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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Croire est renoncer à connaître.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Daniel Baril et Normand Baillargeon, HEUREUX SANS DIEU. Des incroyants, athées, agnostiques, témoignent, pp. 129-142. Montréal: VLB Éditeur, 2009, 176 pp. Collection Partis pris actuels. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 15 juillet 2010.]

Louis Gill

Croire est renoncer à connaître”.

Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de Daniel Baril et Normand Baillargeon, HEUREUX SANS DIEU. Des incroyants, athées, agnostiques, témoignent, pp. 129-142. Montréal : VLB Éditeur, 2009, 176 pp. Collection Partis pris actuels.


Une croyance reçue au berceau,
larguée à seize ans


Comme la grande majorité des Québécois francophones de mon âge, je suis né et j’ai été élevé dans la religion catholique. Comme toutes les familles de mon Plateau Mont-Royal natal, la mienne était croyante et pratiquante. L’existence de Dieu était un dogme que personne n’aurait osé remettre en question. Nous allions à la messe tous les dimanches et souvent une ou deux fois pendant la semaine. Au collège, s’étaient rajoutés la messe du premier vendredi du mois et le salut du saint sacrement chaque vendredi après-midi pour terminer la semaine scolaire, sans compter à l’occasion les retraites fermées de deux ou trois jours dans un monastère. Nous connaissions par cœur les commandements de Dieu et de l’Église, ainsi que la liste des péchés véniels et des péchés mortels. Le petit catéchisme était notre guide. Nous nous confessions et recevions la communion régulièrement.

Nous ne mangions pas de viande le vendredi et nous nous privions de friandises pendant les quarante jours du carême. Nous jeûnions le vendredi saint et le mercredi des cendres. Pendant longtemps, tous les soirs à sept heures nous récitions le chapelet en famille à genoux, les bras en croix pour la dernière dizaine, en écoutant l’émission qui portait ce nom, animée par l’archevêque de Montréal, Paul-Émile Léger, et diffusée sur les ondes de la station de radio CKAC [1]. Nous ne lisions pas les livres mis à l’index. Chaque baptême, chaque confirmation, chaque première communion était l’occasion d’une fête familiale. Le jeudi saint, nous visitions sept églises où nous nous recueillions devant le reposoir. Le vendredi saint, nous faisions trois chemins de croix. Nous avions la conviction que les cloches des églises partaient pour Rome le jeudi saint pour en revenir deux jours plus tard, la veille de Pâques à midi. Nous étions dans la norme de l’époque. Autant que par conviction, nous croyions et pratiquions par convention sociale et par crainte d’un mauvais destin dans l’après-vie.

Je conserve un souvenir tenace du véritable exercice de magie auquel ma mère se livrait lors des violents orages d’été. Terrorisée par les coups de tonnerre et les éclairs dont elle était convaincue qu’ils étaient déclenchés par les puissances divines, elle fermait précipitamment toutes les fenêtres et tous les rideaux. Elle nous rassemblait au centre de la maison sous un crucifix et allumait des lampions. Elle nous prenait sur ses genoux sur une chaise berceuse et récitait sans arrêt de manière incantatoire, chapelet en main, la prière suivante jusqu’à ce que l’orage soit terminé: « Sainte Barbe, Sainte Fleur, partout où l’image de notre Seigneur sera, jamais le tonnerre tombera ! ».

Ni elle ni nous n’avions idée de qui pouvaient être ces saintetés, ce qui rendait encore plus incompréhensible que le fait de les invoquer ad nauseam ait pu nous protéger de la colère des éléments. La propension de ma mère à assimiler les dogmes l’amenait en particulier à soutenir contre toute évidence la légende alors répandue selon laquelle chaque vendredi saint à trois heures de l’après-midi, le ciel se couvrait de nuages et que l’orage venait nous rappeler la déchirure du voile du Temple et la mort du Christ en croix.

Au cours de mes dernières années de collège, je servais la messe plusieurs fois par semaine à la chapelle du collège. Une fois mon service terminé, je restais à la chapelle et j’y passais de longs moments à genoux en méditation, dans un exercice qu’on peut définir comme de la contemplation. Ce fut ma période de mysticisme religieux. Mais un peu comme les crises économiques éclatent au sommet du cycle, au terme d’une longue activité de croissance qui a atteint ses limites, ma crise religieuse a éclaté au moment où ma ferveur avait atteint ce sommet.

