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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, JACQUES PARIZEAU”, Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois. Tome II : 1968-2012, pp. 257-270. Montréal: VLB Éditeur, 2012, 376 pp. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 13 avril 2013.]

Louis Gill

JACQUES PARIZEAU.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois. Tome II : 1968-2012, pp. 257-270. Montréal : VLB Éditeur, 2012, 376 pp.


L’indépendance comme nécessité économique
Souveraineté-association et souveraineté
La question identitaire
La question économique
Des points d’interrogation
Biographie sommaire


Ce texte s’appuie sur deux ouvrages de Jacques Parizeau. Le premier, Pour un Québec souverain, publié en 1997, regroupe divers écrits et discours. Le deuxième, La souveraineté du Québec, hier, aujourd’hui et demain, publié en 2009, dresse un bilan de ses quarante années de combat pour l’indépendance du Québec et ouvre des perspectives pour l’avenir. Pour diminuer le nombre des renvois de fin de texte, les références à ces ouvrages sont indiquées dans le corps du texte par une parenthèse les identifiant par leur date de parution, suivie du numéro de page : par exemple (1997, 122) renvoie à la page 122 de l’ouvrage paru en 1997.

L’indépendance
comme nécessité économique

Fédéraliste convaincu jusqu’à la fin des années 1960, comme la plupart de ses contemporains devenus par la suite des têtes d’affiche du mouvement souverainiste, Jacques Parizeau a d’abord été conseiller des premiers ministres Jean Lesage du Parti libéral, Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand de l’Union nationale. Une réflexion objective sur une question qui lui avait été posée en 1961 par le rédacteur en chef du journal Le Devoir, André Laurendeau, quant au réalisme de l’hypothèse de la séparation du Québec sur le plan économique, l’avait amené, à son étonnement personnel, à la conclusion suivante :

L’hypothèse du "détachement" de la province de Québec n’est pas "nécessairement" une absurdité dans l’ordre de l’économique », […] mais les obstacles seraient nombreux et redoutables. (1997, 55-60)

En route vers Banff en 1967, où il avait été invité à prononcer une conférence sur les relations entre le Québec et le Canada, il amorce une radicale remise en question de ses convictions fédéralistes qui le mènent à une adhésion définitive au souverainisme deux ans plus tard. Dans sa conférence de Banff intitulée Québec-Canada : en plein cul-de-sac, il déclare qu’on ne pourra mettre un frein à l’affirmation du Québec :

Ce qui s’est passé au Québec ces dernières années, c’est l’émergence du processus gouvernemental dans une société passablement homogène et qui n’a pas forcément les mêmes objectifs que le reste du pays. […] Je pense quant à moi que le Québec voudra toujours davantage et que la vapeur n’est pas près d’être renversée. […] Je n’ignore pas qu’Ottawa s’efforce aujourd’hui de corriger la situation. Mais il est peut-être trop tard. Quand une société cherche aussi longtemps le moyen de se réaliser et le trouve finalement au-dedans d’elle-même, il m’apparaît bien peu probable qu’on puisse la détourner de son but. […] La sagesse serait de reconnaître franchement que nous sommes en présence de deux sociétés différentes. […] La question de savoir si le Québec aura ou n’aura pas de statut particulier est byzantine. Québec a déjà un statut particulier embrassant tout un éventail d’activités. Il aura tôt ou tard un statut encore plus particulier. Il deviendra peut-être même indépendant. (1997, 61-74)

Le long parcours qui l’a mené en train jusqu’à Banff, écrit Parizeau, l’a sorti du carcan intellectuel qui avait été le sien jusque-là. Il en arrive à la conclusion suivante :

Je suis devenu souverainiste pour faire en sorte qu’un vrai gouvernement s’installe dans un vrai pays, un pays où les gens sont responsables d’eux-mêmes […] parce que j’ai vu que la souveraineté [était] la seule [avenue] possible pour assurer la croissance de l’emploi et de l’économie, l’égalité des chances des citoyens, un bon filet de sécurité sociale protégeant contre les aléas de la vie, sans que ces protections fassent toutefois l’objet d’une surenchère ruineuse entre deux gouvernements qui courtisent le même électorat. […] Pour bien des gens, c’est de la langue et de la culture françaises qu’est issue la longue marche du peuple québécois vers son pays. […] On l’aura compris, pour moi, contrairement à bien d’autres, la langue et la culture ne sont pas les éléments principaux qui ont inspiré mon désir d’indépendance pour le Québec. […] On le voit, je suis un souverainiste assez peu conformiste et, initialement, tout au moins, assez peu émotionnel. Ce n’est que petit à petit que j’ai appris à aimer le Québec pour ce qu’il est. Au fond, j’ai choisi un gouvernement avant de choisir un pays. (1997, 17-18)

