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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Partenariat social et actionnariat ouvrier. Du rachat d'entreprises aux « Fonds de Solidarité ».” Un article publié dans la revue Interventions économiques pour une alternative sociale, nos 14-15, printemps 1985, pp. 261-272. Montréal: Les Éditions Albert Saint-Martin. [Avec l'autorisation de l'auteur accordée le 6 février 2008 de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales.]

Louis Gill

Partenariat social et actionnariat ouvrier.
Du rachat d'entreprises aux « Fonds de Solidarité »
.”

Un article publié dans la revue Interventions économiques pour une alternative sociale, nos 14-15, printemps 1985, pp. 261-272. Montréal : Les Éditions Albert Saint-Martin.

Le partenariat social de Schreyer et Lalonde...
... et de Turner
PQ et partenariat : une ligne de politique générale
Mouvement ouvrier : oui ou non à la concertation ?
Au Québec : Participation, oui. Unité syndicale, non
La naissance du Fonds de Solidarité de la FTQ
Des subventions au capital par l'actionnariat ouvrier
Les actions du Fonds : un investissement à fonds perdus
Le cul-de-sac des actions isolées
Défense de l'entreprise ou défense des revendications
La voie des concessions
La voie que désigne le mouvement réel

Le partenariat social
de Schreyer et Lalonde...

Dans son dernier discours du Trône prononcé à Ottawa en décembre 1983 à l'ouverture de la deuxième session de la 32e législature, l'ex-gouverneur général du Canada Edward Schreyer lançait un appel à la « collaboration de tous les canadiens pour ramener la prospérité ». Il annonçait l'intention du gouvernement de présenter un programme destine a créer une nouvelle alliance entre le monde des affaires, les syndicats et le gouvernement. Le 15 février suivant, le ministre des Finances Marc Lalonde dans son discours du budget disait vouloir traduire en actes ce programme de partenariat. « Mon budget, disait-il, vise à créer des emplois par le partenariat », un partenariat qui « ne peut être imposé par la loi, (mais qui) doit reposer sur le sens profond des intérêts économiques communs ». Renforcer notre compétitivité, comprimer nos coûts, être plus productifs, tels sont, les défis à relever. Un nouveau partenariat national entre travailleurs, entreprises et gouvernements serait à ses yeux le moyen le meilleur pour y arriver.

Il rendait publique comme première mesure dans cette voie l'entente intervenue plus tôt entre les représentants du milieu des affaires et du monde du travail sur le mandat du Centre Canadien du marché du travail et de la productivité. Il annonçait la mise sur pied d'un régime de participation des employés aux bénéfices de l'entreprise et un élargissement de l'aide fiscale aux régimes d'achat d'actions par les employés. *

... et de Turner

Cette formule de contrat social entre les « partenaires » économiques n'est pas nouvelle au Canada. On se rappellera notamment qu'elle était mise de l'avant en mai 1975 comme moyen de contrer l'inflation par nul autre que John Turner, alors ministre des Finances. Celui-ci proposait « un projet d'accord volontaire entre les agents de l'économie, sur l'évolution des prix et des salaires ». Ce projet ne devait pas être retenu par le gouvernement Trudeau qui optait quelques mois plus tard, en octobre 1976, pour une loi anti-inflation, la loi C-73, loi contre laquelle le mouvement ouvrier canadien allait se mobiliser dans un mouvement d'opposition qui culminait dans le déclenchement de la première grève générale des travailleurs canadiens le 14 octobre 1976.

PQ et partenariat : une ligne de politique générale

La formule n'est pas nouvelle non plus au Québec où, dès l'arrivée du Parti québécois au pouvoir en novembre 1976, la concertation a été mise de l'avant par le gouvernement Lévesque comme une ligne de politique générale qui ne cessera de s'affirmer jusqu'à aujourd'hui. Le premier acte d'éclat de ce gouvernement, annoncé dans le discours inaugural de mars 1977 avec l'orientation sous-jacente fut la convocation du Sommet économique de Pointe-au-Pic de mai 1977, suivi immédiatement de neuf « mini-sommets » sectoriels tenus de septembre 1977 à décembre 1978, puis d'un deuxième Sommet en mars 1979 à Montebello. Dans la perspective où tous et toutes sont considérés comme également responsables de la situation de crise que traverse l'économie, il est essentiel d'en arriver à une « compréhension commune des problèmes et à un dialogue de bonne foi ».

