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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill “Croissance et asservissement.” Un article publié dans la revue Socialisme québécoise, no 23, avril 1972, pp. 11-32. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 11 janvier 2005.]

[11]

Louis Gill

Croissance et asservissement.”

Un article publié dans la revue Socialisme québécoise, no 23, avril 1972, pp. 11-32.

Introduction
I.  UN SURVOL DES DEUX THÈSES

1) Le rapport H.M.R.
2) Le livre de Tremblay

II.  LES OPTIONS PRÉALABLES ET LEURS CONSÉQUENCES SOCIO-ÉCONOMIQUES

1) La rationalité économique de Higgins, Martin, Raynauld et Tremblay
2) Capitalisme et sous-développement régional
3) Deux stratégies de soumission à la domination impérialiste
4) Affrontement entre nations ou lutte de classes ?

III.  UNE DÉMYSTIFICATION DE L'OBJECTIF DE CROISSANCE

1) Croissance et développement
2) Développement et efficacité


INTRODUCTION

Deux études de la situation économique du Québec et des perspectives d'orientation du développement économique du Québec ont déjà reçu une grande publicité depuis leur parution l'année dernière. Il s'agit du rapport intitulé "Les orientations du développement économique régional dans la province de Québec" [1] présenté par B. Higgins, F. Martin et A. Raynauld au ministère fédéral de l'expansion économique régionale, et du livre de R. Tremblay intitulé "Indépendance et marché commun Québec-États-Unis [2]". Ces études contiennent des propositions lourdes de conséquences dont se sont inspirées des personnalités politiques diverses. Mario Beaulieu de la défunte Union nationale, en particulier, avait fait sienne la thèse de Tremblay. La CSN par ailleurs et même le FRAP s'étaient appuyés l'an dernier sur les recommandations du rapport Higgins-Martin-Raynauld (ci-après rapport H.M.R.) en ce qui a trait à la nécessité de relancer la croissance de Montréal. Enfin, le ministère de l'expansion économique régionale a déjà abondamment tenu compte des recommandations du rapport H.M.R. dans l'octroi de ses subventions. [3] Ces études reposent sur des hypothèses ou des choix [12] politiques et idéologiques fondamentaux qui sont habilement camouflés derrière les arguments éblouissants de techniciens dont la réputation est désormais consacrée et dont la crédibilité n'est plus mise en doute. Devant la réception béate et peu critiquée de ces études qui font maintenant autorité, il semble essentiel d'examiner les thèses qui y sont défendues et d'en exposer la véritable nature.

I. UN SURVOL DES DEUX THÈSES

1) Le rapport H.M.R.

Après un bref rappel des comparaisons entre les niveaux de vie (mesurés par le revenu national) du Québec et de l'Ontario, des inégalités de répartition entre francophones et anglophones, des disparités régionales au Québec, et du contrôle de l'économie québécoise par les étrangers, en particulier en ce qui a trait au secteur "moderne" de l'économie (appareils électriques, produits chimiques, machineries), les auteurs suggèrent que la politique de développement économique et social du Québec soit axée sur les objectifs suivants :

1° réduire les écarts économiques et sociaux entre le Québec et les régions plus riches du Canada (Ontario et Colombie Britannique).

2° réduire les écarts économiques et sociaux entre les principaux groupes sociaux au Québec.

Pour établir  une politique qui permette de réaliser ces objectifs, ils proposent un modèle de développement basé sur les notions "d'activité de croissance" et "d'activité de développement". L'activité de croissance est définie comme une activité dont l'évolution est "prévisible et régulière", "induite et dérivée", alors que l'activité de développement est essentiellement liée au concept d'innovation. Aux activités de croissance et de développement correspondent respectivement des "pôles" de croissance et des "pôles" de développement. Considérant que le monde économique est un système complexe d'interdépendances, de complémentarités, d'économies d'échelle, les auteurs soulignent l'importance de ne pas s'attacher à des unités économiques isolées mais de considérer plutôt des groupes d'implantations, justifiant ainsi l'utilisation des outils d'analyse que sont ces pôles de croissance et de développement.

[13]

Comme les activités de croissance sont, par définition, induites et dérivées, les auteurs, pour en expliquer l'existence et l'évolution, ont recours au concept de "circuit", lieu privilégié de l'activité économique, à l'extérieur duquel rien ne peut exister :

"L'activité économique naît ou meurt si elle se trouve située sur ce Chemin du Roy ou si elle ne s'y trouve pas". [4]

Mais il faut expliquer la genèse de ces circuits d'activité, et pour les auteurs cette explication prend la forme d'un postulat : ce sont les innovations, c'est-à-dire les activités de développement, qui créent les circuits d'activité. Pour insister sur la forme axiomatique de cette explication, et, semble-t-il, pour l'étayer d'un contenu idéologique, ils déclarent :

"Nous posons au départ que les maîtres et les nantis de l'avenir sont ceux qui seront capables d'originalité et d'invention ; ce sont ceux qui pourront agir sur leur environnement pour le transformer à leur avantage..." [5]

Étant donné l'importance des activités de développement dans ce modèle, les auteurs définissent un certain nombre de conditions propices à l'innovation et concluent que seuls les grands centres urbains peuvent offrir un cadre propice aux activités de développement. Certaines de ces conditions ont été proposées dans un ouvrage non publié de J. Friedmann que les auteurs ont eu "la bonne fortune" (sic) de trouver. Elles sont :

1° La présence de problèmes non encore résolus comme la pauvreté, la pollution ou la criminalité.

2° L'interaction de mentalités étrangères et divergentes.

3° L'aptitude du système social existant à assimiler l'innovation sans s'autodétruire.

4° Des attitudes mentales individuelles favorables à l'innovation.

