RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yves Gingras, “Quand les universités perdent le nord.” Un article publié dans la revue Analyses et discussions, no 8, printemps 2006, pp. 35-38. Numéro intitulé: “L'Université contemporaine: un bateau à la dérive ?” Montréal: SPUQ, Le Syndicat des professeurs de l’UQÀM, 2006, 85 pp. [Autorisation formelle accordée le 19 août 2008 par le SPUQ, Le Syndicat des professeurs de l’UQÀM, de diffuser ce document dans Les Classiques des sciences sociales.]

Quand les universités perdent le nord.” 

par Yves Gingras 

Département d’histoire
et titulaire de la Chaire de recherche du Canada
en histoire et sociologie des sciences
 

 

Yves Gingras, “Quand les universités perdent le nord.” [pp. 35-38 de l’édition originale.]

 

La langue de bois de l’« économie »
La course aux clientèles urbi et orbi

 

On a beaucoup débattu durant la dernière année de la décision – surprenante et incongrue – de l’ENAP d’inviter le politicien français Alain Juppé à y enseigner. Même de soi-disant « penseurs » – qui ne sont en fait que des intellectuels médiatiques qui pensent plus vite que leur ombre – comme Alain Finkielkraut et l’inimitable Bernard-Henry Lévy ont cru nécessaire d’expliquer aux pauvres colonisés de professeurs québécois la différence entre « délit » et « crime »... Il fallait y penser ! 

Malgré le comique de ces interventions, cette « affaire » n’est pas une tempête dans un verre d’eau, contrairement à ce que dit Alain Dubuc dans sa chronique imprimée à tout vent (La Presse, Le Soleil, Le Droit, 23 février 2005). Elle fournit, au contraire, un indice supplémentaire de la perte de repère qui affecte plusieurs dirigeants universitaires. En rapprochant ce débat d’une autre décision récente qui devrait faire l’objet d’un débat tout aussi vigoureux, soit l’annonce du Campus Ubisoft en relation étroite avec l’Université de Sherbrooke et le Cégep de Matane, je voudrais suggérer que, malgré les apparences, ces deux décisions à courte vue mettent en relief une même dérive de la mission universitaire, les actions de certains dirigeants ne semblant désormais dictées que par la compétition et la course aux clientèles à court terme. À la décharge des universités, il faut noter d’entrée de jeu que les politiques de financement « à la tête de pipe » mènent tout droit à ces courses à la clientèle qui sont d’autant plus absurdes que toute cette « compétition » se fait avec l’argent des contribuables.

 

La langue de bois de l’« économie »

 

Depuis au moins une dizaine d’années, on entend souvent des dirigeants universitaires se gargariser de mots vides mais à la mode comme « prestige », « compétition » et « économie du savoir », sans parler de « mondialisation » et « d’internationalisation ». Plusieurs sautent sur tous les palmarès, sans se soucier de leur qualité, à condition qu’ils placent leur institution en tête de liste. Certaines de ces institutions multiplient les « communiqués de presse » pour se vanter d’être la première « université francophone en Amérique du Nord » à faire ceci ou cela, à créer ceci ou cela en « partenariat stratégique » avec des acteurs « à la fine pointe » de ceci et de cela. Dans un tel contexte d’escalade (le plus souvent verbale), on comprend qu’annoncer la présence d’un invité « prestigieux » au sein de son institution vise à attirer des étudiants et à battre les « compétiteurs » de vitesse, et ce, à tout prix. Comme le note le professeur Nelson Michaud de l’ENAP (Le Devoir, 18 février 2005), la visite d’Alain Juppé, politicien français déchu, représenterait même une « valeur ajoutée » ! À quoi ? On l’ignore… On abuse ici de la nouvelle langue de bois aux accents avant tout économiques. Cette conception de l’université comme « entreprise », aux prises avec ses « compétiteurs », ses « marchés » et sa « mise en marché » est aussi évidente dans le vocabulaire utilisé par le directeur général de l’ENAP, M. Marcel Proulx, qui affirme (sans sourciller) que si la réputation de l’ENAP est affectée par cette visite, « on va s’occuper de cela. Ça se gère, une image » ; probablement comme celle d’un politicien, aurait-il pu ajouter… Mieux, les scandales peuvent même offrir de la « publicité » inattendue, et comme l’affirme encore le directeur de l’ENAP : « M. Juppé a l’habitude des scandales ». Autre « valeur ajoutée » probablement…