L'enthousiasme du gouvernement fut à son comble lorsque ses efforts visant à organiser la concertation, débouchèrent, au Sommet de Québec d'avril 1982, sur des mesures précises réunissant l'accord du patronat et des directions syndicales et impliquant les travailleurs dans des opérations de concours direct au financement de secteurs de l'activité économique comme Corvée-habitation, ou dans la constitution de capital de risque à mettre à la disposition d'entreprises nécessiteuses comme le Fonds de Solidarité de la FTQ.

Mouvement ouvrier : oui ou non à la concertation ?

Les politiques de concertation, qu'elles soient envisagées au niveau de l'entreprise par les diverses formes de participation à la propriété, à la gestion, à la répartition des profits, ou au niveau de l'économie toute entière dans l'établissement d'un contrat social entre les prétendus partenaires sociaux, sont les politiques de dernier ressort auxquelles tente universellement de recourir la bourgeoisie lorsqu'elle a épuisé tous les autres moyens pacifiques et qu'elle se sent devenir incapable de contenir seule le mouvement revendicatif de la masse de la population. Son aptitude à mettre en oeuvre cette politique de dernier ressort dépend au plus haut point de l'attitude des directions ouvrières face à cet appel du pied à la collaboration que leur adressent patronat et gouvernements.

Dans de nombreux pays, principalement en Europe, où la participation avait pu être institutionnalisée grâce au rôle clef joué notamment par les partis-ouvriers social-démocrates, on ne peut que constater depuis quelques années le rejet croissant par la masse des travailleurs des formes diverses de concertation, de contrat social, de restrictions « volontaires » imposées au nom du « mieux-être collectif ». En Grande-Bretagne ce fut d'abord à partir de 1976, le rejet par les travailleurs du fameux « contrat social » qui avait vu le jour sous le gouvernement travailliste de Wilson avec l'accord de la direction du Trade Union Congress (TUC) et qui limitait les hausses salariales à un niveau inférieur au taux d'inflation. Le mouvement de rejet n'a cessé de s'amplifier par la suite contre les politiques du gouvernement Thatcher pour atteindre son point culminant avec la très dure grève des mineurs commencée en juin 1984. En République fédérale d'Allemagne la participation institutionnalisée, allant du niveau de l'entreprise avec la formule du « Mitbestimmung » jusqu'à celui de l'État où régnait un consensus social tacite reposant sur la participation active des organisations syndicales, a été également l'objet d'attaques en règle par un mouvement revendicatif des travailleurs qui exprime simultanément leur volonté d'une reprise en main de leurs organisations. La très importante grève déclenchée en juin 1984 parles travailleurs et la métallurgie regroupés dans le puissant syndicat IG Metall pour la réduction de la semaine de travail à 35 heures sans réduction de salaire est l'expression consommée de la rupture du consensus social entre patronat, syndicats et gouvernements. Le processus en cours en France où les travailleurs sont de plus en plus engagés dans un mouvement d'affrontement contre les politiques de sauvetage du régime du profit mises en oeuvre par les partis ouvriers (PS-PCF) au pouvoir avec la collaboration des dirigeants syndicaux, est également une expression de ce que la politique de dernier ressort, fondée sur la prétendue communauté d'intérêts entre « partenaires » sociaux, est de plus en plus difficile à faire accepter à la masse de la population.

Au Canada, la direction de la centrale pan-canadienne qu'est le Congrès du Travail du Canada (CTC), dans un Manifeste rendu public en 1976 et intitulé Manifeste du Monde du Travail pour le Canada, se déclarait ouvertement favorable à la participation. Ce manifeste, qui se voulait alors une réponse à la loi C-73 de contrôle des salaires, mettait de l'avant le projet social de la direction du CTC qu'elle définissait elle-même comme un projet de « corporatisme » social. Il réclamait l'institutionnalisation de la concertation entre syndicats, patronat et gouvernements, « la participation dans le pouvoir de faire des décisions à caractère économique et social ».