On conviendra qu’il s’agit d’une perspective radicalement différente, non seulement de celle des souverainistes « conformistes » dont la démarche procède plutôt de la langue et de la culture que de l’économie, mais aussi de celle de tous les détracteurs de la souveraineté, qui ne la considèrent qu’en termes de coûts à supporter et de ruine appréhendée, et jamais en termes de bénéfices et d’instrument indispensable de développement.

Souveraineté-association
et souveraineté

Indépendance, souveraineté ou séparation ? Pour Parizeau, ces trois termes ont la même signification et il les utilise comme des synonymes. « Dans les trois cas on veut dire que le pays dont on parle a plein contrôle sur ses lois, ses impôts et les traités qu’il signe avec l’étranger » (2009, 24). Le terme « souveraineté » a tendance à être davantage utilisé, parce que les deux autres ont souvent été identifiés à l’action unilatérale, voire aux conflits et à la violence, alors que « souveraineté » et surtout « souveraineté-association » renvoient implicitement à la négociation et à la reconnaissance mutuelle (ibidem). Non seulement le concept de souveraineté-association était-il plus rassurant au début pour des Québécois encore frileux, mais il répondait, écrit Parizeau, à une lecture réaliste de la question, voire à une nécessité absolue, celle de surmonter l’obstacle des rapports commerciaux avec le Canada et des campagnes de peur orchestrées par les adversaires de l’indépendance, même s’il allait devenir « un véritable piège » lors du référendum de 1980 (1997, 26).

Déjà, dans l’article mentionné plus tôt publié dans Le Devoir en 1961, il avait écrit, du point de vue fédéraliste qui était alors le sien, que les obstacles liés à une séparation du Québec seraient nombreux et redoutables et que le prix d’une sécession serait donc élevé « à moins de maintenir une union douanière avec le Canada » (1997, 56; 2009, 33). Le même principe a été repris par René Lévesque dans Option Québec, publié en 1968 et intégré au nom même du Mouvement souveraineté-association créé la même année. La réalisation de la souveraineté est donc apparue comme indissociable d’une association économique avec le Canada et l’utilisation d’une monnaie commune, le dollar canadien.

[On a] accordé une telle importance au trait d’union placé entre les mots "souveraineté" et "association" […] que l’on a fini par croire que, sans association, aucune souveraineté n’est possible. (1997, 28)

C’est ainsi que le mandat sollicité lors du référendum de 1980 fut, comme on le sait, non pas un mandat de réaliser la souveraineté, mais celui de négocier une nouvelle entente avec le Canada, avec l’obligation de recourir à un deuxième référendum pour toute décision quant à un éventuel changement du statut politique. L’inconfort de Parizeau face à cette formule était double. D’abord, parce qu’il avait mené le combat contre l’idée même de procéder par voie de référendum : le Québec étant entré dans la Confédération par un simple vote de ses députés, pourquoi ne pourrait-il pas en sortir de la même façon ? (1997, 33). En deuxième lieu, parce que la question aurait sans aucun doute été autre s’il n’en avait tenu qu’à lui. Il se garde bien toutefois, comme il se doit, de jeter la pierre à René Lévesque :

D’accord ou non avec lui, d’événement en événement, j’ai été solidaire. Et quand je n’ai plus été solidaire, je suis parti. Renier René Lévesque serait me renier moi-même. (1997, 38)

Son bilan du référendum de 1980, qui s’est soldé par un maigre 40 % de « oui », est par contre éloquent :

Ce résultat a de quoi faire peur. La question qui se voulait douce, pour simplement obtenir le mandat de négocier, revient comme un boomerang. Ce que les Québécois ont refusé à leur gouvernement, ce n’est pas de faire la souveraineté. […] Non, ce que les Québécois ont refusé à leur gouvernement, c’est le mandat d’aller voir ce qu’il en est. (1997, 36)