5° La disponibilité de ressources humaines et financières diversifiées. Et, last but not least :

"L'approbation sociale et le succès financier des innovateurs". Les gains doivent correspondre aux risques encourus. Mais cela ne suffit pas. Le pouvoir [14] inhérent à l'innovation doit pouvoir être légitimé et institutionnalisé. [6]

De tous les centres urbains du Québec, Montréal est, selon l'expression des auteurs, le "seul foyer autonome de dynamisme". De plus, Montréal est ouverte sur l'extérieur ; c'est par son entremise que le Québec est intégré commercialement et financièrement au grand complexe économique nord-américain, et ceci surtout grâce à l'existence de l'axe "naturel" Montréal-New-York. Parmi les "atouts" de Montréal, il faut citer la présence dans la zone métropolitaine des sièges sociaux de 187 filiales d'entreprises américaines. La région de Montréal constitue donc le seul pôle de développement au Québec, et dans cette perspective, il devient impératif pour le Québec tout entier de favoriser en priorité le développement de  Montréal,  d'autant plus que Montréal est en perte de vitesse par rapport à Toronto. [7] La région de Toronto est plus populeuse que celle de Montréal et la densité de la population y est sensiblement plus élevée, facteur qui, d'après les auteurs, jouerait au détriment de Montréal. De plus, la position géographique de Toronto la "privilégie" par rapport à Montréal ; elle est non seulement dans la sphère d'influence de New-York, mais dans celle de Chicago et des grandes villes du centre et de l'ouest ; elle est le siège de 632 filiales d'entreprises américaines, alors que Montréal doit se contenter de 187. Enfin, la structure industrielle de Montréal est vieille et un besoin de rajeunissement se fait sentir. Tenant compte de tous ces éléments, les auteurs concluent qu'il faut faire croître la région de Montréal. À cette fin, il faudra adopter des politiques favorisant une concentration économique accrue à Montréal et dans les villes satellites (Sorel, Joliette, Saint-Jérôme, Granby, Saint-Hyacinthe, Saint-Jean et Valleyfield).

Montréal étant un pôle de développement, les investissements [15] qui y seront faits, auront nécessairement un effet stimulant sur l'ensemble du Québec. Eventuellement d'autres villes seront satellisées comme Sainte-Agathe, Drummondville, Trois-Rivières et Sherbrooke. Les principes de fonctionnement de ce mécanisme de diffusion de la croissance ne seront pas explicités ici. Mentionnons seulement qu'à un pôle de développement correspond une "zone périphérique d'influence" qui devient une zone de croissance sous l'action du pôle. Celle-ci se situe par rapport au pôle dans une relation de domination. Le pôle draine la périphérie de ses ressources et lui fournit un marché. Le pôle et sa zone forment un système polarisé. Il existe par ailleurs, une hiérarchie de systèmes polarisés entre lesquels s'établissent des rapports de concurrence ou de subordination. Ainsi les espaces de Montréal et de Toronto sont dans un rapport de concurrence, alors que l'espace de Montréal est dans un état de subordination par rapport à celui de New-York. D'ailleurs, dans l'esprit des auteurs,

"Aucun territoire ne peut devenir pôle de développement sans avoir été un satellite." [8]


Dans cette perspective générale de développement, les autres régions du Québec "devront s'intégrer progressivement dans les circuits en partance de Montréal" [9], faute de quoi elles dépériront. Ce dépérissement sera fatalement accompagné de migrations de la population des régions périphériques vers les grands centres, c'est-à-dire surtout vers la région de Montréal.

C'est cette stratégie de "développement" qui, selon les auteurs permettra le mieux de réaliser le premier des deux objectifs posés au début de cet exposé. Mais cette même stratégie permettra également de réaliser le deuxième objectif. (En rapport avec ce deuxième objectif, il convient de mentionner que dans l'esprit des auteurs les groupes sociaux sont essentiellement des groupes linguistiques). En particulier ils suggèrent que les vastes migrations vers Montréal amélioreront la condition économique d'ensemble des francophones ; en effet, ceux-ci

"Quitteraient des régions à bas salaires et à chômage élevé pour s'établir dans une région à plus hauts salaires et aux possibilités d'emploi meilleures." [10]

Pour ce qui est du danger d'assimilation des francophones, [16] le problème ne se pose pas, si on prend pour acquis que

"Le français doit pouvoir devenir une langue véritable de travail et cesser de repousser les Canadiens de langue française dans des régions sans avenir." [11]

Quant à l'entreprise canadienne française, elle ne pourra pas résister à l'attrait des conditions (économies externes, etc..) qui lui sont offertes dans la région de Montréal. En s'en rapprochant, elle aura accès aux avantages qui jusqu'à maintenant sont demeurés le privilège presqu'exclusif des anglophones.

2) Le livre de Tremblay

Mieux connu que le rapport H.M.R., le livre de Tremblay fera l'objet d'une analyse moins détaillée. La thèse de Tremblay comme chacun sait, est celle d'un marché commun entre les États-Unis et un Québec "indépendant". Après une analyse du marché commun canadien, et en particulier de la structure tarifaire qui a surtout favorisé l'Ontario au détriment du Québec, tant en ce qui concerne les conditions des échanges extérieurs que l'implantation historique de la structure industrielle, il s'applique à démontrer que

"Le retrait du Québec de ce marché commun contre nature qu'est l'union canadienne pour former un marché commun Québec - États-Unis tout en acquérant son indépendance politique chemin faisant, non seulement n'abaisserait pas le niveau de vie des québécois mais le rapprocherait du niveau de vie des américains." [12]

Les deux partenaires trouveraient dans cette alliance une occasion unique de satisfaire des intérêts mutuels. Pour le Québec, cette alliance signifierait l'ouverture d'un marché considérable pour les produits de ses industries à faible productivité qui ont précisément besoin d'un vaste marché pour devenir rentables, possibilité qu'il ne peut trouver à l'intérieur du marché commun canadien. De par la position géographique du Québec, le marché qui se trouve à sa porte est par surcroît le plus riche des États-Unis, celui qui se trouve à l'intérieur du triangle Chicago - Washington – Boston. [13] De [17] leur côté, les États-Unis auraient tout intérêt à accepter un tel marché. En premier lieu, l'économie québécoise est à toute fin pratique négligeable par rapport à l'économie américaine, qui ne serait donc nullement perturbée par cette alliance. Par ailleurs, un tel marché commun permettrait aux Américains un libre accès à nos ressources naturelles qui constituent déjà une bonne part de nos exportations vers les États-Unis.

