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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Révolution politique à l’Est.” Un article publié dans la revue TRIBUNE LIBRE, no 194, printemps 1990, pp. 4-13 — dossier. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 11 janvier 2005.]

[4]

Louis Gill
économiste, professeur à l'UQÀM

Révolution politique à l’Est.”

Un article publié dans la revue TRIBUNE LIBRE, no 194, printemps 1990, pp. 4-13 — dossier.

I. URSS, RDA, TCHÉCOSLOVAQUIE, ROUMANIE...

Des événements qui ébranlent le monde

Un tournant historique
Une situation d'impasse
Plan ou marché ?
L'arbitraire stalinien
Les résultats de la gestion bureaucratique
Une stabilité artificielle
La bureaucratie, seule responsable
La main tendue vers le capital
Un choc inévitable avec le peuple

II. QU'ATTENDRE DE LA « TRANSITION VERS L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ » ?

Yougoslavie
Chine
Pologne, Hongrie
URSS

III.  TROTSKY ET LA RATIONALITÉ DE L'ÉCONOMIE EN TRANSITION

Les prix
La monnaie
Plan et marché
Intérêt personnel, rendement du travail, qualité des produits
L'arbitraire bureaucratique contre l'initiative créatrice et la qualité
Marché mondial et monopole d'État du commerce extérieur


Note pour la version numérique : la pagination correspondant à l'édition d'origine est indiquée entre crochets dans le texte.


I. URSS, RDA, TCHÉCOSLOVAQUIE,
ROUMANIE...


Des événements qui ébranlent le monde

Les extraordinaires mouvements de masse qui ont déferlé sur l'Europe de l'Est au cours des derniers mois de 1989 ont eu raison des plus répressives et arrogantes dictatures staliniennes.

En RDA, Erich Honnecker est tombé, puis son successeur Egon Krenz. Les masses ont investi les quartiers généraux de la police politique, la STASI. Celle-ci a dû être dissoute. Elles ont mis à jour la corruption, les privilèges des dirigeants. Elles ont forcé leur exclusion du parti, leur arrestation ; certaines ont dû fuir à l'étranger. Elles ont manifesté leur rejet du stalinisme, leur aspiration à la démocratie, au mieux-être, à la réunification de l'Allemagne.

En Tchécoslovaquie, le président de la République, Gustav Husak, symbole de l'écrasement du printemps de Prague de 1968, et son Premier ministre Milos Jakes ont été chassés par les manifestations monstre et la grève générale. Alexandre Dubcek, le président déchu de 1968, a été porté à la présidence de l'Assemblée nationale et Vaclav Havel, dirigeant du mouvement d'opposition Charte 77, emprisonné des dizaines de fois par le régime Husak, a été élu président de la République.

En Bulgarie, le vieux dictateur Todor Jivkov a été forcé de démissionner après 35 ans de pouvoir. Des syndicats libres se sont formés, des groupes d'opposition ont engagé la lutte pour des réformes. En Roumanie, la dictature de Ceaucescu, qui semblait inébranlable, a été renversée en quelques jours par un formidable mouvement de révolution de tout le peuple.

Chaque jour pendant trois mois, à Leipzig, Dresde, Berlin, Prague, Bratislava, Sofia, puis à Timisoara et Bucarest, les masses, par centaines de milliers, sont descendues dans la rue crier leur rejet du stalinisme, [5] imposer le retrait des dirigeants haïs, exiger des élections libres et des changements en profondeur du régime politique, économique et social.

Avec moins d'éclat, mais de manière aussi significative, des événements clés se sont aussi produits dans les autres pays d'Europe de l'Est.

En Pologne, la bureaucratie a été forcée de relégaliser le syndicat Solidarnosc, d'organiser par la suite des élections pour la première fois ouvertes à des candidats non-membres du parti unique, le POUP (Parti ouvrier unifié polonais), puis finalement de se contenter d'un rôle minoritaire au sein d'un gouvernement désormais dominé par Solidarnosc. Il s'agissait d'un précédent dans l'histoire de l'Europe de l'Est depuis la fin des années quarante.

En Hongrie, le parti stalinien, le PSOH (Parti socialiste ouvrier hongrois) forcé par la volonté de la population de reconnaître le multipartisme et d'annoncer des élections libres pour 1990, s'est vu contraint de se dissoudre, de jeter sa vieille peau souillée par 40 années de stalinisme et de se transformer en PSH (Parti socialiste hongrois), dans l'espoir de se gagner une partie de l'appui populaire à l'occasion de ces élections. Simultanément, la révolution des conseils de 1956 cessait d'être caractérisée comme un acte contre-révolutionnaire et on réhabilitait Imre Nagy, son principal dirigeant, exécuté alors pour « trahison » au terme d'un procès truqué. Le 23 octobre 1989, jour du 33eme anniversaire des soulèvements de 1956, était proclamée la République de Hongrie, en lieu et place de la défunte République « populaire » instituée en 1948.

Dans le même sens, la République de Pologne était proclamée à la fin de décembre. En RDA, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, en Bulgarie en Pologne, et en Roumanie, le Parti communiste était dépouillé de son statut de parti dirigeant ; en URSS, le Plénum du Comité central se prononçait pour le retrait de l'article 6 de la Constitution qui établit le rôle dirigeant du parti.

En Yougoslavie, pays qui possède une bonne longueur d'avance sur les autres pays de l'Est dans la voie de la « libéralisation » économique, mais où on a vu néanmoins se perpétuer jusqu'à aujourd'hui le régime stalinien du parti unique, les mesures en faveur du multipartisme ont déjà fait des pas en avant, en particulier dans les républiques de Slovénie et de Croatie. En congrès extraordinaire en janvier dernier, la Ligue des communistes (le parti unique), était contrainte, dans la plus grande division, de se prononcer en faveur du multipartisme.

