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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Pour le socialisme, aujourd’hui comme hier.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte, Au bout de l’impasse, à gauche, pp. 101-117. Montréal: Lux Éditeur, 2007, 214 pp. [Avec l'autorisation de l'auteur et de l'Éditeur, Lux Éditeur, accordée respectivement les 5 et 12 août 2008 de diffuser ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.]

Louis Gill 

Pour le socialisme,
aujourd’hui comme hier
”. 

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Normand Baillargeon et Jean-Marc Piotte, Au bout de l’impasse, à gauche, pp. 101-117. Montréal : Lux Éditeur, 2007, 214 pp.

 

Mon itinéraire politique
Indépendance de classe et indépendance du Québec
Des bouleversements majeurs
Un recommencement politique nécessaire
Enjeux et défis
 
Conclusion

Mon itinéraire politique

 

Mon itinéraire politique plonge ses racines dans une adhésion spontanée au socialisme au cours de mes études collégiales. Né à Montréal en 1940 sur la rue Laurier en face du parc du même nom dans une famille sans le sou, au cœur du milieu fort modeste qu’était alors le Plateau Mont-Royal, j’ai fait dans les années 1950, grâce aux revenus durement gagnés de ma mère, mes études collégiales dans un des collèges privés les plus bourgeois de Montréal où j’ai vécu quotidiennement le clivage entre les classes sociales. Je précise pour le jeune lectorat d’aujourd’hui qu’il n’y avait pas encore en ce temps au Québec de collèges publics, qui n’ont vu le jour qu’à la fin des années 1960 comme produits de la démocratisation de l’éducation issue de la Révolution tranquille. L’intense activité syndicale des années 1950 (grèves de Dupuis Frères et de Louiseville en 1952, Marche sur Québec de 1954 contre les lois anti-ouvrières de Maurice Duplessis, Manifeste au peuple du Québec de 1955 adopté par le congrès de Joliette de la Fédération des unions industrielles du Québec, ancêtre de la FTQ, fondation de la FTQ en 1957, de la CSN en 1960, grève de Murdochville en 1957 et débat sur la construction d’un parti politique des classes laborieuses), dont je ne pouvais évidemment pas encore saisir toute l’importance, mais dont je commençais à lire les échos dans les journaux, ont aussi grandement contribué à fonder mon orientation politique. 

De nombreux écrits m’ont marqué au cours de cette période, parmi lesquels ceux d’André Malraux et d’Albert Camus, La condition humaine et L’homme révolté pour ne mentionner que les principaux, et aussi, il va sans dire, les classiques du socialisme comme le Manifeste de Marx et Engels. Mais ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard, au début des années 1970, que j’ai entrepris une étude sérieuse et systématique des œuvres des deux grands fondateurs du socialisme, en commençant par Le Capital de Marx, et que je suis devenu marxiste comme tel, au sens où, pour se réclamer du marxisme, il faut d’abord en comprendre les fondements. 

Au terme de mes études collégiales en 1957, poussé par l’attrait qu’exerçaient sur moi les mathématiques, je me suis engagé dans des études d’ingénieur à l’Université McGill, mais deux ans avant la fin de ces études, j’avais acquis la conviction que mon véritable intérêt se trouvait du côté des questions sociales. J’ai néanmoins terminé mes études et obtenu mon diplôme d’ingénieur en 1961. J’ai exercé ensuite la profession pendant un peu plus d’un an, pour enseigner par après les mathématiques dans divers établissements. Cela m’a donné les moyens financiers d’entreprendre simultanément de nouvelles études, d’abord en sociologie, puis en sciences économiques, à l’Université de Montréal pour ce qui est de la maîtrise, obtenue en 1966, puis à l’Université Stanford en Californie où j’ai passé trois ans, de 1967 à 1970, et obtenu mon doctorat. 

