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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, Myrdal et la « troisième voie ».” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Gilles Dostaler, Diane Éthier et Laurent Lepage, Gunnar Myrdal et son oeuvre, pp. 143-157. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal; Paris: Économica, 1990, 230 pp. Collection: Politique économique — Les grands penseurs. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 31 juillet 2009.]

[143]

Louis Gill

Myrdal et la « troisième voie ».

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de  Gilles Dostaler, Diane Éthier et Laurent Lepage, Gunnar Myrdal et son oeuvre, pp. 143-157. Montréal : Les Presses de l'Université de Montréal ; Paris : Économica, 1990, 230 pp. Collection : Politique économique — Les grands penseurs.



Introduction
Les racines du modèle
L'apport de Myrdal
Les limites de la redistribution
Les limites de la « politique salariale de solidarité »
À la recherche de nouvelles formes de partenariat
Les fonds salariaux d'investissement
Les idéaux de Myrdal et la réalité des faits
Références bibliographiques
Note sur l’auteur


Introduction


La « troisième voie » suédoise est généralement identifiée aux noms des économistes Gösta Rehn et Rudolf Meidner, coauteurs d'un rapport désormais célèbre, soumis en 1951 au congrès de la Confédération suédoise des syndicats LO (Landsorganisationen). Ce rapport, adopté par le congrès, et dont la traduction anglaise de 1953 porte le titre Trade Unions and Full employment [1], deviendra la référence-clé de la politique économique des gouvernements sociaux-démocrates qui vont se succéder en Suède.

Conçue dans sa formulation initiale, la politique économique de la troisième voie est une politique de recherche du plein emploi sans inflation dont la réalisation passe par le consensus et les compromis entre patronat et syndicats. L'un des éléments de base du modèle, à savoir l'implication des syndicats dans des négociations salariales centralisées où ceux-ci sont appelés à démontrer « responsabilité et modération », à prendre en considération, non leurs seuls intérêts, mais « ceux de la société dans son ensemble », avait déjà été proposé quelques années plus tôt par William Beveridge exactement dans ces termes, notamment dans son célèbre ouvrage de 1945, Full Employment in a Free Society (Beveridge, 1945). Rudolf Meidner qui en fait état dans un article de 1952 intitulé « The Dilemma of Wages Policy under Full Employment » (Meidner, 1952, 16-29), désigne cette proposition de Beveridge comme « une des rares contributions faites jusqu'ici par les économistes à la solution du dilemme syndical dans une société de plein emploi » (1952, 22).

[144]

Les racines du modèle

Si le modèle Rehn-Meidner, fondement théorique principal du modèle suédois, date des années cinquante, l'émergence du modèle suédois comme tel, dans son esprit comme dans ses institutions, doit être localisée bien avant, au coeur des années trente. La constitution du mouvement ouvrier suédois au tournant du siècle et l'augmentation rapide de ses effectifs et de sa combativité, « l'agitation ouvrière exceptionnelle » (Lundberg, 1985, 10) des années vingt, les liens étroits qui s'établissent dès le début entre la branche syndicale du mouvement ouvrier, la centrale LO, et sa branche politique, le Parti social-démocrate SPA (Social-democratiska Arbetarepartiet), sont au centre des développements qui vont y conduire.

Si la victoire électorale du SPA en 1932 est incontestablement l'expression politique de la force croissante du mouvement ouvrier, elle est également le point de départ de changements significatifs dans les rapports entre syndicats et patronat. D'un côté, la combativité ouvrière continue à vouloir s'affirmer, en s'appuyant en quelque sorte sur l'acquis que représente la victoire ouvrière au niveau gouvernemental ; en témoigne notamment la grande grève dans l'industrie de la construction en 1933. De l'autre, la direction du mouvement ouvrier va s'efforcer d'implanter une nouvelle orientation. À la mobilisation et à l'action revendicative, qui font ressortir les divergences d'intérêts entre capital et travail, et posent de fait la question de la direction de la société sur des bases autres que celles du profit, vont se substituer les perspectives de concertation, la recherche des moyens de gérer en commun une économie de marché dont on veut garantir la permanence. Cette orientation, selon l'expression de Per-Albin Hansson, Premier ministre social-démocrate de la Suède de 1932 à 1945, est celle de la folkhem ou "maison de tout le peuple", libérée des conflits et de l'injustice sociale (Myrdal, 1963b, 163 et Meidner, 1980, 343). En ce qui concerne la politique économique, il s'agit d'encadrer l'économie de marché par une intervention étatique dont le but est d'en atténuer les effets négatifs par des politiques de redistribution et des politiques sociales. Les objectifs prioritaires sont le plein emploi et la croissance, une juste répartition du revenu national et la sécurité sociale. L'intervention étatique est conçue comme ne devant pas déborder dans la sphère de la production où la prise de décisions est vue comme le privilège exclusif des entrepreneurs privés. En aucune manière, la propriété privée des moyens de production n'est remise en question dans un capitalisme « civilisé » où le mouvement ouvrier se donne comme tâche de réaliser l'harmonie des intérêts et la paix sociale.