Ces développements sont d'autant plus significatifs qu'ils sont stimulés par l'énorme mouvement d'aspiration à la démocratisation qui a commencé à s'exprimer en URSS à la faveur de la perestroïka et de la glasnost lancées il y a 5 ans par Mikhail Gorbatchev, et qui voit se multiplier les embryons d'associations indépendantes et les expressions de rejet du régime bureaucratique et du monopole politique du parti stalinien. Le mouvement en faveur de la démocratisation et des réformes s'accompagne d'une puissante vague de conquête des droits des nationalités, d'abord dans les républiques baltes, puis dans le Caucase et dans les républiques d'Asie centrale.

Si les aspirations à l'émancipation sont pour l'instant brutalement mises en échec et réduites au silence en Chine et selon toute évidence en Albanie, elles n'en sont pas moins profondément ancrées dans la population qui tôt ou tard retrouvera les moyens de les exprimer.

Un tournant historique

Le rejet du régime bureaucratique par la population des pays de l'Est n'est pas quelque chose de nouveau. Il s'est exprimé à plusieurs reprises au cours des 40 dernières années, en 1953 à Berlin-est, en 1956 en Pologne, en Hongrie et en Chine, en 1968 en Tchécoslovaquie et en Chine, en 1970, 1976,1980 en Pologne, etc.. Chaque fois, il a été durement réprimé. Ce qui est nouveau aujourd'hui, ce n'est pas tant le fait que la population ne veuille plus vivre comme avant, même si elle l'exprime de plus en plus haut et fort. Ce qui est nouveau, c'est que la bureaucratie n'est plus capable de continuer à imposer sa domination sous des formes inchangées.

Nous sommes véritablement dans un tournant historique. Le processus qui est amorcé à l'Est est celui de la révolution politique. Pourtant, ce mouvement qui marque des pas significatifs dans la lutte contre les institutions du stalinisme s'accompagne de la mise en place de tout un ensemble de réformes économiques dont chacune étend le champ d'action des mécanismes du marché. À un point tel qu'on est en droit de se demander dans quelle direction exactement les choses évoluent. Allons-nous vers un rétablissement du capitalisme ? Quel est le sens de ce retour en force du marché dans des économies dont la principale caractéristique jusqu'ici était d'être dirigées par un plan édifié sur la base de la propriété étatique des moyens de production ?

Une situation d'impasse

Pour jeter un peu de lumière sur une situation qui apparaît comme fort ambiguë, il faut partir d'un constat. La situation dans laquelle se trouvent l'URSS et l'ensemble des pays de l'Est est une véritable situation d'impasse, une situation d'impossibilité politique et économique de maintenir en place le système existant.

Sur le plan politique, la bureaucratie a été forcée d'ouvrir une soupape, de consentir certaines mesures de démocratisation espérant éviter que la marmite n'éclate. Se précipitant dans cette brèche, la population pousse de toutes ses forces pour ouvrir toute grande une porte que la bureaucratie ne souhaitait qu'entrebâiller.

Sur le terrain économique, devant la faillite de sa gestion, la bureaucratie a été acculée à entreprendre des réformes.

Plan ou marché ?

Mais qu'en est-il de ce retour au marché dont on parle partout à l'Est ? S'agit-il d'un mouvement semblable à celui des années [6] vingt, celui de la NEP (Nouvelle politique économique), qui a succédé en 1921 en Russie soviétique à la période du Communisme de guerre ? Certains font ce rapprochement. Pourtant, les théoriciens de la NEP n'envisageaient pas celle-ci comme une « transition vers l'économie de marché », pour reprendre une expression largement utilisée à l'Est pour caractériser le processus en cours. Ils la voyaient au contraire comme une situation inévitable, imposée à l'URSS par l'isolement de la révolution et l'arriération économique. Dans ce cadre, on ne pouvait espérer s'affranchir de l'influence du marché, a fortiori tant que les principales forces productives à l'échelle mondiale demeuraient celles du capitalisme. Le champ d'action du marché devait toutefois être fermement balisé par les instruments de l'État dont le rôle était conçu comme devant s'étendre progressivement, faisant reculer du même coup l'effet de la « main invisible ».

Telle qu'expérimentée dans le cadre de la NEP, cette combinaison conflictuelle du marché avec le plan, dans des proportions appelées à se modifier uniquement en fonction de l'éventuelle capacité réelle de dominer les forces du marché par celles du plan, était plutôt l'expression d'une lutte entre deux systèmes, une lutte entre le capitalisme désormais exproprié en URSS mais toujours invaincu ailleurs et le socialisme en voie d'y succéder, une lutte entre le passé et l'avenir.

La NEP reconnaissait par là l'impossibilité de liquider par décret l'héritage du capitalisme, d'autant plus que celui-ci était toujours dominant à l'échelle mondiale et faisait sentir ses effets sur la nouvelle société en construction, tant économiquement que politiquement. Dans ce cadre, les critères du marché, s'imposant par la force des lois économiques, non seulement ne pouvaient être niés, mais devaient être intégrés dans le fonctionnement de l'économie en transition sous le contrôle des instruments étatiques. Un calcul monétaire rigoureux, l'évaluation précise des coûts, l'accroissement de la productivité comme condition de la réduction des prix, la prise en compte de l'intérêt individuel comme moyen d'accroître le rendement du travail étaient autant de facteurs qui devaient se combiner avec la plus grande démocratie dans l'élaboration des objectifs planifiés et leur réalisation.

La participation et la responsabilité de chacun, la stimulation de la créativité, la liberté de proposer, de discuter et de critiquer, articulées à une comptabilité rigoureuse et à la vérité des prix, se présentaient comme le gage le plus sûr de l'efficacité et de la qualité de la production et de la distribution.