"Alors même que le reste du Canada a entrepris une guerre des nerfs avec les États-Unis au sujet d'une éventuelle politique continentale des ressources, il apparaîtra à tous combien précieux sera pour les États-Unis l'assurance d'un accès à nos forces motrices et à nos ressources de matières premières, dont l'abondance est pour ainsi dire sans limites. On n'aura qu'à considérer   les négociations récentes entre l'Hydro-Québec et la Consolidated Edison Co. de New-York pour évaluer l'importance stratégique du Québec pour l'économie américaine. Nul besoin d'insister, le Québec possède déjà son "lobby" à Washington." [14]

Selon Tremblay, dans le contexte, les francophones auraient tout à gagner (pour Tremblay comme pour H.M.R., les groupes sociaux sont exclusivement identifiés aux groupes linguistiques). La ségrégation économique actuelle dont sont victimes les francophones est en grande partie attribuable à deux causes fondamentales :

"Premièrement, les Québécois francophones ne contrôlent pas suffisamment d'entreprises à l'intérieur de l'économie québécoise,  et deuxièmement, les entreprises anglo-canadiennes au Québec ne se comportent pas toutes comme des citoyens québécois." [15]

Un gouvernement québécois, investi de pouvoirs politiques et économiques, sera en mesure de voir à ce que ces objectifs soient atteints, ce qui est impossible dans le contexte actuel puisque le gouvernement canadien est contrôlé par les anglophones. D'ailleurs selon Tremblay, il est permis de croire que le contexte du marché commun Québec - États-Unis favorisera un plus grand respect des intérêts culturels de la majorité. À ce propos je cite :

"Nous ajoutons... que l'entreprise américaine au Québec est celle qui déjà respecte le mieux  le caractère propre [18] du Québec et de ses habitants et qu'il en sera davantage ainsi avec un État québécois indépendant." [16]

II. LES OPTIONS PRÉALABLES
ET LEURS CONSÉQUENCES
SOCIO-ÉCONOMIQUES


1) La rationalité économique
de Higgins, Martin, Raynauld et Tremblay


En dépit de certaines différences, qui pourraient sembler déterminantes au premier abord, les thèses du rapport H.M.R. et du livre de Tremblay, du point de vue de leurs conséquences sur le développement économique et social du Québec, sont essentiellement les mêmes. Si la thèse du rapport H.M.R. ne remet pas en question le marché commun canadien, alors que celle de Tremblay le condamne et propose de (« remplacer par un marché commun Québec - États-Unis qui, soi-disant, "permettrait au Québec d'obtenir son indépendance politique chemin faisant", il n'en reste pas moins que les deux thèses proposent la même intégration commerciale, financière et économique du Québec avec les États-Unis en s'appuyant sur le même conception fataliste de "développement" selon des "axes naturels" ou "circuits existants" et qu'il en résulte un même resserrement des liens de domination impérialiste sur le Québec. Cela n'a rien de surprenant. En effet, sous le couvert d'une "rationalité économique" dont se réclament les auteurs des deux thèses, se cachent des choix politiques et idéologiques manifestes qui sont fondamentalement les mêmes, hormis peut-être, l'option de Tremblay pour une certaine   forme   d'indépendance  "politique" du  Québec à l'intérieur d'un  marché  commun  avec  les  États-Unis.

Par conséquent, dans un cas comme dans l'autre, il y a d'abord choix politique et idéologique, même si ceux-ci ne sont pas explicitement avoués et que l'argument éblouissant de la "rationalité" économique, consacré irréfutable par l'idéologie dominante, prétend démontrer le contraire, en considérant comme apolitique tout choix économique "rationnel". Il n'est évidemment pas question ici de critiquer la primauté du politique sur l'économique ; ce serait aller à l’encontre de la thèse qui sera défendue plus loin. Il s'agit tout simplement de démontrer que même lorsque cette primauté [19] n'est pas avouée, elle est quand même respectée. La seule option en faveur d'un marché commun avec les États-Unis est un choix politique qui n'est pas négligeable. Il est donc très important de liquider une fois pour toutes le mythe de la "rationalité" économique. Il n'y a pas de rationalité économique dans l'abstrait ; il n'y a que des rationalités propres aux différents systèmes économiques.

Le système économique qui est pris pour acquis et défendu dans les thèses qui font l'objet de cette critique, a sa rationalité propre, et il n'est pas superflu de revenir sur certains extraits cités plus haut pour en souligner le caractère dangereusement élitiste, voire même darwiniste. Partant des "circuits" économique) Higgins, Martin et Raynauld disent :

"L'activité économique nait ou meurt si elle se trouve sur ce Chemin du Roy ou si elle ne s'y trouve pas." [17]

Plus loin :

"Nous posons au départ que les maîtres et les nantis de l'avenir sont ceux qui seront capables d'originalité et d'invention, ce sont ceux qui pourront agir sur leur environnement pour le transformer à leur avantage,... [18]

Parmi les conditions nécessaires à la création d'un cadre propice aux activités de développement, ils citent entre autres :

"L'approbation sociale et le succès financier des innovateurs. Les gains doivent correspondre aux risques encourus. Mais cela ne suffit pas. Le pouvoir inhérent à l'innovation doit pouvoir être légitime et institutionnalisé." [19].

Il est inutile d'insister sur le fait que ces principes s'inscrivent dans la rationalité d'un système bien particulier, le système capitaliste, et que la rationalité socialiste est une toute autre chose.

2) Capitalisme et sous-développement régional

Dans un article intitulé "Capitalisme et économie régionale", Ernest Mande ! démontre que le sous-développement régional est le produit du capitalisme même.