L'orientation mise de l'avant par la branche politique du mouvement ouvrier qu'est le SPA, est également soutenue au niveau des relations entre patrons et salariés par sa branche syndicale, la centrale LO qui, en 1938, réalise une composante majeure du contrat social en signant avec la Confédération [145] des employeurs suédois, la SAF (Svenska Arbetgivarföreningen), des accordscadre de relations de travail connus comme les accords de Saltsjöbaden. Ces accords prévoient des conditions de règlement pacifique des contrats de travail. Ils garantissent aux employeurs la reconnaissance exclusive des droits de gérance dans l'entreprise et aux syndicats le droit de s'organiser et de négocier. Les négociations sont prévues comme devant se dérouler entre les deux parties exclusivement, sans intervention gouvernementale. Dans l'esprit de Saltsjöbaden qui guidera les relations de travail en Suède pendant trente ans, c'est-à-dire jusqu'à la fin des années soixante, un consensus général s'installe entre les visions patronale et syndicale, « une coordination heureuse et intime des politiques, fondée principalement sur des modèles communs de détermination des salaires élaborés par les économistes des organisations LO et SAF » (Lundberg, 1985, 3).


L'apport de Myrdal

Myrdal, on le sait, a été étroitement associé à l'élaboration de ces orientations, comme théoricien mais aussi comme homme politique (conseiller du gouvernement Hansson de 1932 à 1937, sénateur de 1934 à 1936, puis de 1942 à 1946, président de la commission de planification et ministre du Commerce de 1945 à 1947). Dans le domaine de la politique économique comme telle, il a pris une part active dans les débats sur les mesures de politique fiscale anti-cyclique mises de l'avant à la fin des années vingt et au début des années trente en Suède, parallèlement à l'élaboration de la Théorie générale de Keynes. Ces débats ont impliqué des représentants de l'école de Stockholm, parmi lesquels Gustav Cassel, Bertil Ohlin et Eli Hecksher intervenant au compte de l'opposition libérale et conservatrice. Comme l'explique Erik Lundberg, les politiques fiscales de stabilisation proposées par les économistes rattachés à la social-démocratie, dont Myrdal, et adoptées par le gouvernement social-démocrate formé en 1932, constituent une composante première du modèle suédois (Lundberg, 1985, 7). S'ajouteront au début des années cinquante, avec les propositions de Rehn et Meidner, les éléments qui donneront au modèle suédois ses composantes les mieux connues, soit la politique active du marché du travail, le système des négociations salariales centralisées et la politique salariale de solidarité dont l'objectif est de réduire les écarts salariaux. Un dernier élément concerne la prise en compte de la position de la Suède comme petit pays tourné vers l'extérieur et soumis aux impératifs de la compétitivité internationale. Un modèle connu comme le modèle EFO (Edgren, Faxen, Odhner, 1973), proposé en 1970, décompose à cet effet l'économie suédoise en deux secteurs, dont l'un, soumis à la [146] concurrence internationale, joue un rôle déterminant dans l'élaboration des politiques, notamment en ce qui a trait aux salaires [2].

Les idées de Myrdal sur les aspects plus spécifiquement politiques des orientations de la troisième voie sont rassemblées dans son ouvrage de 1960, Beyond the Welfare State, publié en français sous le titre Planifier pour développer, de l'État-providence au monde-providence (Myrdal, 1963b). Elles y sont exposées sous l'angle d'un bilan des réalisations de l'État-providence « national » dans les pays industrialisés depuis les années trente et dans la perspective de l'édification d'une économie mondiale fondée sur l'idée d'un État-providence « mondial ». On y retrouve les thèmes de l'harmonie des intérêts et de la poursuite concertée d'objectifs sociaux communs, dans le cadre d'une économie de marché soumise à la coordination des interventions publiques et privées sous l'égide de l'État.