Au cours de mes années d’études à la maîtrise à l’Université de Montréal, j’ai été attiré, sans toutefois y adhérer, par le Parti socialiste du Québec (PSQ). Le PSQ était au cœur du débat politique sur la double question du lien organique entre le mouvement syndical et le parti des travailleurs, et l’autonomie d’un tel parti au Québec face au mouvement ouvrier pan-canadien et son bras politique, le Nouveau parti démocratique (NPD) qu’il venait de contribuer à fonder en 1961. Au centre de cet écheveau se trouvait bien entendu la question nationale du Québec. Je n’étais absolument pas conscient à ce moment-là de toutes ces dimensions de ce qui est finalement la question politique fondamentale au Québec et au Canada. J’étais attiré intuitivement vers le PSQ et je ne pouvais évidemment soupçonner que les questions politiques dans lesquelles j’allais m’investir pleinement à partir du milieu des années 1970 en tant que militant trotskyste étaient posées dans l’existence même de ce parti. Les années 1960 avaient vu naître un puissant mouvement indépendantiste, incarné principalement par le Rassemblement pour l’indépendance nationale qui m’a aussi influencé, mais auquel je n’ai pas adhéré formellement, ayant réussi à résister en quelque sorte au fort magnétisme des discours enflammés de son grand tribun qu’était Pierre Bourgault. J’ai par contre adhéré en 1964 au mouvement Parti Pris, qui n’était ni un parti ni un rassemblement large, mais qui était un cercle de discussion, d’élaboration et de publication d’une revue, dirigé par de jeunes intellectuels défendant une orientation fondée sur le socialisme et l’indépendance. Ma participation à ce mouvement a toutefois été brève et plutôt marginale. 

L’Université Stanford où j’ai fait mes études doctorales de 1967 à 1970 était à l’époque, et est toujours, une des universités privées les plus bourgeoises et les plus riches des États-Unis et, pourrait-on dire, du monde. Contrairement à l’Université voisine de Berkeley, université d’État qui a traditionnellement été plutôt agitée, secouée notamment par le Free Speech Movement du milieu des années 1960, la richissime Stanford, avait été jusque-là le prototype de l’université rangée, où les étudiants étudiaient et les professeurs professaient, comme dit l’adage. Le hasard a voulu que les trois années de mon séjour à Stanford aient été trois années d’une intense activité étudiante militante, qui a pris son envol au cours de la première année, d’abord à l’occasion de l’assassinat de Martin Luther King au printemps 1968, mais surtout à l’occasion du recrutement sur le campus même de futurs officiers de l’armée des États-Unis par le Reserve Officers Training Corps (ROTC). Est-il nécessaire de rappeler que cette provocation avait lieu au moment où les combats faisaient rage au Vietnam que les États-Unis tentaient par tous les moyens d’écraser pour asseoir leur domination impérialiste sur l’Asie du sud-est ? La mobilisation étudiante contre la présence du ROTC sur le campus a été le point de départ d’une sensibilisation au rôle clé joué par l’Université elle-même dans l’engagement militaire des États-Unis, tant par la recherche militaire de pointe qui y était effectuée que par son implication directe dans le complexe militaro-industriel, par les liens entretenus au sein de ce complexe par les quelque vingt membres de son bureau de direction (board of trustees), tous des hauts dirigeants des plus grandes multinationales dont les intérêts économiques en Asie du sud-est comme ailleurs dans le monde ne laissaient aucun doute. Pour ne citer que quelques noms : Edmund Littlefield de General Electric, Richard McCurdy de Shell Oil, Charles Ducummun de Lockheed, Gardiner Symonds de Tenneco, Arthur Stewart de Union Oil of California, Lawrence Kimpton de Standard Oil of Indiana, William Hewlett et David Packard de Hewlett-Packard. La symbiose entre ce beau monde et le militaire peut aussi être illustrée par le fait que David Packard a été nommé secrétaire adjoint à la Défense par le président Richard Nixon en 1968. 

La mobilisation étudiante a pris une ampleur insoupçonnée au printemps 1969 avec la création d’un mouvement connu comme le Mouvement du 3 avril (April 3rd Movement) qui a mené à une grève générale avec l’occupation pendant dix jours d’un des principaux sites de la recherche militaire sur le campus, le Laboratoire d’électronique appliquée (Applied Electronics Laboratory), dont les activités ont été paralysées au cours de cette période et dans la cour extérieure duquel la célèbre économiste britannique Joan Robinson, alors en visite à Stanford, donnait ses conférences. La mobilisation a augmenté encore d’un cran au printemps 1970, pour devenir ouvertement violente, en riposte à l’invasion du Cambodge et aux bombardements qui s’étendaient dès lors au Laos et à la Thaïlande. Pendant plusieurs jours, des affrontements entre des groupes d’étudiants et la police anti-émeutes ont eu lieu chaque nuit, aux terme desquels la quasi totalité des immeubles de l’université avait subi d’importants dommages. Je tiens à préciser que si j’ai activement participé aux grèves, au piquetage et aux occupations, je n’ai pas participé à ces opérations de saccage. 