Au Québec, les dirigeants des trois centrales, FTQ, CSN, CEQ, devaient dénoncer sans équivoque le projet de corporatisme social, de concertation tripartite proposé par le CTC dans son Manifeste. Ils le faisaient à l'occasion de la préparation de la grève générale pan-canadienne du 14 octobre 1976, soulignant qu'il ne pouvait être question de concertation des travailleurs avec le patronat et le gouvernement dans la gestion de l'économie capitaliste.

Au Québec : Participation, oui. Unité syndicale, non

Cette position de principe correcte ne devait toutefois nullement constituer un obstacle à la participation des même dirigeants ou de leurs successeurs à tous et chacun des Sommets économiques et mini-sommets sectoriels et/ou régionaux convoqués par le gouvernement Lévesque dont le parti était élu au pouvoir en novembre 1976 à peine un mois après leur déclaration. Il ne s'agissait pas de concertation, disaient-ils, mais d'être « présents partout où les intérêts des travailleurs sont en cause ». Alors que la division inter-centrales permanente rendait impossible le Sommet des seules organisations ouvrières pourtant d'une absolue nécessité pour décider d'un plan d'action unitaire à entreprendre face à la concertation anti-ouvrière patronale et gouvernementale, la participation aux sommets tripartites gouvernementaux, elle, était possible. Les mêmes arguments, fondés sur la soi-disant « politique de présence », sont apportés à la défense de la participation des centrales aux divers organismes gouvernementaux de concertation que sont la Commission de la Santé et de la Sécurité au Travail (CSST) le Conseil Consultatif du Travail et de la Main-d'œuvre (CCTMO), le Conseil du Statut de la femme, ou pour réclamer une présence syndicale accrue comme à la Caisse de dépôt et de placement. La CEQ qui avait dans les années 70 adopté une position claire de non-participation à ces organismes, revient aujourd'hui sur ces positions. Fait à noter, ce renforcement de la participation des organisations syndicales aux organismes gouvernementaux de participation, s'accompagne en sens inverse d'un effritement croissant de la concertation syndicale et à une accentuation des divisions.


Bourassa et le partage des profits.

Mais le Parti Québécois est-il seul sur la scène politique du Québec à promouvoir la concertation, les formules de participation des travailleurs à l'actionnariat, au partage des bénéfices, à la gestion conjointe avec les patrons, etc... ? Sans faire ici un inventaire des protagonistes de ces formules, il n'est pas sans intérêt de rappeler les positions défendues en 1976 par le chef du Parti libéral du Québec Robert Bourassa alors qu'il était premier ministre. Participant à un colloque organisé par le Conseil du patronat du Québec sous le thème « L'entreprise et le partage des profits », Bourassa, cherchant « les voies d'une nouvelle concertation des efforts des employeurs et des employés au sein de l'entreprise québécoise », se faisait le défenseur de la formule de la participation des travailleurs aux bénéfices de l'entreprise, comme formule « d'intéressement » des travailleurs au « progrès de l'entreprise ». Bourassa expliquait que cette formule, favorisant la formation d'une épargne nouvelle et le développement des investissements lui était inspirée par une loi du 22 juin 1967 adoptée sous De Gaulle par le gouvernement français, mesure annonciatrice de l'esprit du référendum sur l'État corporatiste tenu par De Gaulle deux ans plus tard en 1969 après la grève générale de mai-juin 1968 et qui allait conduire à sa démission. Bourassa s'appuyait également sur une position favorable au partage des profits rendue publique par le Conseil du Patronat du Québec dans son rapport annuel de 1974. Il lançait un appel à la concertation de toutes les forces du Québec en vue d'assurer l'épanouissement de la collectivité. Il va sans dire que ce discours répandu ici, au Québec et au Canada, et les politiques en lesquelles il trouve son expression, n'ont rien d'un phénomène local.