D'outil institutionnel au service des riches, l'État, explique Myrdal (1963b, 66), a été progressivement amené à mettre son pouvoir à la disposition des couches économiques les plus faibles. Promoteur de la participation démocratique du peuple, l'État organisationnel est devenu dans tous les pays riches du monde occidental, un État-providence démocratique, engagé à promouvoir le développement économique et à assurer le plein emploi, l'égalité des chances pour les jeunes, la sécurité sociale et des niveaux minima garantis en ce qui concerne les revenus, la nourriture, le logement, la santé et l'éducation pour les gens de tous les groupes sociaux (1963b, 67). Un aspect central de ce développement est « la tendance à la convergence des attitudes et des idéologies » et « l'harmonie politique croissante » entre les diverses composantes de la société en ce qui a trait aux grandes orientations sociales, rapprochement qui est favorisé « par la coopération et la négociation collective dans l'État-providence » (1963b, 80-81). Dès lors, les débats politiques sont réduits à « un caractère de plus en plus technique [...] et se placent de moins en moins sur le plan des grandes controverses... [qui] sont en train de disparaître lentement » (1963b, 80). Parmi celles-ci, Myrdal range la question de la propriété des moyens de production. Les objectifs fondamentaux de la social-démocratie pouvant être réalisés par les moyens de l'État-providence (contrôle public, réglementation, [...]), la nationalisation des entreprises privées, banques, compagnies d'assurance, entreprises industrielles, n'est plus « nécessaire ni même désirable » (1963b, 77). L'harmonie des intérêts et des opinions au sein de l'État-providence permet de reléguer aux oubliettes [...]

[...] le vieil arsenal de slogans qui datent de l'époque où les gens étaient encore divisés sur les grandes questions de principe - libéralisme, [147] socialisme et capitalisme ; propriété privée et nationalisation ; individualisme et collectivisme - [...]. (1963b, 80)

Le moins qu'on puisse dire de cette vision des choses est qu'elle est particulièrement optimiste quant au degré d'harmonie réalisable dans une société où l'intérêt individuel demeure le moteur de l'activité économique. Les lignes qui suivent vont tenter d'en jauger le réalisme à partir de l'analyse des faits et développements qu'elle a impulsés.


Les limites de la redistribution

Conçue dans l'optique de la communauté d'intérêts entre le travail et le capital, la politique économique de la troisième voie, dans sa facture initiale des années cinquante, est, comme le précise Meidner (1980, 32), « strictement confinée à la sphère de la distribution, sans aucune velléité de perturber les structures existantes de la propriété et du pouvoir ». Dans l'esprit de Saltsjöbaden, tout comme les syndicats concentrent leur lutte sur la seule répartition des résultats de la production sans remettre en question les droits de gérance de l'employeur dans l'entreprise, de la même manière le gouvernement gère la redistribution du revenu national « sans remettre en question les rapports capitalistes de la production ».

Pendant deux décennies, les résultats favorables au plan de la croissance globale, de l'emploi et du développement des mesures sociales, réalisés dans le cadre de la paix sociale, contribuent à créer de la Suède l'image idéalisée du « pays du consensus » dont les succès seraient attribuables au pragmatisme des « Partenaires » sociaux, au progressisme des employeurs, et à l'attitude responsable des syndicats. Un certain nombre d'événements survenus à partir de la fin des années soixante vont soumettre cette interprétation à une dure épreuve. En 1969, la puissante grève sauvage des travailleurs des mines de fer du Lapland donne le coup d'envoi à une série de grèves illégales, déclenchées contre la volonté des dirigeants des syndicats et du Parti, en particulier en 1969-71 et 1974-75. Ces grèves démontrent un mécontentement croissant des syndiqués face à la situation salariale et la détérioration de leurs conditions de travail provoquées par la vague de « rationalisations » dans l'industrie. Elles posent la question des droits de gérance des employeurs et traduisent l'aspiration des travailleurs à prendre eux-mêmes les décisions qui les concernent (Asard, 1980, 375). Simultanément, en 1971-72, se développe la première vague de chômage de l'après-guerre alors même que le gouvernement arrive mal à contrôler la hausse des prix (Meidner, 1980, 346). Une série d'études gouvernementales menées en 1970-71 soulèvent des questions quant au succès réel de la politique gouvernementale dans l'amélioration de la situation des [148] groupes à bas revenus, de même que dans le domaine de l'emploi, en particulier en ce qui concerne les mises à pied provoquées par les fusions et les fermetures d'entreprises (Meidner, 1980, 353).