"Les apologistes libéraux du capitalisme croyaient naïvement que la création d'un marché national aboutirait automatiquement [20] au développement harmonieux de toutes les régions du pays déterminé, de même qu'ils croyaient que le développement du commerce international finirait par supprimer les écarts de niveaux de développement entre différentes nations. Une étude empirique de l'économie des pays capitalistes au 19e et au début du 20e siècle permet de réfuter cet optimisme béat. Dans tous les cas, sans exception aucune, le marché national capitaliste rassemble des régions surdéveloppées et des régions sous-développées, l'existence des uns détermine d'ailleurs celles des autres. Que ce soit l'Irlande en Grande-Bretagne, le sud aux États-Unis et en Italie, la Flandre en Belgique, le sud et l'est aux Pays-Bas, le Centre et le sud-ouest en France, ou la Bavière et de larges parties du Centre, du Nord et de l'Est en Allemagne, le sous-développement régional apparait comme un phénomène universel de l'économie capitaliste." [20]

Dans l'économie capitaliste, le sous-développement régional joue un rôle essentiel ; en effet il assure l'existence de zones de réserve de main-d'oeuvre toujours prêtes à alimenter le prolétariat des zones de concentration industrielle (surtout urbaines) ; les régions sous-développées constituent également des débouchés pour les produits industriels des régions développées. Le drainage des ressources des régions sous-développées par les régions développées s'effectue aussi sous d'autres formes. Sur le plan commercial, l'échange de produits ayant des valeurs inégales, c'est-à-dire l'échange inégal, entraîne un transfert de valeur des zones pauvres vers les zones riches [21]. Sur le plan financier les zones défavorisées sont également dépouillées de leurs épargnes par les organismes financiers et les banques qui les réinvestissent là où le taux de rendement sera le plus élevé, c'est-à-dire le plus souvent dans les régions développées. En somme, il y a là

"Un processus continuel de drainage de ressources et de capitaux qui se produit des régions industriellement sous-développées vers les régions surdéveloppées, les premières se vidant progressivement de leur substance économique et enrichissent les secondes." [22]

Il en résulte un blocage du développement des régions défavorisées qui profite aux régions favorisées.

[21]

En face de décalages embarrassants entre diverses régions, et afin de prévenir le soulèvement des masses et de s'assurer leurs votes, la plupart des états bourgeois de type libéral ont établi des politiques de développement régional, essais de planification partielle, dont le but est de niveler les disparités régionales. Le Québec n'a pas échappé à cette formule, et on connaît en particulier la tentative (et l'échec) du B.A.E.Q. Les mesures généralement employées par les gouvernements bourgeois pour répondre à ce besoin sont les suivantes :

1° "les incitants économiques, c'est-à-dire les subsides et subventions de toutes sortes (infrastructure gratuite, détaxations, bonifications d'intérêt, crédits plus abondants ou même gratuits, etc.), afin de ramener les capitaux privés récalcitrants vers les régions qu'ils négligent ;

2° les pénalisants économiques, c'est-à-dire les charges supplémentaires de toutes sortes (fiscales, financières, salariales, etc.) qui frappent les capitaux  investis dans les régions congestionnées ou surdéveloppées ;

3° les initiatives publiques qui tentent de suppléer à la carence des capitaux privés, et cherchent à créer des zones de développement dans les régions sous-développées ou en déclin." [23]

Il va sans dire que de telles mesures visant à inciter les capitalistes à investir là où ce n'est pas leur intérêt de le faire sont vouées au départ à un échec partiel. Les subsides qui leur sont versés sont payés à même les impôts qui devront être augmentés à cette fin, diminuant ainsi les profits nets des propriétaires de capitaux. Il y a donc une contradiction qui forcera les gouvernements bourgeois voués à la défense des intérêts du capital à n'appliquer ces mesures que d'une manière partielle et récalcitrante.

Manifestement conscients de cette contradiction inhérente au réformisme du Welfare State, Higgins, Martin et Raynauld rejettent la formule du développement "forcé" des régions sous-développées, et soutiennent une thèse de "développement du sous-développement" [24] de ces régions. Loin de suggérer une stratégie visant à combattre le sous-développement régional, la thèse "diffusioniste" du rapport H.M.R. propose aux régions sous-développées d'attendre passivement [22] que la diffusion du développement à partir du pôle qu'est Montréal les atteigne. Entre temps ces régions devront s'intégrer à l'activité économique dont Montréal est le centre, ou se vider au profit des centres urbains dont Montréal est le plus important.  De plus, l'intégration des régions périphériques aux pôles de croissance et de développement se fera dans une relation de domination du pôle sur les régions périphériques. D'ailleurs,  à ce propos,  Higgins, Martin et  Raynauld font preuve  d'une franchise et d'une désinvolture renversantes. Alors que la plupart des tenants de l'idéologie capitaliste, théoriciens et praticiens, s'efforcent de dissimuler les caractéristiques ou les conséquences les plus choquantes du système capitaliste, ils exhibent froidement et, semble-t-il, avec une certaine satisfaction, les conséquences logiques de leur thèse, dans tout ce qu'elles comportent de soumission inconditionnelle à la domination du capital. Le caractère fataliste et darwiniste de leur thèse a déjà été souligné à partir de citations extraites du rapport. En ce qui concerne la question précise de la domination des zones périphériques par les pôles de croissance ou de développement, les auteurs sont tout aussi explicites :

"Le pôle jouit d'une force d'attraction qui draine les ressources humaines, financières et administratives de la zone périphérique et nourrit ainsi son propre dynamisme..."

"À cette domination du pôle de développement correspond la dépendance de la zone périphérique. Celle-ci résiste aux pressions du centre et la bataille s'engage pour de bon... Les tensions entre un pôle et une zone sont créatrices aussi longtemps qu'elles ne détruisent pas l'un ou l'autre des deux camps, mais plus elles sont fortes en deçà, mieux c'est..."