L'attitude des directions syndicales face à la participation trouve aussi son expression dans leur persistance à refuser d'engager quelqu'action dans le sens de l'amorce de la construction d'une alternative politique de classe. Le PQ a désormais démontré hors de tout doute sa faillite la plus complète. Les travailleurs n'ont rien non plus à attendre du PLQ, cela se passe de démonstration. « Que ferons-nous aux prochaines élections ? » C'est la question que se posent des dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses. Cette question est laissée sans réponse par les dirigeants ouvriers, alors que ceux de la FTQ continuent à apporter un soutien ouvert au gouvernement et qu'ils tentent par ailleurs d'engager les travailleurs dans une nouvelle aventure, celle du Fonds de Solidarité des Travailleurs du Québec. Les travailleurs seront appelés à souscrire du capital de risque à mettre à la disposition des entreprises, dans le but soi-disant de contribuer à créer ou à préserver des emplois, et à participer en somme à leur manière à la gestion d'une économie dont le moteur est le profit, dans laquelle il est vu comme normal après tout que chaque « partenaire » fasse sa part.

La naissance du Fonds de Solidarité de la FTQ

Le Fonds de Solidarité de la FTQ est une initiative qui s'inscrit dans les formes de partenariat social souhaitées par le ministre Marc Lalonde. Rappelons d'abord que la direction de la FTQ s'est adressée en premier lieu au gouvernement qui, à sa demande et avec un empressement inhabituel, a soumis à l'Assemblée nationale un projet de loi instituant le Fonds, le projet de loi 192 déposé le 10 juin 1983 et adopté en troisième lecture douze jours plus tard. Ce n'est qu'après l'adoption de la loi, six mois plus tard en décembre 1983, que la direction de la FTQ invitait ses membres, réunis en Congrès à se prononcer sur ce « projet ». Le Congrès, pourtant l'instance décisionnelle suprême de la centrale, était ainsi placé devant l'invitation d'entériner un fait accompli ; de sanctionner en quelque sorte une loi les concernant adoptée par l'Assemblée nationale à la demande de leurs dirigeants. Passons sur le caractère « démocratique » inusité d'une telle démarche pour souligner le fait qu'en dépit du déploiement de toute la machine nécessaire pour obtenir l'adhésion du congrès, 20% des délégués au Congrès se sont néanmoins opposés au projet. L'importance accordée par la direction de la FTQ à cette initiative s'est manifestée par la suite dans les efforts publicitaires déployés pour « vendre » le projet aux syndiqués de la base dans les syndicats affiliés, dans les locaux, dans les conseils du travail. L'adhésion au Fonds étant individuelle et volontaire, on comprendra qu'il y a beaucoup à faire si on veut atteindre l'objectif de 125 000 adhérents la première année et 250 000 dès la deuxième année, c'est-à-dire le nombre d'adhérents qui, selon les hypothèses de la FTQ, chaque adhérent contribuant en moyenne à raison de deux heures de salaire par mois, permettrait au Fonds de disposer de 200 millions $ au bout de trois ans, somme grâce à laquelle le Fonds compte créer ou maintenir 45 000 emplois.

Une résolution d'appui au Fonds de solidarité de la FTQ accompagnée d'une proposition pour que le Congrès du Travail du Canada étudie la possibilité d'un projet semblable à l'échelle du Canada tout entier a été amenée au congrès du CTC à Montréal en mai 1984 par le Syndicat National de la fonction publique provinciale, Elle n'a finalement pas été débattue par le congrès. Une résolution contraire, présentée à l'initiative des Ouvriers unis de l'électricité par plusieurs syndicats et conseils du travail, était également soumise au Congrès. Cette résolution visait à amener le Congrès à rejeter les formules d'actionnariat ouvrier comme moyen de résoudre les problèmes de mises à pied et de fermeture d'entreprises et à intensifier sa campagne en faveur d'une stratégie industrielle et de la nationalisation des banques.

Des subventions au capital par l'actionnariat ouvrier

Selon les termes de la loi 192, le Fonds de solidarité de la FTQ est un fonds d'investissement en capital de risque. Ce capital alimenté par la vente d'actions, d'abord auprès des syndiqués de la FTQ mais aussi dans la population en général, doit être investi principalement dans les petites et moyennes entreprises, « en vue de créer, maintenir ou sauvegarder des emplois au Québec ».

