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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

DURÉE PURE ET TEMPORALITÉ. Bergson et Heidegger. (1971)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Laurent GIROUX, DURÉE PURE ET TEMPORALITÉ. Bergson et Heidegger. Version numérique révisée et commentée par l’auteur, 2014. Tournai: Desclée & Cie; Montréal: Les Éditions Bellarmin, 1971, 136 pp. Collection: Recherches, section de philosophie, no 4. Une édition numérique réalisée par Charles Bolduc, bénévole, PhD en philosophie, professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi. [Autorisation de l'auteur accordée le 28 novembre 2013 de diffuser ce livre en accès libre dans Les Classiques des sciences sociales.]

[7]

DURÉE PURE ET TEMPORALITÉ.
Bergson et Heidegger.

Version numérique révisée et commentée
par l’auteur, 2014.


Introduction

Bien que la philosophie de Bergson et celle de Heidegger se situent sur des plans différents de connaissance et bien que le point de départ, la méthode employée par les deux philosophes et leur façon d’envisager la réalité humaine diffèrent aussi profondément, une lecture même superficielle révèle entre eux des points de contact frappants qui pourraient se ramener schématiquement aux trois suivants : 1° L’insatisfaction par rapport à la façon abstraite dont fut traitée dans l’ontologie traditionnelle l’existence de l’homme, ce fait étant attribué de part et d’autre, quoique dans des perspectives différentes, à une intelligence insuffisante, voire à une négligence complète de la dimension temps. 2° L’idée que le temps du sens commun et le temps de la philosophie traditionnelle est un temps secondaire et dérivé est également commune à Bergson et Heidegger, même si chacun conçoit autrement le rapport qui existe entre ce temps dérivé et le temps originel de même que la structure particulière du temps originel lui-même. Heidegger et Bergson cherchent le fondement de l’unité du temps dans une structure infra-temporelle qui serait, selon eux, le temps véritable. 3° La distinction entre deux couches superposées, si l’on peut dire, – mais en rapport dialectique constant entre elles – de l’être humain, l’une authentique et l’autre inauthentique, la seconde, dite « moi social » ou « moi quotidien », prenant presque toujours le pas sur la première et s’articulant dans le langage de tout le monde, tandis que l’existence authentique est étroitement liée à la découverte et à la compréhension du temps fondamental [1].

Voilà donc quelques points de convergence qui pourraient à la [8] rigueur être purement extérieurs ou fortuits. Mais il y a plus. Les allusions à Bergson, réitérées avec une certaine insistance dans Sein und Zeit, suggèrent que Heidegger était à cette époque préoccupé par le bergsonisme [2], voir même qu’il a développé sa théorie du temps, en particulier celle du temps dérivé, en opposition contre celle de Bergson (qu’il rapproche trop facilement, à notre avis, de certaines analyses sur le temps chez Hegel). Cette hypothèse s’est trouvée confirmée lorsque nous avons pu avoir accès aux notes de cours de 1926 et 1928 [3] où Heidegger discute tant la théorie du temps-espace que celle de la durée concrète et, tout en reconnaissant le mérite réel et l’originalité de ces théories, s’applique à en montrer l’insuffisance du point de vue de l’ontologie existentiale. Concentrant notre attention sur le problème particulier du temps en rapport avec l’existence humaine, nous nous sommes donc donné pour tâche d’étudier : 1° Comment Bergson se représente la genèse de la conception commune et traditionnelle du temps, qu’il appelle le temps homogène, et comment, grâce à sa théorie de la durée réelle, conçue d’abord comme continuité pure, puis comme conservation ou enroulement du passé dans le présent, il cherche à découvrir le temps originel dont le temps homogène ne serait que la projection dans un espace idéalement construit ; nous relèverons aussi les objections les plus sérieuses qu’on a apportées à cette théorie. 2° Comment Heidegger à son tour, stimulé par cette distinction originale entre un temps fondamental et un temps dérivé [4], développe d’abord sa théorie de la temporalité en tant que structure ontologique de l’existence concrète envisagée comme Souci, et montre ensuite l’insuffisance, au point de vue ontologique, de l’interprétation du temps dérivé par un processus de [9] spatialisation et du temps originel envisagé soit comme succession « qualitative » (ou continuité hétérogène), soit comme un progrès irréversible ou un « enroulement ». Mais si la description de la durée comme changement qualitatif pur sans rapport avec la quantité ou bien comme conservation, pose effectivement de sérieux problèmes, ainsi que nous le verrons, il n’y a pas moins de raisons, croyons-nous, de se demander comment on peut concevoir une « temporalité » fondamentale qui échappe à toute forme de succession. Sommes-nous bien encore dans le temps ? Nous essaierons, en conclusion, de répondre à cette question.

