste ou fonctionnaliste), vision qui exclut la liberté et le risque, la société étant une sorte de machine, chaque pièce s'imbriquant l'une dans l'autre à la manière des roues d'engrenage. Dans ce modèle rien d'inattendu ne survient. Rien n'apparaît, car tout est produit ou reproduit : de la force de travail à la production et àla reproduction de l'être humain. C'est le paradigme de la société conçue uniquement comme système de production. Le don n'y a aucune place, sauf comme défaut, raté du système qu'il faut s'empresser de corriger et d'éliminer. Au contraire, en mettant le don au cœur de la société, on introduit l'inattendu, la surprise comme phénomène essentiel aux liens sociaux. On introduit la grâce, dirait le poète ; la singularité, l'aléatoire, l'indétermination, l'incertitude, la singularité, dirait le scientifique. Alors que dans les rapports sociaux analysés par les sociologues des organisations comme Michel Crozier, les acteurs établissent des stratégies qui visent toutes à réduire, voire à éliminer l'incertitude (1977), les acteurs d'un système de don essaient au contraire de créer en permanence de l'incertitude en se libérant mutuellement de leurs obligations. C'est pourquoi le don ne peut pas être théorisé dans le cadre de modèles déterministes. Il faut avoir recours à des modèles non mécanistes, et sous cet angle l'individualisme méthodologique convient tout à fait à l'analyse du don, en tant que modèle qui essaie de penser la liberté. 

Sans pour autant nier la force de l'obligation : si les acteurs essaient autant de libérer le geste du don, c'est bien parce que l'obligation est toujours là, toujours présente, comme une force qui ne pourra jamais être complètement éliminée. Et l'on est ainsi ramené au paradoxe de Mauss : le don est à la fois libre et obligatoire, et c'est précisément ces deux mouvements contraires qu'il faut comprendre. Dans le don tout se passe comme s'il y avait une « force naturelle » qui tendait vers l'obligation, force dont les agents tentent de se libérer et de libérer les autres en permanence lorsqu'ils sont en situation ou en état de don. Comment rendre compte de ces deux mouvements dans le don, l'un vers l'obligation, l'autre vers la libération ? Ou encore : d'où vient ce besoin de libérer, et cette tendance à l'obligation ? 

On peut émettre l'hypothèse suivante : le geste de don est essentiel à toute société. Mais il est aussi dangereux : il peut non seulement ne pas être rendu, mais même ne pas être reçu, et « se faire avoir » en donnant affecte plus profondément que de faire une mauvaise affaire. Le don qui échoue engendre la violence [8]. Que le don fonctionne est tellement essentiel à toute société qu'elle aura la tentation constante de le rendre obligatoire, de faire des règles, de le « normer », de l'encadrer. Dans les sociétés archaïques, cette obligation prend plus la forme des grands rituels. Dans les sociétés libérales, on tend à transformer le don en droits au niveau macrosocial. Guéry illustre magnifiquement cette tendance dans son analyse du passage « du don à l'impôt » (1983). Enfin, dans les petits groupes et les relations primaires, les individus, à l'intérieur de leurs réseaux, auront aussi tendance à établir des règles pour s'assurer que le don circule. Mais la multiplication de ces règles entraîne des conséquences négatives, des effets de composition pour utiliser le langage de l'individualisme méthodologique. En fait, la mise en place de règles visant à garantir que le don existe tend simultanément et dans le même mouvement à détruire le don. C'est pourquoi, au moment du geste, les agents savent bien que le don doit être d'abord « un élan du cœur ». Ils auront donc aussi toujours tendance à transgresser les règles qu'ils ont eux-mêmes établies, à faire plus que ce que la règle prévoit ; et aussi à libérer l'autre de la règle par des mots et par des « contre-rituels » (« c'est trop ; tu n'aurais pas dû ; c'est la moindre des choses », etc.) ; à libérer l'autre en permanence de son obligation pour que le don occupe son espace et prenne sa valeur, pour qu'il soit un « vrai » don. Ce rapport paradoxal aux règles, qui n'est pas sans rappeler Rousseau (« forcer l'homme à être libre »), avait été constaté par Caplow (1984) et il est confirmé par une recherche en cours sur le don dans les réseaux familiaux. 

