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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Quelques notes sur la vie de ma mère, Jeanne Bonneau-Gill, 29 juillet 1909-décembre 2010.” Montréal: Texte inédit, décembre 2010. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 20 juin 2011.]

Louis Gill

Quelques notes sur la vie de ma mère,
Jeanne Bonneau-Gill, 29 juillet 1909-décembre 2010
.

Montréal : Texte inédit, décembre 2010.


Ma mère, Jeanne Bonneau, est née en 1909 à Chicoutimi, aînée d’une famille de dix enfants. Au moment de leur mariage, son père, Joseph Bonneau, et sa mère, Marie-Rose Tremblay, avaient respectivement 27 ans et 14 ans. À la naissance de ma mère, sa mère encore adolescente n’avait que 15 ans. Usée par une vie des plus dures, elle mourut  très jeune, à 45 ans.

Boulanger salarié, son père était comme un oiseau sur la branche, déménageant sans cesse de ville en ville à la recherche d’un meilleur emploi, entraînant avec lui une famille qui grossissait au fil de ces voyages. Après une année à Chicoutimi, suivie de deux années à Manchester au New Hampshire où la petite famille a été emportée par la vague des Canadiens français à la recherche d’emplois industriels au début du siècle, ce furent Shawinigan, Grand-mère, Shawinigan, Chicoutimi et de nouveau Shawinigan, avant le déménage­ment définitif à Montréal en 1923. Ma mère avait alors 14 ans.

Aux déménagements de ville en ville, sept en quatorze ans, allaient dès lors se succéder les déménagements à l’intérieur de la grande ville, un tous les trois mois pendant les premières années et seize en quatorze ans, qui devaient mener la famille de son quartier d’accueil d’Hochelaga-Maisonneuve au Plateau Mont-Royal en passant par le Centre-sud. La famille a ainsi habité successivement, d'un taudis à l'autre, sur les rues Moreau et Cuvillier (entre les rues Sainte-Catherine et Notre-Dame), Notre-Dame (angle Frontenac), Wolfe (près de la rue Robin), Wolfe (près de la rue De Montigny, ancien nom de la rue De Maisonneuve), Delorme, Visitation et Beaudry (entre les rues Ontario et Sherbrooke), Bordeaux, Cartier et Champlain (au sud de la rue Sherbrooke), Duluth (près de la rue Saint-Hubert), Saint-André (au nord de la rue Roy), Roy (le numéro civique 811), Saint-André (au sud de la rue Roy), Mentana (face à la rue Napoléon), puis Mentana (le numéro civique 3897) en 1938, année du mariage de ma mère, mais aussi de son frère Roméo et de sa sœur Alice, et année du décès de sa mère.

Dès son arrivée à Montréal en 1923, à l’âge de 14 ans, ma mère a été contrainte par la situation économique de la famille d’abandonner ses études et de commencer à travailler. Elle trouva un emploi au Bureau du crédit de cette célèbre institution qu’était le grand magasin Dupuis Frères, rue Sainte-Catherine à l’Est de la rue Saint-Hubert, là où se trouve aujourd’hui la Place Dupuis. Pour quatre dollars par semaine au début, elle travaillait, selon la dure réalité de l’époque, de 9 heures à 18 heures du lundi au jeudi et de 9 heures à 22 heures les vendredi et samedi, soit 58 heures par semaine.

Pendant vingt ans, de 1981 à 2001, j’ai refait chaque jour à pied en me rendant de chez moi à l’UQAM et de l’UQAM à la maison, à quelques écarts près, le trajet que ma mère empruntait elle aussi chaque jour, cinquante ans plus tôt, pour descendre chez Dupuis Frères et en revenir : en particulier la rue Saint-Christophe et son escalier au sud de la rue Sherbrooke, lorsqu’elle habitait le quartier des rues Saint-André, Mentana et Roy, voisin de celui que j’ai habité au début des années 1970, rue du Parc Lafontaine au sud de la rue Roy, et de celui que j’habite depuis 1980, rue Chambord au nord de la rue Rachel.

 Ma mère a travaillé au Bureau du crédit chez Dupuis Frères pendant 15 ans, jusqu’à son mariage en 1938. C’est là qu’elle a rencontré mon père, Marcel Gill, en 1928. Mon père était issu d’une famille relativement aisée. Ses deux parents venaient de la petite bourgeoisie rurale. Sa mère, Sarah Leblanc, était originaire de Joliette. Son père, Louis-Napoléon Gill, gérant d’une petite succursale de la Banque canadienne nationale située à l’angle des rues Sainte-Catherine et Visitation, était originaire de la région de Sorel-Pierreville. La famille a elle aussi habité le Plateau Mont-Royal (rue Laval, rue Sherbrooke près de De Lorimier, rue du Parc Lafontaine entre les rues Duluth et Rachel, et rue Saint-Hubert près de la rue Roy), avant de s’établir au 51 de la rue Nelson à Outremont en 1938.