À son retour à la politique active en 1988, après les quatre années de retrait qui ont suivi sa démission lors de l’engagement de René Lévesque dans l’aventure du « beau risque », il en est venu à la conclusion « que l’on n’irait pas plus loin dans le sens de notre objectif en utilisant les mêmes formules, les mêmes moyens, le même cheminement » (1997, 37). La première leçon qu’il dit avoir tiré du référendum de 1980, « c’est que, si on veut réaliser la souveraineté, il faut le dire, sans détour » (1997, 38). Il fallait par ailleurs se débarrasser du « trait d’union » avec l’association, qui avait été omniprésent depuis 1968. La souveraineté serait réalisée, avec l’accord du Canada de préférence : c’est le sens du compromis d’un « partenariat économique et politique sans droit de veto » à proposer au Canada en cas de victoire du référendum, dont il dit qu’il lui a été « imposé » dans le cadre de l’entente conclue le 12 juin 1995 entre le Parti québécois, le Bloc québécois et l’Action démocratique du Québec. Mais si les négociations en vue d’un tel accord échouaient, l’Assemblée nationale aurait le pouvoir de déclarer unilatéralement l’indépendance (2009, 54-55). Il s’agissait d’un changement fondamental dans la manière de concevoir la réalisation de la souveraineté.

Ce changement de conception repose aux yeux de Parizeau sur l’évolution considérable, politique et économique, que le monde a connue depuis 1980 (implosion de l’Union soviétique, éclatement de la Yougoslavie, division à l’amiable de la Tchécoslovaquie en ses composantes tchèque et slovaque, etc.) qui a donné lieu à l’avènement d’une multitude de nouveaux pays et traduit l’aspiration « de chaque peuple, de chaque nation bien définie par l’histoire, d’atteindre une existence politique autonome » (2009, 46). Et ce bouillonnement remarquable, précise-t-il, n’est pensable qu’à une condition :

[…] que ce peuple, cette nation appartienne à un grand marché. […] Il n’y a pas de pays trop petit pour se développer, à la condition d’être partie d’un grand marché commercial. […] On n’est pas trop petit pour être prospère. L’intégration économique ne réduit pas le nombre des pays indépendants, elle contribue à l’augmenter. (2009, 47-49)

Voilà pourquoi il faut, soutient-il, être partisan du libre-échange et des unions économiques.

Être responsable de soi-même, c’est dans le reste du monde qu’on le devient. Rester dans le Canada, c’est cela qui est un repli sur soi-même. C’est renoncer à participer à l’élaboration de son propre destin. (2009, 85)

La question identitaire

À la question claire posée au référendum de 1995, on le sait, la population québécoise en est venue à un cheveu de dire majoritairement « oui », avec un taux de participation de 94 %. Et le verdict aurait été nettement majoritaire si le référendum n’avait pas été volé. Chez les francophones, 61 % ont voté « oui » dans l’ensemble du Québec et 68 % sur l’île de Montréal. Le soir du référendum perdu de justesse, Parizeau a prononcé ces quelques paroles désormais bien connues qui ont provoqué une levée de boucliers et lui ont attiré de sévères critiques et accusations :

J’aurais tellement voulu, comme vous, que ça passe. On était si proches du pays. C’est raté de peu. Pas pour longtemps. On n’attendra pas quinze ans, cette fois-ci. […] C’est vrai qu’on a été battus, au fond, par quoi ? Par l’argent, puis par des votes ethniques, essentiellement. (1997, 143)

Par l’argent, de toute évidence. Pour ce qui est du « vote ethnique », on sait que 96 % des Québécois anglophones et des membres de la plupart des minorités ethniques ont voté « non ». Parizeau synthétise ainsi son attitude à l’égard des diverses composantes de la société québécoise :

J’ai toujours pensé que c’est sur les francophones qu’il faut s’appuyer pour réaliser l’indépendance du Québec et je continue à le croire. Je n’entends pas par francophone le Canadien français de souche, mais tous ceux qui vivent en français, quelle que soit leur origine. Cela ne veut pas dire que les autres Québécois sont des adversaires, mais que la campagne menée pendant des années contre la souveraineté du Québec, appuyée notamment par des Congrès juif, grec et italien, introduisait dans le débat politique une dimension ethnique qui a empoisonné l’atmosphère. Alors que, pendant des années, l’Université McGill imposa des quotas aux étudiants juifs, que le conseil d’administration de cette université, des banques à charte et des clubs anglophones furent fermés aux Juifs, deux ou trois lignes du chanoine Groulx établirent une fois pour toutes que lui et, à travers lui, les Québécois, étaient antisémites. En oubliant bien sûr que le premier député juif élu dans l’Empire britannique le fut à Trois-Rivières. (2009, 56-57)

À la question « Qu’est-ce qu’un Québécois ? », il répond :

Est québécois qui veut l’être. La langue des Québécois est le français. Leur culture est d’expression française, façonnée par l’Amérique du Nord, et en cela profondément originale. Les Québécois sont d’origines très diverses. Ce n’est ni la race ni la couleur qui les définissent, c’est la langue. […] Le français est la langue officielle et la langue d’usage générale (1997, 260; 2009, 246).