L'arbitraire stalinien

Pourtant, à la fin des années vingt, après avoir éliminé toute opposition, de gauche et de droite, Staline mit un terme brutal à l'expérience de la NEP et initia la période des « plans quinquennaux ». Il procéda à la collectivisation forcée dans les campagnes et institua un régime de planification bureaucratique et autoritaire, écartant toute initiative et toute participation démocratique de la population ainsi réduite à exécuter les ordres venus d'en haut. Il raya d'un trait de plume toute référence à un calcul économique véritable et introduisit le règne de l'arbitraire dans la fixation des prix. Il décréta en 1936 que le socialisme était désormais construit en URSS et que sa supériorité sur le capitalisme allait bientôt être démontrée par le rattrapage et le dépassement des pays capitalistes les plus industrialisés. Son successeur Krouchtchev devait à son tour faire le même type de prévision en 1960.

Les résultats de la gestion bureaucratique

La planification stalinienne, même grevée de son cancer bureaucratique, a pu à ses débuts en développant notamment de grands projets d'infrastructure, en privilégiant l'industrie lourde et en imposant de durs sacrifices à la population, réaliser des taux de croissance élevés sur lesquels elle s'est appuyée pour plaider son efficacité.

Les mêmes moyens appliqués dans les pays d'Europe de l'Est après la Deuxième guerre, ont également permis à ceux-ci de réaliser leur reconstruction économique avec des taux dépassant ceux qui ont été réalisés à l'Ouest. Pourtant, dès les années '60, des difficultés croissantes se sont manifestées et celles-ci n'ont cessé de prendre de l'ampleur jusqu'à aujourd'hui. D'autant plus visibles qu'on se rapproche des secteurs d'activité axés sur les besoins immédiats de la population (mauvaise qualité et pénurie des biens d'alimentation, des vêtements, des biens de consommation courante), ces difficultés sont devenues de plus en plus évidentes au cours des deux dernières décennies, y compris dans l'industrie lourde.

D'une manière générale, et même dans les pays traditionnellement les plus avancés et les plus efficaces dans le domaine de l'industrie, comme la RDA et la Tchécoslovaquie, la structure industrielle des pays de l'Est n'a cessé de régresser, au point où une fraction significative des capacités productives est aujourd'hui complètement déclassée voire irrécupérable.

On ne peut par ailleurs passer sous silence l'état catastrophique des installations industrielles vétustes qui font d'un petit pays comme la RDA (17 millions d'habitants) le plus formidable pollueur industriel de toute l'Europe.

Une stabilité artificielle

Dans ce contexte, quel fondement réel la stabilité des prix en vigueur depuis des décennies dans les pays de l'Est possède-t-elle ? Pour la bureaucratie, il était vital de maintenir cette stabilité. Par là, elle prétendait démontrer que son « socialisme » en vase clos, construit à l'intérieur de frontières nationales, était à l'abri des tempêtes inflationnistes qui dévastent le monde capitaliste. Dans la mesure où la productivité stagne ou même décroît, la stabilité des prix devient purement artificielle et cesse de refléter les conditions réelles de la production. Elle est le fruit d'une décision politique, mais est dénuée de tout fondement économique. Elle reflète la volonté de la bureaucratie, mais s'écarte d'une comptabilité [7] réelle des coûts. Pour la maintenir, des mesures compensatoires doivent nécessairement être prises, tel le versement de subventions qui elles-mêmes doivent être financées par le budget de l'État. Le poids des subventions ne cessant de s'alourdir, celles-ci entraînent inévitablement, à terme, un déficit budgétaire croissant.

Cet écart entre les décisions arbitraires de la bureaucratie et ce que commande la réalité des coûts a pu être maintenu pendant longtemps, mais il est devenu de plus en plus insoutenable. C'est ainsi qu'on voit aujourd'hui tous les pays de l'Est déjà engagés, ou sur le point de le faire, dans une réforme en profondeur de leur système de prix, ceux-ci étant amenés progressivement à s'aligner sur les prix mondiaux.

Le choc est d'autant plus violent qu'il a été contenu artificiellement pendant des décennies, les économies de l'Est prétendant s'être affranchies de l'économie mondiale. Il risque d'être particulièrement brutal avec la population qui tient aux acquis que représente l'accès à bas prix à toute une gamme de produits de première nécessité tout comme elle est attachée à sa sécurité d'emploi, aux programmes sociaux, autant d'éléments qui seront inévitablement remis en cause par l'entrée en vigueur des normes de l'économie de marché.

La bureaucratie, seule responsable

Mais comment les économies de l'Est en sont-elles arrivées à une telle dégradation de leurs capacités productives ? Doit-on en conclure à la faillite de l'économie planifiée, à la supériorité de l'économie de marché vers laquelle se tournent aujourd'hui tous les pays de l'Est ?

Nombreux sont ceux qui tirent cette conclusion, célébrant la mort définitive du « communisme ». Peu localisent le problème dans le caractère bureaucratique et autoritaire de cette planification. Pourtant, le mouvement de masse tout entier qui s'est engagé dans les derniers mois dans une lutte sans merci contre la bureaucratie identifiée clairement au stalinisme, désigne sans ambiguïté la source du mal. La faillite économique à l'Est est le résultat de la sclérose inévitable à laquelle mène la gestion bureaucratique qui décide de tout de manière arbitraire, qui ordonne, punit, écarte la population de toute décision, de toute initiative, de toute créativité, et qui draine vers elle-même avantages et privilèges.

La bureaucratie répressive, omniprésente, et se présentant comme omnisciente, est la seule et unique responsable d'une faillite que d'aucuns attribuent à tort à la planification comme telle, ou pis encore à la paresse, au manque de motivation ou à l'indiscipline de la population travailleuse (absentéisme, alcoolisme...).