Lors d’une discussion parmi un groupe d’étudiants de ma classe, l’un d’eux, en qui j’avais une grande confiance et dont je n’aurais jamais soupçonné qu’il ait pu exprimer sérieusement un pareil doute, s’est demandé si nous pouvions vraiment être sûrs de l’existence de Dieu. Même s’il avait immédiatement fermé la porte à cette brutale remise en question en disant que finalement on ne saurait en douter parce que, affirmait-il avec conviction, « il l’avait démontré hors de tout doute en faisant de si grandes choses ! », l’hypothèse qu’il avait avancée pour la retirer aussitôt m’avait asséné un choc décisif. Nous avions bien été exposés en classe aux débats philosophiques sur les preuves de l’existence de Dieu, mais le fait que cette question soit audacieusement posée par l’un de nous comme une hypothèse que nous pouvions nous-mêmes soulever m’avait bouleversé.

Dans la naïveté de mes quinze ans, je sortais des nues. La croyance béate et dogmatique qui avait marqué les premières années de ma vie était désormais ébranlée par le doute. Et, comme un puissant antidote, ce doute qui s’était installé en moi allait finir par me libérer du virus religieux qui m’habitait depuis mon enfance. Comme le disait si bien Descartes, le point de départ de toute recherche de la vérité est le doute méthodique et la seule certitude est celle de la pensée qui doute. Il fallait que j’aille jusqu’au bout de mes interrogations.

J’ai donc entrepris une profonde réflexion personnelle qui s’est déroulée sur plusieurs semaines. Tous les dimanches, à l’heure à laquelle je devais normalement aller à la messe, je faisais une longue marche dans des rues de la ville où je ne risquais pas d’être surpris en flagrant délit de messe buissonnière, et je réfléchissais à ce problème de la croyance qui m’obsédait. Cette réflexion m’a finalement amené à larguer définitivement Dieu et la religion. J’avais seize ans. Je terminais mes études collégiales. Nous étions en 1956. Mon inféodation à la religion mourait au moment où le Québec se préparait à amorcer sa sortie du Moyen Âge et son entrée dans l’ère moderne, en premier lieu par la libération des esprits. Huit ans plus tôt, des artistes avaient signé le manifeste Refus global. L’existentialisme se laissait découvrir et l’athéisme frayait son chemin. Le Mouvement laïque de langue française, ancêtre du Mouvement laïque québécois était sur le point de naître. Nous étions à la veille de la Révolution tranquille.


D’athées devenus à « athées de souche »

Après mes études collégiales, je me suis inscrit à l’Université McGill où j’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur en 1961. J’ai rencontré l’année suivante Louise Pinard avec qui je me suis marié en 1963. Tous deux athées, nous avions à surmonter l’obstacle de l’inexistence, à cette époque, du mariage civil. Si invraisemblable que cela puisse paraître aujourd’hui, seul un ministre du culte, un prêtre dans la religion catholique, pouvait alors en effet marier deux personnes. C’est dire le formidable pouvoir que possédait alors l’Église dans la société québécoise. Elle contrôlait les établissements de santé et de services sociaux et les établissements d’enseignement à tous les niveaux, y compris au niveau universitaire. Les recteurs des universités francophones étaient nécessairement des membres du clergé nommés par le chancelier de l’université qui était l’évêque du diocèse et les professeurs permanents devaient, en chaque début d’année à la messe du Saint-Esprit, prêter le serment anti-modernisme par lequel ils s’engageaient à ne pas enseigner les erreurs modernes énumérées dans le syllabus du Vatican. L’Église jouait aussi le rôle de registre de l’état civil : toute naissance, tout mariage, tout décès était enregistré par l’Église, dont on constate qu’elle était un authentique État dans l’État.

Il s’en suit que pour être un acte civil le mariage devait être un acte religieux et plus précisément un sacrement dans la foi catholique. Ce qui veut dire que, comme pour tout autre sacrement, il fallait être en état de grâce pour recevoir le sacrement du mariage. À moins de se marier dans un autre culte, il fallait donc au préalable s’être confessé de ses péchés devant un prêtre et avoir obtenu de lui son absolution. En somme, pas de mariage hors du cadre religieux et pas de mariage catholique sans confession. Comment résoudre pareille impasse lorsqu’on est athée et qu’on refuse de se plier à de telles exigences ? Il faut préciser que l’union libre était alors l’exception et qu’elle était fort mal acceptée dans le cadre familial de cette société encore solidement sous l’emprise de la religion.

Qu’on le croie ou non, la divine Providence nous a aménagé une porte de sortie. Je lui en serai reconnaissant jusqu’à la fin de mes jours et je la remercierai en personne dans l’au-delà. Deux des oncles de Louise étaient en effet des prêtres, qui ont accepté avec plaisir de célébrer conjointement le mariage religieux en toute connaissance de cause et sans poser quelque condition ni exigence. Pour la petite histoire, l’un d’eux était Adrien Pinard, alors encore clerc de Saint-Viateur avant de quitter les ordres quelques années plus tard, mais surtout psychologue de réputation internationale, disciple de Jean Piaget, qui a longtemps été professeur à l’Université de Montréal, puis à l’Université du Québec à Montréal où il a terminé sa carrière et où je l’ai retrouvé comme collègue.

Deux filles sont nées de ce mariage, Véronica en 1969 et Michaëlle en 1971. Il va sans dire qu’elles n’ont pas été baptisées et qu’elles ont reçu une éducation non religieuse. La Révolution tranquille ayant dès lors produit ses effets, il était désormais possible d’inscrire une naissance au registre de l’état civil et de ne plus se soumettre à l’anciennement incontournable baptistaire. Pour ce qui est de leur éducation scolaire, même si l’école publique qu’elles ont fréquentée était toujours confessionnelle, elles ont été préservées de l’enseignement religieux, ayant été parmi les premières à bénéficier de ce substitut boiteux qu’étaient les cours de morale ouverts aux enfants dont les parents le réclamaient. Nées en dehors de la religion et séparées par la suite de l’enseignement religieux et de la culture religieuse par une cloison étanche, elles sont d’authentiques athées, des « athées de souche » pourrait-on dire.

Le fait d’avoir été maintenu à l’écart de la culture religieuse peut parfois donner lieu à des incidents assez cocasses. Lors d’une cérémonie religieuse à l’occasion du décès de la mère de ma deuxième conjointe, Monique Audet, en 1994, le prêtre célébrant a procédé, à grands coups de goupillon, à une vigoureuse aspersion d’eau bénite qui a atteint bon nombre des participants, puis il a abondamment encensé à tout vent selon le rituel connu, destiné à chasser les mauvais esprits. Interloquée par des gesticulations qu’elles voyait pour la première fois de sa vie et qui lui apparaissaient comme relevant du plus pur burlesque, ma fille Michaëlle s’est trouvée prise d’un fou rire incontrôlable qui l’a forcée à sortir précipitamment de la pièce, ayant l’air de se dire : « Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Il est complètement sauté ». Je conserve un agréable souvenir de cette réaction rafraîchissante d’une personne qui n’a jamais été contaminée par la religion et son cortège de mascarades et d’actes relevant de la magie.

Je termine ce tour d’horizon familial en mentionnant que mon petit-fils Samuel, qui avait alors onze ans, m’a récemment dit qu’il était athée. J’ai eu la joie de voir renaître Feuerbach en lui lorsqu’il m’a dit qu’à son avis, c’est l’homme qui a créé Dieu et non le contraire. Je lui ai demandé si ce n’était pas moi qui lui avais parlé de cela un jour. Il m’a assuré que non, alors que j’ai bon souvenir du contraire. Mais qu’importe, puisqu’il a assimilé la conviction. Il me restera à l’encourager à être plus modeste, à ne pas être amnésique et à ne pas mentir.

Dans un ouvrage intitulé L’essence du christianisme, publié en 1841, le philosophe matérialiste allemand Ludwig Feuerbach (1804-1872) a en effet écrit que, par la religion, l’homme s’aliène en transférant ses propres caractéristiques, portées à la perfection, à un être suprême qui n’est que le produit de son imagination, auquel il se soumet. Il en déduisait que la reconquête de l’homme par lui-même passe par la démystification de ces illusoires puissances spirituelles. On peut dire de ce développement de la pensée, qui substituait l’homocentrisme au théocentrisme, qu’il constituait une révolution copernicienne de la philosophie de l’époque, alors sous la tutelle de l’idéalisme [2].