Quant à la citoyenneté,

Au moment où le Québec deviendra un pays souverain, tous ceux qui y résideront et qui seront déjà citoyens canadiens (ou sinon qui rempliront les conditions déterminées) acquerront automatiquement la citoyenneté québécoise. Les anglophones forment au Québec une minorité historique dont le rôle reste important. Leurs droits seront maintenus […]  (1997, 260)

Mais ces droits acquis « n’incluent pas le droit d’angliciser les nouveaux arrivants » (2009, 245).

La question économique

Une question mérite une attention particulière, parce que Parizeau lui donne une importance déterminante, la question économique. Comme il n’a cessé de l’affirmer, la prospérité économique du Québec passe par la souveraineté. Il en a été question au début de ce texte. L’exemple le plus aberrant qu’il dit avoir connu et auquel il revient souvent pour illustrer à quel point un développement normal peut être mis en échec par l’affrontement entre deux niveaux de gouvernement poursuivant des objectifs différents, est celui de la politique pétrolière fédérale axée sur la ligne Borden longeant la rivière des Outaouais, mise en place au début des années 1960. Au cœur de la crise pétrolière des années 1970, le gouvernement fédéral a interdit que le marché ontarien soit alimenté en pétrole à partir de sources se situant à l’est de la ligne Borden, c’est-à-dire à partir de Montréal dont le centre de raffinage était alors le plus important du Canada, pour en garantir l’alimentation exclusive à partir de l’Alberta. En conséquence, la moitié des raffineries de Montréal ont été forcées de fermer et l’industrie pétrochimique de Montréal a été déplacée vers Sarnia en Ontario et Edmonton en Alberta (2009, 180).

Les effets néfastes du fédéralisme sont également illustrés par les finances publiques, les gaspillages considérables découlant des dédoublements de ministères et d’organismes offrant en concurrence les mêmes services, et les empiètements continuels de l’administration fédérale sur les champs de compétence de l’administration québécoise. En éliminant ces anomalies, il serait possible de produire le même volume de services à meilleur coût et à qualité égale et d’économiser des sommes considérables, soutient Parizeau (1997, 221-229). Il s’emploie à démystifier et à mettre en lumière les effets pervers du système des transferts fédéraux et de la péréquation, dans lequel certains voient une preuve de la rentabilité du fédéralisme. C’est là un saut logique un peu périlleux, écrit-il.

Plus on a de chômeurs, plus on profite du Canada. Mais qu’est-ce qui se passe du côté des dépenses fédérales structurantes en matière d’emploi ? […] On en revient toujours à la légende du poisson : est-il préférable de donner du poisson à un homme, ou de lui apprendre à pêcher ? Le Canada nous donne du poisson, c’est vrai : assurance-chômage, péréquation […] Mais moi, je crois fermement que l’ambition des Québécois, la vôtre, ici, c’est plutôt d’apprendre à pêcher : recherche et développement, formation professionnelle, production de biens et services. Le statu quo, lui, nourrit notre dépendance. Notre projet, celui d’un Québec souverain, nous permettra d’amorcer la transition vers l’indépendance économique. (1997, 214-215)

Et d’où viennent de toute façon ces transferts fédéraux si ce n’est, dans une large mesure, de l’argent des impôts que les Québécois envoient à Ottawa ? Se réclamant de calculs faits en 1995 par le ministre des Finances, Jean Campeau, il parle d’économies de 8 milliards de dollars qui auraient été réalisées depuis 1980 si le Québec avait récupéré les points d’impôt dont bénéficie Ottawa, en contrepartie de l’abolition de la péréquation et des autres transferts.