Avec le recul, je peux dire aujourd’hui que c’est au cœur même de l’impérialisme lors de mon séjour à Stanford que j’ai été concrètement sensibilisé à cette réalité. C’est aussi pendant ce séjour que j’ai découvert la réalité du racisme, d’abord dans le profond fossé que j’avais sous les yeux entre la ville blanche et riche de Palo Alto, capitale de la silicon valley à laquelle Stanford est adjointe et où j’ai habité, et le ghetto noir délabré et indigent d’East Palo Alto, séparé d’elle par l’autoroute à huit voies qui relie San Francisco et Los Angeles. J’ai aussi été sensibilisé à cette réalité du racisme par le mouvement des Black Panthers, dont les têtes d’affiche étaient, entre autres, Huey Newton, Bobby Seale et Eldridge Cleaver, qui était surtout concentré en Californie où j’ai eu l’occasion de participer à plusieurs de ses rassemblements et de lire régulièrement sa presse. 

Mon éloignement du Québec pendant ces trois années et mon engagement dans la mobilisation universitaire à Stanford ne m’ont pas empêché de suivre de là-bas avec beaucoup d’attention les développements politiques du Québec, de sorte que je savais exactement, avant de prendre le chemin du retour, où j’allais militer en revenant. Dès mon arrivée, je suis donc allé directement vers le FRAP (Front d’action politique des salariés de Montréal) et suis devenu membre d’un de ses CAP (comité d’action politique), celui du quartier où je me suis installé provisoirement au retour avec ma famille, le CAP Côte-des-Neiges. Je me suis aussi joint à un cercle de lecture du Capital, comme il en existait plusieurs à cette époque, la plupart influencés par l’orientation maoïste, alors très forte en raison des développements politiques en Chine qui ont donné lieu à ce qui a été appelé la « révolution culturelle prolétarienne » de la deuxième moitié des années 1960. Mais j’ai aussi et surtout été catapulté dans l’action syndicale avec la fondation, à l’automne 1970, du Syndicat des professeurs de l’UQAM (SPUQ) affilié à la CSN, à la direction duquel j’ai occupé divers postes au cours des premières années, marquées notamment par deux importantes grèves, la première en 1971 qui a duré deux semaines et demie, et la deuxième qui a duré quatre mois, d’octobre 1976 à février 1977. 

Pleinement engagé dans l’action syndicale au niveau du SPUQ et dans les instances de la CSN, j’ai d’abord mis un terme à ma participation au cercle de lecture du Capital dont le dogmatisme des participants influencés par le maoïsme me rebutait, pour poursuivre seul ma lecture et ma réflexion sur le marxisme. J’ai aussi délaissé le FRAP qui, se relevant difficilement du coup de massue qui lui a été porté lors des élections municipales de 1970 à Montréal en pleine crise d’Octobre à la suite des enlèvements par le Front de libération du Québec (FLQ) du diplomate britannique James Richard Cross et du ministre libéral Pierre Laporte, et de l’assassinat de Pierre Laporte, a rapidement évolué vers un lieu d’affrontement stérile entre groupes politiques sans lien organique avec le mouvement ouvrier organisé. Et c’est en tant que militant syndical, délégué de mon syndicat au Conseil central de Montréal de la CSN que j’ai été amené à m’impliquer dans une initiative qui a finalement été déterminante pour mon évolution politique ultérieure. 

Cette initiative s’appuyait sur les acquis du FRAP dont le projet d’une action politique des travailleurs à Montréal avait reçu l’appui du seul Conseil central de la CSN, pour proposer un projet du même type s’appuyant non plus sur la seule instance montréalaise de la CSN, mais sur une action concertée des instances des trois centrales, CSN, FTQ et CEQ, au sein du Comité régional intersyndical de Montréal (CRIM). Et les premières étapes du projet ont effectivement été franchies. Un projet de programme de revendications spécifiques de la population travailleuse en matière de logement, de transport urbain, de loisirs, etc., a été élaboré, ainsi qu’un projet de démocratie ouvrière au sein de comités de quartiers. On a donné à l’organisation émanant du mouvement syndical qui serait porteuse de ce programme le nom de Regroupement Action-Montréal. Mais, le projet comme tel ne devait jamais voir le jour. Sous la forte influence du Parti québécois qui craignait la force d’entraînement qu’aurait eue inévitablement sur la scène nationale la naissance d’un parti des travailleurs sur la scène municipale, et avec la complicité des directions ouvrières qui étaient partisanes d’un appui au Parti québécois sur la scène nationale, on a purgé le projet de son contenu ouvrier spécifique pour le transformer en un projet « citoyen » qui a donné naissance au Rassemblement des citoyens de Montréal. L’expérience avait été un échec quant à l’objectif de départ du projet, mais elle m’avait permis de faire la rencontre des militants avec qui j’ai combattu pour la défense de cette orientation fondée sur l’unité d’action des organisations des travailleurs et leur nécessaire action autonome sur le terrain politique. Ces militants m’ont appris que ces principes étaient ceux du trotskysme et je me suis rendu compte que, comme le bourgeois gentilhomme de Molière qui faisait de la prose sans le savoir, je faisais intuitivement du trotskysme sans le savoir. Après avoir travaillé étroitement avec eux au sein notamment du Regroupement des militants syndicaux (RMS), que nous avons fondé en mai 1974, je me suis définitivement joint à eux l’année suivante au sein de l’organisation qu’ils venaient de fonder, le Groupe socialiste des travailleurs (GST) [1], et j’en suis demeuré membre jusqu’à sa dissolution en 1987. J’ai écrit une histoire du GST qui a été publiée en deux parties dans le Bulletin d’histoire politique, dans ses numéros de l’hiver et du printemps de 2006. 

