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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, Dettes illégitimes, dettes «odieuses»”. Texte d’une communication donnée le 17 août 2012 à Montréal à l’Université populaire d’été des Nouveaux Cahiers du Socialisme. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 16 juillet 2012.]

Louis Gill

Dettes illégitimes,
dettes « odieuses »
.

Texte d’une communication donnée le 17 août 2012 à Montréal à l’Université populaire d’été des Nouveaux Cahiers du Socialisme.



La question de fond qui est posée par l’explosion des dettes publiques des récentes années est celle de la légitimité de ces dettes. On veut en faire payer la note par les populations, alors que leur origine se trouve dans la spéculation, la hausse des frais d’intérêt provoquée par l’abaissement des notes de crédit des agences de notation, par le coût du sauvetage des banques et des entreprises, la complaisance des États envers l’évasion fiscale et les réductions d’impôt accordées aux entreprises et aux nantis de la société.

Les détenteurs de titres de la dette publique sont gagnants sur les deux tableaux : bénéficiaires d’une fiscalité favorable, l’État se tourne vers eux pour solliciter, sous forme de prêts dont le rendement est garanti, les sommes dont ils sont exonérés en impôts et taxes. Cela ne peut manquer d’amener les populations à s’interroger sur la légitimité de dettes qui les étouffent et à douter de l’opportunité d’en assumer le fardeau.

Des exemples historiques de dettes contractées par des régimes autoritaires ont mis en évidence le caractère illégitime de ces dettes qui ont été qualifiées de « dettes odieuses ». La dette de l’Argentine en particulier a presque quintuplé en sept ans sous la dictature militaire du général Jorge Videla de 1976 à 1983 en raison d’une dilapidation des fonds publics par la junte au pouvoir et de la hausse draconienne des taux d’intérêt au début des années 1980. Il en est de même de la dette contractée en Grèce par le régime des colonels de 1967 à 1974 et de celle qui a découlé de la multiplication par dix du coût initialement prévu des Jeux olympiques de 2004 par les manipulations spéculatives.

Même si elles ont été contractées par des pays officiellement démocratiques, et non par des régimes dictatoriaux, les dettes actuelles des pays avancés n’en ont pas moins le caractère de dettes illégitimes, voire de « dettes odieuses ». Les États ayant été lourdement frappés par la crise déclenchée en 2007, tant par la raréfaction de leurs revenus budgétaires que par le coût de leurs mesures de soutien au secteur financier et à l’économie réelle, la crise de la dette privée, qui avait été à l’origine de la crise financière, s’est transmutée en crise de la dette publique et en crise sociale des peuples à partir de 2010. Elle a soulevé la question de l’insolvabilité de certains pays, c’est-à-dire de leur incapacité de rembourser une dette devenue hors contrôle.

Le premier acte de cette transmutation, on le sait, a été le déclenchement de la crise de la dette grecque au début de 2010. Cette crise a rapidement pris l’ampleur d’une crise européenne et d’abord de la zone euro, révélant aussi l’existence, au-delà de la crise de la dette, d’une grave crise bancaire, en raison de la surexposition des banques aux dettes souveraines et de la difficulté des États à financer ces dettes aux taux d’intérêt prohibitifs exigés par ces mêmes banques.

Les banques ont aussi versé dans les attaques spéculatives contre les titres de dette de certains États, comme la Grèce, et contre l’euro. Elles ont ainsi propulsé à la hausse le coût du financement des dettes souveraines soumises à ces attaques, mettant en évidence leur caractère illégitime. Elles ont simultanément amplifié la chute de l’euro et menacé sa survie.

Nous sommes par ailleurs dans cette situation tout à fait remarquable en vertu de laquelle les banques privées européennes peuvent emprunter de la BCE à de très faibles taux d’intérêt et prêter aux États à des taux élevés, alors que les États se voient refuser la possibilité d’emprunter directement de la BCE à bas taux, ce qui les affranchirait des marchés financiers où ils sont étranglés par des taux prohibitifs.

