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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Yves Gingras, “Tocqueville, la science et la démocratie.” In Le Devoir, Montréal, édition du samedi 9 juin 2018, page B14— Le devoir de philo. [L’auteur nous a accordé, le 9 juin 2018, son autorisation de diffuser en libre accès à tous le texte de cet article dans Les Classiques des sciences sociales. ]

[B14]

Yves GINGRAS

Ph.D, Histoire, professeur au Département d’histoire de l’UQÀM

Tocqueville, la science
et la démocratie
.”

In Le Devoir, Montréal, édition du samedi 9 juin 2018, page B14— Le devoir de philo.

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Image: Tiffet. Selon Alexis de Tocqueville, la science pure, celle qui cherche à connaître les grands principes, demande du temps et de la méditation.

Pour la seconde année consécutive, de nombreux groupes, représentant des scientifiques, ont organisé ce printemps une Marche pour la science dans plusieurs pays. Confrontés à la montée des critiques et des remises en cause de certains acquis des sciences (évolution, vaccins, etc.), les scientifiques, habitués à vivre à l’écart des débats sociaux, ont senti la nécessité de faire comme les autres groupes sociaux qui défendent leurs intérêts en faisant la promotion de « politiques équitables, fondées sur des données probantes et au service de toutes les communautés », comme le proclame le site Internet March for Science. L’usage, devenu fréquent dans le monde anglo-saxon, de l’expression « citizen science », qui promeut une « science participative », met justement en avant le rôle accru des citoyens dans le développement de certaines sciences. Ce mouvement, souvent mal traduit en français par « sciences citoyennes » — comme si la vraie science avait une appartenance —, maladresse qui rappelle les tristement célèbres « sciences aryennes » et « sciences prolétariennes », pose tout de même la question des rapports entre science et démocratie.

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Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir.
L'auteur est professeur au Département d'histoire de l'UQAM.

Le premier à avoir attiré l’attention sur les rapports entre science et démocratie est sans doute Alexis de Tocqueville, qui a observé toutes les facettes de la démocratie américaine lors de son séjour en Amérique au début des années 1830. Dans le second volume de son grand ouvrage De la démocratie en Amérique, Tocqueville avait en effet noté la tension entre les valeurs de la démocratie et celles qui peuvent contribuer à la promotion de la science désintéressée. Il divisait d’ailleurs la science en trois parties : celle qui contient « les principes les plus théoriques et les notions les plus abstraites », dont l’application « n’est point connue ou est fort éloignée » ; une autre qui « se compose de vérités générales qui, tenant encore à la théorie pure, mènent cependant par un chemin direct et court à la pratique » ; enfin, Tocqueville regroupe dans une troisième partie « les procédés d’application et les moyens d’exécution » que l’on considère aujourd’hui comme relevant davantage de la technique que de la science.

Pour compenser le désintérêt envers la théorie, Alexis de Tocqueville invitait « ceux qui sont appelés à diriger les nations » à contrebalancer cette tendance à privilégier le court terme et la résolution de problèmes pratiques au détriment de la recherche à long terme « [en soutenant] les hautes études et [en créant] de grandes passions scientifiques ».

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On reconnaît déjà clairement dans les deux premières définitions ce qui deviendra, à compter de la fin du XIXe siècle, la « science pure » et la « science appliquée ». Selon Tocqueville, la science pure, celle qui cherche à connaître les grands principes, demande du temps et de la méditation, valeurs qui sont plutôt aristocratiques, alors que les institutions démocratiques ont une tendance « naturelle et inévitable » à ne demander aux sciences « que leurs applications immédiates et utiles ». Il admet par contre que dans les sociétés démocratiques, « le nombre de ceux qui cultivent les sciences » devient immense et que si elles conduisent à « négliger la théorie » et que les « résultats des efforts individuels [sont] ordinairement très petits » et que les oeuvres [sont] « souvent imparfaites », le « résultat général » est, par contre, « toujours très grand ».

L’État promoteur
de la recherche fondamentale


Pour compenser ce désintérêt envers la théorie, il invitait « ceux qui sont appelés à diriger les nations » à contrebalancer cette tendance à privilégier le court terme et la résolution de problèmes pratiques au détriment de la recherche à long terme « [en soutenant] les hautes études et [en créant] de grandes passions scientifiques ». En somme, l’État vraiment éclairé doit selon lui créer les conditions de la réflexion qui mène aux grandes découvertes, conditions qui, croit-il, ne sont pas naturelles en démocratie. On devine que le premier ministre Stephen Harper ne l’aurait pas écouté, lui qui a fait des coupes sombres dans des programmes importants de recherche au cours de ses dix années au pouvoir. Par contre, le nouveau gouvernement libéral de Justin Trudeau vient de montrer dans son récent budget qu’il comprend l’importance de la recherche fondamentale, fondée sur la curiosité et non seulement sur la recherche de solutions à court terme à des problèmes dits « sociaux ». Bien sûr, les discours publics restent dominés par le mot « innovation » et non pas « recherche », et les exemples choyés portent toujours sur des applications pratiques, comme si les élus admettaient, avec Tocqueville, que le citoyen moyen ne réclame que des « applications immédiates et utiles », sous-estimant peut-être ainsi son goût des idées abstraites et des questions philosophiques. Les budgets gouvernementaux beaucoup plus élevés en sciences biomédicales qu’en sciences naturelles et en génie trahissent d’ailleurs le poids de la demande sociale, pour laquelle la santé est toujours une priorité.