"Le pôle a besoin d'une zone pour mériter son nom. La zone est son marché, son réservoir de ressources, son domaine de souveraineté et de juridiction." [25]

Les quelques allusions au sous-développement régional en relation avec l'article de Mandel ont démontré plus haut que la croissance capitaliste s'alimente à partir du sous-développement régional et que le rôle des régions défavorisées est de fournir un marché et un réservoir de ressources aux régions développées. Il est intéressant de noter les mesures de politique économique qui découlent de la thèse du rapport H.M. R. visent à renforcer ce qui se fait spontanément dans une économie capitaliste. Loin d'être réformiste, l'État bourgeois qui [23] s'inspire de cette thèse, joue le seul rôle qu'il peut jouer sans risque de contradiction ; mettre au service exclusif de la classe possédante les pouvoirs dont il dispose. Il n'est pas inutile de rappeler que le Ministère de l'Expansion Economique Régionale du gouvernement canadien, pour qui le rapport H.M.R. a été préparé, s'est déjà inspiré des recommandations de ce rapport. En effet, d'octobre 1970 à avril 1971 (18 mois), les quatre régions les plus développées du Québec (Montréal, Trois-Rivières, Québec et les Cantons de l'Est) ont reçu 81% du total des subventions accordées par ce ministère et ont aussi profité de 88% des nouveaux emplois créés. [26]

Le dépérissement des régions périphériques entraînera nécessairement des migrations massives de population vers les grands centres urbains, c'est-à-dire surtout de Montréal. Cette population déracinée, et facilement manipulable parce que non encore intégrée dans un nouveau type d'organisation sociale, contribuera à gonfler les rangs du prolétariat urbain. Pourtant Higgins, Martin et Raynauld prétendent que la situation économique des nouveau-venus dans les centres urbains sera améliorée parce qu'ils

"Quitteraient des régions à bas salaires et à chômage élevé pour s'établir dans une région à plus hauts salaires et aux possibilités meilleures." [27]

Il va sans dire qu'une telle affirmation découle de considérations macro-économiques nécessairement biaisées du fait qu'elles ne tiennent pas explicitement compte de l'existence d'une forte concentration des revenus les plus élevés dans les centres urbains, et qu'elle néglige par conséquent une part importante de la réalité. Dans un tel contexte, on ne peut que sourire en lisant cette phrase imprégnée d'un humanisme larmoyant.

"Nous sommes intéressés, au bien-être des hommes, pas des territoires." [28]


3) Deux stratégies de soumission
à la domination impérialiste


Cette relation de domination entre les centres urbains et l'arrière-pays n'est que la reproduction à l'échelle régionale [24] des relations de domination impérialiste à l'échelle nationale. Si les villes drainent les régions périphériques de leurs ressources et y écoulent leurs produits, de même les pays dominés fournissent un réservoir de ressources et un marché aux pays dominateurs.  Le Québec n'échappe pas à cette constance ; d'ailleurs, cela n'est plus un secret pour personne. Quelles sont, face à cette situation, les solutions proposées par nos spécialistes ? Pour Tremblay la réponse est bien simple ; elle se trouve dans la réalisation d'un marché commun Québec-États-Unis qui, selon l'auteur, sera d'un intérêt réciproque pour les deux partenaires. Cette porte grande ouverte entre les deux pays donnera aux États-Unis

"L'assurance d'un accès à nos forces motrices et à nos ressources de matières premières dont l'abondance est pour ainsi  dire  sans  limites." [29]

Voilà pour le réservoir de ressources. Pour le reste, Tremblay voit dans ce marché commun une occasion unique pour le Québec de profiter du riche marché qui se trouve à sa porte, pour y écouler les produits de ses industries à basse productivité qui doivent produire à grande échelle pour être rentables. Par ailleurs, et cela Tremblay ne le mentionne pas, le Québec fournira  un  marché aux  industries américaines à haute productivité dont les produits proviendront en grande partie de la transformation des ressources naturelles du Québec auxquels elles auront libre accès, le tout dans le cadre d'une  spécialisation   internationale   décidée   par  la  grande bourgeoisie américaine de concert avec la moyenne bourgeoisie locale.

Si les conséquences ultimes de la thèse du rapport H.M.R. sont à prime abord moins évidentes que pour la thèse de Tremblay, elles n'en sont pas moins les mêmes, en dépit de l'option explicite des auteurs en faveur du marché commun canadien. La thèse de Higgins, Martin et Raynauld conduit tout autant à un resserrement des liens de domination du Québec par l'étranger que la thèse de Tremblay. Cela est clairement exprimé dans l'exposé de leur théorie diffusionniste du développement dont plusieurs caractéristiques ont déjà été discutées. Partant de la notion du pôle de croissance et de développement, ils exposent une théorie des relations entre le pôle et la périphérie à l'intérieur d'espaces polarisés (question discutée plus haut en relation avec le problème du sous-développement régional), qui se situent les uns par rapport aux [25] autres dans un cadre hiérarchisé. Entre ces espaces polarisés s'établissent des rapports de concurrence ou de subordination. Par exemple, selon les auteurs, les espaces de Montréal et de Toronto sont dans un rapport de concurrence, alors que l'espace de Montréal est dans un état de subordination par rapport à celui de New-York. Selon eux, cette situation est normale et inévitable et tout territoire doit d'abord subir la domination d'un autre territoire avant de pouvoir s'en affranchir pour ensuite dominer à son tour. L'acceptation fataliste de cette situation de domination considérée comme normale (on parle de l'axe "naturel" Montréal - New-York) a des conséquences assez sérieuses si on se souvient que, dans l'esprit des auteurs. Montréal est la clé de voûte, le point de départ de tout le développement du Québec, et cela en grande partie, grâce à la présence à Montréal des sièges sociaux d'un grand nombre de filiales d'entreprises américaines. Le Québec doit donc sa croissance à son état de pays dominé, et le relancement de sa croissance, dans cette logique, doit être assuré par un apport nouveau et toujours grandissant de capitaux étrangers.

Les thèses de Tremblay et du rapport H.M.R. conduisent donc à un resserrement des liens de domination impérialiste du Québec, à une intégration encore plus complète du Québec dans une structure de spécialisation internationale décidée surtout par la grande bourgeoisie étrangère (américaine), qui réduit l'économie québécoise à une économie purement complémentaire de l'économie américaine dominatrice, cette complémentarité étant marquée par le développement presqu'exclusif des secteurs primaire (industrie d'exploitation des ressources naturelles) et tertiaire (services) et par l'absence d'un secteur secondaire équilibré (industrie de transformation). Le caractère complémentaire de l'économie du Québec est aggravé par le manque de diversification de l'activité industrielle des diverses régions. En effet l'Abitibi, la Mauricie, la Côte-Nord et la Gaspésie sont toutes des régions d'exploitation forestière et minière et ont par conséquent la même structure d'exportation. En se développant de cette façon, l'économie québécoise demeurera une économie désarticulée, qui n'existe qu'en fonction de l'économie dominatrice dont l'orientation du développement échappe aux décisions de la collectivité québécoise, et dont "l'équilibre" est toujours menacé par les fluctuations mondiales.