Mais la bureaucratie porte une responsabilité plus écrasante encore, celle d'avoir fait du socialisme un repoussoir pour des millions de personnes, à l'Ouest comme à l'Est, celles-ci en étant arrivées à assimiler le socialisme à son monstrueux travestissement qu'est le stalinisme. Écartée depuis des décennies de toute initiative et de toute responsabilité dans une économie planifiée autoritairement qui lui impose files d'attente interminables, pénuries et qualités minables, la population de l'Est est amenée presque naturellement à voir dans l'économie de marché un moyen alternatif lui permettant à la fois de participer à la vie économique et de s'approvisionner adéquatement. Ayant commencé à se débarrasser des dirigeants staliniens, nombreux sont ceux qui voient l'économie planifiée comme intrinsèquement liée au stalinisme et par conséquent à rejeter en faveur de l'économie de marché.

La main tendue vers le capital

Devant le désastre de sa gestion économique, la bureaucratie était forcée d'entreprendre des réformes. Mais vers quel type de réformes pouvait-elle se tourner ? Aurait-elle pu envisager de véritables réformes destinées à démocratiser l'économie planifiée dans toutes ses dimensions, à tous ses échelons, impliquant directement la population dans la gestion de l'économie à tous les niveaux sur la base de la propriété étatique des moyens de production ainsi renforcée ? Pouvait-elle, en somme, renouer avec la tradition des soviets de la révolution d'Octobre ? Bien sûr que non ; cela aurait exigé de la bureaucratie qu'elle se livre à elle-même une lutte sans merci, qu'elle se fasse en quelque sorte hara-kiri.

Pour s'assurer l'aide financière et technique du capital occidental, qu'elle réclame comme une bouée de sauvetage face au désastre économique, elle est prête à aller très loin, annonçant fermetures d'entreprises, licenciements, privatisations, ouverture aux capitaux étrangers, convertibilité des monnaies, autant de mesures qui menacent l'économie planifiée, la propriété étatique des moyens de production et le monopole d'État du commerce extérieur.

Un choc inévitable avec le peuple

La « transition vers l'économie de marché » dans laquelle est engagée aujourd'hui la bureaucratie à l'Est la placera inévitablement, tôt ou tard, en opposition frontale avec la population travailleuse attachée à ses acquis et refusant les conséquences qu'entraînera nécessairement le retour au marché (licenciements, pertes de pouvoir d'achat, chômage, différenciations sociales, pauvreté,..).

Le mouvement des réformes économiques qui rapproche la bureaucratie de l'Est de la bourgeoisie mondiale ouvre simultanément de nouvelles perspectives pour la jonction des mouvements revendicatifs à l'Est et à l'Ouest et, comme les événements récents le démontrent, avec les peuples du Tiers-monde en lutte contre les plans d'austérité imposés par le FMI et contre les pouvoirs locaux, contre les régimes de partis uniques, pour la démocratisation (« l'afri-castroika »).

C'est ce que craint au plus haut point la bourgeoisie mondiale qui souhaite bien sûr la mise en œuvre de réformes favorables au capital occidental, mais qui exprime ses vives inquiétudes face aux « risques de déstabilisation » qui pourraient naître des bouleversements en cours.

[8]

II. QU'ATTENDRE DE LA « TRANSITION
VERS L'ÉCONOMIE DE MARCHÉ » ?


Yougoslavie

Il y a plus de quarante ans, en 1948, la Yougoslavie de Tito rompait avec l'URSS de Staline. Autonome vis-à-vis de Moscou, elle ne devait toutefois s'écarter d'aucune manière du régime stalinien du parti unique et du pouvoir politique absolu de la bureaucratie.

C'est dans ce cadre qu'elle a amorcé dès les années cinquante un tournant qui a été pendant longtemps le point de mire des observateurs occidentaux, celui du démantèlement progressif de la planification centralisée et du recours aux mécanismes de marché à l'enseigne de « l'autogestion ouvrière ».

Comme résultat de cette combinaison de mesures administratives bureaucratiques et de l'anarchie du marché, la Yougoslavie a connu une inflation galopante et un chômage croissant, une désorganisation générale de l'économie, marquée notamment par des dévaluations en chaîne ininterrompue de la monnaie nationale, le dinar, qui ne vaut plus en janvier 1990 qu'un dix-millième de sa valeur de 1965 : en 1965, on échangeait 1$ américain contre 12,5 dinars ; en janvier 1990, 1$ américain = 116 400 dinars.

Selon une évaluation récente (fin 1989) de l'économiste Branimir Lokin, ancien proche conseiller du Premier ministre Ante Markovic, la Yougoslavie est aujourd'hui en état de banqueroute. Le pays compte 3,5 millions de chômeurs vivant au minimum de subsistance vital, sur une population totale de 23 millions. Le taux de chômage atteindrait 50% si tous les travailleurs « en surplus » selon les normes capitalistes étaient licenciés.

Le salaire mensuel moyen, de 212$, est en 1989 de 30% inférieur à celui de 1978. Seulement 32% des revenus de la population proviennent des salaires ; le reste vient de revenus d'appoint, du marché noir, de la spéculation et de la criminalité. Au cours des 20 dernières années, l'écart n'a cessé de croître entre les républiques riches du nord (Slovénie, Croatie et Serbie) qui ont vu leur niveau de vie s'améliorer quelque peu, et les républiques du sud (Macédoine, Monténégro, Bosnie-Herzégovine) qui ont vu le leur diminuer. Ces écarts croissants ont alimenté les tensions entre les nationalités, les plus fortes d'entre elles s'étant exprimées dans la région autonome du Kossovo peuplée à 87,5% d'Albanais, où le niveau de vie a chuté à 30% de ce qu'il était en 1970.