La formule, de prime abord, peut sembler novatrice. Si on y regarde de plus près, on est forcé de constater que, si elle se distingue par la forme d'autres formules de participation à la propriété, à la gestion, au partage des bénéfices, elle ne s'en distingue pas du point de vue du contenu. L'actionnariat ouvrier, du moins sur le continent nord-américain, a davantage jusqu'ici pris la forme de l'achat d'actions de l'entreprise qui embauche comme à Bell Canada par exemple, de la création de coopératives ou encore du rachat d'entreprises par les travailleurs. Le rachat d'entreprises sur le point de fermer, par les travailleurs mis à pied qui en deviennent les actionnaires propriétaires, a pris, au cours des dernières années marquées par l'approfondissement de la crise, une ampleur particulière notamment aux États-Unis. Le mensuel Le Monde diplomatique d'avril 1984 y consacre un dossier qui fait l'état de toute une série d'expériences du genre dont certaines concernent des entreprises de plusieurs milliers de travailleurs. Plus près de nous, au Québec, diverses expériences de ce type ont également vu le jour. La mieux connue d'entre elles est incontestablement celle de Tricofil, expérience dans laquelle la direction de la FTQ a d'ailleurs joué un rôle clé. Tirant le bilan d'échec qui s'impose de cette expérience qui s'est soldée en 1981 par la fermeture définitive de l'usine, Louis Laberge président de la FTQ, déclarait le 3 février 1984 à l'occasion du lancement officiel de la campagne de souscription publique pour le financement du Fonds de Solidarité de la FTQ, que sa centrale ne s'engagerait plus jamais dans ce genre d'expérience et surtout que la formule du Fonds de Solidarité n'avait rien à voir avec celle de Tricofil.

En vérité, dans les deux cas, il s'agit bel et bien d'actionnariat ouvrier. La seule différence réside dans le fait que dans le premier cas les travailleurs sont actionnaires de l'usine dans laquelle ils travaillent. Le lien est direct. Il n'y a pas de séparation entre la propriété du capital et son application à la production. La forme du capital qui est ici à l'oeuvre est celle du capital industriel. Dans l'autre cas, le lien n'est plus direct. Le Fonds de Solidarité joue le rôle d'intermédiaire entre les actionnaires et les entreprises auxquelles le financement est accordé. Le Fonds permet la séparation entre l'origine du capital et son application à la production. La forme du capital qui est ici à l'oeuvre est celle du capital financier. Voilà la seule différence ! Pour le reste, les mêmes motivations sont à l'oeuvre : le capital investi doit rapporter des profits, l'investissement doit être rentable. Les mêmes conditions rendent possible cette rentabilité : son financement à même un prélèvement, quelle qu'en soit la forme, des revenus du travail en faveur du capital.

Toutes les expériences de rachat d'entreprises par les travailleurs, impliquant avant tout l'achat d'actions de l'entreprise à même les épargnes des travailleurs ou par déduction d'une fraction du salaire, sont toujours par ailleurs accompagnées de formes diverses de réduction des conditions de travail, et en particulier de réductions de salaires sans parler du nombre substantiel de mises à pied qu'elles ne réussissent pas à empêcher. Comme l'explique l'article déjà cité du Monde Diplomatique, dans la totalité des cas de rachats d'entreprise, le rachat a été accompagné de l'acceptation de réductions de salaires de l'ordre de 20 à 25%, comme condition du maintien de la rentabilité de « leur » entreprise.

Les actions du Fonds :
un investissement à fonds perdus

La ponction sur les revenus du travail en faveur du capital n'en est pas moins réelle lorsqu'elle est prélevée sur les fonds de pension comme dans le cas de Corvée-Habitation. Elle n'en est pas moins réelle non plus dans le cas du Fonds de solidarité de la FTQ. L'argent contribué ici est à toutes fins utiles un investissement à fonds perdus. Au terme d'un délai de 60 jours suivant la date d'achat des actions du Fonds, il n'y a aucun moyen d'en récupérer la valeur équivalente en argent avant l'âge de la retraite. Sauf en cas de décès, le Fonds n'est tenu de racheter les actions qu'à cette échéance. Il est par ailleurs impossible de transférer ces actions à une autre personne par vente ou autrement.

