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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “OPÉRATION DÉCLASSIFICATION.” Montréal: Document de travail rédigé pour la Fédération national des enseignants québécois. Montréal: FNEEQ-CSN, avril 1973, 19 pp. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 11 janvier 2005.]

[1]

Louis Gill

[économiste, retraité de l’UQÀM.]

Opération déclassification.”

Montréal : Document de travail rédigé pour la Fédération national des enseignants québécois. Montréal : FNEEQ-CSN, avril 1973, 19 pp.

I. CADRE D'ANALYSE

Force de travail et valeur
Différences de salaires
Dévalorisation de la force de travail
La classification
La déclassification

II. LA MÉCANIQUE DE LA DÉCLASSIFICATION

La déclassification dans les CEGEP
Les années d'expérience
Les salariés des autres secteurs

III. L'ATTITUDE SYNDICALE

Opposer la concertation syndicale à l'offensive gouvernementale
Les étudiants

ANNEXE. "CONTRE LE GAUCHISME"

La lutte pour les salaires
L'égalité des salaires
Action syndicale et action politique
Extrait d'une résolution sur les syndicats (1866)
Extrait d’une résolution sur l'action politique (1871)


INTRODUCTION


[2]

Par décret du gouvernement, les enseignants des CEGEP viennent d'être déclassifiés ; avant eux, en 1971, les enseignants des niveaux élémentaire et secondaire ont été déclassifiés ; pour les enseignants du niveau universitaire, ce n'est plus qu'une question de temps. Par ailleurs, dans le monde du travail, les enseignants ne sont pas les seuls à être touchés par de telles mesures ; en effet, depuis toujours, les salariés des autres secteurs ont été périodiquement déclassifiés ; malgré le caractère souvent plus local et moins éclatant de ces déclassifications, elles demeurent le fait quotidien d'un grand nombre de travailleurs et revêtent une importance qu'on ne saurait négliger.

Quelle est donc la signification concrète de ces opérations-déclassification ? C'est à cette question précise que ce document tente d'apporter une réponse.

I - CADRE D'ANALYSE

Force de travail et valeur

Afin de poser correctement le problème de la déclassification, il convient de se fixer d'abord un cadre d'analyse cohérent. En régime capitaliste, la force de travail est une marchandise que l'employeur achète pour l'utiliser à ses fins.  Il l'achète, comme toute autre marchandise sur un marché, le marché du travail ; comme toute autre marchandise, la force de travail a une valeur à partir de laquelle sera fixé son prix, c'est-à-dire le salaire.  La valeur d'une marchandise s'établit à partir de critères objectifs et non pas subjectifs. Elle est définie comme le temps de travail socialement nécessaire pour produire la marchandise. Concrètement, cela signifie que la valeur d'une marchandise est fonction de l'ensemble des dépenses encourues, en moyenne, pour la produire à l'échelle sociale et non pas à une échelle individuelle. Ceci est d'autant plus pertinent au stade actuel du développement [2] du capitalisme que la petite production artisanale ou individuelle a pratiquement disparu pour faire place à la production de masse.

En ce qui concerne la marchandise particulière qu'est la force de travail, sa valeur est définie de la même manière, c'est-à-dire comme le temps de travail socialement nécessaire pour la produire et la reproduire ; en somme, au-delà des dépenses nécessaires à la formation, à l'entretien et à l'amélioration continuelle de la force de travail, il faut aussi tenir compte des dépenses nécessaires à sa reproduction (éducation des enfants, etc...).

Différences de salaires

D'un métier ou d'une profession à l'autre, c'est-à-dire d'un type de travail à un autre, les dépenses de formation encourues varient considérablement. La formation d'un travailleur spécialisé est plus longue et plus coûteuse que celle d'un travailleur moins spécialisé. Il s'ensuit que des types différents de force de travail auront des valeurs différentes.  Cette constatation nous fournit la base objective, donc scientifique de l'explication des différences de salaires en économie capitaliste.  Le prix de la force de travail, c'est-à-dire le salaire, s'établira sur le marché du travail et oscillera autour de cette moyenne sociale objective qu'est la valeur de la force de travail.  Le salaire sera supérieur ou inférieur à cette valeur selon que la demande sera supérieure ou inférieure à l'offre sur le marché du travail.