Entre les six républiques qui composent la fédération yougoslave, règne une guerre commerciale ouverte, chacune bloquant l'entrée des produits des autres sur son territoire et concurrençant les autres sur le marché international, en recourant notamment aux pratiques du dumping. La plus riche de ces républiques, la Slovénie, vient de décider d'émettre sa propre monnaie, la lipa, qui sera librement convertible sur le marché des devises. Le taux d'inflation, de 2500% en 1989, atteindra vraisemblablement les 6000% en 1990. Face à une dette extérieure de 18 milliards $, la Yougoslavie qui est membre du FMI subit de cet organisme des pressions pour qu'elle mette en œuvre un programme d'austérité, qu'elle ajuste notamment les salaires à un niveau assurant la rentabilité, empêchant ceux-ci de croître au rythme de l'inflation.

Confronté à celte situation d'impasse, que propose le Premier ministre Markovic ? À Washington en octobre dernier, il assurait néanmoins les investisseurs américains de son engagement indéfectible à aller plus loin dans la voie du libéralisme économique, regrettant que « l'excellente opportunité d'investissement qu'offre la Yougoslavie ne soit pas assez connue ». « Nous avons libéralisé 100% des prix, 90% du commerce extérieur. Il y aura une refonte et une privatisation du système bancaire » (AFP, 13/10/89).

Interrogé par ailleurs sur la réforme politique, Markovic a tenu à préciser que le régime du parti unique ne serait pas remis en question. Il devait, trois mois plus tard, être renversé sur cette question au Congrès de ce parti unique, la Ligue des communistes de Yougoslavie, qui se prononçait après des débats des plus houleux en faveur du pluralisme politique.

Chine

À peine sortie de l'ère maoïste de la révolution culturelle, la Chine s'est engagée, sous la direction de Deng Xiaoping, à la fin des années soixante-dix, dans une refonte de fond en comble de l'économe chinoise, impliquant une réduction draconienne du rôle de la planification centrale, la réintroduction de la propriété privée des terres agricoles, l'ouverture au capital étranger de villes côtières d'abord, puis de régions entières, désignées zones franches, l'émission d'actions et d'obligations par les entreprises d'État, la création d'un marché financier et l'ouverture de Bourses des valeurs dans plusieurs grandes villes, la libération des prix industriels et une libération partielle du marché du travail, la libération du commerce extérieur et l'autorisation d'accueillir [9] des entreprises à capitaux exclusivement étrangers.

Les conséquences sur le plan strictement économique sont significatives et les soubresauts qui ont secoué la société chinoise ont obligé les dirigeants à appliquer cette politique avec de très forts zigzags, adoptant certaines mesures, puis procédant à des reculs, décrétant des périodes d'austérité, etc.. Inévitablement, on a vu ressurgir les maux bien connus de l'économie de marché que sont le chômage et l'inflation. On a vu réapparaître les déficits budgétaires massifs et en conséquence l'endettement public, fléaux que la révolution culturelle s'était glorifiée d'avoir complètement éliminés.

L'autorisation d'exporter, conférée aux entreprises et aux collectivités locales, en supprimant le contrôle central sur les rapports avec l'étranger, a entraîné un détournement vers l'extérieur de divers produits, provoquant sur le marché intérieur pénuries et hausses de prix. L'autorisation de vendre sur les marchés libres les excédents de production au delà des quota de livraison fixés par l'État a provoqué le développement de réseaux spéculatifs d'achat aux prix officiels et de revente à des prix beaucoup plus élevés. On a vu se multiplier les intermédiaires reliés par un système de pots-de-vin, dans un régime où la corruption s'est généralisée. Reposant largement sur les emprunts, ce système est par ailleurs un facteur de déstabilisation de l'équilibre financier.

À la campagne, de nombreuses terres fertiles ont été soustraites à la production agricole, les paysans riches préférant y construire habitations et petites usines de manière à tirer profit des prix flexibles plus élevés dans ces secteurs que dans l'agriculture.

Dans ce contexte où domine l'appât du gain individuel, un important surinvestissement a été réalisé dans certains domaines au détriment d'autres domaines qui se sont trouvés négligés. Cette évolution sauvage est la conséquence de l'absence d'un système d'encadrement du crédit. Des investissements somptuaires ont été réalisés dans des secteurs générateurs de devises comme la construction d'hôtels au détriment des investissements en infrastructure. Imposée par la force à l'époque du « Grand bond en avant » à la fin des années cinquante, la collectivisation des terres a été démantelée à partir de 1979 et les communes populaires ont été liquidées en 1984. On a réintroduit la petite exploitation familiale privée fondée sur des ententes contractuelles de location des terres qui, avec l'allongement de la durée des contrats, s'apparente à une forme de privatisation. Les équipements, anciennement collectifs, sont loués par contrats à des agriculteurs spécialisés dont la tâche est de les relouer aux agriculteurs, système des plus propices au développement des faveurs et de l'extorsion. Le bétail, pour sa part, a été vendu aux agriculteurs de même que les petits équipements, tracteurs et motoculteurs, dont une partie est détournée vers d'autres usages, jugés plus profitables, tels le transport.

Ce système est de toute évidence générateur de disparités. On a vu naître une nouvelle couche de paysans riches, une différenciation sociale accrue à tous les niveaux. En somme, la « libéralisation » économique que la bureaucratie chinoise a choisi d'entreprendre, comme les faits le démontrent, a aussi peu à voir avec l'émancipation économique de la population qu'elle n'a de rapport avec la démocratisation politique. On ne saurait donc s'étonner de voir périodiquement la population manifester son mécontentement et revendiquer la démocratie et l'amélioration de ses conditions de vie. Le dernier printemps de Pékin en a été l'illustration brutale.