Aura-t-on pourtant la certitude de récupérer sur demande les montants investis, une fois arrivé à l'âge de la retraite ? Il n'y a rien de moins sûr. D'abord, les actions n'ayant aucune valeur nominale, elles seront rachetées par le Fonds « au prix de rachat fixé par le Conseil d'administration deux fois l'an sur la base de la valeur du Fonds telle qu'établie par des experts ». Le prix de rachat des actions, fondé sur la situation financière du Fonds peut donc être nettement inférieur à la somme déboursée lors de l'achat. D'autre part, stipule le Fonds, compte tenu des règles de solvabilité à respecter et des diverses échéances que le Fonds aura à rencontrer, « le paiement du prix de rachat de vos actions pourrait être retardé tant et aussi longtemps que le Fonds ne saurait l'effectuer sans contrevenir à ces règles de solvabilité » [1].

Le cul-de-sac des actions isolées

D'aucuns reconnaîtront d'emblée le caractère évident de ces diverses formes de redistribution des revenus du travail en faveur du capital, condition du maintien de sa rentabilité. Mais, diront certains, les travailleurs ont-ils vraiment le choix ? La question se pose précisément dans ces termes à des milliers de travailleurs et travailleuses qui sont placé-e-s devant la perspective de la fermeture de leur entreprise et des mises à pied et pertes d'emplois qui risquent de s'ensuivre. Il est effectivement tout-à-fait compréhensible que, livrés à eux-mêmes dans une situation désespérée

dont ils sont contraints de n'entrevoir de solution que dans le seul cadre isolé de « leur » entreprise, entre deux maux ils soient amenés à opter pour le moindre. La responsabilité de ces fausses solutions faisant porter aux travailleurs le fardeau financier de la survie de l'entreprise n'incombe donc pas aux travailleurs isolés qui cherchent désespérément chacun de leur côté, entreprise par entreprise, un moyen de s'en sortir. La responsabilité incombe aux directions ouvrières qui, faute de perspectives, faute d'une action globale au compte du travail, débouchant nécessairement sur le terrain politique, maintiennent les travailleurs dans cet isolement, les « guident » le cas échéant dans la voie de faillite de la solution isolée qu'est le rachat de leur entreprise.

Mais la formule du Fonds de solidarité n'est-elle pas justement le moyen de dépasser l'isolement, de déborder le cadre étroit de l'action engagée entreprise par entreprise, d'amener par la solidarité entre tous les travailleurs, les contributions financières des uns à la rescousse des autres ? Lorsque Louis Laberge déclare qu'il n'y a rien de commun entre l'expérience-échec aujourd'hui reniée de Tricofil et le Fonds de solidarité, il s'appuie précisément sur le fait que l'actionnariat ouvrier qui caractérise le Fonds s'alimente de sources diverses qui sont canalisées par le Fonds vers d'autres destinations. Le caractère mystificateur de cette « action d'ensemble » n'en est que plus grand.

Défense de l'entreprise ou défense des revendications

L'objectif proclamé du Fonds de Solidarité est de contribuer à « créer, maintenir ou sauvegarder des emplois au Québec ». Mais surtout, précise clairement la publicité du Fonds, celui-ci « vise à être rentable ». La « viabilité économique sera le critère de base » à partir duquel les investissements seront orientés. La nature même du Fonds, comme celle de tout fonds d'investissement, est de fructifier. La rentabilité de l'investissement est une contrainte qui s'impose au Fonds de Solidarité comme à tout autre fonds et cela demeure vrai même si on tente d'atténuer la portée de cette réalité en expliquant que le Fonds, étant sous gestion syndicale, ne recherchera pas nécessairement à tirer le profit maximum de ses investissements. Dès lors le principe moteur du Fonds qu'est l'investissement rentable est-il compatible avec l'objectif déclaré qu'est le maintien et la création d'emplois ? Comment les gestionnaires de n'importe quel fonds d'investissement, fût-il de « solidarité » et sous gestion syndicale, peuvent-ils échapper à la loi de la concurrence et de la rentabilité ?

