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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “George Orwell, combattant et témoin de la guerre civile espagnole”, L’Action nationale, volume XCVI, no 6, juin 2006, pp. 29-37. [Avec l'autorisation de l'auteur accordée le 6 février 2007.]

“George Orwell,
combattant et témoin de la guerre civile espagnole.”

par Louis Gill, économiste,
retraité du département de sciences économiques, UQAM.
par juin 2006.

 

Introduction
 
Le cadre politique de la guerre civile
La découverte de la terreur stalinienne
Du passé effacer les traces
 
Références

 

Introduction

 Il y a 70 ans, le 18 juillet 1936, le général Francisco Franco lançait l’Armée espagnole à l’assaut du gouvernement républicain démocratiquement élu cinq mois plus tôt, le 16 février, et plongeait le pays dans une guerre civile qui allait durer près de trois ans, jusqu’en mars 1939, faire près d’un million de morts et se solder par l’instauration d’une dictature qui a étouffé le pays pendant trente-six ans, jusqu’en 1975. 

Comme on le sait, la résistance spontanée et massive de la population travailleuse espagnole qui, dès le déclenchement de l’insurrection militaire, s’est dressée contre elle les armes à la main, a suscité à travers le monde l’admiration, l’enthousiasme et la solidarité. Voyant dans cette résistance un immense espoir dans la lutte mondiale contre le fascisme et le nazisme, alors déjà implantés dans plusieurs pays, des dizaines de milliers de révolutionnaires et de démocrates épris de liberté, de plus de cinquante pays et soixante-dix nationalités, ont tout laissé derrière eux et conflué vers l’Espagne pour se joindre au combat du peuple espagnol. Parmi eux, le célèbre écrivain britannique George Orwell, de son vrai nom Eric Arthur Blair, auteur, entre autres, des romans de renommée internationale que sont La ferme des animaux et 1984. 

S’étant vu refuser l’accès aux Brigades internationales par le Parti communiste de Grande-Bretagne qui l’avait jugé « politiquement non fiable », Orwell, arrivé en Espagne en décembre 1936, s’est intégré aux milices du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), un petit parti socialiste antistalinien, politiquement proche de l’Independent Labour Party (ILP) d’Angleterre, dont il était un sympathisant. Envoyé sur le front d’Aragon, il échappe de justesse à la mort en mai 1937, atteint d’une balle qui lui traverse le cou, ce qui le force à être démobilisé et précipite son retour en Angleterre. Mais cette blessure qui aurait pu être mortelle est loin d’être l’événement qui l’a le plus marqué dans sa participation à la guerre civile espagnole, comme il l’a écrit, dès son retour en Angleterre en juin 1937, dans son livre intitulé Hommage à la Catalogne. 

Venu en Espagne pour combattre le fascisme, Orwell y a également fait la découverte, au cours de ses six mois sur le champ de bataille, d'un autre ennemi, aussi terrible que le premier, le stalinisme. Fascisme et stalinisme se révèlent à lui comme les deux visages d'un même monstre, le totalitarisme, qu'il a décrit de manière percutante dans 1984 et La ferme des animaux. Orwell a dit de sa participation à la guerre civile espagnole qu'elle a été l'expérience la plus importante de sa vie et qu'elle en influença par la suite tout le parcours : « Chaque ligne de travail sérieux depuis lors, a-t-il dit à la fin de sa vie, a été écrite, directement ou indirectement, contre le totalitarisme et en faveur du socialisme démocratique… dont le véritable objectif est la fraternité humaine » [Orwell, 1995-2001, vol. IV, 513 et Orwell, 1997b, vol. XVIII, 319]. 

 

Le cadre politique de la guerre civile

 

Il faut d’abord rappeler que cette guerre civile, du début jusqu’à la fin, n’a rien eu d’une guerre spécifiquement espagnole et que son sort a été décidé en dernière instance dans les grandes capitales européennes, Berlin, Rome, Paris, Londres et Moscou. Dès les premiers jours, le camp franquiste a pu compter sur une aide militaire massive de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste, ainsi que des intérêts économiques et financiers internationaux, alors que les « démocraties » européennes voisines qu’étaient la Grande-Bretagne et la France ont refusé de venir au secours du gouvernement républicain légitime que le putsch militaire franquiste tentait de renverser. Pourquoi ce refus ? Parce que le peuple espagnol ne s’était pas uniquement dressé contre Franco, mais qu’il avait, dans son mouvement pour casser l’insurrection militaire, entrepris une transformation de fond en comble de la société : les paysans avaient saisi les terres, les syndicats avaient pris le contrôle de nombreuses usines, des moyens de transport et de communications. Il va sans dire que dans une telle situation, les puissances capitalistes étaient d’abord préoccupées par la sauvegarde de leurs intérêts et que, selon toute évidence, l’instauration d’un régime militaire constituait à leurs yeux une meilleure garantie de leurs investissements en Espagne. 

Si la défense de la propriété privée et des intérêts capitalistes a pu amener les « démocraties » européennes à choisir ainsi leur camp, on ne s’étonnera pas non plus de ce que, pour emprunter les paroles d’Orwell, la « Russie soviétique » et son représentant en Espagne, le Parti communiste espagnol, se soient « jetés de tout leur poids à l’encontre de la révolution » alors en marche en Espagne. Pour la bureaucratie totalitaire, la révolution qui se déployait en Espagne ne pouvait que constituer une menace en risquant de s’étendre à d’autres pays et de raviver en Union soviétique une flamme révolutionnaire qui y avait été étouffée. 

Ainsi donc, en décidant, plus de trois mois après le début de la guerre civile, d’intervenir en Espagne en défense du gouvernement républicain que Franco aspirait à renverser, l’Union soviétique posait ses conditions qui, dans les termes d’Orwell, étaient : « empêchez la révolution ou vous n’aurez pas d’armes ! » [Orwell, 1997a, 243]. Elle entreprenait simultanément une véritable chasse aux opposants. Ses services secrets omniprésents et omnipotents procédaient à l’enlèvement d’opposants, à la torture et aux exécutions sommaires et recouraient à toutes les techniques de répression déjà largement mises en œuvre en Union soviétique. N’oublions pas que 1936 est l’année des premiers procès de Moscou et du début des premières purges de masse, exterminatrices de toute la génération des révolutionnaires qui ont réalisé la révolution de 1917, désormais caractérisés comme contre-révolutionnaires par Staline. 

 

La découverte de la terreur stalinienne

 

Orwell lui-même a été la cible de cette fureur stalinienne à laquelle il a finalement échappé de justesse en atteignant la frontière française, en juin 1937, peu de temps avant que soient émises contre lui des accusations d’espionnage et de haute trahison purement fabriquées, passibles de la peine de mort. Il avait également échappé par pure chance aux tirs répétés dirigés contre lui par les staliniens lors des émeutes de masse survenues à Barcelone en mai, quelques semaines plus tôt. Les raisons de ces attaques : sa simple participation, au péril de sa vie, aux milices du POUM, parti qui était désigné par Staline comme un repère de « trotskystes-fascistes » complotant avec Franco, Hitler et Mussolini. Pour éviter d’être arrêté, il avait dû passer ses derniers jours en Espagne dans une semi-clandestinité. Le quotidien du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, la Pravda ne cachait nullement les intentions du régime et déclarait clairement en décembre 1936, quelques semaines après l’arrivée des soviétiques en Espagne : « En Catalogne, l'élimination des trotskystes et des anarcho-syndicalistes a commencé; elle sera menée à terme avec la même énergie qu'elle l'a été en URSS » [cité par Alba, 1975, 243-244]. 

Pour mener l’opération à terme, il ne fallait reculer devant rien. « Mieux vaut condamner cent innocents que d’absoudre un seul coupable », déclarait la présidente du parti communiste espagnol, Dolorès Ibárruri, connue comme « la Pasionaria » [cité par Alba, 1975, 348]. L’un des faits les plus marquants de cette frénésie d’éradication de toute opposition par tous les moyens imaginables est la provocation policière qui a été à l’origine des émeutes de Barcelone en mai 1937 dont la responsabilité faussement attribuée au POUM a été le prétexte à son interdiction et à l’arrestation et l’exécution de nombre de ses militants et dirigeants. 

Il est impossible de ne pas être frappé par la similitude des méthodes nazies utilisées en Allemagne et de celles qui ont été utilisées en URSS au nom de la lutte pour le communisme et en Espagne au nom de la lutte contre le fascisme : interdiction de l'opposition et de la dissidence politiques, suppression des libertés, provocations policières et terroristes, persécutions, enlèvements, détentions illégales, torture, assassinats, exécutions sommaires, procès politiques, fabrication de preuves, contrôle de l'information, censure et propagande mensongère, etc. Œuvre de provocateurs nazis, l'incendie du Parlement allemand, le Reichstag, le 27 février 1933, un mois après l'accession d'Hitler au pouvoir, avait été présenté par les nazis comme un complot communiste qui a servi de prétexte à l'interdiction du parti communiste et à l'arrestation de ses dirigeants et militants. Quatre ans plus tard à Barcelone l'histoire se répétait, mais à une variante près : ce sont les anciennes victimes qui étaient maintenant les bourreaux. Réaction de masse à une provocation policière dirigée par le parti communiste, les soulèvements de mai 1937 étaient présentés par lui comme une insurrection fomentée par le POUM, servant de prétexte à l'emprisonnement de ses dirigeants et à son interdiction. 

À Barcelone contre les dirigeants du POUM, comme à Leipzig contre les dirigeants du Parti communiste accusés de l’incendie du Reichstag et comme à Moscou contre les dissidents antistaliniens, des procès essentiellement politiques ont été intentés contre des accusés qui n'étaient coupables que de « penser autrement ». Mieux encore, à peine libéré de la répression politique hitlérienne, le principal accusé du procès de Leipzig, le « communiste » Georgi Dimitrov, devenu secrétaire général de l’appareil international dirigé par le Kremlin, le Komintern, prenait le commandement de la répression politique stalinienne contre les militants du POUM, qui étaient arrêtés et jugés au procès de Barcelone, ou détenus sans procès et exécutés.

 

Du passé effacer les traces

 

Ériger le mensonge en vérité et faire table rase du passé est une caractéristique de la terreur stalinienne qui a particulièrement frappé Orwell en Espagne. Pour en illustrer la méthode, laissons parler le haut dirigeant de l’appareil stalinien en Espagne qu’était Jesús Hernández :

 

Nous savions manier mieux que quiconque l'arme de l'agitation et influencer les masses pour les pousser vers nos buts particuliers. Si nous nous proposions de démontrer que [certains de nos ennemis] étaient responsables de nos défaites, un demi million d'hommes, des dizaines de journaux, des manifestes par milliers, des orateurs par centaines établissaient comme certaine la malfaisance de ces citoyens avec un tel acharnement, une telle constance qu'au bout de quinze jours, l'Espagne entière était de notre avis. Quelqu'un a dit qu'un mensonge dit par une personne est simplement un mensonge; que répété par des milliers de personnes, il devient une vérité relative, et que, proclamé par des millions, il acquiert la valeur d'une vérité établie. Il y a là une technique que Staline et ses complices ont enseignée merveilleusement » [Hernández, 1953, 114].

 

Dans un article de 1942 intitulé « Looking back on the Spanish War », Orwell a décrit cette méthode dans les termes suivants qui annoncent presque mot pour mot le monde fictif qu’il a imaginé dans 1984 :

 

Je me rappelle avoir dit un jour à Arthur Koestler : " L'histoire s'est arrêtée en 1936 ", ce à quoi il a immédiatement acquiescé d'un hochement de tête. Nous pensions tous les deux au totalitarisme en général, mais plus particulièrement à la guerre civile espagnole. Tôt dans ma vie, j'ai remarqué qu'aucun événement n'est jamais relaté avec exactitude dans les journaux, mais en Espagne, pour la première fois, j'ai vu des articles de journaux qui n'avaient aucun rapport avec les faits, ni même l'allure d'un mensonge ordinaire. J'ai lu des articles faisant état de grandes batailles alors qu'il n'y avait eu aucun combat, et des silences complets lorsque des centaines d'hommes avaient été tués. J'ai vu des soldats qui avaient bravement combattu être dénoncés comme des lâches et des traîtres, et d'autres, qui n'avaient jamais tiré un coup de fusil, proclamés comme les héros de victoires imaginaires… J'ai vu, en fait, l'histoire rédigée non pas conformément à ce qui s'était réellement passé, mais à ce qui était censé s'être passé selon les diverses « lignes de parti »… Ce genre de choses me terrifie, parce qu'il me donne l'impression que la notion même de vérité objective est en train de disparaître de ce monde… À toutes fins utiles, le mensonge sera devenu vérité… L'aboutissement implicite de ce mode de pensée est un monde cauchemardesque dans lequel le Chef, ou quelque clique dirigeante, contrôle non seulement l'avenir, mais le passé. Si le Chef dit de tel événement qu'il ne s'est jamais produit, alors il ne s'est jamais produit. S'il dit que deux et deux font cinq, alors deux et deux font cinq. Cette perspective m'effraie beaucoup plus que les bombes - et après nos expériences des quelques dernières années, il ne s'agit pas d'une conjecture frivole. [Orwell, 1953, 233-236]