Pologne, Hongrie

Depuis 1968, la Hongrie est elle aussi engagée dans un processus de réformes économiques qui ont souvent été identifiées conne le modèle à suivre pour les pays de l'Est. Diverses mesures ont été mises en œuvre, telles le renforcement du rôle du marché, le relâchement des contraintes du plan central qui se voit confiné à la formulation des grands objectifs, l'élargissement du champ de décision des entreprises dans le domaine de l'embauche, de la production et de l'investissement, le rattachement des salaires et primes aux résultats commerciaux, le feu vert à la mise sur pied de petites entreprises privées, l'adhésion au FMI, la création d'entreprises mixtes avec le capital étranger, etc..

Ces mesures dont la bureaucratie et les observateurs occidentaux attendaient les meilleures réalisations ont plutôt conduit de part et d'autre à un constat d'échec, pour ne pas dire de faillite économique : une croissance nulle, un chômage en hausse, un taux d'inflation de 20%, la dette extérieure per capita la plus élevée de tous les pays de l'Est, une pauvreté qui se généralise et qui oblige une fraction sans cesse croissante de la population à recourir à un « second métier » ; ce dernier élément est d'ailleurs l'un des facteurs explicatifs de « l'enthousiasme » de la population à fonder des milliers de petites entreprises privées qui apparaissent comme la bouée de sauvetage nécessaire pour compenser le déficit de ses revenus.

Selon les estimations officielles, près du quart de la population vit déjà sous le seuil de pauvreté. Les hausses de prix spectaculaires entrées en vigueur au début de janvier entraîneront une détérioration encore plus grande du niveau de vie. À Paris en décembre, Imre Poszgay, l'un des chefs de file des « réformateurs » et éventuel candidat à la présidence de la République, disait ne pas exclure des « soubresauts insurrectionnels » [10] au cours des deux prochaines années, en raison de la situation économique.

En Pologne, le gouvernement Mazowiecki a commencé à exécuter son programme économique. Il dit vouloir « créer une économie de marché proche de celle qui a fait ses preuves dans les pays hautement industrialisés ». Pour ce faire, il entend :

1) « modifier les formes de propriété », c'est-à-dire privatiser les moyens de production collectifs et instituer un régime d'actionnariat ouvrier ;

2) mettre en place des mécanismes de marché et instituer « l'autogestion des entreprises » ;

3) modifier le système financier et bancaire qui doit devenir privé, créer sur cette base une bourse des valeurs, assurer la convertibilité de la devise polonaise, le zloty, de manière à « ouvrir le pays sur le monde » et à encourager le capital étranger à investir en Pologne avec la possibilité de rapatrier la totalité des profits.

De passage à Montréal en janvier dernier, le ministre des Relations économiques internationales Andrzej Wojcik expliquait que dans les prochains mois, la Pologne serait sans doute un pays « plus néo-libéral qu'à l'Ouest ». Il a parlé de la grande compréhension du peuple polonais qui serait, selon lui, prêt à « endurer la pénible transition vers l'économie de marché qui entraînera dans un premier temps une radicale réduction de leur niveau de vie ».

Pour bien faire comprendre à quelle tâche il s'attèle, le gouvernement Mazowiecki a déjà pris des mesures de libéralisation des prix, notamment des biens agricoles, qui a provoqué du jour au lendemain des hausses considérables. Après avoir augmenté de 1000% en 1989, les prix de détail ont de nouveau connu une hausse de quelque 200% en un mois seulement, de décembre à janvier. Le gouvernement a annoncé qu'il n'entendait pas compenser la perte du pouvoir d'achat que cela occasionnera. Cette mesure, jumelée aux menaces de licenciements massifs qu'amèneront les fermetures annoncées d'usines non-rentables, a déjà soulevé une solide opposition au sein d'une population ouvrière qui voit de mieux en mieux ses anciens dirigeants, dont Lech Walesa, se mettre à table pour tenter de lui imposer les mesures de crise dictées par la « rationalité du marché ».

Dans cette voie choisie par le gouvernement Mazowiecki, l'affrontement, à terme, est inévitable. Comme le décrit le journal de Solidarnosc, la Gazeta Wyborcza, « le nouveau système économique, le libéralisme bureaucratique, est aussi monstrueux que le socialisme bureaucratique ; la seule différence est l'empaquetage idéologique ».

URSS

En URSS, le Congrès des députés adoptait fin décembre un plan économique définissant les étapes du passage, d'ici 1995, à une « économie socialiste de marché ». Il se donnait comme objectif préalable le contrôle du déficit budgétaire et l'amélioration des approvisionnements sur le marché des biens de consommation.

Dans ce cadre, une réforme des prix doit être entreprise, de manière à aligner ceux-ci progressivement sur les prix mondiaux ; la réforme doit être complétée en 1995, date à laquelle l'URSS envisage également la convertibilité du rouble.

Les transformations prévues s'inscrivent dans la suite des mesures déjà réalisées depuis 1985 dans le cadre de la perestroïka. Celles-ci ont touché un ensemble de domaines : l'autonomie des entreprises d'État face au plan en ce qui a trait aux plans de production, au financement, aux échanges avec l'extérieur et à la fixation des salaires ; la création de sociétés mixtes avec la participation du capital étranger, qui acquiert la possibilité d'une participation majoritaire en 1989 ; le développement de l'initiative privée avec la mise sur pied de « coopératives » dans divers champs d'activité ; l'introduction d'un système de location des terres agricoles, la durée du bail pouvant s'étendre jusqu'à 50 ans ;...