On retrouvera partout cette tension entre obligation et liberté, insoluble, au coeur du don. Cette étrange obligation d'être spontané, tension fondatrice du lien social, devant laquelle le sociologue devra toujours demeurer modeste, reconnaître ses limites et être prêt à donner une place, voire à céder sa place aux autres disciplines des sciences humaines, aux philosophes et aux poètes. Car le don est une expérience qui relèverait plutôt de la rationalité de type axiologique, définie ainsi par Boudon (si on l'applique au don) : X a de bonnes raisons de donner, car ce comportement découle du principe normatif Z, et X a de bonnes raisons de croire en Z. À un niveau général, c'est ainsi qu'on peut comprendre le discours des acteurs exprimant leur foi dans un réseau où les choses circulent et finissent par revenir d'une façon ou d'une autre, une sorte de loi de l'univers ou de la société qui fait que l'on donne parce que l'on veut faire partie de ce système, parce que l'on sent que cela fait partie des conditions pour appartenir à la société. Le sujet du don a donc tendance à se référer à une conception holiste de la société, a avoir un paradigme opposé à l'individualisme méthodologique. Nous n'en sommes pas à une contradiction près ! 

Même après avoir appliqué méthodiquement le précepte de Boudon en nous défiant par principe d'accorder une place illégitime à l'interprétation irrationnelle, force est de conclure qu'une certaine irrationalité constitue un ingrédient essentiel du phénomène du don, que le don fait partie de ces comportements auxquels on ne peut pas appliquer entièrement l'expression « X avait de bonnes raisons de faire Y, car... ». Ce résultat n'est pas la conséquence d'un phénomène de projection du chercheur, mais découle de l'analyse du don lui-même, autant pour ce qui est des comportements des acteurs que du discours et des croyances qui les accompagnent. Il restera toujours un résidu dans le don, une folie, un excès, une des lois du don étant d'enfreindre les règles que le système social établit à son sujet. Cet excès, cet « extra » (Cheal 1988) échappera toujours au paradigme de l'individualisme méthodologique, presque par définition. Cette irrationalité étant exigée par le don lui-même, on pourrait conclure à un autre niveau que dans le don il est rationnel d'être irrationnel, ou encore que « X a de bonnes raisons d'être irrationnel lorsqu'il donne, car cela est inscrit dans la logique même du don ». Peut-être sommes-nous devant un type de rationalité qu'il faudrait ajouter à la liste, non exhaustive, établie par Boudon. 

Quoi qu'il en soit, cette première tentative d'examiner le don à la lumière de ce paradigme permet à tout le moins de montrer que l'on ne conclut pas à l'irrationalité partielle du don pour de mauvaises raisons, celles que Boudon dénonce avec raison [9]. 

On peut même se demander si l'on n'en arrive pas à la situation étrange dans laquelle tout en constatant l'existence de bonnes raisons pour donner -autres que celle du retour anticipé -, on serait dans l'impossibilité d'interpréter ces bonnes raisons dans le cadre du paradigme de l'individualisme méthodologique, soit le paradigme même qui fonde cette hypothèse féconde de la recherche des bonnes raisons. Le sens du don serait différent des bonnes misons ; il dépasserait la recherche de raisons, alors que dans ce paradigme on considère comme équivalentes les expressions « retrouver le sens des comportements » et « rendre compte des raisons d'une action » (Boudon 1993 : 22). Se sentir dépassé par ce qui passe par nous : telle est l'expérience du don. Une telle interprétation relève-t-elle plutôt d'une approche phénoménologique ? Pour comprendre cette expérience on se sent à l'étroit dans le paradigme des raisons, ce qui ne signifie pas que l'on plonge dans l'irrationnel, mais dans l'au-delà de la règle, de l'intérêt, de la morale. L'expérience du don oblige à dépasser la dichotomie contrainte-bonnes raisons, établie par Boudon, l'explication par les bonnes raisons se substituant avantageusement à l'explication par la tradition, ce qui est exact très souvent. Mais avec le don la tension obligation-liberté n'est pas une alternative ; elle est au cœur de l'expérience et lui donne son sens. L'observation du don semble conduire à postuler l'existence d'un espace social important entre celui de la tradition et des convenances, d'une part, et celui des bonnes raisons d'autre part, espace qui emprunte aux deux autres sans s'y épuiser et sans en être une pure combinaison. 