D'autre part, si on pose la « viabilité économique » comme critère de base, le maintien de l'emploi est-il compatible avec le maintien ou l'amélioration des autres conditions de travail ? Comment les gestionnaires d'un fonds d'investissement comme le Fonds de Solidarité de la FTQ pourront-ils dans ce cas avoir une attitude différente de celle que commande la rentabilité face à ces questions ? Comment le C.A. du Fonds réagira-t-il face aux entreprises auxquelles il octroie du financement lorsque celles-ci poseront ces exigences à leurs salarié(e)s ? Octroyant du capital de risque, le Fonds peut par ses représentants participer à la gestion directe des entreprises dans lesquelles il investit. Comment agira-t-il lorsque la rentabilité de l'entreprise posera à ses gestionnaires la question des mises à pied, ou celle de la réduction ou du gel des salaires par exemple, comme condition du maintien de l'emploi ? Il devra se soumettre à la loi du profit, y compris contre l'emploi si cela l'exige sous peine de cesser d'exister comme Fonds d'investissement au sens propre du terme.

Dans la lutte pour le plein emploi, une revendication centrale refait de plus en plus surface aujourd'hui dans tous les pays du monde capitaliste industrialisé ; la réduction du temps de travail, sans réduction de salaire. Une prise de position claire face à cette revendication était l'un des enjeux majeurs du congrès de la FTQ de décembre 1983, après qu'un Colloque organisé quelques mois plus tôt en mai et réunissant plusieurs centaines de membres de cette centrale se soit prononcé à une écrasante majorité en faveur de cette revendication malgré une position contraire défendue par la direction. Refusant de proposer une position de Centrale pour la réduction du temps de travail sans réduction de salaire, la direction de la FTQ a soutenu une résolution laissant aux syndicats locaux le choix de déterminer eux-mêmes s'ils doivent, « en tenant compte de leur rapport de force et de la situation de l'entreprise », tenter ou non de négocier une diminution de travail sans réduction de salaire. Cette position qui laisse la porte ouverte aux réductions du temps de travail avec réductions de salaire, par exemple dans les cas où on invoquerait la situation de l'entreprise pour les justifier, est une position tout à fait compréhensible si on l'envisage dans la logique du profit, de la « viabilité économique », qui est notamment le critère de base du fonctionnement d'un Fonds de Solidarité dont la finalité est de fructifier.

Mais nous voilà précipités de nouveau dans les luttes isolées, entreprise par entreprise. L'action d'ensemble que semblait ouvrir le Fonds de Solidarité atteint ainsi rapidement ses limites. Elle s'arrête à la collecte des fonds auprès des syndiqués. Une fois ces fonds transférés des poches des travailleurs aux coffres de l'entreprise privée, transformés en capital, la mission du Fonds est accomplie. Son travail est terminé. Tout au plus sera-t-il complété par les services d'expertise de gestion qu'il entend offrir aux entreprises récipiendaires. Le travail salarié en sort isolé et affaibli par le rejet au second plan de ses intérêts spécifiques et le refus des directions d'engager le plan d'action concerté nécessaire pour en assurer la défense inconditionnelle. Le capital, lui en sort renforcé, d'abord par l'apport d'argent frais fourni grâce aux contributions des travailleurs qui lui sont acheminées par les bons soins du Fonds de Solidarité et surtout par la faiblesse des forces du travail qui lui font face en rangs dispersés.


La voie des concessions

La forme de partenariat social qu'est la mise sur pied de fonds d'investissement syndicaux, dont la finalité par nature est de fructifier, amène naturellement à épouser la logique des investisseurs, à voir les choses avec l'oeil de la rentabilité, des profits. Les lois du marché et de la concurrence sont plus fortes que les bonnes intentions. Qu'on le veuille ou non, elles s'imposent à tous, y compris à ceux qui voudraient donner au capital une allure civilisée, dont les intérêts sous gestion syndicale, deviendrait conciliables avec ceux du travail. Les syndicats ne peuvent être simultanément des deux côtés de la clôture. La défense, sans concession, des revendications des travailleurs exige le plus complète indépendance des syndicats face au patronat et au gouvernement.

La participation des travailleurs, sous quelque forme que ce soit, à la gestion de l'économie au compte de leurs intérêts est une utopie dans le régime fondé sur la propriété privée des moyens de production.