 

Dans ce monde de la guerre civile espagnole où Orwell puise brutalement l’inspiration de ses célèbres romans, pour contrôler le futur il faut contrôler le passé, le reconstruire, en effacer ce qui n'est pas conforme au dogme, faire disparaître tout ce qui pourrait témoigner de la vérité, non seulement les documents écrits, mais aussi les acteurs et les témoins des actes. Cela vaut pour les ennemis clairement identifiés. Mais cela vaut tout autant pour les exécuteurs de ces politiques, dont on ne compte plus le nombre de ceux qui, parmi les diplomates et « conseillers » politiques et militaires délégués par l'appareil stalinien, ont été purement et simplement liquidés. 

La plupart ont été exécutés dès leur rappel à Moscou en 1937 et 1938, en tant que témoins encombrants d'une histoire dont il fallait préserver le caractère officiel, selon la méthode qui consistait, par des purges, à « renouveler » continuellement l'appareil et à réécrire en conséquence l'histoire officielle, comme le fit Staline pour l'URSS en 1938 en publiant une nouvelle histoire du parti communiste au terme de la grande épuration des années précédentes. D'autres, pour ce qui est des militaires, ont disparu dans le cadre de la grande purge de l'armée à laquelle Staline a procédé en 1937-1938, dont le premier acte a été l'exécution du maréchal Mikhail Toukhatchevsky et de sept autres généraux, accusés de conspiration avec l'Allemagne au moment même où Staline pensait déjà à l'alliance qu'il souhaitait conclure avec Hitler et qui mènera en 1939 à la signature du pacte germano-soviétique. D'autres enfin ont été victimes de l'antisémitisme stalinien. Peu avant le début de la Deuxième guerre mondiale, écrit l'historien et grand spécialiste des purges staliniennes, Roy Medvedev [1989, 473], Staline faisait arrêter et exécuter « un autre important contingent de vétérans de la guerre civile espagnole, parmi lesquels vingt-deux avaient mérité la médaille de « héros de l'Union soviétique », certains ayant même été décorés deux foisSelon toute probabilité, écrit-il, Staline a tué plus de participants soviétiques à la guerre civile espagnole que ne l'ont fait en Espagne les balles fascistes ». 

 

Références

ALBA Victor, 1975. Histoire du POUM. Le marxisme en Espagne (1919-1939), Paris, Éditions Champ libre, 387 pages. Traduit de l'espagnol par Noémie Pagés. 

HERNÁNDEZ Jesús, 1953. La grande trahison, Paris, Fasquelle, 254 pages. Traduit de l'espagnol par Pierre Berthelin. 

MEDVEDEV Roy, 1989. Let History Judge. The Origins and Consequences of Stalinism, New York, Columbia University Press, 903 pages. Traduit du russe à l'anglais par George Schriver. 

ORWELL George, 1997a. Hommage à la Catalogne, Paris, Ivrea, 294 pages. Traduction française par Yvonne Davet de Homage to Catalonia (1938), Londres, Martin Secker & Warburg. 

ORWELL George, 1953. Homage to Catalonia, suivi de Looking Back on the Spanish War, Harmondsworth, Penguin Books, 246 pages. 

ORWELL, George, 1995-2001. Essais, Articles, Lettres, quatre volumes, Paris, Éditions Ivrea et Éditions de l'Encyclopédie des nuisances. Textes réunis par Sonia Orwell et Ian Angus et traduits par Anne Krief, Bernard Pêcheur, Michel Pétris et Jaime Semprun. 

ORWELL, George, 1997b. The Complete Works of George Orwell; réalisation de Peter Davison, Londres, Secker & Warburg, 20 volumes.


Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 12 février 2007 21:15
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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