Les instruments de la politique économique, confinés dans la sphère redistributive en vertu de l'accord de partenariat, s'avèrent impuissants à résoudre des problèmes qui se posent d'abord dans la sphère de la production reconnue comme du domaine exclusif des décisions privées. La politique active du marché du travail, essentiellement corrective avec ses instruments de recyclage, d'aide à la mobilité, de subventions de dépannage, de travaux publics ad hoc, démontre son insuffisance à mesure que stagne l'investissement privé et que s'intensifie la crise économique mondiale. Pour réaliser ses objectifs, la politique de l'emploi est forcée de se transmuter en politique industrielle, par laquelle l'État déborde le seul champ de la redistribution pour investir celui de la production, appelé à développer usines, industries, régions. Il est amené à le faire à partir d'une vue d'ensemble de l'économie et non en fonction de la rentabilité de telle ou telle entreprise. Ainsi, explique Meidner (1980, 357), « progressivement, des éléments propres à l'économie planifiée en arrivent à s'infiltrer dans J'économie de marché ». Malgré l'engagement à respecter le caractère privé de la propriété des moyens de production et des décisions de produire et d'investir, c'est précisément ce caractère privé qui, mis en veilleuse quand l'économie roulait bien, se dévoile comme le problème central lorsque les difficultés font jour.


Les limites de la « politique salariale
de solidarité »


Les limites de l'esprit de Saltsjöbaden se dégagent également de l'autre composante du modèle Rehn-Meidner qu'est la politique salariale de solidarité. Sa mise en oeuvre a certes permis de réaliser une réduction significative des écarts salariaux, entre les divers secteurs de l'économie, entre travailleurs spécialisés et non spécialisés, entre hommes et femmes, entre régions urbaines et périphériques. En moins de quinze ans, les écarts ont été réduits, en moyenne, de moitié. Mais, contradictoirement, jamais ce « corps étranger socialiste dans une économie de marché orientée par le profit », comme la désigne Meidner (1980, 350), n'aura constitué une menace pour la propriété privée. Il aura au contraire contribué à la renforcer, à en accélérer la concentration. Réalisant une répartition plus égalitaire parmi les salariés, la politique salariale de solidarité a pour effet d'accentuer les inégalités de richesse entre salariés et propriétaires de capitaux. La modération salariale demandée aux hauts salariés comme moyen de réduire les écarts entre hauts et bas salaires, permet l'émergence de profits excédentaires dans les secteurs déjà rentables, source [149] d'une richesse accrue pour les détenteurs de capitaux. Meidner en dégage clairement le constat :

La politique salariale de solidarité augmente les inégalités de répartition de la propriété. Le prix à payer pour le succès réalisé dans le nivellement des structures salariales est une inégalité croissante de la distribution fonctionnelle des revenus et en conséquence une concentration croissante de la propriété et du pouvoir. (Meidner, 1980, 354)

La politique salariale de solidarité donc, tout en réalisant ses objectifs de réduction des écarts salariaux, a profité aux détenteurs de capitaux qui ont vu croître leur richesse et leur pouvoir. De tels développements, explique Meidner, « contredisent les objectifs de l'État-providence et ne peuvent être acceptés passivement par lui ». Ils posent le problème des mesures à prendre, pouvant conduire « à la socialisation des moyens de production et en fin de compte au rejet de l'économie de marché » (1980, 354). Les véritables enjeux que sont la propriété des moyens de production et sur cette base, le contrôle des décisions concernant la production et la distribution, ont le mérite d'être posés ici clairement. Ils le sont, non pas comme émanant de débats théoriques coupés du réel, mais comme le résultat concret de l'application de politiques qui ont délibérément été confinées à la sphère de la distribution. Tant les limites auxquelles se bute la politique active du marché du travail, que les contradictions auxquelles conduit la politique salariale de solidarité, soulèvent la question du dépassement nécessaire de l'intervention limitée au seul champ de la distribution, pour en étendre la portée à la production et, ultimement, à la propriété des moyens de production.