Il n'y a pas non plus de « démocratie économique » à laquelle pourraient aspirer les travailleurs sous le régime du capital. Ce terme a souvent été utilisé pour justifier les formules diverses d'autogestion, de cogestion, de pouvoir dans l'entreprise, alors que les leviers centraux de l'État sont toujours aux mains de la bourgeoisie et que les forces du marché continuent à s'exercer, imposant concurrence et rentabilité à des entreprises qui sont toujours privées. Il est aujourd'hui de nouveau utilisé par les défenseurs du Fonds de Solidarité de la FTQ qui, présentant cette expérience comme un moyen privilégié de « favoriser la formation des travailleurs et des travailleuses dans le domaine de l'économie », la désignent également comme le moyen de réaliser cette vieille revendication du mouvement ouvrier qu'est l'ouverture des livres comptables. Une ouverture, pourrait-on préciser, qui, lorsque réalisée sur la base d'une vision commune entre « Partenaires sociaux » des objectifs à poursuivre pour assurer la rentabilité nécessaire, a un tout autre contenu que l'ouverture réclamée comme moyen de contrer les plans anti-ouvriers du capital et constituer un point d'appui dans une lutte qui oppose des intérêts irrémédiablement inconciliables.

En ce qui concerne le Fonds de Solidarité de la FTQ, l'expérience de ce cul-de-sac pourrait bien se faire plus vite que l'on pense. En témoigne l'incapacité des dirigeants, malgré tous les efforts déployés, à réunir jusqu'à ce jour un intérêt significatif chez les syndiqués « de la base », c'est-à-dire hors de la couronne des dirigeants syndicaux intermédiaires et des quelques intellectuels et figures du monde patronal chez qui on a pu recruter le gros des premiers adhérents au Fonds. À la fin de juin 1984, le PDG du Fonds, Claude Blanchet annonçait que quelques cinq mois après le lancement officiel de la campagne de souscription (le 3 février 1984), le nombre de souscripteurs du Fonds s'élevait à 1 000 et que le sommes récoltées étaient de 600 000 $ * L'objectif initial annoncé par la FTQ dès mars 1983, était de récolter respectivement pour les trois premières années 32 millions $, 73 millions $ et 96 millions $. Les 200 millions $ ainsi obtenus au bout de trois ans permettraient de créer ou préserver 45 000 emplois. L'objectif de la première année était par la suite révisé à la baisse, à 12 millions $. Avec 600 000 $ au bout de cinq mois, il y aura fort à faire pour récolter les 12 millions $ de la première année. Avec 1 000 adhérents après cinq mois, il y aura aussi beaucoup à faire pour réaliser l'objectif de 125 000 adhérents la première année et 250 000 dès la deuxième année.

La voie que désigne le mouvement réel

Quelle voie s'ouvre donc hors des formules de partenariat social où les travailleurs n'ont rien à gagner ? N'y aurait-il donc que la perspective caricaturale de l'attente du « grand soir » comme veulent le laisser croire démagogiquement les protagonistes du partenariat au sein du mouvement ouvrier ? La réponse à cette question est celle qui se dégage du mouvement revendicatif lui-même par lequel les directions ouvrières se trouvent de plus en plus débordées à travers le monde. Sur le front de la lutte contre le chômage, ce mouvement, engagé aujourd'hui par des dizaines de millions de travailleurs à travers le monde, est celui de la lutte pour la réduction de la semaine de travail sans réduction de salaire, revendication exprimée au Québec par des pans important du mouvement ouvrier, notamment à l'intérieur de la FTQ malgré les « réserves » de la direction. Cette revendication n'est pas artificielle. Elle est aujourd'hui matériellement réalisable à partir des capacités existantes de l'économie, lesquelles n'ont cessé de s'améliorer au cours des dernières décennies. Elle est fondée sur l'expérience réelle d'un niveau de vie auquel le développement atteint par la productivité sociale a habitué la population. Les revendications sont adaptées aux capacités matérielles de la société. L'obstacle, c'est le besoin de rentabilité sans lequel l'économie capitaliste ne roule pas.

Juin 1984.



* Après les élections du 4 septembre 1984 qui ont porté le Parti conservateur au pouvoir, Brian Mulroney reprenait les mêmes thèmes de la concertation tels qu'énoncés dans le Discours du Trône prononcé le 5 novembre par le nouveau gouverneur-général, Mme Jeanne Sauvé.

[1] Document d'information du Fonds daté du 2e jour de février 1984, Fonds de solidarité des travailleurs du Québec, Montréal, p. 9.

* À la mi-novembre 1984, on faisait état de 2 millions $.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 23 mars 2009 19:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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