Cela met de nouveau en évidence l’illégitimité de dettes qui nourrissent grassement le capital financier en faisant passer dans les coffres des banques l’argent tiré des goussets gouvernementaux, donc des poches des contribuables, par l’intermédiaire de la Banque centrale.

Comme on le sait, les plans de sauvetage de la Grèce, de l’Irlande et du Portugal ont été assortis d’exigences de mise en œuvre de sévères mesures d’austérité, pour ne pas dire de destruction sociale. Fait à souligner, les mesures d’austérité imposées à la Grèce n’ont pas touché son budget militaire (plus de 3 % du PIB en 2010), le plus élevé en pourcentage du PIB parmi les 28 pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) après celui des États-Unis (4,8 % du PIB). Le fait que la France et l’Allemagne soient parmi les plus importants fournisseurs d’armes de la Grèce explique que ces deux pays qui dominent l’Union européenne n’aient pas fait pression pour que le budget militaire grec, qui représentait plus du tiers de son déficit public en 2011, soit réduit.

Devant l’incapacité de rembourser des dettes souveraines devenues hors contrôle, la perspective de leur restructuration, c’est-à-dire du rééchelonnement de leur remboursement sur une période plus longue et à un taux d’intérêt réduit, ainsi que de leur radiation partielle est devenue une réalité avec l’adoption, en octobre 2011, d’un nouveau « plan de sauvetage de la Grèce et de l’euro », dont l’un des volets est la radiation d’un peu plus de 50 % de la dette grecque détenue par les banques privées.

En apparence perdantes, les banques n’en sont pas moins les grandes gagnantes de cette restructuration de la dette grecque. Alors que les titres de dette qu’elles détenaient valaient tout au plus 10 % de leur valeur nominale sur le marché secondaire, elles ont pu les échanger contre des titres valant près de 50 % (précisément 46,5 %) de cette valeur.

La population grecque, par contre, ne verra pas un sou des sommes versées à la Grèce en vertu de ce plan de sauvetage. Ces sommes serviront pour l’essentiel à recapitaliser les banques grecques et à leur verser, ainsi qu’aux banques étrangères, les intérêts qui leur sont dus et les remboursements des emprunts à leur échéance. Elles seront déposées dans un compte bloqué à cet effet. Le plan d’aide à la Grèce se révèle clairement comme un strict plan d’aide aux banques.

*    *   *

À la lumière de ces faits et expériences, qui pourraient sembler à première vue n’être que des références bien étrangères à notre situation, qu’en est-il de la dette du Québec ? Peut-on en parler comme d’une dette, en tout ou en partie, illégitime ? Une analyse des statistiques de son évolution démontre que, de 1970 à 1996, elle a été principalement le résultat de frais d’intérêt nettement supérieurs à un solde excédentaire des revenus et dépenses courantes.

Au cours de cette période en effet, le solde cumulé des revenus et dépenses sans le service de la dette (solde primaire) a été un surplus de 5 milliards de dollars. Mais, à cause d’un service de la dette de 71 milliards de dollars au cours de la même période, le solde budgétaire du gouvernement a été un déficit de 66 milliards de dollars, grossissant sa dette d’autant, dont le rapport au PIB est passé de 11 % en 1971 à 43 % en 1997 [1].

En d’autres termes, la dette a augmenté, non pas parce que la société aurait vécu au-dessus de ses moyens comme le proclament sans cesse le gouvernement et ses « experts », mais à cause de frais d’intérêt nettement supérieurs à un solde primaire excédentaire. Et l’importance de ces frais d’intérêt s’explique avant tout par des taux d’intérêt moyens très élevés, qui ont oscillé entre 7 % et 12 % tout au long de cette période.