À la recherche de nouvelles formes
de partenariat


Ces forces qui poussent à la socialisation ne peuvent que rencontrer la résistance de ceux qui ont à coeur le maintien d'une économie de marché toujours fondée sur le partenariat et la paix sociale, et qu'ils souhaiteraient voir purgée des inégalités et injustices. La direction syndicale et politique du mouvement ouvrier suédois va donc s'engager, à partir du début des années soixante-dix, dans la recherche d'une nouvelle forme de partenariat, prétendant faire écho au besoin d'étendre la portée de l'intervention économique des travailleurs au-delà de la seule sphère de la distribution. Deux catégories de mesures seront apportées :

1) Un ensemble de lois définissant les termes d'une « démocratie industrielle », c'est-à-dire d'une participation des travailleurs à la prise des décisions dans l'entreprise.
[150]

2) L'institution de « fonds salariaux d'investissement » dont l'objectif est la participation collective des travailleurs à la propriété des entreprises.

Ce nouveau dispositif légal consacre la nullité des accords de partenariat de 1938 entre patronat et syndicats, accords déjà déclarés nuls dans les faits par les grèves sauvages déclenchées à partir de 1969. Il définit les nouveaux termes du partenariat que la direction du mouvement ouvrier propose pour répondre à l'aspiration des travailleurs à gérer eux-mêmes leur activité de travail et les conditions de son exercice. Dans le cadre du maintien et de la défense de l'économie de marché, seule leur est ouverte cette perspective de gestion conjointe avec le patronat avec, comme premier critère, la santé financière de l'entreprise, dans la situation de compétitivité que lui impose le marché. Meidner explique le nouveau dispositif en précisant que ce qu'il vise à restreindre c'est « le droit de contrôle du propriétaire du capital, [...] et non son droit de propriété », et que « la codétermination sur le lieu de travail ne signifie pas la socialisation des moyens de production », même si elle peut être vue comme un stade sur cette voie. Le conflit, précise-t-il, entre le maintien de la propriété privée des moyens de production et toute restriction au plein exercice du droit de gérance patronale donne à cette situation le caractère d'un stade intermédiaire. « Les forces qui poussent à la socialisation des moyens de production ne peuvent s'arrêter à la codétermination sur le lieu de travail » (Meidner, 1980,360).


Les fonds salariaux d'investissement

Le moyen envisagé pour faire face à cette réalité tout en voulant maintenir les bases de l'économie de marché est l'institution de la copropriété du capital par la mise sur pied de Fonds d'investissement des salariés. Cette formule est vue comme devant assurer l'accès collectif des travailleurs à la propriété du capital et, par ce biais, permettre l'extension de leur participation à la gestion économique au-delà de l'entreprise, dans le prolongement des dispositions prévues par la codétermination au sein de l'entreprise. Initialement proposée par Meidner et débattue dans les rangs de la centrale LO, qui l'adopte à l'unanimité à son congrès de 1976, la formule des Fonds d'investissement des salariés sera l'objet d'intenses débats entre la centrale syndicale LO et le Parti social-démocrate SAP jusqu'à ce qu'un contenu définitif soit conjointement retenu par les deux instances en 1978. L'analyse de ces débats est particulièrement éclairante pour comprendre les enjeux sous-jacents.

La proposition initiale formulée par Meidner et adoptée par le congrès de LO en 1976, tire son origine des résultats contradictoires de la politique salariale de solidarité. Cette politique, rappelons-le, avait atteint l'objectif poursuivi quant à la réduction des écarts salariaux, mais, comme résultat direct de [151] son application, avait contribué à gonfler considérablement les profits des entreprises les plus rentables, accroissant par le fait même la concentration de la richesse et du pouvoir. Les modérations salariales, auxquelles avaient consenti les hauts salariés pour permettre aux bas salariés d'avancer plus rapidement, avaient largement profité aux grandes entreprises pour qui la solidarité salariale s'avérait être une excellente affaire.