Cette expérience n'a pas pour but de justifier les différences de salaires mais de montrer qu'elles sont inévitables en tant que propriété inhérente au système capitaliste.  Ce qui est considéré subjectivement, comme juste et équitable n'entre pas en ligne de compte dans une analyse objective scientifique.  Il ne s'agit pas de nier l'existence d'injustices, mais d'expliquer comment elles sont générées par le système capitaliste.

[3]

Dévalorisation de la force de travail

Le temps de travail socialement nécessaire à la production d'une marchandise est toujours défini par rapport à un lieu donné et une époque historique donnée ; il dépend directement du niveau d'évolution des forces productives, c'est-à-dire de la productivité des techniques utilisées pour la produire. A mesure que ces techniques changent, le temps de travail socialement nécessaire pour produire les marchandises change et par conséquent leur valeur change.  En général, une nouvelle technique n'en remplacera une ancienne que si elle permet d'économiser du temps de production et de diminuer ainsi la valeur de la marchandise.

En ce qui concerne la force de travail, la situation est la même.  Si le temps de travail socialement nécessaire à sa formation varie d'un type à un autre, il varie aussi d'une région à une autre et d'une époque historique à une autre en raison de l'évolution des techniques de formation et du système d'enseignement en particulier.  L'évolution des techniques de formation ira donc dans le sens de la diminution du nombre d'années socialement nécessaire pour compléter un type de formation donné, entraînant une diminution de la valeur (dévalorisation) de la force de travail possédant ce type particulier de formation. Concrètement, cela signifie que le salaire d'un travailleur se trouvant dans cette situation, ne pourra être maintenu à son niveau antérieur ou augmenté que s'il se donne une nouvelle formation par voie de recyclage. (Ceci permet de comprendre le rôle du recyclage comme processus de revalorisation d'une force de travail dévalorisée).

La classification

La valeur de la force de travail a donc été définie comme le temps de travail socialement nécessaire pour produire, entretenir, améliorer et perpétuer la force de travail.  Pour un enseignant, en particulier, le nombre d'années nécessaire à la formation de sa force de travail comprend, par conséquent, ses années de scolarité ainsi que ses années d'expérience dans l'enseignement. En somme, sa formation n'est pas achevée, une fois pour toutes, au terme de ses études, mais continue [4] de se comploter dans l'exercice de ses fonctions.  Il en est de même pour les salariés des autres secteurs.

Comme chacun le sait, les régimes de classification des enseignants sont fonction de deux variables : les années de scolarité (ou le diplôme associé à ces années) et les années d'expérience.  En les classifiant ainsi, le gouvernement-employeur reconnaît que leurs salaires sont basés, non pas sur une valeur subjective dépendant, par exemple, de l'évaluation personnelle d'un administrateur local ou d'un fonctionnaire gouvernemental, mais sur une valeur objective, fonction du nombre d'années nécessaires ou des dépenses sociales encourues pour former l'enseignant et lui donner un certain type de "compétence".  Par exemple, pour un même nombre d'années d'expérience, le salaire correspondant à 18 années de scolarité est donc plus élevé que le salaire correspondant à 15 années de scolarité, en raison des dépenses socialement nécessaires plus élevées encourues dans le cas d'une formation plus longue et plus complète.  En procédant ainsi, le gouvernement obéit aux lois du système, comme tout employeur capitaliste.

La déclassification

L'opération-déclassification comprend diverses modalités d'application dont certaines seront analysées en plus de détails, une fois le cadre théorique clairement élaboré. À première vue, certaines de ces modalités semblent même contredire ce cadre théorique général.  Il s'agira, en temps et lieu, de démontrer, au contraire, qu'elles s'insèrent dans la logique d'ensemble du système.

Le système d'enseignement québécois a évolué dans le sens d'une adaptation à l'évolution des forces productives et à la pénétration du mode de production capitaliste dans l'ensemble des activités de l'économie québécoise.  Il s'est adapté à la nouvelle structure des besoins des entreprises capitalistes en main-d'oeuvre qualifiée.  Il a également bénéficié de l'évolution des techniques d'enseignement qui l'ont rendu plus efficace dans la mesure où il permet maintenant de compléter la formation d'un type particulier de force de travail après un nombre [5] d'années moindre qu'auparavant. Mentionnons à ce propos l'évolution des méthodes pédagogiques qui permettent à l'étudiant d'apprendre plus rapidement, comme les techniques audio-visuelles et le rassemblement des étudiants dans des écoles ou collèges de plus en plus grands qui sont nettement conçus dans l'optique d'assurer une production de connaissances à grande échelle et permettent la mise-sur-pied de bibliothèques et laboratoires bien équipés qui accélèrent l'acquisition de connaissances.

Ainsi, le temps de travail socialement nécessaire pour former un enseignant à un niveau donné de scolarité ou de diplomation se trouve diminué et la valeur de ce type particulier de force de travail en est, par le fait même, diminuée.  Le gouvernement décide donc de ne plus considérer comme valable  l'ensemble des années de scolarité qui étaient auparavant nécessaires pour compléter un programme d'études, mais de n'en retenir que le nombre correspondant aux nouvelles normes d'un système d'enseignement modifié, c'est-à-dire le nouveau nombre d'années socialement nécessaires pour compléter le programme d'études. En respectant tout simplement les normes de fonctionnement de l'économie libérale, le gouvernement rend, à toutes fins pratiques, les enseignants responsables de la dévalorisation de leur propre force de travail et fixe désormais leur salaire à un niveau inférieur ; bien entendu, en pratique, il ne s'ensuit pas une diminution immédiate du salaire mais un plafonnement dans l'échelle pour un certain nombre d'années, ce qui est l'équivalent d'une diminution.

II - LA MÉCANIQUE
DE LA DÉCLASSIFICATION


La déclassification dans les CEGEP

Avant le décret du 15 décembre 1972, il revenait à chaque maison d'enseignement, après consultation du comité des relations professionnelles (C.R.P.), de classer les enseignants à partir d'une évaluation de leur dossier.  À partir du 15 décembre 1972, le ministère de l'Education, sous prétexte d'uniformisation, impose unilatéralement (par voie de décret) un "Manuel d'évaluation de la scolarité" qui devient [6] la nouvelle base de classification des enseignants. Ce "Manuel" touche aussi les enseignants de l'élémentaire et du secondaire. Ces nouvelles normes entraînent un nombre imposant de cas de déclassification. En effet, des statistiques récemment compilées par la FNEQ révèlent que 1207 des 3116 professeurs qui ont reçu leur nouvelle classification de Québec sont déclassifiés. Comment les nouvelles normes gouvernementales entraînent-elles une dévalorisation de la force de travail d'un nombre aussi élevé de professeurs ?

"La nouvelle classification a été élaborée d'après le moule des anciens collèges classiques et tous les professeurs qui dérogent à ce système sont pénalisés. Il devient même impossible d'atteindre le nombre maximum d'années de scolarité prévu dans l'échelle, c'est-à-dire 20 ans.  En effet, ce nombre maximum de 20 années avait été prévu compte tenu des quinze années nécessaires pour compléter l'ancien baccalauréat désormais remplacé par un D.E.C. de 13 ans.  Il s'ensuit que pratiquement tous ces futurs enseignants détenteurs d'un doctorat se verront empêcher d'atteindre le maximum dans l'échelle. De plus, les professeurs sans B.A. sont pénalisés de diverses autres façons : le même diplôme vaut moins, les années de scolarité n'ont pas la même valeur, les cours ne sont pas tous reconnus, les diplômes étrangers sont dévalués, les professeurs de l'enseignement technique ne voient pas reconnue la formation acquise autrement que dans des écoles reconnues.