L’ignorance, fondement des religions

Existe-t-il un monde des idées situé au-dessus du monde de la nature, ou les idées sont-elles le simple reflet des choses matérielles ? Cette question du rapport de la pensée à l’être ou de l’esprit à la matière a traversé l’histoire depuis l’Antiquité. Elle a divisé les penseurs en deux camps, celui de l’idéalisme et celui du matérialisme, selon la primauté qu’ils accordent respectivement à l’esprit ou à la matière. Elle pose au premier chef la question de savoir si notre pensée est apte à connaître le monde réel et à en donner une représentation fidèle. Du point de vue de la religion, ces préoccupations se résument dans la question suivante : existe-t-il un dieu dont le monde est la création ? Dans les lignes qui suivent, j’explique pourquoi j’adhère à la conception matérialiste du monde, fondement de l’athéisme [3].

L'observation du monde et de son évolution révèle qu'il y a d'abord l'existence réelle des choses, puis leur reflet dans la pensée et leur compréhension plus ou moins complète par le cerveau humain. Le fait que le soleil se lève à l'Est tous les matins est une réalité qui existe en dehors de nous et qui est longtemps demeurée inexpliquée par la pensée humaine. La réalité du chômage et des inégalités s'impose à la population, que les économistes arrivent ou non à en comprendre et en expliquer les causes. Il semble donc normal de voir la réalité matérielle comme une donnée première et le reflet de cette réalité dans la pensée comme une donnée seconde.

Aux temps les plus reculés de la civilisation, le faible degré d'avancement des connaissances laissait place aux spéculations les plus diverses sur le monde. Les systèmes philosophiques servaient de substitut à une science encore embryonnaire. En l'absence d'une science de la nature et d'une science de l'histoire, on édifiait des philosophies de la nature et de l'histoire. Petit à petit, le développement de la science a permis de détrôner les systèmes artificiels fondés sur l'ignorance, de leur supprimer toute justification.

Notre connaissance du monde demeure partielle, mais si nous en comparons le niveau actuel, ne serait-ce qu’à celui du siècle dernier, nous constatons que des progrès énormes ont été accomplis. Sur cette base, il est tout à fait rationnel de prendre pour principe que le monde est connaissable et que ce qui demeure inexpliqué à ce jour pourra, avec les développements ultérieurs de la science, être tôt ou tard élucidé. De ce point de vue, il n'y a pas de choses dont on puisse dire qu'elles sont à jamais inexplicables. Le progrès de la science est l'élimination progressive de l'erreur et de l’ignorance.

Le développement de cette conception matérialiste du monde a été favorisé par les grandes découvertes scientifiques, d’abord celles des 16e et 17e siècles. Le monde avait jusqu'alors été dominé par une conception idéaliste, selon laquelle c'est l'esprit qui crée la matière. Elle a trouvé son application pratique dans les religions qui affirment que l'esprit pur, Dieu, est le créateur du monde matériel. Le monde réel y est vu comme l'incarnation d'idées existant de toute éternité. Le courant contemporain du créationnisme et de l’anti-évolutionnisme en est aujourd’hui l’expression la plus caricaturale.

Dans l'Antiquité, alors qu'on ne savait pas encore expliquer des phénomènes naturels comme le vent, le feu, le mouvement des mers..., on faisait appel à des divinités, personnifications des puissances naturelles : chez les Romains, Neptune le dieu des mers, Vulcain le dieu du feu, etc. Les nombreux dieux aux pouvoirs circonscrits ont par la suite été conçus comme de purs esprits, puis ont fait place à un dieu unique tout-puissant, que les religions d'aujourd'hui considèrent toujours comme le créateur d'un monde dont on ne sait encore expliquer l'origine que de manière hypothétique. L'ignorance a favorisé la croyance en l'existence de choses inexplica­bles qui émaneraient de puissances supérieures. On a édifié sur cette base les religions avec leurs appareils qui se nourrissent de l'ignorance et ont contribué à la maintenir. Croire est renoncer à connaître et se condamner à l’ignorance.