Le poids prépondérant du service de la dette dans le cumul des déficits budgétaires a également été mis en évidence pour le Canada dans une étude de Statistique Canada, publiée en juin 1991 dans L’Observateur économique canadien. Cette étude établit que l’augmentation significative de la dette fédérale entre 1975 et 1990, qui en a porté le rapport au PIB de 37 % à plus de 60 %, a été le résultat, non pas d’une explosion des dépenses de programmes comme plusieurs le soutiennent, mais d’une chute des recettes découlant des réductions des impôts sur le revenu des particuliers et des entreprises et d’une forte augmentation du service de la dette.

Elle a été corroborée par le Vérificateur général dans son Rapport de 1993, qui stipule que seulement 9 % de la dette nette de 423 milliards, cumulée depuis la Confédération (1867) jusqu’en 1992, représente le manque à gagner pour couvrir le coût des dépenses de programmes au cours de la période, le reste, 91 %, représentant le montant emprunté pour couvrir le service de la dette.

*    *   *

La question du rééchelonnement ou de la répudiation de dettes dont le fardeau est devenu insupportable et dont le caractère illégitime se révèle de manière de plus en plus claire, est désormais à l’ordre du jour. Elle est généralement assortie, par ses protagonistes, de la proposition d’une démarche préalable de vérification comptable démocratique citoyenne des composantes de la dette, ayant pour objectif d’identifier ses origines et les détenteurs de ses titres.

Le refus de rembourser une dette considérée comme illégitime s’est manifesté notamment en Islande par le double refus de la population par voie référendaire (en mars 2010 et avril 2011) de payer pour l’indemnisation des déposants de la banque internet faillie Icesave, face à laquelle elle ne se reconnaît aucune responsabilité. L’Argentine avait emprunté cette voie au début des années 2000. Elle avait alors soumis à ses créanciers une offre de règlement, à prendre ou à laisser, de 35 cents pour chaque dollar d’une dette qui s’élevait à 81 milliards de dollars.

Considérant qu’il valait mieux accepter un remboursement partiel que de tout perdre, près des trois quarts des créanciers s’étaient résignés à accepter un échange de dettes selon ces termes en 2005. En 2010, leur pourcentage s’élevait à 93 %. Libérée de cette dette et ayant résisté à des centaines de poursuites devant les tribunaux, l’Argentine a connu une solide croissance au cours de la décennie suivante, bénéficiant d’une forte demande de ses exportations de matières premières et de ses produits agricoles.

Il va de soi que la décision de répudier une partie ou la totalité de la dette publique aura pour conséquence la fermeture immédiate des marchés financiers à tout nouvel emprunt. Mais, pour des pays qui en sont déjà exclus par des taux d’intérêt prohibitifs, comme les plus de 30 % sur les obligations grecques de dix ans atteints depuis la fin de 2011, cela ne change pas grand chose. Toujours motivés par l’appât du gain, les créanciers ne renoncent d’ailleurs pas définitivement à prêter aux pays qui ont fait défaut, mais qui sont redevenus solvables grâce à une croissance renouvelée et des finances publiques restaurées.

C’est ainsi que l’Argentine a pu avoir de nouveau accès aux marchés financiers en dépit du défaut de 2001, les spéculateurs étant rassurés même si la valeur de leurs obligations baissait. De même, la Russie qui a fait défaut sur sa dette souveraine en 1998 est devenue un an plus tard un marché des capitaux très actif, en raison de la courte mémoire des marchés et de la dominance des évaluations de bons rendements possibles dans les décisions qui y sont prises.



[1] Ministère des Finances du Québec, Discours sur le budget 1997-1998, Annexe B. Voir Louis Gill, « La dette du Québec est-elle légitime ? », 1er avril 2012, sites internet des Classiques des sciences sociales et d’Économie autrement.

ANNEXE

Parts des immobilisations, des dépenses courantes et du service de la dette
dans le solde budgétaire - de 1970-1971 à 1996-1997
(les montants sont en millions de dollars)

A

B

C = A+B

D

E

F = A+E

G

H = C-G

Année

Revenus budgétaires

Dépenses budgétaires

Solde budgétaires

Dépenses
budgétaires

Solde des opération courantes

Service de la dette

Solde primaire

Immobili-sations.