Après avoir travaillé à la maison de courtage Lévesque-Beaubien (ancêtre de l'actuelle Financière Banque Nationale), puis au Bureau du crédit chez Dupuis Frères, mon père achetait en 1937 d’Arthur Gervais, frère de Maurice Gervais qui était le mari d’Annette Gill, la sœur de mon père, une petite bijouterie située sur la rue Rachel à l’est de la rue Saint-Denis, du côté nord, qu’il a revendue en 1945. Le terrain où se trouvait la bijouterie, qui appartenait à la famille Dupuis, propriétaire de Dupuis Frères, a été vendu par la suite et les immeubles qui s’y trouvaient ont été démolis. On y a construit un grand magasin d’alimentation Steinberg qui a été remplacé quelques années plus tard par un magasin Provigo avant de faire place à l’actuel magasin de vêtements Le Château.

Mes parents se sont mariés en 1938, après dix années de fréquentations; ma mère avait 29 ans, mon père, 31 ans. Pendant les années de dépression qui ont suivi la grande crise économique de 1929, on se fréquentait, mais on ne se mariait pas, faute de moyens. Et évidemment, personne n’en douterait, on restait chaste jusqu’au mariage. C’est ainsi que mes parents, dont le mariage a été célébré le 26 septembre 1938 à l’Église Saint-Louis-de-France, alors sur la rue Roy à l’ouest de la rue Saint-Denis, ont eu, un peu moins de huit mois plus tard, le 19 mai 1939, leur premier enfant, mon frère aîné Maurice, un gros bébé « prématuré » de 9 livres ! Quatre autres enfants suivirent, Louis, Lise, Denise et Robert, en 1940, 1942, 1943 et 1945.

À leur mariage, mes parents ont habité rue Papineau, près de la rue Laurier. Ils ont ensuite déménagé au 1020 de la rue Laurier, où mon frère Maurice et moi sommes nés, dans la maison, puis au 1040 de la même rue, où les trois autres enfants sont nés, également dans la maison. C’est là aussi que les choses ont commencé à se détériorer entre mon père et ma mère et que l’abus d’alcool de mon père a mené à une crise irré­parable, aux nuits sans sommeil, à la violence conju­gale, à la faillite commerciale, à la rupture du couple et au départ de mon père de la maison en 1946.

Au départ de mon père, nous avons reçu de sa sœur, Annette, et de son mari, Maurice Gervais, une proposition qui était inacceptable et que ma mère a rejetée sans appel. Cette proposition avait pour objectif, à leurs yeux, d’alléger le fardeau financier de notre famille en l’amputant de deux de ses membres, en l’occurrence mon frère aîné et moi, qui aurions été pris en charge par eux dans leur maison luxueuse et aurions ainsi bénéficié d’un traitement de faveur, alors que les trois autres enfants seraient demeurés à la charge de ma mère dénuée de ressources financières.

Voulant au-dessus de tout préserver l’unité familiale et assurer à chacun de ses enfants le même traitement, ma mère s’est tournée vers une initiative qui lui permettait de nous assurer un certain revenu et d’élever seule ses cinq enfants. Utilisant les connaissances qu’elle avait acquises dans le domaine de la bijouterie en apportant quelques années plus tôt son aide à mon père, elle installa un comptoir de bijouterie dans la salle à manger du petit logement de quatre pièces et demie que nous habitions à six au 1040 de la rue Laurier et se construisit une clientèle de parents, d’amis, de voisins et de proches dont les revenus de leurs menus achats, ajoutés à l’aide financière d’Annette et Maurice Gervais, nous permettaient de survivre.

Pour mousser les ventes de la bijouterie-maison, chaque semaine avait lieu le tirage d’un bijou, dont la gagnante parmi les clientes était celle dont le numéro du billet de tirage était le plus proche des trois premiers chiffres de l’adresse de la personne décédée dont l’annonce était publiée au haut de la première colonne de la page des décès de l’édition du samedi du journal La Presse, ce qui n’est pas sans rappeler le collage des timbres-primes des Belles sœurs d’un Michel Tremblay qui habitait alors à quelques minutes de chez nous.

En 1954, après le décès de ma grand-mère Gill (Sarah Leblanc), nous avons déménagé dans sa maison de la rue Nelson, qui appartenait à la succession de mon grand-père. La partie des intérêts de la succession qui nous revenait couvrait le loyer et allégeait notre situation financière, mais l’activité de comptoir de bijouterie, transplantée dans ce quartier plus huppé d’Outremont, est rapidement tombée en désuétude. Ma mère a alors entrepris de se donner une formation d’infirmière qui lui a permis d’obtenir un poste d’infirmière auxiliaire au Montreal Convalescent Hospital, poste qu’elle a occupé pendant dix ans, de 1967 à 1977. Elle a alors pris une retraite bien méritée, à l’âge de 68 ans.