À l'époque du plus sombre obscurantisme religieux que fut le Moyen Âge, l'être humain, en tant que création de Dieu et son représentant ici-bas, était selon la parole de l'Église le centre de la Terre, et la Terre le centre de l'univers. La théorie géocentrique de l'astronome grec Ptolémée énoncée au deuxième siècle de notre ère, dont les principes avaient été formulés par Aristote et selon laquelle le soleil tourne autour de la Terre, était agréée comme un dogme par l'Église qui dénonça comme hérétique la théorie héliocentrique de l'astronome polonais Nicolas Copernic (1473-1543), selon laquelle les planètes, dont la Terre, tournent sur elles-mêmes et autour du soleil. On sait que, ayant entrepris de démontrer la validité du système de Copernic, le physicien et astronome italien Galileo Galilei, dit Galilée (1564-1642), fut interdit de professer et forcé en 1633 de répudier ses travaux scientifiques devant l'Inquisition, tribunal ecclésiastique chargé de lutter contre les hérésies. Même si la théorie héliocentri­que s'imposait dès cette époque comme une découverte scientifique majeure, Galilée ne fut pourtant réhabilité par le Vatican que 360 ans plus tard en 1993. A cette occasion, l'Église catholique, par la voix du pape Jean-Paul II, absolvait néanmoins l'Inquisition qui, à son dire, « ne pouvait se fonder que sur les connaissances disponibles à l'époque », les connaissances de Galilée appartenant sans doute à une autre époque !


Rien de définitif, d’absolu, de sacré

L'acte de foi idéaliste en des vérités éternelles a pris des formes nouvelles à l'époque contemporaine, mais sa survie n'en est pas moins tenace. On entendra souvent par exemple l’affirmation suivante: « Il y a toujours eu des pauvres et il y en aura toujours ». Faire le constat que la pauvreté a toujours existé est une chose. Déclarer qu'elle existera toujours en est une autre. La première relève de l'observation concluante de ce que révèle toute l'histoire connue. La deuxième relève de la conviction que ce problème est à jamais insoluble. Il va de soi que si on envisage l'avenir comme devant inévitablement se poursuivre dans le cadre du régime social actuel fondé sur la poursuite des intérêts individuels, il est logique de penser que les problèmes que ce régime engendre, dont la pauvreté des uns et la richesse des autres, sub­sisteront. Mais cela ne veut pas dire qu'à partir des moyens existants il serait utopique de rechercher le type de société qui permettrait d'éliminer les iniquités et les injustices de la société actuelle. L'humanité doit-elle abdiquer devant un problème qui serait jugé pour toujours au delà de sa portée ? La médecine a-t-elle abdiqué devant tous ces maux qui dans le passé étaient considérés comme incurables, comme le cancer par exemple, et qui aujourd'hui sont totalement ou partiellement guérissables, grâce à la poursuite ininterrompue des efforts pour dépasser ses limites ?

L'économie capitaliste est soumise aux lois du marché qui échappent au contrôle des producteurs et des consommateurs. Dans le langage des économis­tes, on parle de la « main invisible ». Ce système, sur lequel les acteurs n'ont qu’un contrôle partiel qui leur échappe totalement lors de l’éclatement des crises, nous est présenté comme le dernier stade du dévelop­pement social. Il peut engendrer chômage, inégalités profondes, pauvreté et famine, il n'existerait tout simplement rien de supérieur. La faillite de la planification autoritaire stalinienne dans l’ancien empire soviétique l'aurait irréfutablement démontré, renforçant la conviction que l'économie de marché est là pour rester. En d’autres termes, nous serions arrivés à « la fin de l’histoire », comme le soutenait en 1989 un analyste politique états-unien devenu par la suite conseiller du Département d’État, Francis Fukuyama, dans un article intitulé « The End of History ? » publié dans la revue The National Interest.