Dépenses courantes

1970-1971

3 791

-3 935

-144

-461

-3 474

317

-197

53

1971-1972

4 423

-4 778

-355

-682

-4 096

327

-210

-145

1972-1973

4 935

-5 282

-347

-710

-4 572

363

-242

-105

1973-1974

5 643

-6 302

-659

-771

-5 531

112

-288

-371

1974-1975

7 126

-7 568

-442

-944

-6 624

502

-296

-146

1975-1976

8 210

-9 161

-951

-1 044

-8 117

93

-368

-583

1976-1977

9 510

-10 686

-1 176

-886

-9 800

-290

-456

-720

1977-1978

10 919

-11 623

-704

-910

-10 713

206

-606

-98

1978-1979

11 622

-13 121

-1 499

-1 011

-12 110

-488

-817

-682

1979-1980

13 021

-15 420

-2 399

-1 002

-14 418

-1 397

-970

-1 429

1980-1981

14 443

-17 925

-3 482

-1 004

-16 921

-2 478

-1 382

-2 100

1981-1982

17 717

-20 338

-2 621

-1 054

-19 284

-1 567

-1 950

-671

1982-1983

19 517

-21 980

-2 463

-1 191

-20 789

-1 272

-2 300

-163

1983-1984

21 597

-23 761

-2 164

-1 242

-22 519

-922

-2 511

347

1984-1985

22 023

-25 895

-3 872

-1 361

-24 534

-2 511

-3 012

-860

1985-1986

23 920

-27 394

-3 474

-1 358

-26 036

-2 116

-3 354

-120

1986-1987

25 298

-28 268

-2 970

-1 137

-27 131

-1 833

-3 556

586

1987-1988

28 047

-30 440

-2 393

-1 194

-29 246

-1 199

-3 675

1 282

1988-1989

29 682

-31 384

-1 702

-1 396

-29 988

-306

-3 736

2 034

1989-1990

30 981

-32 741

-1 760

-1 320

-31 421

-440

-4 081

2 321

1990-1991

32 972

-35 939

-2 967

-1 386

-34 553

-1 581

-4 437

1 470

1991-1992

34 429

-38 730

-4 301

-1 368

-37 362

-2 933

-4 666

365

1992-1993

35 406

-40 420

-5 014

-1 633

-38 787

-3 381

-4 756

-258

1993-1994

36 046

-40 967

-4 921

-1 523

-39 444

-3 398

-5 316

395

1994-1995

36 427

-42 248

-5 821

-1 703

-40 545

-4 118

-5 874

53

1995-1996

38 246

-42 196

-3 950

-1 756

-40 440

-2 194

-6 038

2 088

1996-1997

37 277

-40 522

-3 245

-1 535

-38 987

-1 710

-5 844

2 599

 

-65 796

-31 582

-34 214

-70 938

5 142

Source : Budget 1997-1998. Discours sur le budget et renseignements  supplémentaires, Annexe B, p. 18-20.

Premier constat : Le déficit budgétaire cumulé de 65,8 milliards provient presque également de l'acquisition d'immobilisations (31,6 milliards) et du déficit des opérations courantes au sens strict (34,2 milliards).

Deuxième constat : Le solde primaire cumulé (solde budgétaire moins service de la dette) est légèrement positif  (5,1 milliards), de sorte que le déficit budgétaire de 65,8 milliards est entièrement le résultat du service cumulé de la dette (70,9 milliards)

Troisième constat : Le service de la dette faisant partie des dépenses courantes, le solde des opérations courantes, déficitaire de 34,2 milliards, est excédentaire de 36,7 milliards si on exclut le service de la dette : -34,2 + 70,9 = 36,7.

Le poids prépondérant du service de la dette dans le cumul des déficits budgétaires a été mis en évidence pour le Canada par Hideo Mimoto et Philip Cross de Statistique Canada (Observateur économique canadien, juin 1991) et par le Vérificateur général du Canada dans son Rapport de 1993.


Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 3 novembre 2012 15:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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