 

Indépendance de classe
et indépendance du Québec

 

Pendant toutes ces années, en tant que membre de cette organisation, j’ai défendu le point de vue selon lequel la question centrale qui se pose dans chaque pays et à l'échelle mondiale est celle de la nécessité de la construction du parti de classe, du parti révolutionnaire mondial, c'est-à-dire de l'Internationale, sans lequel la classe ouvrière est démunie face à un système d'exploitation qui est structuré, lui, à l'échelle mondiale, et que la construction de ce parti passe par l'unité d'action des organisations ouvrières, leur indépendance face au patronat, aux partis des classes possédantes et à l'État, et par l'action politique autonome des travailleurs pour la défense des revendications immédiates. À une époque où la classe possédante et gouvernante cherche constamment à revenir sur les acquis démocratiques et sur les conquêtes des travailleurs, la lutte pour les revendications les plus élémentaires, comme l'amélioration des conditions de vie et de travail, pose directement la question du pouvoir et celle du régime lui-même, parce que ce régime est incapable de donner satisfaction aux revendications des travailleurs, des étudiants, des femmes et de l'ensemble des couches défavorisées de la population, alors qu'il accorde de plus en plus d'avantages aux nantis. Nous en déduisions que la lutte pour les revendications immédiates est objectivement une lutte contre le capitalisme et pour le socialisme et que le parti des travailleurs dont le programme est celui de la défense de ces revendications est la voie transitoire de la construction du parti de la révolution socialiste. La méthode de construction du parti telle que la concevait le GST n'avait donc rien à voir avec celle dont se réclamaient alors ses détracteurs « de gauche », les groupes staliniens maoïstes qui se paraient de l'étiquette « marxiste-léniniste », pour qui il suffisait en quelque sorte de décréter l'existence du parti et d'en recruter les membres par la « lutte idéologique » ou l'agitation et la propagande, en marge du mouvement des travailleurs, en les encourageant notamment à quitter leurs organisations qualifiées de réformistes pour rejoindre le « parti ». 

En tant que membre du GST, j’ai également soutenu que, comme en font foi les faits historiques, le fédéralisme canadien s'est construit contre les aspirations démocratiques et nationales des peuples vivant sur le territoire, dont le peuple du Québec, et que les aspirations démocratiques et nationales du Québec constituent de ce fait une puissante menace dressée contre l’État centralisateur fédéral. La satisfaction de ces aspirations ne pouvant être réalisée que par la liquidation du fédéralisme, la lutte pour la séparation, pour l'indépendance, pour la République libre du Québec devenait ainsi une dimension fondamentale du combat de la classe ouvrière contre l'État fédéral. L'oppression nationale, disions-nous, est un pilier de l'État fédéral, la question nationale, un levier de sa destruction.

 

Des bouleversements majeurs

 