En agissant ainsi, le gouvernement pénalise donc une partie des enseignants déjà en place et tous les futurs enseignants en leur faisant supporter les conséquences de l'évolution du système d'enseignement." *

En somme, le nouveau programme d'études collégiales, menant à un diplôme, le D.E.C, au terme de 13 années d'études, remplace l'ancien programme qui menait au B.A. après 15 années d'études. Le nombre d'années d'études socialement nécessaires pour former un type particulier de force de travail, possédant une qualification de niveau collégial, n'est plus que de 13 ans, c'est-à-dire deux années de moins [7] qu'auparavant.  Le gouvernement ne retient donc plus que 13 années comme base de sa classification.  Un bon nombre des enseignants déjà en place ainsi que tous les futurs enseignants sont touchés par ces mesures.  Si dans cette première étape, le gouvernement ne va pas jusqu'à toucher les droits acquis des enseignants déjà en place qui possèdent un B.A. des anciens collèges classiques québécois et continue de reconnaître leurs 15 années d'études pour fins de classification, cela ne change en rien le fond du problème et n'assure aucunement ces enseignants qu'ils ne seront pas, eux aussi comme leurs confrères étrangers, l'objet d'une déclassification en vertu de la même "rationalité", lors d'une prochaine étape.

Les années d'expérience

Les normes édictées par le gouvernement dans le "Manuel d'évaluation de la scolarité" ne touchent que les années de scolarité reconnues comme nécessaires pour obtenir un diplôme donné.  Or, la classification des enseignants dépend de deux variables : les années de scolarité et les années d'expérience, la formation de l'enseignant n'étant pas achevée au terme de ses études, mais se poursuivant dans l'exercice de ses fonctions. Or, si la déclassification peut provenir d'une nouvelle évaluation des années de scolarité, elle peut également provenir d'une nouvelle évaluation des années d'expérience. De même que l'évolution du système d'éducation permet de raccourcir le nombre d'années d'études nécessaires à une formation donnée et de dévaloriser ainsi la force de travail de l'enseignant, de même la formation acquise en cours de longues années d'expérience peut se trouver dévalorisée par le biais de l'intégration dans le système d'éducation lui-même de voies d'accès à ces connaissances. En d'autres termes, les nouvelles connaissances acquises au cours de longues années de recherche dans l'exercice même des tâches d'enseignement (développement de nouvelles méthodes pédagogiques, par exemple) pourront désormais être acquises par les nouveaux enseignants en suivant, dans leur programme d'études, un cours sur la question. En somme, quelques années de scolarité suffiront aux nouveaux-venus pour acquérir la formation acquise au cours de longues années d'expérience par une force de travail plus âgée. Le temps de [8] travail socialement nécessaire pour acquérir cette formation en est donc diminué, ce qui implique une dévalorisation de la force de travail des plus âgés. Cela est d'autant plus absurde que les enseignants qui auront permis par leur propre travail de faire évoluer le système d'éducation dans le sens de cette amélioration seront souvent ceux qui verront leur force de travail dévalorisée. * Concrètement, cette dévalorisation se traduira par la mise sur pied d'un système de pondération des années d'expérience, donnant un poids moins élevé aux années d'expérience les plus reculées.  Des exemples précis de tels systèmes de pondération existent au niveau universitaire. En effet, les professeurs de l'Université du Québec provenant des maisons préalables recevaient jusqu'en 1971-72 une pondération inférieure pour les années d'expérience acquises avant 1965. Ce n'est que dans le rapport de force d'une négociation collective que cette situation a pu être changée.

D'autres mécanismes permettent également de rendre effective une telle dévalorisation.  En effet, l'exigence d'un diplôme élevé (comme le doctorat) entraîne le plafonnement dans l'échelle de professeurs plus âgés qui détiennent des diplômes inférieurs mais dont la longue expérience est souvent au moins l'équivalent d'un doctorat.  Un tel plafonnement est la manifestation concrète d'une dévalorisation qui n'est que le rejet par le gouvernement d'un nombre d'années de formation supérieur au nombre d'années devenu socialement nécessaire.

Le refus systématique de l'Université du Québec de considérer chaque année d'expérience, à quelque niveau d'enseignement que ce soit, comme une pleine année d'expérience ne fait qu'appuyer cette argumentation et illustre clairement le phénomène de la déclassification par le biais des années d'expérience.

[9]

Les salariés des autres secteurs

Sans faire une analyse exhaustive des nombreux cas de déclassification dans les autres secteurs (une telle analyse pourrait faire l'objet d'un autre document de travail), il est important de se pencher sur la question afin de faire ressortir les bases objectives (liées aux conditions de travail) d'une solidarité qui se développe entre les enseignants et les salariés des autres secteurs. Tout comme les enseignants voient leur force de travail dévalorisée par l'évolution du système d'enseignement, les salariés des autres secteurs voient leur force de travail périodiquement dévalorisée par l'évolution générale des forces productives, dont l'évolution du système d'enseignement n'est d'ailleurs qu'une conséquence.  L'introduction de nouvelles techniques et la création de nouvelles fonctions rendent souvent périmé un type particulier de force de travail, lui soustrayant par le fait même toute valeur.

Dans un tel cas, le temps de travail socialement nécessaire pour produire ce type particulier de force de travail est réduit à zéro puisque la fonction elle-même n'est plus socialement nécessaire. C'est ce qui se passe chaque fois qu'un métier est remplacé par une machine et c'est en réaction contre une telle éventualité que les travailleurs du quotidien montréalais "La Presse" (typographes, photograveurs et clicheurs) ont déclenché leur célèbre grève de 1971, entreprenant ainsi une action tant de fois répétée par les travailleurs au cours de l'histoire.

À mesure, donc, que pénètre le progrès technique, le travail spécialisé correspondant à ces nouvelles techniques plus complexes mais n'exigeant pas nécessairement une plus longue formation en termes de mois ou d'années, a tendance à déplacer le travail moins spécialisé ou adapté à des techniques dépassées.

Il s'ensuit, pour ces salariés, une dévalorisation qui peut être partielle ou même totale, de leur force de travail à laquelle ils doivent souvent pallier eux-mêmes par du recyclage à leurs propres frais lorsqu'ils ne sont pas mutés à un poste inférieur ou tout simplement mis à pied.

[10]

III - L'ATTITUDE SYNDICALE

Opposer la concertation syndicale
à l'offensive gouvernementale


Quelle attitude les enseignants doivent-ils prendre par rapport à la déclassification ? Il faut d'abord souligner que la déclassification n'est qu'un des aspects du décret qui fixe l'ensemble de leurs conditions de travail jusqu'en 1975 ; il ne faut pas oublier, entre autres, les articles relatifs à la tâche, à la sécurité d'emploi ainsi qu'au rôle du directeur de département comme exécutant des directives administratives.

Par ailleurs, la déclassification survient au moment même où le gouvernement prétend consentir (dans le rapport de force) à accorder aux enseignants des augmentations de salaires pour pallier l'augmentation du coût de la vie.  En somme, ce que le gouvernement donne d'une main, il le reprend de l'autre.

L'État employeur est aussi législateur.  Il a démontré, au mois de mai dernier, qu'il n'hésite pas, le cas échéant, à recourir au pouvoir législatif pour imposer sa volonté. Le bill 19 a supprimé le droit de grève et a entraîné l'emprisonnement des présidents et de certains militants des trois centrales syndicales. C'est le même pouvoir législatif qui a imposé un décret aux enseignants. D'ailleurs le gouvernement se prépare aussi à supprimer à toutes fins pratiques le droit de grève tant dans le secteur privé que dans les secteurs public et parapublic avec le bill 89. Le premier ministre Robert Bourassa ne déclarait-il pas dans une entrevue publiée il y a quelques semaines dans le Financial Post : "On a donné une leçon aux syndicats l'année dernière".

Par rapport à cette attitude concertée du gouvernement contre le mouvement syndical, une seule attitude est possible : l'union et le resserrement des rangs à l'intérieur du mouvement syndical en général et à l'intérieur de chaque syndicat.

[11]

Déjà au niveau des centrales syndicales, le mouvement de division occasionné par les conflits de la construction a fait place à un mouvement de concertation en vue d'obtenir la libération des présidents des trois centrales et le retrait du bill 89.  Il y a fait place sous la pression des syndicats locaux qui se doivent d'être forts, unis et démocratiques afin de pouvoir en premier lieu, exercer un contrôle véritable sur les superstructures syndicales et en second lieu, appuyer concrètement ces superstructures lorsqu'elles défendent les droits des syndiqués.