En fait, si au lieu de mal gérer nos impôts, le gouvernement fédéral nous avait laissés nous débrouiller, le Québec n’aurait, dès l’an prochain, aucun déficit. Zéro. Pas de crise de finances publiques. Pas de réduction douloureuse dans les services aux citoyens. Pas de hausse de taxes. Je ne sais pas comment le dire plus clairement : la crise des finances publiques, c’est la crise du fédéralisme… c’est le coût du fédéralisme. […] Arrêtons les dégâts : qu’Ottawa se retire du champ de la couverture sociale, qu’il nous rende nos points d’impôt et nous allons nous débrouiller avec le reste. (1997, 233)

Il en est différemment de la monnaie. Pour Parizeau, en principe, tout pays indépendant doit avoir sa propre monnaie, sa banque centrale et sa politique monétaire. Cependant, dans le feu des débats qui ont eu lieu sur la question au début des années 1970, il en est rapidement arrivé à la conclusion que, d’un point de vue pragmatique, au moins au cours d’une période de transition qui pourrait être longue, le Québec devrait conserver la monnaie canadienne et renoncer en conséquence à l’instrument de la politique monétaire. Pourquoi ? Parce que dans un contexte plausible d’hostilité à sa décision d’opter en faveur de l’indépendance, sa monnaie pourrait être l’objet de spéculations agressives qui risqueraient d’en réduire la valeur à néant en peu de temps. Cela serait d’autant plus facile dans un contexte où les mouvements de capitaux volatils spéculatifs avaient déjà atteint l’impressionnant volume de 30 ou 40 fois (plus de 60 fois en 2010) celui des transactions commerciales. Il suffirait donc de décider de conserver le dollar canadien. Personne ne pourrait empêcher le Québec de le faire. L’objectif, dans le cadre d’un éventuel partenariat négocié avec le Canada serait d’avoir voix au chapitre dans l’élaboration d’une politique monétaire commune. Faute d’y arriver, le Québec devrait se soumettre à la politique monétaire canadienne, le prix à payer pour bénéficier d’une monnaie stable. Il conserverait par contre son plein contrôle de la politique fiscale et acquerrait un droit exclusif, en tant que pays indépendant, de voter toutes ses taxes, toutes ses lois et de réaliser toute entente internationale (1997, 30-32, 201-205; 2009, 55-56).

Exempt d’une spéculation sur sa monnaie s’il adoptait le dollar canadien, un Québec venant d’accéder à l’indépendance ne serait pas pour autant à l’abri d’une spéculation sur ses titres obligataires, comme ce fut le cas, en particulier, en 1976 après la victoire électorale qui a donné le pouvoir au Parti québécois. Disposant cependant de ce puissant instrument financier qu’est la Caisse de dépôt et placement, le Québec était loin d’être dépourvu de moyens pour y faire face. Les uns craignant la catastrophe, les autres espérant la précipiter, de nombreux détenteurs d’obligations du gouvernement du Québec avaient entrepris de s’en débarrasser. Cette forme de fuite de capitaux hors des titres de dette du gouvernement, si elle avait pris une ampleur suffisante, aurait eu pour effet de faire chuter leur prix, augmenter par conséquent leur rendement et alourdir ainsi le fardeau du financement de la dette, un phénomène semblable à celui qui a récemment précipité la Grèce et d’autres pays européens dans le marasme. Ayant prévu le coup, la Caisse avait mis de côté 600 millions de dollars de liquidités qui lui ont permis de racheter en quelques heures toutes les obligations du gouvernement du Québec déversées sur le marché, et de faire échec à l’hémorragie appréhendée (1997, 31, 203).

Mise sur pied en 1965 en tant qu’instrument destiné à centraliser et à faire fructifier ce qu’on a appelé l’épargne des Québécois (montants accumulés par la Régie des rentes, les régimes de retraite des employés du gouvernement, la CSST, le Fonds d’amortissement des régimes de retraite à partir de 1993 et le Fonds des générations à partir de 2006), la Caisse a un rôle clef à jouer pour promouvoir le développement économique du Québec. Ce rôle a été marginalisé par l’adoption en 2004 d’une nouvelle politique privilégiant la recherche prioritaire du rendement financier, avec les résultats catastrophiques qu’on connaît, provoqués par la débâcle financière amorcée en 2007 et une surexposition au risque découlant de l’engouement en faveur des produits financiers dits « structurés » (PCAA et autres dérivés financiers). Parizeau a exprimé ses regrets quant au désintérêt de la Caisse  à l’égard d’un soutien qu’il estime nécessaire, en particulier, « à un système financier proprement québécois qui soit essentiellement consacré à satisfaire les besoins financiers du Québec » (2009, 191). Il relève l’anomalie en vertu de laquelle elle est un important actionnaire de Power Corporation, d’une soixantaine de banques dans le monde et d’au moins deux grandes banques canadiennes, mais qu’elle ne détient pas d’actions de la Banque nationale.