Fondé en 1974, le GST était né pour ainsi dire dans la foulée et à la faveur de l'importante remontée de la combativité ouvrière qui se manifestait alors à travers le monde depuis le milieu des années 1960, impulsée notamment par la grève générale de 1968 en France et par la montée simultanée de la révolution politique en Tchécoslovaquie contre la bureaucratie stalinienne, qui allait s'effondrer vingt ans plus tard. Ses expressions les plus vives au Québec ont été la grève du journal La Presse et la grande manifestation des trois centrales syndicales dans laquelle elle a culminé en octobre 1971 [2], à la suite de laquelle le président Louis Laberge de la FTQ parlait de « casser le régime », la grève unitaire des secteurs public et para-public en 1972, les débrayages massifs sur tout le territoire et dans tous les secteurs à la suite de l'emprisonnement des dirigeants des trois centrales, la prise de contrôle temporaire du pouvoir local par les travailleurs dans certaines villes, dont Sept-Îles, la défiance d'injonctions et de lois spéciales, la mise sur pied d'un Front commun permanent à Joliette, la publication d'un Manifeste des grévistes, des documents Ne comptons que sur nos propres moyens de la CSN et L'État rouage de notre exploitation de la FTQ, etc. Partout à travers le monde se posait à la faveur de grandes mobilisations la question : « qui doit gouverner la société et au compte de qui ? ». 

Mais un tournant majeur dans la situation économique et politique mondiale était sur le point de survenir, comme conséquence et expression de l’épuisement des conditions exceptionnelles de croissance de l’après-Deuxième Guerre mondiale. Déjà de profondes tensions s’étaient manifestées au tournant des années 1970 qui avaient donné lieu à l’effondrement du système monétaire mis en place à Bretton Woods en 1944. Puis, après une période de quelque trente années d’une croissance ininterrompue, l’économie mondiale connaissait en 1974-1975 une première crise depuis celle de 1929, et l’apparition du phénomène jusqu’alors inconnu de la stagflation (coexistence de la stagnation et de l’inflation) sonnait le glas des politiques keynésiennes auxquelles tant de théoriciens et de politiciens avaient attribué à tort les succès économiques des années qu’on a appelées les « trente glorieuses ». Les politiques de libéralisation et de déréglementation qui se sont généralisées à partir du début des années 1980 ont favorisé une internationalisation accrue des processus de production et la mondialisation des circuits financiers, supprimant les bases naturelles d’une gestion keynésienne nationale de l’économie et heurtant de front par le fait même les programmes des organisations traditionnelles de la classe ouvrière qui s’en réclamaient. Celles-ci, et au premier titre les partis social-démocrates, ont tourné le dos à leurs traditions fondatrices, à la perspective défendue jusqu’alors d’une réforme sociale du capitalisme et à la défense des plates-formes interventionnistes et redistributives, pour se repositionner en faveur de ce qu’ils ont appelé une « troisième voie » entre la gauche et la droite comme le New Labour britannique, et une prise en charge d’une défense des besoins de l’entreprise privée désignée comme incontournable dans le nouveau contexte de la mondialisation. 

Après avoir promu et géré pendant trois décennies des politiques qui ont permis, grâce aux conditions exceptionnelles qui prévalaient alors, des améliorations soutenues des conditions de vie et de travail, les partis ouvriers se sont mis à gérer les politiques néolibérales qui ont provoqué des reculs sur tous les plans. Cela les a menés à une collision frontale avec les membres et militants qui les ont construits et portés au pouvoir, ouvrant par le fait même une crise historique. Dans deux excellents livres [3] dont je reprends ici à mon compte les analyses, le politologue Serge Denis parle à cet effet d’un « épuisement programmatique », d’une véritable impasse et de la nécessité d’un recommencement politique. Il identifie la vague généralisée de grèves dirigées par les syndicats contre la politique de revenus du gouvernement travailliste de James Callaghan en Angleterre au cours de l’hiver 1978-1979, caractérisé comme le winter of discontent, comme le signe probant de ce que le rapport entre le monde du travail et son parti traditionnel était non seulement soumis à de fortes tensions, mais qu’il était en voie de modification profonde. Le mécontentement prenait l’allure d’une fronde de la base et des militants contre le gouvernement issu d’un parti que les syndicats avaient pourtant formé et dont ils étaient membres. L’exemple britannique, écrit Denis, a eu valeur de modèle. Il a exprimé de manière spectaculaire une réalité qui se profilait partout, même si les formes et les rythmes ont pu varier. Partout, les politiques des partis social-démocrates ont été radicalement infléchies, tournant le dos à la défense des espoirs et des demandes de leurs électorats traditionnels. 

Le Québec, où il n’y a pas de partis ouvriers, mais où le Parti québécois se présentait à ses débuts comme « ayant un préjugé favorable aux travailleurs » et bénéficiait d’un appui évident, ouvert ou tacite, des organisations ouvrières, a lui aussi connu son winter of discontent, l’hiver de 1982-1983, au cours duquel le gouvernement s’était livré à une rare attaque contre les syndicats. Par des décrets et des lois spéciales d’une extrême sévérité, il avait imposé des réductions de salaires de 20 % sur trois mois aux employés des secteurs public et parapublic et une désindexation partielle de leurs régimes de retraite, créant ainsi une profonde fracture qui signait la fin d’une période dans les rapports entre les syndicats et le parti qu’ils avaient largement contribué à porter au pouvoir. 