Au niveau de chaque syndicat local, la contestation du décret et, en particulier, de la classification doit être poursuivie. Cette contestation doit être l'occasion de la réalisation de l'unité à l'intérieur de chaque syndicat. Cette unité est essentielle, face à l'offensive gouvernementale concertée.  Les syndiqués doivent donc combattre la déclassification mais ils doivent en même temps se rendre compte que cette déclassification dont ils sont victimes n'est pas un simple incident de parcours ou le résultat d'une erreur de fonctionnaires gouvernementaux incompétents. Ils doivent le faire en comprenant que de telles mesures sont inévitables dans le système capitaliste et qu'ils doivent doubler leurs efforts afin d'en arriver à changer ce système.

Les étudiants

L'importance des problèmes posés par le décret et la déclassification en particulier ne doivent pas nous amener à nier l'existence d'autres problèmes qui se posent également dans le milieu de l'enseignement.  Le problème des relations entre professeurs et étudiants n'est certes pas le moindre et il devra tôt ou tard être abordé de front. Ce problème est cependant secondaire, présentement, par rapport au problème principal que constitue la réalisation de l'unité à 1'intérieur du mouvement syndical en général et au niveau de chaque syndicat local en particulier, face à l'attitude du gouvernement.

[12]

Les mesures de déclassification et les conditions générales de travail qui touchent présentement les enseignants comme les salariés des autres secteurs toucheront également, dans quelques années, les étudiants actuels des CEGEP lorsqu'ils se retrouveront sur le marché du travail. Une telle situation pose, pour les étudiants, les conditions objectives d'un appui au mouvement syndical dans sa lutte contre la répression gouvernementale.


[1]

ANNEXE

"CONTRE LE GAUCHISME"

but de cette annexe est de répondre à une certaine argumentation prétendument marxiste, mais plutôt idéaliste, utopiste et moralisatrice, véhiculée à la fois par des "théoriciens" mal informés et des gauchistes franchement antisyndicaux qui pratiquent un véritable terrorisme intellectuel pour s'opposer à toute forme de revendications syndicales salariales.  Dans le contexte de la présente lutte contre la déclassification, de tels arguments reviennent forcément et risquent de saboter toute tentative d'organisation dans certains syndicats.  Les arguments les plus fréquemment entendus sont les suivants : les professeurs ne pensent qu'à leur salaire et ne devraient pas revendiquer d'augmentation ; ils devraient plutôt revendiquer l'égalité des salaires. Les mêmes propos sont formulés généralement à l'égard des autres salariés. Par ailleurs, ces jugements mènent souvent leurs protagonistes à rejeter l'organisation syndicale comme réactionnaire parce que ne visant que des objectifs économiques en délaissant les objectifs politiques fondamentaux.  Selon eux, l'action syndicale, dépassée, doit faire place à l'action politique.  Pour un bon nombre d'entre eux, l'organisation politique exige même, comme préalable, le démantèlement de l'organisation syndicale et les plus déterminés sont résolument engagés dans la poursuite d'un tel objectif.

Puisque les arguments déployés en rapport avec ces questions se réclament habituellement, a tort, de la théorie marxiste, il convient de faire le point sur ces débats en allant voir ce que Marx, lui-même, dit à ces sujets.  Afin de faciliter la vérification des citations, celles-ci ont toutes été choisies dans deux ouvrages de Marx, "Travail salarié et capital" et "Salaire, prix et profit" ainsi que dans les annexes de ces ouvrages réunis dans un même volume des Œuvres complètes de Karl Marx publié par les "Éditions sociales" (Paris). Ces deux ouvrages sont considérés comme des ouvrages de base préparés spécifiquement par Marx à des fins de large diffusion dans la classe ouvrière. Ceux qui sont l'objet de la présente critique auraient avantage à lire (ou à relire) ces ouvrages.

[2]

La lutte pour les salaires

Jamais Marx n'a dit qu'il ne fallait pas lutter pour des augmentations de salaire.  Au contraire, de telles luttes sont, pour lui, non seulement légitimes mais nécessaires.  Au terme d'une longue analyse de la "lutte entre le capital et le travail", il énonce les résultats suivants.