Notre étude sera donc divisée en deux parties, dont la première sur Bergson comprend les trois étapes suivantes :

1. La critique que Heidegger fait du temps bergsonien portant avant tout sur la théorie du temps-espace telle qu’exposée au second chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), nous ferons d’abord une analyse critique de cette théorie et de la représentation particulière de la durée consciente (comme continuité d’états psychologiques emboîtés) qui lui correspond. Dans notre discussion du temps spatialisé, nous tiendrons compte des observations précieuses d’un physicien tel que Louis de Broglie, de même que des pénétrantes analyses de J.J.C. Smart et de Richard Taylor sur les rapports entre le temps et l’espace dans le langage courant. Ces divers points de vue nous permettront de nuancer à l’avance la critique trop radicale de Heidegger à propos de la thèse de Bergson. – En ce qui concerne la théorie de la durée, il faudra également prendre en considération les arguments imposants accumulés par Gaston Bachelard, dans La Dialectique de la durée, contre l’idée bergsonienne d’une durée intérieure qui serait pure continuité qualitative.

2. Dans un second chapitre, nous essaierons de montrer comment l’analyse du phénomène de la mémoire dans Matière et mémoire (1896) a fait évoluer à la fois le concept de conscience et celui de durée chez Bergson, l’une et l’autre étant désormais caractérisées par la conservation du passé en vue de l’action. De ce point de vue, la conscience pure d’un présent sans durée – « être conscient de... » signifie traditionnellement « avoir présent » – n’a plus de sens. De même la conscience conçue comme simple transparence (= présence) des états psychologiques à eux-mêmes devient insuffisante. Il y a là, [10] comme nous le verrons, un progrès notable dans la conception du rapport entre la conscience et le temps, c’est-à-dire dans l’interprétation de la conscience à partir du temps. Cependant la mémoire bergsonienne, définie comme « souvenir pur » intégré à la réalité même de la conscience, a soulevé de nombreuses objections. Les plus importantes, que nous devrons considérer ici, sont encore celles de Bachelard dans l’ouvrage cité ci-dessus et, du point de vue de la phénoménologie existentielle, celles que soulignent Sartre dans L’Être et le néant et Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception. Ces deux dernières critiques s’accordent avec les objections de Heidegger dans ses cours de 1926 et 1928.

3. D’après Bergson, le « souvenir pur » nous situe déjà dans la sphère de l’esprit. Mais l’esprit lui-même se révèle de plus en plus selon une dimension que les premiers écrits avaient plus ou moins laissée au second plan, celle de l’avenir : l’esprit coïncide avec l’élément créateur de la conscience et l’horizon de l’avenir apparaît comme le fondement temporel de la liberté. La durée n’est plus simplement cette continuité hétérogène d’états psychologiques caractéristique de l’Essai, ni même la pure conservation du passé comme dans Matière et mémoire, mais un surgissement temporel où le passé, le présent et l’avenir se trouvent englobés dans l’unité d’un seul élan orienté vers l’avenir. Ainsi l’évolution dans la pensée de Bergson tient-elle à une intégration progressive dans la structure de la conscience des trois dimensions du temps. Cette perspective nouvelle, qui semble avoir inspiré la théorie heideggerienne de la temporalité, est présentée avec une clarté singulière dans la Conférence Huxley de mai 1911 intitulée « La Conscience et la vie ». Nous prendrons cette conférence comme point de départ de notre troisième chapitre pour essayer de définir ce qu’on peut considérer comme la forme achevée de la durée bergsonienne. Il sera plus facile ensuite de voir dans quelle mesure la théorie de la temporalité, exposée dans notre seconde partie, est tributaire de l’œuvre de Bergson, et dans quelle mesure aussi elle devait s’en détacher pour pouvoir fonder une véritable ontologie du temps. La critique que Heidegger a faite de la durée deviendra alors plus compréhensible, malgré les difficultés particulières que soulève la temporalité elle-même telle que décrite dans Sein und Zeit.

Dans la seconde partie de notre travail, nous nous appliquerons [11] à montrer comment Heidegger a repris la distinction bergsonienne d’un temps dérivé et d’un temps originel et expliqué l’un et l’autre, contre Bergson lui-même, dans le cadre de son analyse existentiale de l’être humain concret. Après avoir mis en évidence le point précis par où la problématique de Heidegger se rattache à celle de Bergson tout en se désolidarisant d’elle, et précisé à partir de cette problématique même l’ordre des sujets à traiter, nous consacrerons trois chapitres aux différentes étapes de l’analytique existentiale qui développent la théorie de la temporalité et l’interprétation du temps dérivé, pour entreprendre ensuite, dans un dernier chapitre, l’examen plus attentif de la critique de Heidegger concernant le temps-espace et la durée. Cet examen se terminera par une discussion des raisons en vertu desquelles Heidegger, après avoir écarté la théorie de la durée, se croit en droit de considérer la temporalité comme étant vraiment le temps originel. La division de notre seconde partie, que nous pourrons mieux justifier en abordant Heidegger lui-même, sera donc la suivante :

1. La structure existentiale de l’être humain.
2. La temporalité essentielle du Dasein.
3. L’interprétation heideggerienne du temps dérivé.
4. La critique de Bergson et le problème du temps originel.