 

RÉFÉRENCES

 

BOUDON Raymond

1988 « L'acteur social est-il si irrationnel (et si conformiste) qu'on le dit ? » : 219-244, in C. Audard et al., Individu et justice sociale. Autour de John Rawls. Paris : Éditions du Seuil.

1993 (sous la dir. de) Traité de sociologie. Paris : Presses Universitaires de France.

CAPLOW T.

1984 « Rule Enforcement Without Visible Means », American Journal of Sociology, 89, 6 : 1306-1323.

CHEAL D.

1988 The Gift Economy. New York et Londres : Routledge.

CROZIER M. et E. Friedberg

1977 L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective. Paris : Éditions du Seuil.

DERRIDA J.

1991 Donner le temps. Tome 1. La fausse monnaie. Paris : Galilée.

Fox R.C. et J.P. Swazey

1978 The Courage to Fail. A Social View of Organ Transplants and Dialysis. Chicago : University of Chicago Press.

GODBOUT Jacques T. (en collaboration avec A. Caillé)

1992 L'esprit du don. Paris et Montréal : La Découverte et Boréal. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

GUÉRY A.

1983 « Le roi dépensier. Du don à l'impôt », Bulletin du MAUSS, 5 : 7-46.

HIRSCHMAN A.O.

1977 The Passions and the Interests. Princeton : Princeton University Press.

MAUSS Marcel

1985 [1950] « Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques » : 145-279, in Sociologie et anthropologie. Paris : Presses Universitaires de France. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

M.A.U.S.S.

1993 Ce que donner veut dire. Don et intérêt. Paris : La Découverte.

TÖNNIES Ferdinand

1977 Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure. Paris : Retz-C.E.P.L.

VIDAL Daniel

1993 « Les gestes du don. À propos des "Trois Grâces" » : 60-77, in M.A.U.S.S., Ce que donner veut dire. Don et intérêt. Paris : La Découverte.

WUTHNOW R.

1991 Acts of Compassion. Caring for Others and Helping Ourselves. Princeton : Princeton University Press.



[1] Certaines sections de ce texte ont été présentées au colloque de l'ACSALF, Rimouski, mai 1993.

[2] Boudon a écrit plusieurs textes sur ce thème. C'est surtout celui publié dans son Traité de sociologie, 1993, chap. 1, qui sera utilisé ici.

[3] Voir l'article de A. Petitat dans ce numéro.

[4] Ce texte est fondé sur L'esprit du don (1992) et aussi sur une recherche en cours sur le don dans les réseaux de parenté, réalisée avec Johanne Charbonneau et Vincent Lemieux.

[5] Question que nous avons amplement discutée ailleurs (Godbout et Caillé 1992).

[6] Le lecteur reconnaîtra ici les types de rationalité définis par Weber, dont Boudon s'inspire.

[7] Autrement dit, il n'y a pas de sanction, dans le don du sang, pour ceux que les Américains appellent les « free riders ».

[8] C'est une des raisons pour lesquelles on a remplacé en partie le don par le marché, par ce qu'on appelait le « doux commerce » (Hirschman 1977).

[9] À noter que ces mauvaises raisons ne feraient pas de nous des chercheurs irrationnels, puisque si l'on applique le modèle de Boudon aux chercheurs eux-mêmes, un chercheur peut se tromper tout en étant rationnel (rationalité subjective) ; mais sans doute de mauvais chercheurs.



Retour au texte de l'auteur: Jacques T. Godbout, sociologue, INRS-urbanisation. Dernière mise à jour de cette page le samedi 31 mai 2008 7:20
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cegep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref