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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “La logique méconnue du «capital» d’Alain Bihr.” Un article publié dans la revue CARRÉ ROUGE, Paris, no 45, avril 2011, pp. 39-46.0. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 20 juin 2011.]

Louis Gill

La logique méconnue du « capital »
d’Alain Bihr
”.

Un article publié dans la revue CARRÉ ROUGE, Paris, no 45, avril 2011, pp. 39-46.

http://www.carre-rouge.org/

La critique de l’économie politique
« Le fil rouge »
La place de la marchandise dans la logique du Capital
Le travail abstrait
La monnaie
Capital et plus-value
Le niveau d’abstraction du livre II
A-A’


Dans ce petit livre de 125 pages, Alain Bihr présente un exposé synthétique clair et complet de la démarche suivie par Marx dans Le Capital, avec la volonté de mettre en lumière la continuité de l’analyse qui relie les trois livres. Dans l’ensemble, cet effort de présentation est réussi, mais il appelle néanmoins un certain nombre de critiques.


La critique de l’économie politique

Alain Bihr rappelle d’abord que Marx concevait le Capital comme la critique de l’économie politique. Les propos qu’il tient à cet égard sont toutefois troublants. La critique de l’économie politique serait selon lui « la critique des insuffisances de la science économique » (p. 11). Tirant partie des acquis des œuvres des économistes, Marx mettrait en évidence « leurs lacunes, leurs insuffisances, leurs erreurs théoriques… ». Il se proposerait « de dépasser leurs limites et de parachever la science économique comme connaissance positive du procès global de la production capitaliste ». Le moins qu’on puisse dire est qu’il est fort difficile de réconcilier cette vision des choses avec la conception de Marx de l’économie politique et avec le sens de la critique qu’il en fait.

Pour Marx, comme il l’a fort bien expliqué en particulier dans la Postface de la deuxième édition allemande du Capital [1], l’économie politique, élaborée comme science bourgeoise fondée sur la communauté d’intérêts du travail salarié et du capital, ne pouvait demeurer une science que provisoirement. L’intensification de la lutte des classes au tournant des années 1830, « sonne le glas de l’économie bourgeoise scientifique ». L’économie politique cesse d’être une science pour se transformer en idéologie, en apologétique. « À peine une science bourgeoise de l’économie politique semblait-elle donc devenir possible chez nous que déjà elle était devenue impossible […]. La marche propre à la société allemande excluait donc tout progrès original de l’économie bourgeoise, mais non de sa critique. En tant qu’une telle critique représente une classe, elle ne peut représenter que celle dont la mission historique est de révolutionner le mode de production capitaliste […] ». (Les soulignés sont de moi)

Pour illustrer davantage le fait que le « parachèvement de la science économique comme connaissance positive du procès global de la production capitaliste » était complètement étranger à Marx, il vaut la peine de mentionner ces propos tirés de la même Postface :


« La méthode employée dans le Capital a été peu comprise, à en juger par les notions contradictoires qu’on s’en est faites. Ainsi, la Revue positive de Paris me reproche […] devinez quoi, de m’être borné à une simple analyse critique des éléments donnés, au lieu de formuler des recettes (comtistes ?) pour les marmites de l’avenir ».


Marx poursuit en citant un long extrait d’un article d’un écrivain russe, J.J. Kaufman, commentant sa méthode, que je reprends ici en partie :


Une seule chose préoccupe Marx : trouver la loi des phénomènes qu’il étudie; non seulement la loi qui les régit sous leur forme arrêtée et dans leur liaison observable pour une période de temps donnée. Non, ce qui lui importe, par-dessus tout, c’est la loi de leur changement, de leur développement, c’est-à-dire la loi de leur passage d’une forme à l’autre, d’un ordre de liaison à un autre. […] Ainsi donc, Marx ne s’inquiète que d’une chose : démontrer par une recherche rigoureusement scientifique, la nécessité d’ordres déterminés de rapports sociaux […]. Pour cela il faut qu’il démontre, en même temps que la nécessité de l’organisation actuelle, la nécessité d’une autre organisation dans laquelle la première doit inévitablement passer […]. (Les soulignés sont de moi)


Cette méthode a peu à voir avec la « dénonciation des lacunes et des insuffisances » de la « science » économique, ni avec la « dénonciation du monde à l’envers » dont parle Bihr (p. 12-13); ces dénonciations évoquent plutôt la critique idéaliste des socialistes utopistes. Elle ne se limite pas non plus à la « démonstration de la possibilité du communisme », que Bihr définit comme le « sens final de la critique marxienne de l’économie politique ». Elle en exprime la nécessité objective.


« Le fil rouge »

Sous ce titre, Bihr présente la thèse qu’il propose dans ce livre. « Le Capital, écrit-il, commence par l’analyse d’un rapport social d’une très grande généralité et abstraction, la valeur, et il se poursuit par l’exposé des différentes formes que revêt ce rapport, en allant des plus simples aux plus complexes […] ». Cet enchaînement, poursuit-il, « répond à une véritable logique, celle de l’autonomisation de la valeur à l’égard de ses conditions d’existence […] et, par conséquent, à l’égard des acteurs sociaux ». Or, « cette autonomisation s’opère en définitive par l’appropriation par ce rapport social qu’est la valeur de ces mêmes conditions d’existence […] si bien que l’abstraction grandissante de la valeur, son autonomie grandissante en tant que rapport social, n’est autre que le processus par lequel le rapport s’approprie la réalité sociale dans toute son extension et toute sa compréhension » (p. 14-15).

Même si Bihr ne s’y réfère pas explicitement, il est difficile de ne pas voir dans ces propos une proximité avec l’interprétation de Marx dont se réclame le courant de la wertkritik, dont Moishe Postone et Anselm Jappe sont parmi les fondateurs [2]. Quoiqu’il en soit, l’idée d’une appropriation des conditions d’existence par un rapport social en raison de son autonomie grandissante en tant que rapport social est loin de sauter aux yeux, et il en est de même de l’idée d’une abstraction grandissante de la valeur devant se réaliser dans le cadre d’un processus de réduction progressive de l’abstraction qui mène de l’abstrait au concret. Pour évaluer, au-delà de ces apparences déroutantes, la « logique méconnue » du Capital que propose Bihr, il est utile d’en rappeler la « logique connue ».

Comme l’explique Marx dans l’Introduction à la critique de l’économie politique, la démarche scientifique a pour objectif de reconstruire dans la pensée, par la pensée, le réel expliqué. Dans ce processus, le point de départ de l'intuition est le concret, le réel, le particulier; mais le concret apparaît dans la pensée comme résultat et non comme point de départ, même s'il est le point de départ de l'intuition. C'est pourquoi il faut procéder à partir des catégories les plus simples et les plus générales pour reconstruire le réel, un réel désormais compris, éclairé. La méthode scientifique procède du simple au complexe, de l'abstrait au concret, du général au particulier.

Deux ouvrages majeurs, La genèse du « Capital » chez Karl Marx de Roman Rosdolsky et Essais sur la théorie de la valeur de Marx d’Isaak Roubine, publiés en traduction française dans les années 1970 [3], ont apporté une contribution déterminante à la compréhension de la méthode du Capital, en rupture avec la présentation unilatérale antidialectique imposée jusqu’alors par le stalinisme. Depuis la publication de ces ouvrages, on peut dire que la « logique connue » du Capital se résume comme suit.

Le Capital commence par l'analyse des catégories simples, générales et abstraites de marchandise, valeur, argent, travail en général, capital en général, profit en général ou plus-value ... , pour en arriver à reconstruire la réalité complexe de l'économie, celle des prix, des profits, des capitaux particuliers et de leur concurrence, celle de l'industrie, du commerce et de la finance, du rôle de l'État, du marché mondial et des crises. Aux diverses catégories économiques analysées, correspondent des rapports sociaux, qui sont au centre de l'analyse marxiste. Celle-ci se présente comme l'analyse d'une succession de rapports sociaux d'une complexité croissante, une analyse de la genèse de ces rapports et des catégories correspondantes, chaque rapport s'outrepassant pour engendrer le suivant.

Marx étudie d'abord le rapport le plus simple, le rapport d'échange qui s'établit entre deux producteurs de marchandises. Ce rapport caractérise la production marchande en général. Il a précédé historiquement la production capitaliste, mais il atteint son plein développement dans la société capitaliste arrivée à maturité. Une marchandise est d’abord un objet d’utilité, une valeur d’usage. Elle se présente comme valeur d’échange, c’est-à-dire comme un bien pouvant s’échanger contre un autre bien, équivalent sur le plan de la valeur. La substance de la valeur est le travail abstrait, ou travail égal et indistinct, socialement égalisé par l’échange.

C’est par l’intermédiaire de l’échange des produits en tant que valeurs que se réalise la répartition du travail entre les diverses activités. La valeur exprime un rapport social. Il s'agit d'un rapport entre personnes, même s'il se présente sous la forme d'un rapport entre choses, entre marchandises échangées dont on compare les valeurs. La mise en lumière de ce fait est un aspect central de l'apport de Marx. C’est la marchandise, plus particulièrement son contenu social, la valeur, qui est le régulateur inconscient de l’activité. Le monde réel se trouve régi par des rapports qui s’établissent dans le monde des marchandises. Marx parle du fétichisme de la marchandise, de la réification du rapport d’échange.

Les contradictions du rapport d'échange simple trouvent leur solution dans le fait que la propriété de représenter la valeur de toutes les marchandises est transmise à une marchandise particulière, l’argent ou la monnaie. Même s’il est le produit d’un travail privé qui acquiert le caractère de travail social et la forme de l’égalité avec tous les autres travaux, l’argent apparaît comme l’incarnation immédiate de tout travail humain. D’où le fétichisme de l’argent, qui est une simple forme du fétichisme de la marchandise. Le moyen par lequel les produits du travail humain se comparent devient l’attribut d’un objet matériel extérieur à l’être humain, l’argent, réification du rapport d’échange.

L’étape suivante consiste à faire la genèse du capital. Des limites de la circulation simple M-A-M, surgit la nécessité de la circulation de l’argent comme capital, A-M-A’. Dans la circulation simple, la finalité de l’opération est la consommation finale improductive de valeur d’usage, à l’extérieur de la circulation; l’argent est simplement dépensé. Dans la circulation du capital, ce sont les marchandises qui servent d’intermédiaire au mouvement de l’argent en tant que capital et dont la consommation productive permet sa conservation et son accroissement; l’argent n’est qu’avancé et doit revenir en quantité supérieure.

Comme forme universelle de la richesse, l’argent ne peut avoir qu’un mouvement quantitatif, tendre à se multiplier sans limites. Le capital est l’expression de ce mouvement ininterrompu de mise en valeur, de poursuite de l’enrichissement comme fin en soi. Il se présente ainsi comme un processus.

Le développement de l'argent en moyen d'accumulation conduit à l'établissement d'un nouveau rapport, celui qui s'établit par l'intermédiaire de l'argent devenu capital, entre le capitaliste et le travailleur, le rapport fondamental de la société capitaliste. Comme pour la marchandise et l’argent, Marx parle du fétichisme du capital identifié à une masse de choses, les moyens de production et de la réification du rapport social qu’il représente. À la réification des rapports sociaux, Marx associe une autre propriété de la société marchande, la personnification des choses. Le capitaliste est une simple personnification du capital, le capital en chair et en os, un individu dont la seule raison d’être est de faire fructifier le capital.

Le rapport entre le capitaliste et le travailleur salarié est un rapport économique particulier qui se divise en deux parties, deux actes formellement et qualitativement différents : l’achat de la force de travail à sa valeur par le capital, acte qui se déroule dans la circulation simple, et l’usage de la force de travail par le capitaliste dans l’activité productive, en dehors de la circulation. Le résultat de ce processus est la création d’une valeur nouvelle désignée comme la plus-value ou profit en général, forme sociale spécifique du surplus matériel et de son appropriation dans la société capitaliste.

Le capital dont il est question ici est le capital en général, indépendamment des formes concrètes qu’il prend dans la réalité. Ces formes concrètes sont étudiées par Marx dans le livre III du Capital, une fois compris les rapports entre le capital en général et le travail en général, fondements de la compréhension du rapport social entre la classe capitaliste et la classe du travail salarié, qui sont l’objet des livres I et II.

Voilà pour l’essentiel en quoi consiste la logique connue du Capital. Dans cette logique, la valeur s’autonomise face aux marchandises dans l’argent. Elle s’autonomise aussi face aux marchandises et à l’argent dans le capital « qui se présente comme une substance motrice d’elle-même, et pour laquelle marchandises et argent ne sont que de pures formes » [4]. Il va sans dire que l’autonomie dont il s’agit demeure une autonomie relative, voire apparente comme l’évoque Bihr (p. 77). Même si le capital « se présente comme une substance motrice d’elle-même », sa fructification dépend de la source de valeur qu’est la force de travail. Et cela, même dans sa forme « la plus fétichisée » du capital fictif où l’argent semble faire de l’argent « sans procès qui serve de médiation entre les deux termes », mais dont « la valorisation ne peut se fonder que sur la redistribution d’une valeur déjà créée », comme l’écrit Bihr (p. 103).

Si pertinente soit cette démarche de mise en évidence des diverses formes d’autonomisation de la valeur dans l’exposé synthétique du Capital que présente Bihr, on s’interroge sur sa prétention d’en déduire une « logique méconnue » du Capital, ces formes d’autonomisation étant en effet au centre de la logique connue.


La place de la marchandise
dans la logique du Capital


« La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une "immense accumulation de marchandises" ». Ayant cité cette première phrase du Capital, Bihr écrit : « En un sens, on peut dire que tout l’effort entrepris par Marx dans Le Capital vise à rendre compte de ce constat ». Cette affirmation est incorrecte. L’objectif du Capital n’est pas de rendre compte de ce constat. » L’analyse de la marchandise, forme élémentaire de cette richesse, sera par conséquent le point de départ de nos recherches », précise plutôt Marx, dont tout l’effort entrepris dans le Capital, à partir de ce point de départ, est l’analyse du capital en tant que fondement de la société capitaliste, forme généralisée de la société marchande.


Le travail abstrait

Ayant établi la double détermination du travail en économie marchande (travail concret - travail abstrait) qui renvoie à la double détermination de la marchandise (valeur d’usage - valeur), Bihr écrit que, « pour Marx, le travail abstrait n’est pas seulement une abstraction théorique : c’est en même temps une réalité sociale » (p. 19). Marx montre, poursuit Bihr, « qu’au sein du procès de production capitaliste (au sein de la production marchande en général ?), le travail productif (le travail concret ?) tend à prendre la forme concrète de travail abstrait […] et cela au moins sous deux formes différentes. D’une part, sous la forme du travail social moyen ou du travail normal … D’autre part sous la forme du travail simple, entendu comme la dépense d’une force humaine de travail sans qualité particulière […] ». (Les soulignés sont de moi)

Comme l’indiquent les parenthèses de cette citation, il faut d’abord mentionner que c’est au sein de la production marchande en général, dans le cadre de l’analyse de la marchandise, et non au sein de la production capitaliste, que Marx traite de la question du travail abstrait. Il va donc de soi en conséquence qu’il n’y est pas encore question de travail productif, une catégorie qui n’apparaîtra, dans la logique du Capital, qu’une fois développée la catégorie de capital en général. L’expression « travail productif » est donc employée par inadvertance par Bihr, au lieu de l’expression « travail concret ».