Il va sans dire que les enjeux des transformations en cours sont capitaux. Des revendications mises de l'avant comme l'un des éléments d'une plate-forme appuyée par quelque 250 députés du Congrès (sur 2 250) et rendue publique en décembre dernier, réclament l'abandon de l'économie étatisée, l'abrogation de la propriété étatique de la terre, du sous-sol et des moyens de production. On discute par ailleurs ouvertement de mesures comme la mise sur pied d'un marché de capitaux.

Quelle est l'attitude de la population face à ces orientations ? Divers sondages, réalisés auprès de la population soviétique, révèlent une aspiration réelle au changement, qui se manifeste dans un appui global aux politiques de la perestroïka. Les résultats de ces mêmes sondages démontrent par contre beaucoup de pessimisme quant aux chances de réussite des réformes entreprises. Ils démontrent également de solides réticences face à un engagement éventuel dans la voie du capitalisme et des craintes réelles quant aux conséquences d'une telle orientation sur les acquis sociaux.

À titre d'exemple, l'hebdomadaire Les nouvelles de Moscou du 14 janvier dernier publie les résultats suivants d'un sondage réalisé à Moscou à la fin de 1989 : 71% des Moscovites interrogés disent appuyer la perestroïka en souhaitant toutefois que les changements soient plus rapides ; 74% voient la concurrence d'un bon œil. Pourtant 61% expriment leur attachement aux valeurs du socialisme, alors que 34% seulement voient positivement le capitalisme.

[11]

III. TROTSKY ET LA RATIONALITÉ
DE L'ÉCONOMIE EN TRANSITION


La faillite économique de décennies de régime stalinien, qui éclate au grand jour dans tous les pays d'Europe de l'Est, n'est pas la faillite de l'économie planifiée, mais de sa version bureaucratique, arbitraire et autoritaire qui prétendait pouvoir s'affranchir de l'économie mondiale et construire le « socialisme » en vase clos en imposant ses diktats à une population réduite à un rôle d'exécutant.

Ce régime brutal institué à la fin des années vingt en URSS par Staline a été critiqué du point de vue de ses bases économiques irrationnelles et combattu sans relâche par celui qui avait été le principal dirigeant de la révolution d'octobre avec Lénine, Léon Trotsky. Avec une lucidité dont on peut vérifier aujourd'hui toute la puissance, Trotsky a analysé le rôle et la nature de la bureaucratie stalinienne dans plusieurs écrits dont le plus célèbre est son ouvrage de 1936, La révolution trahie.

Il est du plus grand intérêt de rappeler ici en particulier comment il posait les problèmes de l'efficacité économique, du niveau des prix, du calcul des coûts, de la rémunération du travail, de la qualité des produits, de la démocratie dans la planification, des rapports entre plan et marché, dans la période de transition du capitalisme au socialisme.

Les prix

Parlant de la fixation arbitraire des prix dans la planification stalinienne, il disait : « Des professeurs obéissants avaient réussi à bâtir sur les paroles de Staline toute une théorie selon laquelle le prix soviétique, contrairement à celui du marché, était exclusivement dicté par le plan ou par des directives... Ces professeurs oubliaient d'expliquer comment on peut « diriger » les prix sans connaître le coût réel, et comment on peut calculer ce prix si tous les prix, au lieu d'exprimer le temps de travail socialement nécessaire à la production des articles, expriment la volonté de la bureaucratie ».

À la prétention de Staline selon laquelle les prix, ainsi fixés de manière administrative, étaient destinés à mieux servir la construction du socialisme, Trotsky répondait qu'au contraire les prix « serviront d'autant mieux la cause du socialisme qu'ils exprimeront plus honnêtement les rapports économiques d'aujourd'hui », que les prix fixés arbitrairement sont la source de « toutes les sortes de spéculation, de favoritisme, de parasitisme et autres vices, et ce plutôt à titre de règle que d'exception ».

La monnaie

Dans le même sens, la monnaie « ne saurait être arbitrairement "abolie".. ; son rôle, loin d’être fini, doit encore se développer à fond... L'économie soviétique a besoin d'une constante vérification au moyen d'un étalon fixe de valeur ».

Se voyant nier ce rôle par Staline, « la monnaie soviétique cesse d'être une monnaie, elle n'est plus une mesure de valeur ; les "prix stables" sont fixés par le gouvernement... Des valeurs fictives se substituent aux valeurs réelles, dévorant de l'intérieur l'économie planifiée… L'efficacité économique est appréciée d'après les critères de la statistique et non [12] d'après ceux de l’économie... Commandant au rouble, lui donnant arbitrairement divers pouvoirs d'achat, la bureaucratie se prive d'un instrument indispensable à la mesure objective de ses propres succès ou insuccès ».

Plan et marché

Loin d'avoir définitivement supplanté et écarté le marché, le plan est forcé de coexister avec le marché pendant la période de transition.

« L'industrie, bien que socialisée, a besoin des méthodes de calcul monétaire élaborées par le capitalisme. Le plan ne saurait reposer sur les seules données de l'intelligence. Le jeu de l'offre et de la demande reste pour lui, et pour longtemps encore, la base matérielle et le correctif sauveur ».

« Il est nécessaire que chaque usine d'État, avec son directeur technique, soit non seulement soumise au contrôle du sommet... mais aussi à celui de la base par l'intermédiaire du marché qui demeurera le régulateur de l'économie nationale pour longtemps encore ».

« Les innombrables participants actifs à l'économie...doivent faire connaître leurs besoins et leur intensité relative, non seulement par le truchement des compilations statistiques des commissions de planification, mais aussi directement par la pression de l'offre et de la demande. C'est à travers le marché que le plan est vérifié et, dans une très large mesure, réalisé. La régulation du marché doit reposer sur les tendances qui s'y manifestent, doit éprouver leur rationalité économique par le calcul économique. L'économie de transition est impensable sans "contrôle par le rouble" ».