Dix ans après le tournant néolibéral de 1979-1980, l’événement politique majeur qu’a été l’effondrement, de 1989 à 1991, des régimes bureaucratiques staliniens de l’Union soviétique et de ses satellites de l’Europe de l’Est est venu donner une nouvelle impulsion aux politiques conservatrices, a ouvert au capitalisme mondial un nouveau champ de déploiement dans cette partie du monde où le capital avait été exproprié, et renforcé l’hégémonie économique, politique et militaire des États-Unis dans le monde. La chute de ces régimes identifiés à tort au socialisme a par ailleurs été perçue par plusieurs comme la démonstration de la faillite de l’économie planifiée et de la viabilité de la seule économie de marché, ce qui a contribué à éloigner encore davantage du socialisme les millions de travailleurs et de travailleuses qui en avaient été repoussés par le dramatique travestissement qu’en avait fait le stalinisme, tant dans les pays capitalistes que dans les pays qui avaient été jusqu’alors ou qui étaient encore soumis à la dictature de la bureaucratie.

 

Un recommencement politique nécessaire

 

Ces développements des deux dernières décennies du 20e siècle ont eu de profondes conséquences. Les grands partis traditionnels du mouvement ouvrier, les partis de la social-démocratie fondés à la fin du 19e siècle, ont cessé d’être un lieu de formation en classe des travailleurs salariés et des défavorisés, d’élaboration et de défense des revendications ouvrières et populaires. Ne peuvent, non plus, prétendre à ce rôle les partis communistes fondés à partir de 1919 dans le cadre de la IIIe Internationale, aujourd’hui remodelés ou « refondés », mais totalement discrédités après avoir été dénaturés par soixante ans de stalinisme. Les deux grandes tendances du mouvement ouvrier du 20e siècle n’assument plus cette fonction. Les partis qui leur sont rattachés ou qui s’en réclament sont devenus de simples partis de gouvernement axés sur la promotion de l’ordre capitaliste. Pour reprendre les termes employés par Serge Denis, le moment actuel n’est pas un simple épisode d’instabilité, de mécontentement au sein des partis du mouvement ouvrier, de faiblesse programmatique. Il ne saurait être vu comme une simple crise d’orientation ou de direction. Il faut le saisir comme un moment de tarissement et d’extinction de leur caractère ouvrier, de disjonction d’avec leur fonction d’origine, en somme comme un moment de déliquescence de ces partis en tant que partis ouvriers. 

Peut-on, dans la recherche d’une solution, s’inspirer de celle que le mouvement ouvrier révolutionnaire avait apportée à la faillite de la IIe Internationale, dont la quasi totalité des partis s’étaient associés aux partis bourgeois de leurs pays respectifs dans le vote des crédits de guerre à la veille de la Première Guerre mondiale ? Rappelons que cette solution avait été la création en 1919 d’une nouvelle Internationale, l’Internationale communiste, dont les partis à construire étaient conçus comme des partis voués, tout en œuvrant à devenir des partis de masse, à ne rassembler au départ que la minorité politiquement avancée de la classe ouvrière. Quel qu’ait pu être le bien-fondé de cette avenue dans la situation politique de l’époque, et quels que soient les efforts que j’ai investis avec d’autres dans cette voie dans le mouvement trotskyste pendant quinze ans dans les années 1970 et 1980, il est clair que la reconstitution politique du mouvement ouvrier ne saurait passer aujourd’hui par une tentative de mise sur pied d’un tel parti. 

L’impasse dans laquelle nous sommes, si dramatique soit-elle, ne saurait non plus être comparée à celle des années 1930, alors que les organisations du mouvement ouvrier ont été éradiquées par le nazisme et le fascisme en Europe et par le stalinisme en URSS et que leurs militants et dirigeants étaient emprisonnés et liquidés physiquement. L’impasse actuelle des organisations du mouvement ouvrier n’est pas synonyme de paralysie du mouvement de masse. Celui-ci s’exprime au contraire à l’intérieur de ces organisations par la contestation de leurs politiques, mais aussi de plus en plus de manière autonome face à elles, par l’action collective au sein d’une multitude de mouvements sociaux axés sur diverses formes de luttes contre la domination et l’exploitation, et pour l’élargissement des droits fondamentaux : mouvements pacifistes et altermondialistes, mouvements de défense de l’environnement, des droits des femmes, des assistés sociaux, des minorités ethniques, des handicapés, des homosexuels, de lutte contre le chômage, contre la pauvreté, pour l’accès au logement, etc.