Les principes de base de la proposition Meidner de 1976 sont simples. Les salaires non perçus en raison de la politique salariale de solidarité doivent être récupérés à même les profits excédentaires qu'ils ont permis de réaliser. Pour ce faire, chaque année, une certaine proportion des profits des grandes entreprises privées suédoises serait transférée dans des fonds « investissement gérés par les représentants des salariés. La portion de capital ainsi transférée ne serait pas déplacée vers d'autres entreprises mais serait détenue sous la forme de parts émises au nom des salariés en tant que collectivité. Les fonds d'investissement des salariés obtiendraient, au Conseil d'administration des entreprises, un droit de vote proportionnel au pourcentage des parts détenues et la propriété des entreprises serait progressivement acquise par les salariés.

Sans discuter de la manière dont le projet Meidner propose de le résoudre, le problème central, celui de la propriété privée des moyens de production, est ici posé sans équivoque. Comme le souligne le sociologue suédois Erik Asard :

Implicitement, le projet de LO est une autocritique reconnaissant qu'il ne suffit pas de gérer le capitalisme d'une manière plus humaine et que les questions du pouvoir et de la propriété des moyens de production doivent aussi être portées à l'ordre du jour. (Asard, 1980, 379)

Il est normal que le projet ait rencontré une farouche opposition. Son auteur Rudolf Meidner en est parfaitement conscient :

Les groupes économiquement dominants avaient consenti - tout en protestant - à accepter des modifications d'influence et de contrôle, tant que la propriété elle-même était respectée. Avec des revendications de changement de la structure de propriété dans la sphère du capital productif, le mouvement ouvrier s'attaque au coeur même du système capitaliste ; il doit se préparer à une résistance féroce. (Meidner, 1980, 362)

Dès sa publication, le rapport Meidner subit les attaques du patronat et des trois partis bourgeois (le Parti du centre et les partis libéral et conservateur) dans la campagne électorale de 1976. L'association patronale publie aussitôt un projet différent, fondé sur l'épargne individuelle et financé à partir des salaires et non des profits. En ce qui concerne le Parti social-démocrate alors au pouvoir, celui-ci, visiblement embarrassé, se dit à la recherche d'une [152] formule de compromis qui pourrait également satisfaire le monde des affaires. Il faut comprendre que toute la politique du Parti, au moins depuis les années trente, a été menée à l'enseigne du respect de l'économie de marché.

Après la défaite électorale de 1976, un comité conjoint SAP-LO reçoit le mandat d'élaborer une nouvelle proposition. Celle-ci, rendue publique en 1978, diffère « considérablement », selon l'évaluation de Meidner, du projet initial. Elle prévoit un financement des fonds à partir des profits et des salaires. D'autre part, la motivation initiale de la proposition Meidner qu'était la récupération des salaires non perçus et transformés en profits « excessifs » des entreprises, se trouve déclassée par un autre objectif, qui finira par devenir prioritaire : celui de fournir une nouvelle source de financement, à laquelle doivent contribuer sur un même pied employeurs et salariés, pour les investissements productifs nécessaires à la compétitivité de l'industrie suédoise sur les marchés internationaux (Albrecht et Deutsch, 1983, 294, 296-97). Au transfert progressif de la propriété du capital vers des fonds détenus et contrôlés exclusivement par les salariés, est substituée la formation « collective » de capital associant plus étroitement les salariés à la gestion conjointe de l'entreprise dont les critères de fonctionnement demeurent ceux de l'entreprise privée.

La loi créant les fonds salariaux d'investissement, finalement votée en décembre 1983, institue cinq fonds régionaux qui s'alimentent à partir des primes remises par les entreprises à la Caisse nationale de retraite, en proportion des salaires et des profits. Quoique versée par l'entreprise et non directement par les salariés, la partie des primes fondée sur les salaires est néanmoins un élément de la rémunération globale dont il est implicitement prévu que l'accroissement doit être compensé par des demandes salariales modérées (Albrecht et Deutsch, 1983, 297).

Le contenu que la loi entend donner aux fonds est sans équivoque. Dans la constitution de son portefeuille, chaque fonds régional ne peut posséder plus de, 8% des actions votantes d'une société cotée en Bourse. Les cinq fonds réunis ne peuvent en conséquence détenir plus de 40% des voix décisionnelles dans une telle entreprise.