"Ces quelques indications suffiront à montrer que le développement même de l'industrie moderne doit nécessairement faire pencher toujours davantage la balance en faveur du capitaliste contre l'ouvrier et que, par conséquent, la tendance générale de la production capitaliste n'est pas d'élever le niveau moyen des salaires, mais de l'abaisser, c'est-à-dire de ramener, plus ou moins, la valeur du travail à sa limite la plus basse. Mais, telle étant la tendance des choses dans ce régime, est-ce à dire que la classe ouvrière doive renoncer à sa résistance contre les empiétements du capital et abandonner ses efforts pour arracher dans les occasions qui se présentent tout ce qui peut apporter quelque amélioration à sa situation ? Si elle le faisait, elle se ravalerait à n'être plus qu'une masse informe, écrasée, d'êtres faméliques pour lesquels il ne serait plus de salut. Je pense avoir montré que ses luttes pour des salaires normaux sont des incidents inséparables du système du salariat dans son ensemble, que, dans 99 cas sur 100, ses efforts pour relever les salaires ne sont que des tentatives pour maintenir la valeur donnée au travail, et que la nécessité d'en disputer le prix avec le capitaliste est en connexion avec la condition qui l'oblige à se vendre elle-même comme une marchandise.  Si la classe ouvrière lâchait pied dans son conflit quotidien avec le capital, elle se priverait certainement elle-même de la possibilité d'entreprendre tel ou tel mouvement de plus grande envergure."  (Ouvrage cité, pp. 109-110)

Tout nécessaires qu'elles soient à court terme, ces luttes demeurent néanmoins limitées et ne conduiraient à aucun changement véritable si elles ne servaient en même temps à construire, à long terme, l'organisation politique des travailleurs en vue de la prise du pouvoir par ceux-ci. Marx établit clairement ces limites dans le passage suivant :

[3]

"En même temps, et tout à fait en dehors de l'asservissement général qu'implique le régime du salariat, les ouvriers ne doivent pas s'exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne.  Ils ne doivent pas oublier qu'ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets, qu'ils ne peuvent que retenir le mouvement descendant, mais non en changer la direction, qu'ils n'appliquent que les palliatifs, mais sans guérir le mal.  Ils ne doivent donc pas se laisser absorber exclusivement par ces escarmouches inévitables que font naître sans cesse les empiétements ininterrompus du capital ou les variations du marché.  Il faut qu'ils comprennent que le régime actuel, avec toutes les misères dont il les accable, engendre en même temps les conditions matérielles et les formes sociales nécessaires pour la transformation économique de la société."  (Ouvrage cité, p. 110)

En somme, même si la lutte pour les salaires est secondaire à long terme par rapport à l'objectif principal qu'est la solidarité des travailleurs et la construction de leur organisation politique, elle est principale à court terme dans la double mesure où elle permet, d'une part de résister aux empiétements du capital et d'autre part, de fournir l'occasion de construire la solidarité dans des luttes collectives.

L'égalité des salaires

Après avoir établi clairement que la force de travail est une marchandise possédant une valeur comme toute autre marchandise et que les différents types de force de travail ont des valeurs différentes, Marx nous livre les observations suivantes quant à la revendication de l'égalité des salaires :

"La revendication de l'égalité des salaires repose par conséquent sur une erreur, sur un désir insensé qui ne sera jamais satisfait.  Elle a sa source dans ce radicalisme faux et superficiel qui accepte les prémisses et cherche à se dérober aux conclusions.  Sous le régime du salariat, la valeur de la force de travail se détermine comme celle de toute autre marchandise.  Et comme les différentes sortes de travail ont des valeurs différentes, c'est-à-dire nécessitent pour leur production des quantités de travail différentes, elles doivent nécessairement avoir des prix différents sur le marché du travail. Réclamer une rémunération égale ou même équitable sous le régime du salariat équivaut à réclamer la liberté sous le régime de l'esclavage. Ce que vous considérez comme juste et équitable [4] n'entre donc pas en ligne de compte.  La question qui se pose est la suivante : Qu'est-ce qui est nécessaire et inévitable au sein d'un système de production donné ?"  (Ouvrage cité, p. 91)

En réponse aux protagonistes de la revendication de l'égalité des salaires, Marx suggère plutôt l'abolition du salariat, c'est-à-dire le remplacement du régime du salariat par un régime dans lequel la force de travail ne sera plus une marchandise.