 

Enjeux et défis

 

L’enjeu clé est donc celui de la canalisation de cette nébuleuse de mouvements, de son unification et de sa jonction nécessaire avec le mouvement ouvrier dans un processus de recomposition politique d’une entité collective des salariés et des défavorisés, pouvant se porter candidate au pouvoir. Le défaut de relever ce défi, tant au niveau international dans le cadre du mouvement altermondialiste qu’au niveau national, signifierait une fragmentation politique, une dispersion de l’intervention politique en actions autonomes et particularisées de groupes de pression agissant seuls ou en alliance, avec le seul objectif d’influencer les décisions économiques et sociales des pouvoirs publics dont la conquête ne serait pas visée, dans une logique circonscrite à la revendication et à l’opposition. On le sait, la culture politique des mouvements sociaux les a jusqu’ici plutôt éloignés de la politique entendue comme course au pouvoir d’État et favorisé le développement de simples actions de pression sur les autorités publiques en vue d’influencer leurs décisions. Leur attachement à la démocratie de base, comme l’écrit Serge Denis, et leur rejet de la hiérarchie, tout autant que l’expérience faite des gouvernements « de gauche » du passé récent et l’histoire des partis ouvriers, du stalinisme en particulier, tendent à les éloigner de l’idée même d’intervenir directement sur le terrain du pouvoir. Mais, poursuit-il, leur éventuel refus de se saisir de la problématique du pouvoir politique équivaudrait à diminuer la portée de leur existence, contraindrait pour l’essentiel leur action politique aux pratiques du lobby traditionnel, brisant en quelque sorte la dynamique de leur propre évolution. Leurs luttes visant à faire obstacle aux phénomènes de domination et d’exploitation, leur résistance aux politiques des pouvoirs économiques, politiques et militaires les prédisposent au contraire progressivement à des engagements d’envergure plus générale quant aux orientations qui s’offrent aux sociétés, sur les plans national et international. 

Si significative soit la contribution à souhaiter des mouvements sociaux à un processus de recomposition politique des salariés et des défavorisés, celle-ci ne saurait par contre se concevoir sans une participation décisive du mouvement ouvrier, le rapport social déterminant au sein de la société demeurant celui de l’activité de travail dont la composante principale est le salariat, nonobstant l’importance accrue prise au cours des années par le travail autonome. Il faut donc trouver les formes appropriées de la jonction entre mouvement ouvrier et mouvements sociaux. Une formation politique qui se définirait comme écologiste, féministe, égalitariste, altermondialiste, etc., mais qui reléguerait au second plan les revendications relatives au travail serait vouée à l’échec, comme elle serait vouée à l’échec si le mouvement ouvrier n’en constituait pas une composante indispensable, s’il n’en était pas l’ossature principale. 

Voilà précisément le défi auquel fait face aujourd’hui au Québec l’initiative politique de Québec solidaire, résultat d’une volonté de divers mouvements de mettre sur pied une formation politique indépendante face aux partis capitalistes, mais à laquelle la participation du mouvement ouvrier se réduit pour l’instant, si on fait exception des adhésions individuelles de syndiqués, au seul soutien du Conseil central du Montréal métropolitain de la CSN. Particulièrement désolante dans ce contexte est l’initiative du « club » des Syndicalistes et progressistes pour un Québec libre (SPQL), créé en 2004 avec l’objectif d’investir le Parti québécois pour l’aider à réaliser la reconstruction, au sein de ce parti, de « la grande coalition souverainiste de l’époque de René Lévesque », ce large éventail d’orientations dont les représentants allaient « du créditiste Gilles Grégoire au syndicaliste Robert Burns ». Rappelons que c’est cette coalition qui a préparé la question piège fédéraliste du référendum de 1980 et qui s’est livrée en 1982-1983 à l’une des plus féroces attaques de l’histoire contre les salariés et leurs syndicats. L’initiative SPQL est diamétralement opposée à celle, absolument nécessaire, de la constitution conjointe des mouvements sociaux et du mouvement ouvrier en force politique autonome. Imaginons l’impact qu’auraient eu ses quelque deux cents militants et dirigeants syndicaux fondateurs si, au lieu de se rassembler au sein du PQ, ils avaient investi leurs énergies et influences à convaincre le plus grand nombre de syndicats et de militants syndicaux d’adhérer au projet de construction d’un parti politique autonome du monde du travail et des organismes populaires et à se joindre à Québec solidaire pour travailler à le réaliser. 