[26]

4) Affrontement entre nations ou lutte de classes ?

Il ne s'agit pas cependant de réduire le problème à un affrontement entre  nations, ce qu'une analyse superficielle, voire même erronée de l'impérialisme, ferait, et ce qui serait tout aussi partiel et chauvin que de réduire les classes sociales à des groupes ethniques, comme le font Higgins, Martin, Raynauld et Tremblay. Ces derniers, en effet, nourrissent l'espoir de réchapper la "nation canadienne-française" par une formule de "capitalisme canadien-français" analogue à la trouvaille du "black capitalism" que les libéraux américains proposent dans le but de mater les élans révolutionnaires noirs aux États-Unis. Il faut éviter de sombrer dans le mythe de la nation prolétaire qui conduit nécessairement à la dangereuse alliance  du  prolétariat avec la bourgeoisie dans une lutte commune contre l'oppresseur étranger. L'impérialisme est un phénomène qui se manifeste et se concrétise autant de l'intérieur que de l'extérieur, d'où la nécessité de la lutte ouvrière contre la bourgeoisie nationale qui, en dépit du fait qu'elle est dominée et diminuée par la grande bourgeoisie étrangère, n'en demeure pas moins la condition intérieure essentielle de la domination impérialiste.

Cette question du lien indissociable entre la lutte des classes et la lutte anti-impérialiste a déjà fait l'objet d'une excellente analyse de mon camarade Michel van Schendel dans un article intitulé "Impérialisme et classe ouvrière au Québec" [30] auquel le lecteur est fortement encouragé de se référer. Elle ne sera donc pas reprise ici.

III. UNE DÉMYSTIFICATION
DE L'OBJECTIF DE CROISSANCE


1) Croissance et développement

Les notions de croissance et de développement ou, plus précisément, les notions d'activités de croissance et d'activités de développement sont, comme on l'a vu, au cœur de l'analyse du rapport H.M.R. On se souviendra que l'activité de croissance y est définie comme une activité dont l'évolution est prévisible et régulière, induite et dérivée, alors que l'activité de développement est essentiellement liée au concept [27] d'innovation. Dans une perspective plus large, on s'entend en général pour dire que la croissance économique est caractérisée par une augmentation dans le temps des principaux agrégats économiques (produit national brut, revenu national per capita, consommation, etc.), sans changement fondamental de leurs proportions (cf. l'intérêt marqué, voire même excessif, pour la croissance "équilibrée" dans la théorie économique occidentale), et surtout sans transformation fondamentale des structures économiques. La notion de développement économique, par contre, implique une transformation des structures, même s'il n'y a pas une entente générale quant au contenu de ces transformations. Une définition étroite de ce contenu s'en tient souvent au caractère technique de la transformation (par exemple, le passage du stade agricole au stade industriel, ou la passage d'une technique ancienne à une technique moderne résultant d'une innovation).

Sur un plan purement théorique, le développement tel que conçu dans le rapport H.M.R. correspond à cette définition étroite ; sur un plan pratique, lorsqu'on examine les conséquences pour l'économie québécoise de la "stratégie" de développement proposée par ce rapport, on peut se demander sérieusement s'il n'est pas plutôt question d'un développement du sous-développement. Une conception plus large du développement englobe des transformations de la structure de propriété, des rapports de production et des rapports sociaux. Dans cette perspective, le développement n'est pas seulement économique, mais économique et social. Cela implique qu'on doive considérer ces structures, non pas comme des données exogènes qui déterminent l'activité économique (cela est vrai, tout au plus, à court terme), mais comme des variables sur lesquelles il faudra agir dans le but de les transformer à plus ou moins long terme, à partir d'objectifs précis.

Il va sans dire que la notion de croissance est une notion purement quantitative, alors que la notion de développement est avant tout qualitative. Bien sûr, croissance et développement ne s'excluent pas nécessairement ; le développement économique et social d'une société sera généralement accompagné d'une certaine croissance ; par contre, si la croissance entraîne fatalement à long terme certaines transformations structurelles, on ne peut certainement pas les assimiler dans tous les cas à un "développement" économique et social.

Il y a lieu cependant de distinguer clairement ces deux notions au niveau des objectifs que poursuit une société ; la [28] question de la priorité à accorder à l'objectif de croissance ou à l'objectif de développement relève d'un choix politique. Il est manifeste que les politiques qui découlent des thèses du rapport H.M.R. et du livre de Tremblay visent l'objectif de croissance et s'inscrivent dans l'idéologie de "rattrapage" dont parle Marcel Rioux [31], idéologie qui est à la base de l'ensemble des politiques de nos gouvernements bourgeois. Cette idéologie qui met l'accent sur le "niveau" de vie, souligne la nécessité pour le Québec de croître le plus rapidement possible afin de rattraper son voisin du sud. La poursuite de cet objectif, il va sans dire, exige la coexistence pacifique des classes. Concept macro-économique quantitatif, le niveau de vie voile les inégalités et l'exploitation dont la classe ouvrière sera encore victime en rendant possible cette croissance.