Intérêt personnel, rendement du travail,
qualité des produits


Le problème de la qualité des produits, qui est aujourd'hui la plaie généralisée des pays de l'Est, était directement mis en rapport par Trotsky avec la nécessité de stimuler l'intérêt personnel et, par là, la productivité, et la nécessité d'effectuer dans cette perspective des calculs économiques rationnels.

« Une édification socialiste couronnée de succès ne se conçoit pas sans l'intégration dans l'économie planifiée de l'intérêt personnel... L'augmentation du rendement du travail et l'amélioration de la qualité de la production sont absolument impossibles sans un étalon de mesure pénétrant librement dans tous les pores de l'économie, c'est-à-dire sans une ferme unité monétaire... En l'absence de comptabilité exacte, on en arrive en réalité à la perte du stimulant individuel, au bas rendement du travail et à une qualité plus basse encore des marchandises ».



L'arbitraire bureaucratique
contre l'initiative créatrice et la qualité


Pour Trotsky, la qualité des produits est inconcevable sans une participation démocratique véritable de la population travailleuse à la planification. La gestion bureaucratique étouffe cette initiative et condamne à la piètre qualité, à l'inefficacité, à la faillite complète de l'organisation de la production.

« La rationalisation de l'économie ne se conçoit pas sans une comptabilité précise, elle-même incompatible avec l'arbitraire bureaucratique... Alors que la croissance de l'industrie...met au premier rang le problème de la qualité, la bureaucratie tue l'initiative créatrice et le sentiment de responsabilité sans lesquels il ne peut y avoir de progrès qualitatif. Les plaies du système sont peut-être (encore à cette époque, NDLR) moins visibles dans l'industrie lourde, mais elles rongent...l'industrie légère et alimentaire, les fermes collectives, les industries locales, c'est-à-dire toutes les branches de la production proches de la population ».

« On peut construire des usines géantes d'après des modèles importés de l'étranger sous le commandement bureaucratique, ...mais plus on ira, plus on se heurtera au problème de la qualité et celui-ci [13] échappe à la bureaucratie comme une ombre… Dans l'économie nationalisée, la qualité suppose la démocratie des producteurs et des consommateurs, la liberté de critique et d'initiative, toutes choses incompatibles avec le régime totalitaire de la peur, du mensonge et de la louange...Là où le choc des idées est impossible, il ne saurait y avoir création de nouvelles valeurs ».



Marché mondial et monopole d'État
du commerce extérieur


L'économie soviétique, dans l'esprit de Trotsky, ne devait d'aucune manière se couper de l'économie mondiale. La construction du socialisme dans un seul pays prétendant pouvoir se soustraire au système mondial était pour lui une contradiction dans les termes. L'économie soviétique devait, sous la protection du monopole d'État du commerce extérieur, trouver les meilleurs moyens de s'articuler à l'économie mondiale.

« Le monopole du commerce extérieur est l'arme indispensable de la construction socialiste dans la situation où les pays capitalistes possèdent une base technique plus développée. Mais le monopole ne peut protéger l'économie socialiste qui se bâtit qu'à la condition que, dans le domaine de la technique, des coûts de production, de la qualité des produits manufacturés, on se rapproche continuellement du stade de l'économie mondiale. Le but de la création économique ne doit pas être une économie nationale limitée à ses frontières, ce qui diminuerait sensiblement le rythme de son développement et son niveau, mais au contraire doit consister à augmenter notre poids spécifique sur le marché mondial... »

« Miser sur un développement socialiste isolé et sur un rythme du développement économique indépendamment de l'économie mondiale, altère toute perspective juste, fait dévier de sa voie tout le travail d'ensemble, ne donne pas le fil conducteur pour régulariser nos rapports avec l'économie mondiale. Le résultat sera que nous ne saurons plus ce que nous pourrons construire nous-mêmes et ce que nous devons importer de l'étranger. Repousser catégoriquement la théorie de l'économie socialiste isolée, signifierait, dans les années qui vont suivre, une utilisation plus rationnelle de nos ressources, une industrialisation plus rapide, ...une réelle diminution des prix, le renforcement véritable de l'URSS dans les conditions de son encerclement capitaliste ».

(Les citations sont tirées de : La révolution trahie (1936), La plate-forme de l'opposition de gauche de 1927, les Thèses sur la situation de la Russie soviétique du point de vue de la révolution socialiste, adoptées par le IVe Congrès de l'Internationale communiste en 1922, et le Bulletin de l'Opposition de novembre 1932.)

Il est extrêmement important, dans le cadre des développements actuels à l'Est, de rappeler toute la portée de ces analyses de l'articulation nécessaire entre plan, démocratie et marché pendant la période de transition, et des mesures politiques et économiques essentielles à la préservation et au renforcement de l'État ouvrier inséré dans le marché mondial capitaliste.

Cela est d'autant plus important que ces analyses de Trotsky, après avoir été depuis les années trente l'objet de la plus stricte interdiction en URSS, font aujourd'hui lentement leur réapparition, sans toutefois qu'on ait officiellement rétabli la vérité sur le rôle historique de Trotsky, ni qu'on ait autorisé la publication de ses œuvres !

Jusqu'à maintenant présenté comme un contre-révolutionnaire par la propagande officielle, Trotsky est aujourd'hui l'objet de nouveaux travestissements, de la part d'adhérents de l'aile « réformatrice » de la bureaucratie, partisans de la liquidation de l'économie planifiée et du monopole d'État du commerce extérieur. Ceux-ci prétendent s'appuyer sur l'opposition de Trotsky à la planification bureaucratique et à la thèse stalinienne du « socialisme dans un seul pays », pour justifier leurs propositions de « transition vers l'économie de marché » et d'adaptation pure et simple de l’URSS aux normes du marché mondial capitaliste.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 juin 2015 18:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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