L’argument classique invoqué contre l’action politique autonome du mouvement ouvrier et des organisations populaires au Québec est la nécessité de résoudre d’abord la question nationale et par conséquent de ne rien faire qui puisse compromettre les succès électoraux du PQ, identifié à tort comme le seul porteur de ce projet sur la scène politique. Pourtant rien n’exclut la formation d’une coalition ponctuelle, en vue de réaliser la souveraineté, d’organisations syndicales et démocratiques et de partis politiques, parmi lesquels un véritable parti autonome, en construction, du monde du travail et des mouvements sociaux. À preuve, une coalition de ce type, les Partenaires pour la souveraineté, avait été constituée en 1995 à l’occasion du référendum, dont faisaient partie les centrales syndicales et des organismes communautaires et culturels représentant plus d’un million de personnes.

 

Conclusion

 

Le principal enjeu de ce début du 21e siècle est donc, de mon point de vue, celui de l’organisation de la riposte politique à ceux et celles qui détiennent aujourd’hui les pouvoirs politiques et économiques et qui orientent nos destinées en fonction de leurs intérêts avec les conséquences catastrophiques subies par la vaste majorité de la population. Cette riposte repose sur la formation de nouvelles organisations politiques vouées à la défense des intérêts des travailleurs et travailleuses et des laissés pour compte et visant la conquête des pouvoirs publics, et doit être concertée au-delà des frontières. Toutes les occasions d’avancer dans cette voie doivent être saisies, avec la conviction de ce que ce travail est incontournable et que le succès est possible. Dans ce cadre, un débat devra tôt ou tard être mené sur la question de l’axe sur lequel la mobilisation doit être construite et du type de société à construire : doit-on s’en tenir à une lutte contre ce qui pourrait être désigné comme les excès ou les méfaits du « capitalisme réel », avec la volonté de lui substituer un hypothétique « capitalisme civilisé », ou « à visage humain », équitable, dépouillé de ses tares, qui ne reposerait plus sur l’exploitation, les inégalités, le chômage, le travail précaire, la destruction de l’environnement, la famine de populations entières, le militarisme, la négation des droits et libertés, etc., ou doit-on tourner le dos à cette utopie irréalisable pour s’atteler à relever le défi d’un projet collectif d’édification d’une société socialiste démocratique ? Pour fustiger cette alternative et en discréditer le deuxième pôle, les détracteurs du socialisme invoqueront inévitablement l’effondrement du bloc de l’Est survenu à partir de 1989 comme preuve de ce que le premier pas franchi dans la voie du socialisme par la révolution russe de 1917 était nécessairement voué à l’échec, et comme prétention de ce que le socialisme est une utopie. J’estime pour ma part, à la lumière de ce que le capitalisme a démontré jusqu’ici, que c’est le premier pôle de l’alternative qui est insoutenable, qu’un capitalisme civilisé ou à visage humain est une pure utopie, et que la survie du capitalisme réel constitue un risque chaque jour accru pour la survie de l’humanité. Et j’en conclue, toujours avec la même conviction, que l’alternative qui se pose aujourd’hui à l’humanité est, comme les marxistes du début du 20e siècle l’avaient formulée : socialisme ou barbarie !



[1]    De sa naissance en 1974 jusqu'à son 4e congrès en 1979, le GST, principalement implanté au Québec, a porté le nom de Groupe socialiste des travailleurs du Québec (GSTQ) même s'il avait été fondé avec la perspective de construire une organisation pan-canadienne face à l'État fédéral canadien qui constitue l'instrument central de la domination de la classe ouvrière à l'échelle du Canada et de l'oppression nationale du Québec. Le changement de nom qui est intervenu en 1979 traduit l'intensification des efforts que le groupe entendait alors engager pour se construire à l'échelle du Canada, à partir des acquis de sa construction au Québec au cours des cinq premières années de son existence.

[2]    Cette manifestation, marquée par une rare violence policière, avait donné lieu à 200 arrestations; près de 200 personnes ont été blessées et une personne a perdu la vie.

[3]    Social-démocratie et mouvements ouvriers. La fin de l’histoire ?, Montréal, Boréal, 2003, 226 pages, et L’action politique des mouvements sociaux d’aujourd’hui. Le déclin du politique comme procès de politisation ?, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2005, 141 pages.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 13 septembre 2008 8:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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