Bien sûr, l'État bourgeois se fixe aussi des objectifs de transformations structurelles en guise de compromis offerts à une classe ouvrière parfois trop revendicatrice à ses yeux. Néanmoins, qu'il s'agisse de décisions visant à diminuer les disparités régionales, ou de mesures sociales visant à améliorer la condition de la classe ouvrière, ces mesures toujours partielles, prises à contrecœur par une classe dirigeante et possédante dont ce n'est pas l'intérêt de le faire, correspondent à la conception étroite du développement à laquelle il est fait allusion plus haut. Réformistes, elles ne s'attaquent pas aux racines du problème ; elles ne remettent pas en cause la structure de propriété ; elles ne visent pas à une véritable transformation des rapports de production et des rapports sociaux, sans laquelle la classe ouvrière, quel que soit son "niveau" de vie, quelles que soient les concessions que lui fera la bourgeoisie, demeurera toujours une classe asservie, n'ayant d'autre choix que de vendre sa force de travail aux capitalistes qui en extraient la plus-value. On ne pourra donc parler d'un véritable développement économique et social que dans la mesure où celui-ci libère la classe ouvrière de sa condition d'exploitée. Cette libération devra d'abord passer par une transformation de la structure de propriété et ne sera achevée qu'avec le développement à long terme des forces productives.

2) Développement et efficacité

Une telle conception du développement découle d'une [29] perspective globale qui n'est donc pas strictement "économiste", mais qui suppose la poursuite d'objectifs politiques. Les résultats escomptés ne peuvent pas, par conséquent, être évalués à partir de critères purement économiques, c'est-à-dire quantitatifs, comme par exemple la minimation des coûts ou la mesure d'un taux de croissance. Cela ne veut pas dire que cette conception du développement est incompatible avec une certaine recherche d'efficacité. Cela signifie simplement que la notion d'efficacité doit être remise à sa place ; une fois les objectifs sociaux déterminés collectivement, il s'agira de déterminer les moyens les plus économiques de les réaliser en tenant compte évidemment de l'ensemble des coûts sociaux. Une organisation planifiée de l'économie sous le contrôle du prolétariat organisé en classe dominante, de même que la propriété collective des moyens de production sont essentielles à un tel calcul, qui sera par nécessité un calcul de rentabilité sociale et non individuelle, et qui permettra de décider, en particulier, si une innovation due au progrès technique doit être introduite ou non, en fonction d'un critère de profitabilité pour l'ensemble de l'économie, et non plus pour un entrepreneur individuel.

Même à l'intérieur d'une telle société où les transformations fondamentales (propriété collective, rapports de production socialistes) ont été effectuées, la poursuite effrénée de l'objectif de croissance, ou encore la réduction de la notion de développement à un simple développement des forces productives, risque de mener cette société vers un point de non retour, au delà duquel les rapports de production capitalistes, ainsi que les principes de la rationalité économique capitaliste, s'autoregénèrent. C'est malheureusement le cas des pays socialistes d'Europe de l'Est ou le recours de plus en plus répandu aux mécanismes de marché, le rétablissement du critère de rentabilité individuelle (souvent incompatible avec l'exigence socialiste de satisfaction des besoins sociaux), l'utilisation croissante des stimulants matériels menant à la recherche du profit personnel, s'accompagnent de la formation d'une nouvelle classe dominante, constituée de technocrates et de bureaucrates. Cette nouvelle classe dominante, par l'entremise de l'État qu'elle dirige, utilise forcément les pouvoirs dont elle dispose pour s'autoperpétuer. Dans cette formule de socialisme d'État, tout compte fait à peine différente de la formule de capitalisme d'État qui caractérise nos sociétés occidentales, la fonction principale de l'État, organisme répressif, est d'assurer la reproduction des conditions de la [30] production. [32] Le récent exemple de la crise polonaise de décembre 1970 est assez éloquent à cet effet ; il ne fait aucun doute que la classe ouvrière (parce qu'il existe vraiment une classe ouvrière polonaise distincte, si étrange que cela puisse paraître en pays socialiste) est écartée des centres de décision, et qu'elle vend sa force de travail à un État dirigé par une classe de bureaucrates. Il suffit, à cet effet, de citer les propos suivants adressés par le nouveau leader Gierek à la classe ouvrière après les soulèvements de décembre, propos cités par Sweezy dans un article de Monthly Review :

"Notre politique économique et notre politique en général devraient toujours tenir compte de la réalité, s'appuyer sur une véritable consultation de la classe ouvrière et de l'intelligentia, respecter le principe du leadership collectif et de la démocratie au sein du Parti et au niveau de la haute autorité.

Les récents événements nous rappellent amèrement cette vérité fondamentale, que le Parti doit toujours maintenir des liens étroits avec la classe ouvrière et la nation toute entière, et qu'il ne doit pas cesser d'entretenir un dialogue simple avec le peuple." [33]

Le maître s'adresse à ses sujets en s'excusant de les avoir un peu trop négligés et en leur promettant un avenir meilleur !

La poursuite de l'objectif de croissance exige qu'on mette en place les conditions de sa réalisation. Ces conditions impliquent la formation d'un personnel technique spécialisé et de cadres administratifs qui n'émanent pas nécessairement de la base, et dont la base risque toujours de perdre le contrôle. À partir du moment où cela se produit, les décisions de l'orientation de la croissance échappent aux travailleurs et deviennent le privilège absolu des technocrates et des bureaucrates qui se réservent ainsi des avantages matériels exclusifs, et s'accaparent du pouvoir politique. L'objectif de croissance, érigé en absolu par l'idéologie dominante du système mondial capitaliste dont la croissance est une condition essentielle de survie, doit donc faire place à l'objectif de développement tel que défini plus haut dans son sens large d'une transformation profonde de l'ensemble des structures économiques et sociales, et devant mener à la construction d'une société authentiquement [31] socialiste. L'expérience de la révolution chinoise marque un admirable effort dans ce sens. Citons à ce propos les remarques de J. Gurley sur la théorie chinoise du développement économique et social :

"La doctrine chinoise soutient que, même si l'un des buts principaux d'une nation devrait être l'amélioration du bien-être matériel de la population, cela ne devrait être entrepris que dans le contexte d'un développement de l'être humain et d'un encouragement à la mise en oeuvre de sa créativité. Et cela ne devrait être fait que sur une base égalitaire selon le principe que le développement n'en vaut pas la peine si tout le monde n'en profite pas également. Personne ne doit être négligé économiquement ou culturellement... Le développement conçu comme un processus qui se nourrit d'inégalités est donc rejeté dans la pensée chinoise qui, en conséquence, rejette les arguments en faveur de la recherche du profit et de l'utilisation de critères d'efficacité devant mener à une croissance rapide. En somme, la pensée chinoise s'intéresse plutôt à l'homme qu'aux choses." [34]