La question du rapport entre la conception du temps chez Heidegger et chez Bergson a été à peine effleurée dans la littérature philosophique : elle n’a été, à notre connaissance, traitée qu’une seule fois de façon un peu systématique, dans une note critique de J.H. Seyppel, « A Criticism of Heidegger’s Time Concept with Reference to Bergson’s durée » (Revue internationale de  philosophie [5], 1956). Cet article, qui contient sans doute quelques observations fort intéressantes, nous semble pousser beaucoup trop loin le parallèle entre la théorie de la durée et celle de la temporalité, n’y voit que la même réalité saisie à des degrés différents d’abstraction, et liquide trop rapidement en conclusion la temporalité comme un produit de la langue et de l’esprit allemands. Aucune mention n’est faite de l’évolution de l’idée de durée chez Bergson, ni de l’interprétation différente que les deux philosophes donnent de la genèse du temps dérivé. – Il y a aussi, bien entendu, la tentative de Sartre, dans L’Être et le néant (pp. 197-218), de faire en quelque sorte la synthèse de Bergson et Heidegger en montrant dans la « temporalité psychique » (= durée consciente) [12] la « projection dans l’en-soi de la temporalité originelle », envisagée elle-même comme structure ontologique du Pour-soi en tant que conscience de soi. Il s’agit là, cependant, moins du rapport réel entre Heidegger et Bergson que de la théorie proprement sartrienne du temps. – L’article de Delfgaauw [6], « Bergson et la philosophie existentielle », montre bien que l’auteur a perçu la possibilité d’un rapprochement entre Heidegger et Bergson, mais le sujet est traité d’une façon trop générale et superficielle pour qu’on puisse en tirer des conclusions valables. Delfgaauw se contente en effet de mettre en parallèle des citations de Bergson avec certaines idées centrales de Sein uni Zeit, souvent interprétées d’une façon discutable en fonction du rapprochement lui-même.

Le présent ouvrage a été rédigé sous la direction du Professeur Ernst Tugendhat, auquel nous demeurons toujours reconnaissant, et accepté comme thèse de Doctorat par la Faculté de Philosophie de l’Université Karl Ruprecht de Heidelberg à la fin du semestre d’été 1969.

Nous remercions également le Conseil des Arts du Canada, dont l’aide substantielle a facilité la rédaction de ce travail et le Collège Jean-de-Brébeuf, à Montréal, qui en a permis la publication grâce à une bourse particulière.



[1] Comme nous devrons dans notre étude laisser de côté ce troisième point pour nous arrêter au problème particulier du temps, nous renvoyons à l’article de M. J. Hyppolite, « Du bergsonisme à l’existentialisme », pp. 445 et suivantes, où l’auteur établit une comparaison à la fois claire et nuancée entre les deux philosophes du point de vue de cette double forme de l’existence.

[2] Les lettres de Husserl à Roman Ingarden, récemment publiées, révèlent ce fait intéressant que la thèse de doctorat de ce dernier sur « Intuition et intellect chez Bergson » (Jhrb. f. Phil., Bd. V), écrite à Friburg en 1921 sous la direction de Husserl, fut corrigée et « polie », en ce qui concerne la langue et le style, par le jeune Dr. M. Heiddegger. (Briefe an Roman Ingarden, p. 19).

[3] Cf. notes inédites à la fin de ce travail.

[4] Il y a aussi chez Husserl une distinction analogue entre ce qu’il appelle « den ursprünglichen Zeitfluss » (= das ursprüngliche zeitkonstituierende Bewusstsein) d’une part et, d’autre part, « die konstituierte (bzw. die physikalische) Zeit ». R. Ingarden souligne la parenté étroite avec Bergson, de même que certaines différences essentielles entre les deux théories. (Briefe..., p. 122) Il faut faire remarquer, cependant, que Heidegger, chaque fois qu’il mentionne l’origine de cette distinction, se réfère invariablement à Bergson plutôt qu’à Husserl.

[5] Périodique scientifique belge fondé en 1938 avec le soutien de Karl Popper et de  Bertrand Russell.

[6] Bernardus Maria Ignatius "Bernard" Delfgaauw, philosophe hollandais (24 November 1912, Amsterdam – 20 August 1993).



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 9 octobre 2014 13:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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