La même année, à la suite du décès de mon père survenu quelques mois plus tôt en novembre 1976 et de la mise en vente de la maison de la rue Nelson par la succession de mon grand-père, elle se voyait contrainte, bien à regrets, de quitter cette maison qu’elle avait habitée pendant 23 ans et où elle aurait bien aimé rester jusqu’à la fin de ses jours. Vingt ans plus tard, en 1997, un scénario analogue, encore plus brutalement ressenti par elle, se répétait. Elle était cette fois, à l’âge de 88 ans, purement et simplement expulsée de son logement de la rue Bernard où elle était installée depuis avril 1978, par un propriétaire sans scrupules, motivé par la seule recherche d’un revenu de location plus élevé. Entre ces deux épreuves, une autre, jusque-là la plus difficile de sa vie : le décès prématuré de son fils aîné, Maurice, à l’âge de 49 ans, survenu le 26 septembre 1988, le jour même du cinquantième anniversaire de son mariage. Mais elle ne pouvait se douter à ce moment-là qu’elle allait revivre la même douleur, dix-sept ans plus tard, en novembre 2005, à l’âge de 96 ans, lorsqu’elle a perdu son plus jeune fils, Robert, âgé de 60 ans.

Particulièrement bousculée pendant les premières années de sa vie par les multiples déménagements d’une ville à l’autre, puis d’un logement à l’autre après son arrivée à Montréal en 1923, ma mère a été dès lors irrémédiablement atteinte de ce qu’on pourrait appeler un « sédentarisme » aigu, c’est-à-dire d’une profonde allergie aux déplacements. À l’exception de quelques voyages de courte distance et de brève durée à l’occasion de vacances à la campagne, de fêtes et de visites de la parenté, qui étaient le plus souvent pour elle une obligation plus qu’un plaisir, elle n’a fait dans toute sa vie que deux véritables voyages, le premier en 1938 à New York, son voyage de noces, le deuxième en 1969, année de son soixantième anniversaire, en Californie où je faisais mes études de doctorat, à l’occasion de la naissance de sa petite-fille Véronica, ma fille aînée.

Fait divers qu’on ne pourrait manquer de souligner, le débarquement de ma mère en sol californien en juillet 1969, au terme d’un épique périple transcontinental en train par peur viscérale de l’avion, coïncidait avec un débarquement non moins historique, celui du premier homme sur la lune, au terme d’un non moins épique périple spatial.

Ce que ma mère a sans doute le plus regretté dans sa vie est de n’avoir pas pu s’instruire comme elle l’aurait souhaité, empêchée de le faire d’abord dans les premières années de sa vie par les continuels déménagements d’une ville à l’autre, souvent en cours d’année scolaire, à une époque où, par surcroît, en l’absence d’un système d’éducation uniformisé à l’échelle nationale, tout était toujours à recommencer, dans une nouvelle école, avec de nouveaux livres, de nouveaux professeurs, de nouvelles méthodes, etc. Empêchée de le faire aussi, une fois arrivée à Montréal, par l’obligation d’abandonner les études pour contribuer au soutien financier de la famille.

Ma mère s’était juré qu’il en serait différemment pour ses enfants et elle a tenu parole. Elle n’a rien ménagé pour faire en sorte que nous ayons accès à cette richesse de première importance qu’est l’éducation. C’était, a-t-elle toujours dit, le plus précieux héritage à laisser à ses enfants. Pour cet héritage et pour tout le reste, nous la remercions de tout cœur.

Ces notes ont été rédigées en 2002 à partir de mes souvenirs personnels et de l'information qui m'a été fournie par ma mère et par sa sœur, Rose Bonneau, décédée en octobre 2005. Elles ont été lues à ma mère en cours de rédaction et dans leur version définitive. Elles ont été légèrement amendées en novembre 2005 après le décès de mon frère Robert.

Post scriptum

Comme ces notes l’ont montré, ma mère n’a pas eu une vie facile. En contrepartie, il faut souligner qu’elle a eu l’immense privilège d’être dotée d’une santé à toute épreuve qui lui a permis de vivre les 101 années de cette longue vie sans aucune maladie majeure. Elle n’aura connu que l’usure graduelle générale de l’organisme qui a réduit à néant la qualité de vie de ses dernières années.

C’est une pneumonie qui l’a finalement emportée, en cinq jours. Soulagée par une médication judicieuse, elle a franchi cette dernière étape de sa vie dans la sérénité, sans douleur apparente.

Au cours de ces cinq jours, nous nous sommes relayés à son chevet presque sans interruption, ma sœur Lise et moi. Le sort a voulu que ce soit moi qui aie été présent, seul à ses côtés, lorsqu’elle nous a quittés. J’en conserverai un souvenir émouvant.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 30 juin 2011 15:12
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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