L'abstraction consiste à éliminer les particularités d'une chose pour ne conserver que sa généralité: le travail en général ou travail abstrait est une abstraction des travaux concrets particuliers. Bihr le souligne. Mais l'abstraction n'est pas spécifique à la méthode marxiste. Ce qui est spécifique à cette méthode est la prise en compte du caractère historique et social particulier de toute production. Ainsi, le travail abstrait en production marchande est le travail concret dépouillé de ses particularités selon des modalités propres à l'économie marchande, par l'égalisation des produits dans l'échange. Ce travail « égal et indistinct » socialement égalisé par l’échange est la substance de la valeur. L’égalisation des multiples travaux différents en portions d’une force sociale unique est le résultat positif du processus d’abstraction réalisé par l’échange, comme l’écrit Marx :


Le travail réalisé dans la valeur des marchandises n'est pas seulement représenté négativement, c'est-à-dire comme une abstraction où s'évanouissent les formes concrètes et les propriétés utiles du travail réel; sa nature positive s'affirme nettement. Elle est la réduction de tous les travaux à leur caractère commun de travail humain, de dépense de la même force de travail[5]


L'égalisation sociale des travaux n'est pas spécifique à l'économie marchande. Toute société, dans la répartition qu'elle effectue de son travail total disponible entre les diverses activités, réduit par le fait même les divers travaux particuliers à du travail en général, à de simples portions d'une dépense de force de travail se déployant de concert avec toutes les autres dans le cadre de l'activité économique générale. Elle le fait selon des modalités sociales différentes d'une société à l'autre, directement dans une société planifiée, indirectement par l'intermédiaire du marché dans les sociétés marchandes. Dire que la substance de la valeur est le travail égal et indistinct ou travail abstrait est donc insuffisant. Il faut préciser que ce travail est non seulement du travail égal et indistinct, mais qu'il est socialement égalisé par l'échange, dans un cadre où producteurs privés et indépendants comparent et égalisent les produits de leur travail, les échangent en proportion de leurs valeurs.

Il faut donc distinguer du travail abstrait en général le travail abstrait qui forme la substance de la valeur en économie marchande. Le travail abstrait en général, c'est-à-dire la simple dépense d'énergie humaine ou ce qui est commun à toute activité de travail, est une catégorie universelle, commune à toutes les sociétés et à toutes les époques. Le travail abstrait qui forme la substance de la valeur n'est pas simplement le travail concret dépouillé de ses caractères particuliers; il est le travail concret dépouillé selon les modalités qui sont propres à l'économie marchande, où le lien social entre les producteurs est l'échange [Roubine, 1928, chap. 14].

C'est pourquoi Marx parle de la substance sociale de la valeur et non de sa substance matérielle. La valeur est une catégorie historique et sociale, propre à l'économie marchande, « une réalité purement sociale » dans laquelle il n'entre « pas un atome de matière » [6]. Ce n'est pas le travail en lui-même qui donne de la valeur à un produit, mais le travail organisé sous une forme sociale déterminée, celle de l'économie marchande.


La monnaie

Bihr présente le développement des formes de la valeur, de la forme élémentaire du troc à celle de l’équivalent général, pour en arriver aux diverses fonctions que la monnaie peut remplir « en tant que forme autonomisée de la valeur, en tant que fétiche ». Il parle du « dédoublement intime de toute marchandise en valeur d’usage et en valeur » qui prend dès lors la forme « du dédoublement entre la marchandise et la monnaie » (p. 20-25). Mais il omet de parler de l’essentiel.

La genèse de la monnaie comme équivalent général des valeurs met surtout en évidence la relation fondamentale de polarité entre marchandise et monnaie qui n’a rien d’un simple « dédoublement ». En économie marchande, les travaux privés ne sont pas immédiatement du travail social. Pour le devenir, il faut que les marchandises qui en sont le fruit subissent avec succès l’épreuve du marché, qu’elles se vendent, qu’elles se transforment en monnaie. La transformation des marchandises en monnaie est le moyen par lequel les travaux privés dont elles sont le produit se trouvent validés en tant que travail social. La monnaie est la médiation nécessaire par laquelle s’opère la socialisation du travail dans la société marchande. Telle est la substance de la monnaie, son essence. Le fondement de l’analyse marxiste de la monnaie est cette dimension qualitative, la nécessaire transformation de la marchandise en monnaie, qui inclut la possibilité de sa non-transformation.