Action syndicale et action politique

Un tel remplacement ne se fait pas de lui-même ; il suppose l'organisation politique des travailleurs et dans l'esprit de Marx, une telle organisation, loin d'exiger comme préalable le démantèlement des syndicats, se construit à partir du regroupement des travailleurs dans leurs syndicats. Pour lui, non seulement l'action syndicale (ou économique) et l'action politique ne s'affrontent pas, mais elles sont inséparablement liées.  Pour appuyer ces affirmations, il suffit de citer deux extraits de résolutions préparées par Marx et adoptées par l'Association internationale des travailleurs (La Première Internationale) en 1866 et en 1871.  On remarquera l'actualité frappante de ces résolutions pour le mouvement syndical québécois en 1973, c'est-à-dire un siècle plus tard.

Extrait d'une résolution sur les syndicats (1866)

A) Leur passé

"...L'unique puissance sociale du côté des ouvriers est leur masse.  Cependant, la puissance de la masse est brisée par la désunion.  La dispersion des ouvriers est engendrée et entretenue par leur concurrence inévitable. Les syndicats sont nés tout d'abord de tentatives spontanées de la part d'ouvriers pour supprimer ou, du moins, restreindre cette concurrence, pour arracher des conditions de travail contractuelles les élevant au moins au-dessus de la condition de simples esclaves.

C'est pourquoi l'objectif immédiat s'est borné aux revendications journalières, aux moyens de défense centre les empiétements incessants du capital, bref, aux questions de salaires et de temps de travail.

[5]

Cette activité des syndicats n'est pas seulement légitime, elle est nécessaire. On ne saurait s'en dispenser tant que subsiste le mode actuel de production. Au contraire, il faut la généraliser en créant des syndicats et en les unissant dans tous les pays.

D'un autre côté, les syndicats, sans en avoir conscience, sont devenus des foyers d'organisation de la classe ouvrière, comme les municipalités et les communes du moyen âge le furent pour la bourgeoisie. Si les syndicats sont indispensables pour la guerre d'escarmouches quotidiennes entre le capital et le travail, ils sont encore beaucoup plus importants en tant qu'appareils organisés pour hâter l'abolition du système même du salariat."

B) Leur présent

Jusqu'ici, les syndicats ont envisagé trop exclusivement les luttes locales et immédiates contre le capital.  Ils n'ont pas encore compris parfaitement leur force offensive contre le système d'esclavage du salariat et contre le mode de production actuel. C'est pourquoi ils se sont tenus trop à l'écart des mouvements sociaux et politiques généraux. Ces derniers temps pourtant, ils semblent s'éveiller en quelque sorte à la conscience de leur grande tâche historique,..."

C) Leur avenir

En dehors de leurs buts primitifs, il faut que les syndicats apprennent à agir dorénavant de manière plus consciente en tant que foyers d'organisation de la classe ouvrière dans l'intérêt puissant de leur émancipation complète.  Il faut qu'ils soutiennent tout mouvement social et politique qui tend à ce but. En se considérant eux-mêmes et en agissant comme les pionniers et les représentants de la classe tout entière, ils réussiront nécessairement à attirer à eux ceux qui se tiennent encore en dehors du syndicat. Il faut qu'ils s'occupent soigneusement des intérêts des couches ouvrières les plus mal payées, par exemple, des ouvriers agricoles, auxquels des circonstances particulièrement défavorables ont enlevé leur force de résistance.  Il faut qu'ils inculquent au monde entier la conviction que leurs efforts, bien loin d'être égoïstes et intéressés, ont au contraire pour but l'émancipation des masses écrasées." (Ouvrage cité, pp 115-116)

[6]

Extrait d’une résolution sur l'action politique (1871)

"La conférence rappelle aux membres de l'Internationale que dans l'état de lutte de la classe ouvrière son activité économique et son activité politique sont inséparablement liées."  (Ouvrage cité, p. 117)



* Extrait d'un tract diffusé par le comité de coordination du Syndicat des professeurs du CEGEP Edouard-Montpetit.

* Un phénomène analogue s'observe dans les autres secteurs où, souvent, après une longue expérience acquise dans l'exercice de son métier, le travailleur contribue à l'invention d'une machine qui rendra son propre travail inutile. En contribuant à l'évolution des forces productives, les travailleurs contribuent à la dévalorisation de leur propre force de travail.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 juin 2015 6:22
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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