"La Chine a choisi de poursuivre l'objectif de la transformation de l'homme même si cela doit impliquer un ralentissement temporaire de la croissance économique." [35]

Pour arriver à ces fins, l'utilisation des méthodes considérées comme irrationnelles à partir des critères capitalistes, s'imposera, et loin de se livrer à un intense gaspillage, la société qui s'engagera dans cette voie, réalisera non seulement un nouveau mode de fonctionnement sur une base de coopération (et non de concurrence) entre hommes libres, mais contribuera également par le fait même à accroître sa productivité en termes purement économiques à plus long terme. "L'inefficacité" économique de certaines tentatives n'est évidemment jamais recherchée comme but en soi, cela est clair, et l'erreur fondamentale que l'on commet lorsqu'on parle d'inefficacité est de ne considérer que la dimension économique et à court terme.

L'idéologie de rattrapage, véhiculée par les arguments de la stratégie économique bourgeoise de nos économistes spécialistes, est une idéologie de statu quo des structures économiques et sociales, ainsi qu'une idéologie de coexistence pacifique.

[32]

À cette idéologie s'oppose l'idéologie d'une transformation radicale de ces structures devant mener à la libération de la classe ouvrière. Cette transformation ne se fera pas d'elle-même mais par une lutte politique de la classe ouvrière contre la bourgeoisie.

"Le développement économique a toujours signifié, même si c'est un fait brut et brutal, une transformation profonde de la structure politique, économique et sociale de la société envisagée, un changement total dans l'organisation de la production, de la distribution et de la consommation ; il a toujours eu pour moteur l'action de classes ou de groupes ayant un intérêt vital au changement de l'ordre social ou économique ; il a toujours été combattu par ceux qui défendaient le statu quo dans la mesure même où ils en tiraient des avantages innombrables, tant au niveau des habitudes sociales que des institutions, des coutumes de cette formation sociale.
L'histoire de cette évolution est marquée de heurts, plus ou moins violents, de mouvements spasmodiques, d'arrêts et de reprises : jamais elle ne fut le déroulement harmonieux d'un processus s'étendant à travers le temps et l'espace." [36]

Louis Gill.



[1] B. Higgins, F. Martin et A. Raynauld. Les orientations du développement économique régional dans la province de Québec, Rapport soumis au Ministère de l'Expansion économique régionale, Ottawa, le 21 février 1970.

[2] Rodrigue Tremblay, Indépendance et marché commun Québec-États-Unis, Éditions du Jour, Montréal, 1970. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[3] Voir le dossier de Jacques Keable intitulé "Les Subventions : le maintien des inégalités régionales", Québec-Presse, 28 nov. 1971.

[4] Rapport H.M.R., p. 109.

[5] Rapport H.M.R., p. 109.

[6] Rapport H.M.R., pages 110-111.

[7] C'est cette situation qu'avaient semblé déplorer la CSN et le FRAP : "Montréal ne se développe plus comme Toronto, et est en voie de perdre son titre de métropole du Canada". Il va sans dire que la CSN tient maintenant des propos radicalement différents ; voir le document intitulé "Ne comptons que sur nos propres moyens", adopté par le Conseil confédéral le 6 octobre 1971. Par ailleurs le FRAP, désormais libéré de ses tendances électoralistes de l'automne 70, se soucie maintenant davantage de la formation politique de ses militants et de l'organisation à la base des comités de quartier, que des croissances comparées de Montréal et Toronto.

[8] Rapport H.M.R., p. 115.

[9] Rapport H.M.R., p. 143.

[10] Rapport H.M.R., p. 148.

[11] Rapport H.M.R., p. 148.

[12] R. Tremblay, ouvr. cité p. 59.

[13] Plusieurs villes de ce triangle, souligne l'auteur, "reçoivent souvent la visite des Expos de Montréal, lesquels contribuent certainement à attirer des touristes au Québec et à faciliter l'accès du marché américain à nos producteurs". (R. Tremblay, ouvr. cité p. 69). Sans commentaires !

[14] R. Tremblay, ouvr. cité p. 88.

[15] R. Tremblay, ouvr. cité p. 97.

[16] R. Tremblay, ouvr. cité p. 98.

[17] Rapport H.M.R., p. 109.

[18] Rapport H.M.R., p. 109.

[19] Rapport H.M.R., p. 111.

[20] Ernest Mandel, Capitalisme et Économie Régionale, Socialisme 69, No 17, p. 28-29.

[21] Une étude détaillée de ce phénomène se trouve dans : A. Emmanuel, L'échange inégal, Maspero, Paris 1969.

[22] Ernest Mandel, article cité, p. 32.

[23] Ernest Mandel, article cité p. 37.

[24] Selon l'expression de A. Gunder Frank, "Le développement du sous-développement" : l'Amérique latine, Maspero, Paris, 1970.

[25] Rapport H.M.R., p. 114.

[26] Voir  le dossier  de Jacques Keable intitulé "Les Subventions : le maintien des inégalités régionales", Québec-Presse, 28 nov. 1971.

[27] Rapport H.M.R. p. 148.

[28] Rapport H.M.R. p. 98.

[29] R. Tremblay, ouvr. cité, p. 88.

[30] Dans : La réaction tranquille. Socialisme québécois, nos 21, 22.

[31] Marcel Rioux : La question du Québec, Éditions Seghers, Paris, 1969. 28

[32] Selon l'expression de L. Althusser dans "Idéologie et appareils idéologiques d'État", La pensée. No 151, juin 1970. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[33] P. Sweezy, The Lessons of Poland, in Monthly Review, février 1971, page 7 ; la traduction et le souligné sont de moi (L.G.).

[34] J. Gurley, Capitalist and Maoist Economy Development, in Monthly Review, février 1971, pp. 17-18.

[35] J. Gurley, article cité, p. 19.

[36] P. Baran, Économie politique de la croissance, Maspero, Paris 1967, pp. 51-52.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 24 juin 2015 20:03
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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