Cette restriction a pour but d'établir sans équivoque le rôle dévolu aux Fonds salariaux d'investissement, qui se limite au seul exercice d'une influence sur la prise de décisions au sein de l'entreprise, excluant toute prise en main de sa gestion effective. (Hashi et Hussain, 1986, 17-27)

On pourrait préciser davantage en disant que l'objectif des fonds est de drainer l'épargne forcée des travailleurs pour la mettre à la disposition de l'entreprise privée dont le pouvoir réel de décider demeure inaltéré, justement parce que son droit de propriété est intégralement préservé.

[153]


Les idéaux de Myrdal
et la réalité des faits


La propriété des moyens de production est-elle, comme le suggérait Myrdal, une de ces « grandes controverses [...] en train de disparaître » à la faveur d'une « convergence des attitudes et des idéologies » et d'une « harmonie politique croissante » au sein de la société ? Comme l'ont fait ressortir les faits relatés jusqu'ici, le droit de propriété est précisément la cible sous-jacente ultime qui est, consciemment ou non, constamment désignée par les luttes revendicatives des travailleurs suédois, dans ce pays qui est apparu trop souvent aux yeux de l'observateur étranger comme le pays du consensus social par excellence. La première version du partenariat social suédois, celle de Saltsjöbaden, qui a nourri cette vision idéalisée du « pays de la paix sociale » [3], s'est écroulée à la fin des années soixante sous le déferlement des grèves sauvages. La nouvelle version, tout en prétendant faire écho aux revendications qui ont été à l'origine de ce mouvement, respecte intégralement la propriété privée des moyens de production et les principes de l'économie de marché ; elle est, à plus ou moins brève échéance, vouée à se buter aux mêmes aspirations du mouvement ouvrier.

Les faits têtus, qui s'acharnent à dévoiler « le caractère illusoire d'un État-providence sans conflits de classes » (Meidner, 1980, 344), démontrent chaque jour davantage qu'aucune des « grandes questions de principe » ne réunit cette harmonie d'intérêts et d'opinions que croyait voir Myrdal au sein de la société. Celle-ci au contraire est toujours traversée par de profondes divisions parce qu'elle est fondée sur l'intérêt privé, même si ces divisions sont parfois artificiellement mises en veilleuse pour des périodes plus ou moins longues. L'idéalisme des conceptions de Myrdal frappe d'autant plus aujourd'hui, au moment où on voit s'opérer des reculs systématiques sur tout un ensemble de conquêtes sociales. On lit en particulier dans Planifier pour développer :

De nos jours, personne n'attache beaucoup d'importance à la question de savoir si, oui ou non, il devrait y avoir un impôt progressif. Le désaccord qui règne entre ceux qui participent à des débats publics et entre les partis politiques ne concerne plus cette question de principe, mais porte sur le point de savoir dans quelle mesure et par quel système l'impôt devrait être employé pour influencer la répartition des richesses et des revenus. De même, on ne discute plus l'opportunité d'un système de sécurité sociale. [...] Les réformes qui ont été entreprises dans un pays sont généralement acceptées rapidement et sincèrement par toute la population. Le fait même de poursuivre cette politique est admis et les réformes en vue de la redistribution deviennent de plus en plus une [154] conséquence quasi automatique du progrès économique. Nous nous rapprochons d'une situation où il existe un large accord de fait entre tous les partis politiques. Il arrive même parfois que ces partis rivalisent pour propager des réformes nouvelles et toujours plus radicales pour redistribuer les revenus à mesure que leur niveau s'élève. De toute façon nous disposons de peu d'exemples - et même en existe-t-il ? - où la venue au pouvoir d'un parti politique plus conservateur a été cause d'un relâchement important de l'effort entrepris précédemment par un parti qui se trouvait plus à gauche. (Myrdal, 1963b, 76)

Pourtant, même la Suède est engagée aujourd'hui dans une voie qui apporte un démenti brutal à cette vision des choses. La réforme fiscale en cours en est un exemple frappant. Entreprise en 1987 par le ministre des Finances Kjell Oloj Feldt, elle rejoint dans ses principes celle qui a été mise en oeuvre aux États-Unis sous la présidence de Ronald Reagan et qui jouit d'un appui manifeste au sein de l'OCDE (OCDE, 1987). L'un de ses objectifs, dans l'esprit des théories de l'offre, est de créer une meilleure incitation au travail et à l'épargne. Elle veut éliminer les exemptions fiscales qui permettent aux plus riches d'échapper à l'impôt, mais elle en réduit radicalement la progressivité. Elle veut diversifier les sources de revenus de taxation et elle compte, à cet effet, sur un recours accru aux taxes indirectes régressives frappant plus durement les bas revenus, en élargissant entre autres l'application de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).