Que l'humanité accuse un retard historique dans la domination des forces économiques par rapport aux pas gigantesques réalisés dans la conquête de l'espace ou dans le développement du militarisme et des forces de destruction, est un fait indéniable et des plus dramatiques. Qu'on en conclue à l'impossibilité à jamais d'en arriver à un contrôle collectif organisé et à une maîtrise réelle de la population sur l'économie, lui permettant de dominer un marché qui lui a jusqu'ici imposé ses lois, est une tout autre chose. Ici, la renonciation à la tâche trouve sa justification dans la croyance en l'idée que celle-ci est impossible. Et cette idée trouve essentiellement son origine dans la volonté des privilégiés du système de défendre leurs intérêts en en assurant la survie. D'un point de vue matéria­liste, au contraire, la seule présomption de départ est de reconnaître comme plausible que les problèmes existants, quelle que soit la perception actuelle de leur ampleur, finiront par être résolus. La recherche de solutions se présente dès lors comme un défi à relever, plus précisément comme un enjeu politique et social.

Pour Fukuyama, les développements de la fin du 20e siècle marqueraient « le point final de l’évolution idéologique de l’humanité et l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme ultime de gouvernement » et il y aurait « de fort bonnes raisons de croire que c’est cet idéal qui gouvernera en fin de compte le monde matériel ». Répondant en quelque sorte par anticipation à cette profession de foi idéaliste, Friedrich Engels écrivait cent ans plus tôt, en 1888 :

Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut trouver un achèvement définitif dans un état idéal parfait de l’humanité; une société parfaite, un État parfait sont des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagination ; tout au contraire, toutes les situations qui se sont succédé dans l'histoire ne sont que des étapes transitoires dans le développement sans fin de la société humaine progressant de l'inférieur vers le supérieur. Chaque étape est nécessaire, et par conséquent légitime pour l'époque et les conditions auxquelles elle doit son origine; mais elle devient caduque et injustifiée en présence de conditions supérieures nouvelles qui se développent peu à peu dans son sein; il lui faut faire place à une étape supérieure qui entrera à son tour dans le cycle de la décadence et de la mort.

De même que le capitalisme, poursuit Engels, a dissout dans la pratique toutes les anciennes institutions au moyen de la grande industrie, de la concurrence et du marché mondial, ainsi sont dissoutes toutes les notions de vérité absolue définitive et d’états absolus de l’humanité. Il ne subsiste dans l’évolution historique rien de définitif, d’absolu, de sacré, rien d’autre que « le processus ininterrompu du devenir et du périr ». [4]


Défendre la laïcité

Voilà résumées à grands traits les principes qui fondent mon athéisme, mon adhésion au marxisme et ma défense de la laïcité. Je tiens à préciser qu’en tant que marxiste, j’ai milité pendant plusieurs années dans une organisation politique trotskyste, le Groupe socialiste des travailleurs, dont l’un des champs d’intervention, pendant toutes les années de son existence a été la défense de la laïcité [5]. J’en suis très fier. La lutte pour la séparation de l’Église et de l’État, pour un système d’éducation unique, public et laïque et pour l’abolition de toute subvention gouvernementale à l’enseignement privé était au cœur de la politique du GST qui s’y est engagé par ses écrits, ses interventions sur la place publique, ainsi que par les interventions de ses militants dans le mouvement syndical, en particulier dans les syndicats d’enseignants, et dans les organisations vouées à la défense de la laïcité [6].

Dans les années 1970, de concert avec le mouvement syndical et démocratique, le GST s’est opposé à la discrimination dans l’embauche découlant de l’obligation pour le personnel enseignant des écoles catholiques d’être de foi catholique. Il s’est aussi opposé à la mise à l’index par le Comité catholique de livres d’histoire du socialisme et de matériel d’éducation sexuelle déclaré immoral, à la croisade de l’épiscopat en faveur d’une école « audacieusement chrétienne » et de l’abolition à cette fin du critère d’ancienneté dans l’embauche des enseignants. À partir de 1976, ses militants sont intervenus dans le cadre de l’Association québécoise pour l’application du droit d’exemption à l’enseignement religieux (AQADER), dont la bataille la mieux connue est celle qu’elle a menée en appui aux parents et enseignants de l’École Notre-Dame-des-Neiges, qui revendiquaient la déconfessionnalisation de leur école.

De concert avec la Commission des droits de la personne et l’Alliance des professeurs de Montréal, l’AQADER appuyait la campagne du comité d’école en faveur de la révocation de son statut catholique et de sa transformation en une école pluraliste accueillant tous les enfants sans distinction d’appartenance ethnique et religieuse. Quelques semaines avant le référendum de mai 1980, le juge en chef Jules Deschênes de la Cour supérieure déclarait ce projet inconstitutionnel et confirmait le caractère obligatoirement confessionnel de toutes les écoles de la CECM en invoquant l’article 93 de l’Acte de l’Amérique du Nord Britannique (AANB), ce qui ne laissait aucun doute quant au fait que la laïcité était au centre de l’enjeu référendaire.