Comme la plupart des scientifiques, Tocqueville avait compris « qu’on ne saurait faire longtemps des progrès dans la pratique des sciences sans cultiver la théorie ». Ainsi, les sociétés qui ne font pas de recherche scientifique de base peuvent bien utiliser des formules, mais en ignorent le sens ; ils gardent l’instrument, mais ne possèdent « plus l’art de le modifier et de le reproduire » et sont ainsi forcés à imiter et ne savent plus créer.

Les porte-parole de la science

Dans ses observations du comportement des Américains, Tocqueville avait été frappé par l’omniprésence des associations dans la vie civile. « Les Américains de tous les âges, de toutes les conditions, de tous les esprits s’unissent sans cesse, dit-il. Ils créent de cette manière des hôpitaux, des prisons, des écoles. S’agit-il enfin de mettre en lumière une vérité ou de développer un sentiment par l’appui d’un grand exemple, en s’associant ? » Bien qu’il ait saisi l’importance des associations civiles pour la promotion d’une idée, Tocqueville n’a pas prévu que la défense de la science pure pourrait elle aussi se faire par la création d’une association de savants et non seulement par l’action de dirigeants éclairés. Or, ce genre d’associations démarre justement en Angleterre l’année où il entreprend son voyage en Amérique. En effet, la British Association for the Advancement of Science (BAAS) est fondée en 1831 pour faire la promotion de la science dans la société en organisant chaque année dans une ville différente un grand congrès scientifique au cours duquel sont prononcés des discours, largement couverts par la presse, sur l’importance des sciences. Le succès de cette organisation stimulera d’autres pays à l’imiter. Ainsi, l’American Association for the Advancement of Science (AAAS) verra le jour en 1848 et son pendant français, l’AFAS, en 1872. Alors que les savants canadiens se contenteront de participer à l’AAAS, leurs collègues canadiens-français, réunis autour du frère Marie-Victorin, créeront au Québec en 1923 l’ACFAS. Toujours active, elle est vite devenue une porte-parole incontournable auprès des gouvernements pour faire la promotion des sciences et de politiques scientifiques favorables à la recherche scientifique. Ainsi, en s’organisant eux-mêmes au lieu de laisser seulement aux élus le soin de défendre les sciences, les savants se sont dotés d’une voix et des moyens de mieux faire connaître leurs revendications et de contrer les idéologies considérées comme « anti-science ».

Contrairement à bien des groupes corporatistes, en faisant la promotion de la recherche, et donc de leurs intérêts particuliers de savants, les scientifiques travaillent ainsi pour le bien-être de la société. On peut en effet parler, comme le faisait le sociologue Pierre Bourdieu, d’un « corporatisme de l’universel ». Tocqueville envisageait d’ailleurs la possibilité que le déclin de la science ait une source interne et non externe à la société. Concluant son chapitre consacré aux sciences, il affirmait qu’il « ne faut donc pas se rassurer en pensant que les barbares sont encore loin de nous ; car s’il y a des peuples qui se laissent arracher des mains la lumière, il y en a d’autres qui l’étouffent eux-mêmes sous leurs pieds ». La remontée depuis une décennie d’une certaine forme de néoromantisme hostile à la pensée scientifique donne une certaine actualité à cette sombre pensée d’un retour possible à une certaine « noirceur »…

Par ses exigences internes, la science n’est cependant jamais « démocratique » au sens où une élection est « démocratique », car tous sont égaux devant l’urne. Déplorant les débats anti-évolutionnistes aux États-Unis, Marie-Victorin raillait d’ailleurs en 1926 ces « jurys composés de fermiers du Tennessee qui décident, à la majorité de suffrages, de l’origine des espèces ». La science est en effet seulement vraie ou fausse, utile ou inutile. Elle peut donc servir autant les démocraties que les dictatures.

Marcher pour la science, c’est simplement avoir la conviction qu’en toutes circonstances, mieux vaut plus de sciences et de connaissances, car l’ignorance est le meilleur terreau pour faire croître la peur et faciliter les manipulations.


Lire les commentaires dans Le Devoir.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 9 juin 2018 13:55
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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