Jusqu’en 1981, rappelle Parizeau, la Caisse n’a investi qu’au Québec et au Canada à partir d’un cadre strict fondé sur la prudence, en « bon père de famille ». Autorisée par lui, en tant que ministre des Finances, à investir à l’étranger, stimulée par la déréglementation des institutions financières et autorisée à partir de 2004 à s’engager dans « les transactions les plus nouvelles et les plus exotiques », la Caisse est alors parvenue à faire ce qu’elle voulait; elle est « devenue un des plus grands fonds souverains dans le monde ». Le Québec a cessé d’en être l’objectif majeur. Un changement radical s’impose donc :

Il est clair, évident qu’un Québec indépendant ne peut laisser la Caisse définir ses orientations.[…] La Caisse n’est pas un hedge fund et n’a pas à prendre les risques que prennent ceux qui jouent leur propre argent. Cela implique qu’on révise les règles de placement, qu’on interdise certains types de transactions à découvert, d’opérations sur produits dérivés et l’utilisation d’effets de levier abusifs et dangereux. Les règlements applicables aux placements devront être approuvés par le gouvernement. On criera qu’on touche à l’indépendance de la Caisse. C’est exact. Personne n’a le droit de manipuler une partie importante de l’épargne des citoyens d’un pays, sans surveillance. […]  Il faut revenir à une situation plus raisonnable. Il faudrait définir ensuite les tâches de la Caisse au Québec et à l’étranger. […] Au Québec, la Caisse devra [en particulier] faciliter la gestion de la dette publique, comme une banque centrale le fait dans la plupart des pays. […] Dans le reste du monde, [elle devra] chercher le meilleur rendement possible compatible avec les risques qui sont appropriés pour un organisme qui gère des pensions (2009, 203-206).

Des points d’interrogation

Le fait que la Caisse doive s’abstenir de « certains types d’opérations sur les produits dérivés » apparaît d’autant plus naturel en tant que politique minimale d’investissement d’un organisme qui gère le bas de laine des Québécois, que ces produits sont de véritables « armes financières de destruction massive », comme les a désignées le financier milliardaire Warren Buffet, qui se félicitait en 2008 d’avoir toujours refusé d’en acheter, au moment où ils se sont trouvés au centre de la crise et ont favorisé sa propagation à travers le monde. Mais cette réserve à l’égard des produits dérivés pour ce qui est des placements de la Caisse ne devrait-elle pas s’appliquer également à l’égard de la Bourse de Montréal dont les activités ont été cantonnées dans ce créneau depuis sa fusion avec celle de Toronto ? Parizeau n’exprime pas une telle réserve. Il note plutôt que les transactions de produits dérivés tendent à se déplacer elles aussi vers Toronto et exprime sa crainte de voir l’éventuelle création d’une commission fédérale des valeurs mobilières sonner le glas de Montréal comme place boursière (2009, 194).

Dans un autre ordre d’idées, l’université, écrit Parizeau, est devenue un des principaux instruments du développement économique, ce qui tranche avec sa vocation première. « La recherche du pourquoi des choses l’a marquée et pendant longtemps. Maintenant, le comment a pris le pas » (2009, 184). Une affectation judicieuse des ressources entre les missions culturelle et scientifique serait handicapée à ses yeux par « la liberté universitaire et l’indépendance des institutions [qui] ne rendent pas facile la mise au point de politiques scientifiques cohérentes ».

Si tant est que l’on accepte enfin l’idée que la recherche scientifique est un des leviers majeurs de l’innovation, et donc de la croissance, il faut que l’affectation des ressources supplémentaires – et il en faut de façon urgente – soit consacrée essentiellement à la recherche scientifique, au génie, à la médecine, aux biotechnologies, à l’informatique, à ces secteurs qui aujourd’hui sont les principaux vecteurs de l’innovation et de la productivité (2009, 184-185).