Capital et plus-value

« À côté du mouvement M-A-M qui constitue sa forme normale, la circulation des marchandises peut encore se présenter sous une autre forme, inverse de la précédente, A-M-A, un achat suivi d’une vente », écrit Bihr (p. 25). Cette formulation est malheureuse parce qu’elle présente les deux mouvements comme pouvant tout simplement exister l’un « à côté » de l’autre, occultant le fait que le deuxième naît nécessairement des limites du premier dans un processus de succession de rapports sociaux d'une complexité croissante, de genèse de ces rapports, chacun s'outrepassant pour engendrer le suivant. Cette limite du mouvement M-A-M ne finit par être évoquée par Bihr qu’à la page suivante.

Bihr parle par ailleurs de l’échange entre capital et travail dans la formation de la plus-value comme d’un "échange inégal". « Plus de valeur (de travail abstrait) est échangé contre moins de valeur » (p. 33). Cette formulation est incorrecte. Marx explique au contraire que la plus-value surgit d’un processus où la loi de l’échange est intégralement respectée, mais où une nouvelle valeur est néanmoins créée, comme l’exprime ce passage bien connu du Capital :


Notre possesseur d’argent […] doit d’abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus de valeur qu’il n’en avait avancé. La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la circulation et en même temps doit ne point s’y passer[7]


Il est vrai que le capital sort grandi de son association avec le travail salarié, alors que la force de travail salariée en sort simplement reproduite, de sorte que le rapport entre travail salarié et capital est un rapport inégal. Mais cela résulte néanmoins d’un "échange égal".


Le niveau d’abstraction du livre II

Dans le livre I du Capital, écrit Bihr : « Marx avait supposé que le capital social (la totalité formée par les multiples capitaux singuliers en fonction dans la société) se réduit à un seul et même capital. Or, il s’agit maintenant de tenir compte du fait que le capital social se compose en réalité d’une multiplicité indéfinie de capitaux singuliers, chacun engagé dans son propre procès cyclique de reproduction […] » (p. 69). C’est mal comprendre le processus de passage du capital en général, qui est l’objet des livres I et II, aux capitaux particuliers qui sont l’objet du livre III.

Le capital dont il est question dans les livres I et II n’est ni le capital social, dont Bihr estime qu’il est l’objet du livre I, ni la multiplicité indéfinie de capitaux singuliers, dont il estime qu’ils sont l’objet du livre II, mais le capital en général, indépendamment des formes concrètes qu’il prend dans la réalité (la multiplicité des capitaux en concurrence les uns avec les autres). Ces formes concrètes sont étudiées par Marx dans le livre III du Capital, une fois compris les rapports entre le capital en général et le travail en général, fondements de la compréhension du rapport social entre la classe capitaliste et la classe du travail salarié, qui sont l’objet des livres I et II. Il s’agit d’étudier le capital en devenir, comme le dit Marx, avant d’étudier le capital tel que devenu, ou capital achevé, c’est-à-dire les multiples capitaux et leurs relations réciproques, ou le capital dans sa réalité.

Le livre I se termine par l’analyse de l’accumulation du capital, le livre II est consacré à la circulation et à la rotation du capital. Marx étudie d’abord, dans le chapitre sur l’accumulation du capital du livre I, le processus de reproduction du capital du seul point de vue de la production, en supposant que les conditions de l’accumulation dans la circulation sont réalisées : existence des quantités appropriées de moyens de production permettant la poursuite ininterrompue de la production, et réalisation de l’équilibre entre l’offre et la demande sur les marchés. Il étudie ensuite ces conditions dans le livre II à partir de « schémas de reproduction » qui représentent le secteur productif de l’économie comme étant constitué de deux sections assurant la production des moyens de production (section 1) et des biens de consommation (section 2) entre lesquelles se répartissent le capital et la force de travail.

Deux fractions distinctes du capital sont ainsi investies dans les deux sections de l’activité productive. Le seul rapport qui s’établit entre ces deux fractions du capital est un rapport d’échange, chacun des deux capitaux étant associé à la production de biens d’une certaine catégorie qui doivent satisfaire une demande venant en partie du secteur qui produit les biens de l’autre catégorie. L’unique objectif des schémas de reproduction est d’établir les conditions dans lesquelles l’échange entre les secteurs permettra de réaliser l’équilibre entre l’offre et la demande des deux catégories de marchandises et d’assurer ainsi la reproduction de l’ensemble du capital. La répartition des capitaux entre les deux sections est une différenciation au sein du capital en général. D’aucune manière ces capitaux ne sauraient être envisagés à ce stade comme la multiplicité de capitaux engagés dans leurs rapports réciproques, que Marx n’aborde qu’au livre III.

Il revient à Roman Rosdolsky d’avoir mis en lumière ce fait d’une extrême importance, clé de la compréhension des erreurs théoriques qui étaient au centre des débats sur les crises et les capacités de croissance du capitalisme au sein de la Deuxième Internationale au tournant des 19e et 20e siècles, débats fondés sur le livre II du Capital. La faiblesse des théoriciens de la Deuxième Internationale, selon Rosdolsky, s’explique en grande partie par le fait que l’ouvrage fondamental que sont les Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse [8]), dans lesquels Marx expose la catégorie du capital en général comme clé de la compréhension du capital dans sa réalité et établit ainsi les niveaux successifs où il entend situer l’analyse, soient demeurés inconnus de ces théoriciens, n’ayant été publiés qu’en 1939. Il s’ensuit de manière plus générale que les schémas de reproduction ne sont pas le lieu de l’analyse des crises, où elles ne peuvent être pressenties que de manière incomplète et en tant que crises potentielles, « la crise réelle ne pouvant être exposée qu’à partir du mouvement réel de la production capitaliste, de la concurrence et du crédit », comme l’écrit Marx [9], c’est-à-dire à partir du mouvement du capital réel exposé dans le livre III.


A-A’

Il va sans dire que dans un livre centré sur « l’autonomisation de la valeur », les questions de capital financier, capital de prêt porteur d’intérêt et capital fictif méritent une place de choix, d’autant plus qu’elles ont fort longtemps été négligées, sinon « méconnues », et que leur importance centrale dans la compréhension de la dynamique générale de l’accumulation capitaliste et des crises financières a été confirmée de manière percutante par les développements récents. Il revient à François Chesnais d’avoir mis en lumière, il y a trente ans, cette dimension fondamentale de l’analyse de Marx qui avait été négligée jusqu’alors [10]. Il faut souligner l’exposé très clair et très complet qu’en fait Bihr.

Le capital de prêt comme l’envisage Marx, explique Bihr, s’alimente à une double source : le capital-argent latent, thésaurisé sous forme de fonds de réserve, fonds de roulement, etc., dans l’attente d’entrer en fonction dans le procès de reproduction, et les réserves monétaires dont disposent les classes supérieures et moyennes. Deux institutions sont chargées d’en capter les flux et de les mettre à la disposition des capitalistes actifs, le système bancaire et le marché financier. Prêté comme A, le capital de prêt doit refluer comme A’ = A + ΔA pour se réaliser comme capital.


« Certes, écrit Bihr, pour que le capital prêté rapporte un intérêt, il faut bien qu’il soit employé comme capital […] dans le procès de reproduction et qu’il y forme du profit. Mais c’est là une médiation qui disparaît totalement de son mouvement propre de capital de prêt, qui se réduit à l’échange A – A’, de l’argent contre une somme d’argent supérieure. […] Dans ce mouvement, la nature et l’origine de la plus-value (sous forme de l’intérêt) sont complètement occultées, puisque tout rapport avec le procès de production a disparu. Si bien que, sous la forme du capital de prêt, la valeur semble réellement pourvue d’un pouvoir magique de se valoriser elle-même […] » (p. 98-99).


C’est ce fétichisme de la valeur sous la forme du capital financier, poursuit Bihr, qui donne naissance au capital fictif. Tout actif, tout titre de quelque nature qu’il soit, qui assure à son détenteur un revenu régulier, passe ainsi pour un capital, un capital fictif, dont la valeur est fictive. « Cela est bien évident lorsque ce titre ne représente pas un capital réel. Par exemple, dans le cas d’une créance sur l’État […] En effet, l’argent prêté à l’État n’est, en règle générale, nullement utilisé par lui comme capital. Au contraire, il est purement et simplement dépensé […] pour financer les différentes fonctions qu’il remplit […] Il est définitivement perdu pour l’État et ne refluera jamais vers lui, contrairement à ce que fait tout capital […] Mais la valeur-capital d’un titre n’en est pas moins fictive dans le cas où ce titre représente un capital réel, par exemple dans le cas d’actions […] ou d’obligations [qui] sont tout au plus des "duplicata du capital réel" […] qui n’ont par eux-mêmes aucune valeur et qui ne constituent en rien un capital » (p. 100-101).

Ce qui donne une apparence de réalité au capital fictif, c’est le mouvement autonome qu’acquiert la valeur de ces titres sur le marché financier, où ils se transforment en marchandises autonomes dont le prix est fixé selon des lois propres. « Le mouvement de ces prix sur le marché financier apparaît d’autant plus autonome que ce marché est éminemment spéculatif. Plus qu’aucun autre marché, il est fondé sur des anticipations incertaines qui donnent lieu, par conséquent, à des mouvements erratiques » (p. 101-102). Avec le capital fictif, écrit Bihr, le fétichisme du capital est accompli et l’autonomisation de la valeur atteint son apogée (p. 102). 

Somme toute, ce petit livre est un effort réussi de présentation synthétique du Capital. Si pertinente soit sa mise en évidence des diverses formes d’autonomisation de la valeur, on s’interroge toutefois sur sa prétention d’en conclure à une « logique méconnue » du Capital. On regrette par ailleurs que des outrages à la « logique connue » viennent lui porter préjudice.



[1] Karl Marx, Le Capital, tome 1, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 22-30.

[2] Voir Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Fayard - Mille et une nuits, 2009, et Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise, Denoël – Médiations, 2003.

[3] Par les éditions François Maspero, en 1976 et 1978 respectivement. Ces deux livres ont fortement influencé mes Fondements et limites du capitalisme (Boréal, Montréal, 1996) qui sont pour l’essentiel la source de mes remarques du présent article.

[4] Karl Marx, op. cit., p. 158

[5] Idem, p. 79-80

[6] Idem, p. 62

[7] Idem, p. 168-169.

[8] Tel que mentionné dans les traductions française et anglaise du livre de Rosdolsky, la traduction correcte du terme Grundrisse est Ébauche en français et Rough Draft en anglais, et non Fondements, dont l’équivalent allemand est Grundlagen. La traduction française de Roger Dangeville, publiée par les éditions Anthropos utilise le terme incorrect de Fondements.

[9] Karl Marx, Théories sur la plus-value, livre II, p. 611, Paris, Éditions sociales, 1975.

[10] Voir son article de novembre 1979, intitulé « Capital financier et groupes financiers : recherche sur l’origine des concepts et leur utilisation actuelle en France », publié en 1981 dans Internationalisation des banques et des groupes financiers, sous la direction de Charles-Albert Michalet, Paris, Éditions du CNRS. Chesnais est sans cesse revenu à la charge par la suite pour en souligner l’importance. Voir en particulier « La prééminence de la finance au sein du "capital en général", le capital fictif et le mouvement contemporain de mondialisation du capital », dans le livre collectif La finance capitaliste, Actuel Marx Confrontations, Presses universitaires de France, Paris, 2006.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 30 juin 2011 16:08
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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