Quelques mois plus tard, l’AQADER se prononçait pour la séparation effective de l’Église et de l’État et pour la laïcité de toutes les écoles publiques. Elle était à l’initiative en 1981, quinze ans après la dissolution du Mouvement laïque de langue française (MLF), de la création du Mouvement laïque québécois (MLQ), auquel les militants du GST ont activement participé. Le MLQ a fait de la lutte pour l’abrogation de l’article 93 de l’AANB son premier cheval de bataille. On sait que cet article a été reconduit dans le document tenant lieu de constitution imposé par le coup de force du premier ministre Trudeau en 1982.

Le GST s’est également impliqué dans l’opposition menée par le MLQ aux projets de réforme de l’école soumis par le gouvernement péquiste de René Lévesque et son ministre de l’Éducation Camille Laurin au milieu des années 1980, qui maintenaient le caractère confessionnel de l’école, le pouvoir des Comités confessionnels et le financement public des écoles privées. Après sa dissolution en 1987, ses militants ont poursuivi à titre individuel le combat pour la laïcité mené jusqu’alors de manière organisée.

Pour ce qui est de mes faits d’armes personnels, je mentionne avec grand plaisir l’intervention à l’instigation de laquelle j’ai été en tant que vice-président du Syndicat des professeurs et professeures de l’UQAM (SPUQ) au cours de l’année 1999-2000, qui a mené à l’enterrement de l’initiative la plus injustifiable de l’histoire de l’UQAM, celle d’un partenariat d’enseignement avec le Torah and Vocational Institute of Montreal (TAV) de la communauté juive hassidique. En vertu de ce protocole, l’UQAM, université publique, laïque, francophone, ouverte et démocratique, acceptait de donner des cours en anglais, dans un cadre privé et religieux qui l’amenait à pratiquer une triple ghettoïsation fondée sur l’appartenance religieuse, le sexe (hommes d’un côté femmes de l’autre) et la langue dans la formation des groupes-cours et dans l’attribution des charges d’enseignement [7].

Au moment où le système scolaire québécois, au terme d’un débat de société de plusieurs décennies, venait de se débarrasser de ses vieilles structures archaïques des commissions scolaires confessionnelles pour instituer des commissions scolaires linguistiques ouvertes à tous et à toutes indépendamment de leur croyance religieuse, et de franchir ainsi, avec plus de deux cents ans de retard sur la Révolution française, ses premiers pas vers une laïcisation complète de l’éducation, l’UQAM acceptait, elle, de développer une formation universitaire destinée à une communauté définie par son adhésion à une croyance religieuse, taillée sur mesure pour répondre à ses besoins spécifiques, et de dispenser ainsi des cours sur une base de discrimination linguistique, sexuelle et religieuse. De faux « accommodements raisonnables » avant la lettre, pourrait-on dire.

Ce projet devait être bloqué à tout prix. Nous nous y sommes résolument employés en tant que syndicat dans une bataille qui a duré toute l’année universitaire et nous sommes finalement parvenus à obliger l’administration de l’Université à résilier ce contrat contre nature, inadmissible dans un établissement universitaire digne de ce nom. Belle victoire pour la laïcité, pour la démocratie et pour l’université francophone. Belle victoire en somme pour l’institution universitaire comme lieu où doivent se rejoindre, se côtoyer et se confronter tous les courants de pensée et d’idées, où doivent se réunir, au-delà des croyances et incroyances religieuses, professeurs et étudiants en vue de la quête objective du savoir et de sa diffusion.