Doit-on en déduire que les sciences humaines, les lettres, la culture et les arts, pourtant si fondamentales pour le développement d’une authentique société québécoise, seraient ainsi laissées pour compte ? Si l’apport général de Parizeau sur la question de la souveraineté est majeur, il est plus difficile de le suivre dans la remise en question de la liberté universitaire et la conception utilitariste de l’université qu’il semble ici endosser.

Difficile également d’endosser sa proposition de privatiser 10 % des actifs d’Hydro-Québec. Le sentiment général semble en effet suggérer que cet immense fleuron de notre développement doive demeurer la propriété collective exclusive de la population québécoise qui en reçoit collectivement les dividendes. Conscient de l’opposition populaire à son hypothèse, il écrit d’ailleurs : « Les gens aiment leur Hydro-Québec comme elle est. Comme le disait autrefois le slogan : "Nous sommes tous Hydro-Québécois" » (2009, 197-200).

Enfin, un élément de politique économique, élaboré lorsque Parizeau était ministre des Finances et qui a eu une incidence indéniable sur la marche à la souveraineté, mérite qu’on s’y arrête en terminant ce tour d’horizon. Parizeau mentionne que le Québec est sorti de la récession de 1981-1982 plus rapidement que toutes les autres provinces (1997, 37; 2009, 41). Mais il ne mentionne pas les mesures exceptionnelles alors prises par le gouvernement pour y contribuer, à savoir les décrets et lois d’une extrême sévérité adoptés au cours de l’hiver de 1981-1982, qui avaient imposé aux salariés des secteurs public et parapublic des réductions salariales de 20 % sur trois mois et une désindexation partielle de leurs régimes de retraite. Cet événement a provoqué une profonde fracture dans les rapports entre le mouvement syndical et le Parti québécois qu’il avait largement contribué à porter au pouvoir, ce qui a modifié la donne de la marche à la souveraineté. On peut dire que cette « partie de l’épine dorsale du Parti québécois » qu’étaient les syndicats, pour employer une expression de René Lévesque, s’était alors brisée et que jamais plus les choses ne seraient les mêmes. Le PQ l’avait d’ailleurs amèrement constaté aux élections suivantes qu’il a perdues aux mains du Parti libéral.


JACQUES PARIZEAU, Pour un Québec souverain, Montréal, VLB Éditeur, 1997, 355 pages; La souveraineté du Québec. Hier, aujourd’hui et demain, Montréal, Michel Brûlé, 2009, 254 pages.


Biographie sommaire

Jacques Parizeau est né à Montréal en 1930. Diplômé de l’École des Hautes études commerciales de Montréal, de l’Institut d’Études politiques de Paris et de la London School of Economics and Political Science (Ph. D.), il devient, en 1955, professeur à l’École des Hautes Études commerciales de Montréal. Après la mort de Maurice Duplessis en 1959 et l’arrivée du Parti libéral au pouvoir en 1960, il « plonge avec enthousiasme » dans la modernisation du Québec qui s’amorce à l’aune de la Révolution tranquille et agit comme conseiller des premiers ministres Jean Lesage, Daniel Johnson et Jean-Jacques Bertrand. Après avoir été chargé de recherche à la Commission royale d’enquête sur les systèmes bancaire et financier (Commission Porter), il fait partie des équipes qui préparent la nationalisation de l’électricité, la création du Régime des rentes et de la Caisse de dépôt et placement, et préside la Commission d’études sur les institutions financières dont les travaux se terminent en 1967. Cette même année, en route pour Banff où il se rend prononcer une conférence sur le fédéralisme auquel il adhère encore, il amorce un virage radical qui le mène deux ans plus tard à une adhésion au souverainisme, qui est demeurée indéfectible jusqu’à aujourd’hui. Élu député du Parti québécois en 1976, il est ministre des Finances jusqu’en 1984, date à laquelle il démissionne comme ministre et comme député, en désaccord avec l’orientation du « beau risque » mise de l’avant par René Lévesque. Il est élu chef du Parti québécois en 1988,  devient premier ministre du Québec en 1994 et dirige l’option souverainiste jusqu’à une quasi victoire lors du référendum de 1995. Il se retire de la politique active au lendemain de ce référendum. Il n’en demeure pas moins par la suite un fervent défenseur de la souveraineté et un critique de la politique de son parti à cet égard, dont il dit regretter le « flou artistique » et l’absence d’efforts déployés pour « transformer le rêve en projet, puis le projet en chantier » (Le Devoir, 28 mars 2011).



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 20 juin 2013 15:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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