L'adoption de cette orientation par le gouvernement suédois a une portée qui dépasse le simple cadre de la fiscalité. Elle témoigne de la pression inévitable qui pousse à l'uniformisation des politiques dans le contexte international et qui amène les gouvernements à promouvoir les objectifs de privatisation, de déréglementation, de réduction de la taille du secteur public, de flexibilité du marché du travail, etc., au nom de la création des conditions les plus propices à « l'investissement privé productif, créateur d'emploi ». Les propos suivants du Premier ministre Ingvar Carlsson traduisent cette pression qui s'exerce sur la Suède :

Après une longue période d'expansion, nous entrons dans une phase nouvelle. Nous sommes à la recherche de nouvelles formules, nous permettant de fournir de meilleurs services en dépensant moins d'argent. Nous peaufinerons, nous rationaliserons, nous moderniserons, nous décentraliserons quand cela sera possible. [4]

Parmi les mesures envisagées, une plus grande autonomie des entreprises publiques, une privatisation qui commence timidement mais sûrement à [155] s'infiltrer dans certains services sociaux comme les crèches, l'assistance aux personnes âgées, les cliniques médicales, les plans de retraite. « De toute façon, précise Carlsson, le secteur public ne sera pas étendu. C'est à l'entreprise privée de fournir un nombre croissant d'emplois. » [5] Olof Palme, avant Carlsson, avait évoqué cet esprit de la phase nouvelle :

La Suède est touchée par les vents conservateurs qui soufflent sur le monde occidental. Nous participons à l'économie internationale et nous devons respecter ses règles. (Caplan, 1985)

Comment évaluer dans ce contexte la perspective évoquée par Myrdal du passage de l'État-providence national à l'État-providence mondial ? De toute évidence, une interdépendance croissante des économies nationales dans un contexte mondial de crise chronique du capital a rendu de plus en plus difficile la mise en oeuvre, pays par pays, des mesures économiques de l'État-providence (Gill, 1989). Mais une coordination mondiale de telles politiques par le biais d'institutions supranationales auxquelles seraient subordonnées des institutions des divers pays est-elle concevable dans le cadre de la propriété privée des moyens de production et de l'économie de marché où chaque pays est poussé à préserver ses intérêts nationaux et ses prérogatives propres ? Les tendances fortes de l'économie mondiale et des rapports internationaux qui en émanent pointent plutôt dans la direction opposée.

Ce qui aux yeux de Myrdal était non seulement « politiquement souhaitable », mais « rendait déjà compte d'une situation de fait » (1963b, 161), se dévoile de plus en plus comme un rêve irréalisable, une contradiction insurmontable sous le règle du capital.

[156]


Références bibliographiques

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[157]

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TURVEY, R. (dir.), Wages Policy under Full Employment, Londres, W. Hodge.


NOTES SUR LES AUTEURS

Louis GILL, professeur au département de sciences économiques à l'Université du Québec à Montréal. Auteur de Les limites du partenariat : les expériences social-démocrates de gestion économique en Suède, en Allemagne, en Autriche et en Norvège (Montréal, Boréal, 1989) et de Économie mondiale et impérialisme (Montréal, Boréal, 1983).



[1] La première formulation de ce qui est aujourd'hui connu comme le modèle Rehn-Meidner est due à G. Rehn. La traduction anglaise de son article de 1948 a été publiée en 1952 (Rehn, 1952).

[2] Le modèle EFO est une adaptation suédoise du modèle élaboré en 1966 pour la Norvège par Odd Aukrust (Aukrust, 1977).

[3] Plusieurs auteurs font allusion à cette vision idéalisée pour en démontrer, faits à l'appui, l'inexactitude. Voir, entre autres, Gösta Epsing-Andersen et Walter Korpi (1984) et Erik Lundberg (1985).

[4] Entrevue d'Ingvar Carlsson avec Louis Wiznitzer, in La Presse, Montréal, 13 juin 1987, B-7.

[5] Même source.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 13 octobre 2010 9:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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