Contre les intégrismes
et les théocraties politiques


Comme tous ceux et toutes celles pour qui la laïcité est un fondement sine qua non de tout État démocratique, il va sans dire que je suis préoccupé par la croissance en nombre et en force des intégrismes de toute obédience et des États religieux à travers le monde, dont l’État religieux juif d’Israël qui impose à la population palestinienne un régime d’apartheid et confisque ses territoires, et fait de ses propres citoyens arabes des citoyens de deuxième ordre tout en se revendiquant de la démocratie. Pour ce qui est de ce pays et de l’ensemble de la Palestine, je demeure convaincu qu’une condition nécessaire d’une issue à soixante ans d’impasse, si utopique puisse-t-elle sembler, est l’avènement d’un État démocratique laïque binational arabe et juif, comme le prônaient entre autres, dans les années qui ont précédé la création d’Israël en 1948, la philosophe juive Hannah Arendt et le rabbin Judah Magnes, premier recteur de l'Université de Jérusalem, et comme le prônent aujourd’hui encore de nombreux Juifs à travers le monde. Il va sans dire que l’État laïque est tout autant une condition nécessaire de la démocratie dans les pays où dominent l’islam, le christianisme ou tout autre religion.

Enfin, pour conclure sur un sujet qui a occupé une place importante dans l’actualité récente, j’appuie la lutte de libération nationale du peuple tibétain contre la bureaucratie autoritaire et répressive chinoise, comme j’appuie la lutte de libération sociale de l’ensemble du peuple chinois contre cette même bureaucratie stalinienne convertie au capitalisme. Et je soutiens avec autant de conviction le peuple tibétain contre la perspective de la théocratie médiévale à laquelle aspire le roi des moines bouddhistes, le dalaï lama.


Points de repère biographiques

Louis Gill est économiste. Il a été professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) de 1970 à 2001. Pendant toute sa carrière à l’UQAM, il a été un militant actif du Syndicat des professeurs (SPUQ) dont il a occupé divers postes de direction. Diplômé en Génie électrique de l’Université McGill et en sciences économiques des universités de Montréal et de Stanford, il a publié de nombreux écrits sur des questions économiques, politiques et sociales, dont Économie mondiale et impérialisme (1983), Les limites du partenariat (1989), Fondements et limites du capitalisme (1996), Trente ans d’écrits syndicaux. Contribution à l’histoire du SPUQ (2002), Le néolibéralisme (2002), George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984 (2005), Rembourser la dette publique : la pire des hypothèses (2006), Vieillissement de la population. La « futurologie à rebours » de Pierre Fortin et Luc Godbout (janvier 2007) et « Pour le socialisme, aujourd’hui comme hier » dans Au bout de l’impasse, à gauche (2007).

Certains de ces textes, ainsi qu’un grand nombre d’articles publiés dans les journaux et dans des revues sont accessibles sur le site des Classiques des sciences sociales, à l’adresse suivante :

http://classiques.uqac.ca/contemporains/gill_louis/gill_louis.html


[1] « Le chapelet en famille » a été diffusé à la radio pendant vingt ans, de 1950 à 1970.

[2] Si majeur ait été son apport, Feuerbach n’en concluait cependant pas à la mort de la religion dont il identifiait plutôt l’essence dans les rapports affectifs entre les humains, l’amour sexuel étant l’une des formes les plus élevées de l’exercice de cette nouvelle religion. Découvrant cela, nombreux sans doute seront ceux et celles qui s’identifieront désormais comme feuerbachiens !

[3] J’y reprends des propos présentés dans l’Introduction de mon livre Fondements et limites du capitalisme, publié en 1996 aux Éditions du Boréal.

[4] Friedrich Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions sociales, Classiques du marxisme, Paris, 1966, p. 13-14.

[5] Un autre volet important de son action a été la défense du libre choix des femmes à l’égard de la maternité et du droit à l’avortement libre et gratuit, auxquels l’Église catholique s’opposait fermement et s’oppose toujours autant aujourd’hui.

[6] Voir Louis Gill, « Le Groupe socialiste des travailleurs (1974-1987) », Bulletin d’histoire politique, première partie, vol.14, no 2, hiver 2006, p. 227-248; deuxième partie, vol. 14, no 3, printemps 2006, p. 271-192. Cet article est disponible sur le site internet des Classiques des sciences sociales.

[7] Pour en savoir davantage sur cet épisode, voir Louis Gill, Trente ans d’écrits syndicaux. Contributions à l’histoire du SPUQ, publié par le Syndicat des professeurs et professeures de l’UQAM, 2002, p. 357-376. Ce livre est disponible sur le site internet des Classiques des sciences sociales.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le mercredi 29 septembre 2010 14:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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