 

La course aux clientèles urbi et orbi

 

Trop affairé à gérer des images et à chercher des clientèles à tout prix, on ne semble plus avoir, en certains lieux, beaucoup de temps pour se demander si l’université devrait se transformer en simple annexe d’une firme privée. Car sans être une tour d’ivoire, elle a d’abord pour mission de fournir une formation solide et durable qui vise le moyen terme davantage que le court terme, et ce, en complémentarité avec d’autres institutions (publiques et privées) qui répondent aussi à des demandes en matière de formation. 

Or, l’annonce d’un partenariat entre l’Université de Sherbrooke et Ubisoft, qui accueillera des étudiants dans ses propres installations privées à Montréal aux frais des contribuables par des programmes académiques publics, est l’incarnation même d’une décision prise sans tenir compte de l’ensemble des ressources disponibles pour assurer la formation de la main-d’oeuvre dans différents secteurs et selon des modalités qui respectent toutes les parties. Mais la course aux étudiants urbi et orbi obligeait d’agir vite pour « battre les concurrents » quitte à offrir (sans le savoir ?) un « programme universitaire de boutique » comme on dit un « syndicat de boutique ». Et en lieu et place d’une réflexion vraiment académique, il suffit d’aligner les superlatifs pour faire comprendre que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes en rappelant, par exemple, qu’Ubisoft est un « chef de file mondial », ce qui permettra de former des spécialistes « performants et créatifs » et, bien sûr, « capables de prendre des risques » comme le dit le recteur de l’Université de Sherbrooke, l’ingénieur Bruno-Marie Béchard, qui s’y connaît en matière de risque. Et pour couronner le tout, « les diplômes décernés par l’Université de Sherbrooke dans le cadre de ce partenariat mentionneront la collaboration d’Ubisoft », annonce fièrement le communiqué de presse de l’Université. 

Le « dynamique » recteur de l’Université de Sherbrooke, candidat « prestigieux » mais défait du Parti libéral au Québec aux dernières élections, avait « innové » aussi en faisant nommer une station de métro « Longueuil-Université-de-Sherbrooke » pour faire savoir à ceux qui l’ignoraient encore que son institution de haut savoir est aussi… montréalaise. Après tout, pourquoi s’arrêter en si bon chemin dans la course aux clientèles ! Et à la « création d’emplois » bien sûr, lesquels, même pour une seule entreprise, ne sont pas à dédaigner… Mais qu’en est-il de la question de la liberté d’encadrement des étudiants, de la nature de la formation (technique ?) et des dangers de former des diplômés en fonction d’une demande immédiate très pointue, soumise aux fluctuations imprévisibles de la demande, sans parler des conditions de confidentialité liées à l’accès à des installations privées ? Enseignera-t-on aussi les technologies des compétiteurs d’Ubisoft ? Enfin, est-il légitime d’arrimer un programme universitaire public à une seule entreprise privée et non à l’ensemble d’un secteur industriel ? À cela, le recteur ne semble pas avoir fourni de réponses. 

Les événements qui ont secoué le monde académique au début de l’hiver 2005 ne sont donc pas anodins et, malgré leur apparente diversité, ils sont le reflet d’une institution universitaire qui a perdu le nord et dont les dirigeants suivent les vents dominants pour y chercher quelques sous, sans se demander vraiment si leurs « innovations » ne mettent pas en danger la mission spécifique et la crédibilité des universités.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 30 août 2008 18:13
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref