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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “Les chausse-trapes d'un traité inégal. Les Canadiens, nouveaux sujets de Sa Majesté le libéralisme ?” Un article publié dans le journal LE MONDE DIPLOMATIQUE, Paris, édition de janvier 1989, pp. 20-21. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation de l'auteur accordée le 11 janvier 2005.]

[20]

Louis Gill *

[économiste, retraité de l’UQÀM.]

Les chausse-trapes d'un traité inégal.

Les Canadiens, nouveaux sujets
de Sa Majesté le libéralisme ?


Un article publié dans le journal LE MONDE DIPLOMATIQUE, Paris, édition de janvier 1989, pp. 20-21.

Deux poids, deux mesures
Sombres perspectives pour l'emploi
Une menace pour la protection sociale
Pression sur les conditions de travail

Au grand jeu du libéralisme économique, le gagnant est toujours le plus fort : l'accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis en est une illustration exemplaire. À l'examiner de près, on constate en effet qu'il n'offre aux Canadiens aucune protection contre les risques d'assujettissement de leur économie et le démantèlement de leur système social avancé. Mais, c'est l'un des paradoxes du fonctionnement de la démocratie, le traité n'en est pas moins assuré d'être ratifié par le Parlement d'Ottawa.



À l'issue des élections du 21 novembre dernier, le Parti conservateur que dirige M. Brian Mulroney était reconduit au pouvoir au Canada. Bien qu'il n'ait pas recueilli plus de 43% des suffrages exprimés, il était assuré d'une confortable majorité au Parlement (170 sièges sur 295) grâce au mode de scrutin majoritaire à un tour [1]. Mais si l'on tient compte du fort taux d'abstention, (26%), le Parti conservateur n'a en fait reçu le soutien que d'un petit tiers de l'électorat (32%). Il a pourtant interprété le résultat des élections comme un feu vert pour faire ratifier par le Parlement l'accord de libre-échange conclu avec les États-Unis en octobre 1987.

Cet accord était l'enjeu essentiel de l'élection, qui d'ailleurs prit l'allure d'un référendum sur cette question. Pour le défendre, le Parti conservateur a reçu un solide appui de la grande entreprise et de la haute finance des deux Cotés de la frontière, des éditorialistes des grands journaux, de partis politiques œuvrant au niveau des provinces. Au Québec, tant le Parti québécois que le Parti libéral, le premier ministre Robert Bourassa en tête, ont fait campagne en sa faveur. M. Brian Mulroney a bénéficié dans les derniers jours de la campagne, alors que les sondages indiquaient une opposition populaire grandissante à l'accord, d'interventions extérieures de poids comme celles du Wall Street Journal, du président Reagan et de Mme Margaret Thatcher.

Présenté comme un rempart nécessaire contre les tendances protectionnistes américaines et comme l'occasion historique pour les entreprises canadiennes de pénétrer librement l'immense marché américain, l'accord de libre-échange permettra, selon ses partisans, de stimuler l'économie canadienne, de créer des milliers d'emplois et d'accroître le pouvoir d'achat des consommateurs. En revanche ses détracteurs, certes favorables à une libéralisation multilatérale des échanges dans le cadre du GATT, sont hostiles à la seule intensification des rapports bilatéraux, déjà très développés avec les États-Unis (75% des exportations canadiennes leur sont destinées). Pour eux, l'accord ouvre la porte à l'absorption de l'économie canadienne par le géant américain, à la désindustrialisation du pays qui évoluerait vers une simple économie de services, à l'alignement des conditions de vie et de travail sur les normes américaines, inférieures.

Cette opposition au traité s'est d'abord formée à partir des organisations syndicales de tout le pays et du Nouveau Parti démocratique. Elle a donné lieu dans chacune des dix provinces à des coalitions regroupant les syndicats, les unions d'agriculteurs, les groupes pour la paix, les groupes écologistes au Québec, le Mouvement Québec français, l'Union des artistes, etc. Le Parti libéral du Canada, dirigé par M. John Turner, s'est également présenté comme un adversaire acharné de l'accord, empruntant au besoin le vocabulaire populiste pour défendre la population laborieuse, les conditions de vie et de travail menacées, dénonçant la haute finance canadienne et ses liens avec Wall Street, même si M. Turner est lui-même un avocat de Bay Street, centre de cette haute finance.

Le président Reagan avait accueilli en ces termes la conclusion du traité le 4 octobre 1987, dans un message adressé à la population américaine "Cet accord apportera énormément de retombées bénéfiques aux États-Unis. Il éliminera tous les tarifs canadiens, assurera un meilleur accès au marché canadien dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture, de la haute technologie et de la finance, et améliorera notre sécurité grâce à un accès plus libre aux ressources énergétiques du Canada. Nous avons aussi obtenu d'importantes possibilités d'investissements et résolu plusieurs litiges commerciaux".

Appelé à ratifier l'entente libre-échangiste qui lui était soumise par le président, le Congrès américain, pourtant connu pour ses positions protectionnistes, en a rapidement compris les avantages pour les États-Unis et l'a adopté sans véritable débat. Objet d'un débat national passionné et principal enjeu de la campagne électorale au Canada, le pacte est passé complètement inaperçu dans la campagne américaine. Ce qui est révélateur du rapport de forces véritable entre les deux pays et des enjeux spécifiques pour chacun d'eux. Car l'un des partenaires, il faut le préciser, est dix fois plus puissant que l'autre, et de surcroît engagé sur le plan mondial dans une guerre économique sans merci, pour tenter de surmonter un déficit commercial qui n'arrive pas à diminuer depuis 1982, même si le dollar, depuis 1985, s'est déprécié de moitié par rapport aux autres devises (d'après le taux de change effectif). Au demeurant, cet accord est conçu par les États-Unis comme un modèle devant influencer les négociations en cours au sein du GATT dans le cadre de l'"Uruguay round".

Deux poids, deux mesures

Le texte prévoit l'élimination, sur une période de dix ans commençant le 1er janvier 1989, de pratiquement tous les droits de douane et autres mesures de restriction des échanges entre les deux pays. Il englobe le commerce des produits agricoles, des services financiers et de l'énergie, et, sous certains aspects, le commerce des produits automobiles régi depuis 1965 par un pacte alors conclu entre les deux pays.

Si le Canada trouve une plus grande liberté d'accès au marché américain, on ne peut d'aucune manière parler d'"accès garanti", comme l'avaient promis les défenseurs canadiens du traité jusqu'au moment de sa conclusion. Les mécanismes prévus pour le règlement des différends commerciaux n'apportent aucune garantie contre l'adoption de nouvelles mesures protectionnistes américaines. Il est au contraire stipulé à l'article 19 que :

1. les lois nationales de chaque pays sur les droits antidumping et les droits compensatoires continuent de s'appliquer ;

2. chaque partie se réserve de modifier ses propres lois sur l'imposition de tels droits ;

3. ces modifications pourront s'appliquer à l'autre partie à la seule condition que celle-ci soit désignée explicitement dans le nouveau texte de loi et qu'elle ait été informée et consultée à cet effet.

En cas de désaccord à la suite d'une telle modification des règles du jeu, l'autre partie peut soumettre le différend à un "groupe spécial" dont le rôle se limite à émettre un avis sur la conformité de ces changements avec les règles du GATT et le but de l'accord de libre-échange.

Pour ce qui est de l'imposition de droits antidumping ou compensatoires, toute plainte de la partie exportatrice sera soumise à un comité spécial chargé de vérifier si les mesures prises sont compatibles avec la législation interne du pays importateur. Le comité pourra confirmer la décision prise, ou demander qu'elle soit modifiée dans le sens de ses recommandations.

Mais on sait que c'est précisément en vertu de cette législation interne dont ils sont les seuls maîtres que les États-Unis, au cours des pourparlers préparatoires et des négociations, avaient imposé des droits compensatoires de 6,85% sur les importations canadiennes de poissons frais, en janvier 1986 ; de 35% sur le bardeau de cèdre, en mai de la même année ; puis brandi la menace d'imposer des droits de 27% sur le bois d'œuvre. Dans ce dernier cas, au terme de négociations entre les deux pays, M. Mulroney avait fini par accepter une formule prévoyant l'imposition par le gouvernement canadien, le 30 décembre 1986, d'une taxe à l'exportation de 15% prélevée sur les producteurs canadiens de bois d'œuvre. Cette mesure, toujours en application, est maintenue explicitement dans l'accord pour une période indéterminée. Quant au bardeau de cèdre, le président Reagan décidait, le 6 décembre, de maintenir la surtaxe jusqu'en 1991, malgré l'entrée en vigueur du traité, la réduisant de 35% à 20% en 1989, à 10% en 1990 et à 5% pour les six premiers mois de 1991.

Sombres perspectives pour l'emploi

Les raisons le plus souvent invoquées par les États-Unis pour justifier l'imposition de telles mesures sont les prétendus avantages indus dont bénéficieraient les producteurs canadiens par rapport aux producteurs américains. Dans le cas de la pêche, par exemple, la décision de janvier 1986 d'imposer des droits de douane de 6,85% reposait sur une analyse de cinquante-huit programmes gouvernementaux canadiens dont trente et un (douze fédéraux et dix-neuf provinciaux) constituaient, selon le département américain du commerce, des formes de subvention aux pêcheurs canadiens. Parmi ces programmes, il faut mentionner l'assurance-chômage, l'aide gouvernementale au développement régional, etc.

À la même époque, la présidente de la commission américaine du commerce international, Mme Paula Stern, déclarait que l'ampleur de l'intervention du secteur public dans l'économie canadienne n'avait pas d'équivalent aux États-Unis et que cette participation était considérée par de nombreuses entreprises américaines comme une "pratique injuste qui porte atteinte à la liberté du commerce".

L'ouverture des frontières a été présentée comme un moyen de créer massivement des emplois grâce au marché plus vaste auquel les entreprises canadiennes auraient désormais accès. Pourtant, force est de constater que, même en se fondant sur les études les plus optimistes, les perspectives sont plutôt sombres à cet égard. L'étude la plus souvent citée, celle du Conseil économique du Canada (CEC), prévoit, dans son scénario le plus favorable, une création nette de deux cent cinquante mille emplois sur dix ans, soit vingt-cinq mille par an dans tout le Canada. Selon un scénario moins optimiste, ces prévisions se réduisent à sept mille six cents emplois nets créés chaque année ou soixante-seize mille sur dix ans. Ces résultats, d'autre part, reposent sur des hypothèses contestables au point qu'un des membres du CEC, M. Raymond Koskie, se dissociant des conclusions de l'organisme, a révélé que des hypothèses plus réalistes auraient conduit à une progression de l'emploi encore plus faible, voire négative.

Mais en retenant les conclusions les plus optimistes, il faut bien constater que les nouveaux emplois créés selon les prévisions du CEC se concentreront essentiellement dans le secteur des services, le secteur industriel étant le plus durement frappé par les suppressions de postes. Le rôle du Canada, ainsi intégré dans l'ensemble continental nord-américain, évoluera davantage vers celui d'une économie des services, relais d'un noyau industriel renforcé au sud du 45e parallèle.

Cependant le contenu de l'accord de libre-échange ne se limite pas aux seuls aspects commerciaux. D'autres dispositions s'appliquent aux domaines de l'énergie et des ressources.

Le Parti libéral du Québec dirigé par M. Robert Bourassa et l'opposition du Parti québécois ont, rappelons-le, activement milité en faveur de l'accord, invoquant notamment le fait que le libre-échange ouvrirait la porte à une manne d'exportation d'énergie hydro-électrique vers les États-Unis. Pourtant, s'il faut en croire les propos de l'ex-gouverneur du New-Hampshire, M. Sununu, choisi entretemps par M. George Bush comme nouveau secrétaire général de la Maison Blanche, la hausse substantielle à prévoir des exportations québécoises d'électricité vers les États de la Nouvelle-Angleterre n'a rien à voir avec la signature de l'accord : "Ce n'est pas le libre-échange qui va modifier le fait que nous avons besoin d'électricité [2]."

Ces besoins accrus sont stimulés en partie par l'opposition populaire grandissante à l'utilisation de ces énergies polluantes et peu sûres que sont le charbon [pluies acides] et le nucléaire. Mais aussi par la volonté des États-Unis de réduire leur dépendance à l'égard du pétrole, en particulier du pétrole importé de régions devenues moins sûres, comme le Golfe.

En somme, en ouvrant librement leurs frontières à l'importation d'énergie canadienne, les États-Unis, c'est le moins qu'on puisse dire, concèdent peu. En retour, ils s'assurent, et le Canada le leur offre sur un plateau d'argent l'accès non discriminatoire aux sources canadiennes d'énergie. Cela implique d'une part que les prix de l'énergie exportée ne peuvent être supérieurs aux prix intérieurs. Ainsi si les éleveurs de poulets du Sud des États-Unis profitent d'un climat qui rendra les éleveurs canadiens non concurrentiels, l'industrie au nord de la frontière ne pourra, par contre, profiter de ressources énergétiques à meilleur marché.

Aussi révélatrice soit cette disposition, elle n'est pas la plus percutante. Plus encore, l'accord de libre-échange concède aux États-Unis un accès proportionnel aux ressources canadiennes en cas de pénurie ou d'approvisionnement réduit.

On conviendra facilement qu'on déborde ici quelque peu du cadre d'une simple entente commerciale. Les incidences du traité, en cette matière, sont encore beaucoup plus vastes si l'on considère que les abondantes ressources en eau dont dispose le Canada sont directement visées, même si le gouvernement canadien affirme qu'il n'en est rien. L'eau ne fait pas partie de la liste des marchandises exclues de l'accord, malgré une demande adressée en ce sens aux négociateurs par le ministère de l'environnement du Canada, mais qui n'a pu être retenue, "faute de temps".

On ne peut s'empêcher d'établir une relation entre ces éléments et le fait que M. Simon Reisman, négociateur en chef du Canada pour l'accord de libre échange, est lui-même l'un des chauds partisans de la vente d'eau aux États-Unis, s'étant associé en particulier à une proposition visant à édifier un immense projet de détournement des réservoirs naturels de la baie James vers les Grands Lacs et, de là, vers le Sud des États-Unis.

D'autres dispositions encore débordent le strict cadre d'un accord commercial. Entre autres, les normes relatives à l'investissement et à la constitution de "monopoles". Le traité accorde aux investisseurs étrangers le "traitement national", c'est-à-dire un traitement non moins favorable que celui dont bénéficient dans des circonstances analogues les investisseurs du pays. Dans cet esprit, le gouvernement canadien accepte de modifier sa loi d'examen des propositions de rachat d'entreprises canadiennes par des investisseurs américains. Avant l'entrée en vigueur de l'accord, toute acquisition directe par un investisseur étranger d'une entreprise canadienne dont la valeur des actifs bruts était d'au moins 25 millions de dollars canadiens devait d'abord obtenir le feu vert d'investissement Canada. Ce seuil était de 100 millions de dollars pour une acquisition indirecte. L'accord le repousse jusqu'à 150 millions de dollars pour une acquisition directe par des investisseurs américains, et supprime toute limite pour une acquisition indirecte, à partir de 1992.

Une menace pour la protection sociale

La libéralisation des investissements touche explicitement certains secteurs comme les services en général et les services financiers en particulier. Pour ce qui est des premiers, il faut signaler notamment diverses activités reliées aux services de santé, dont la gestion relève essentiellement du secteur public au Canada tandis qu'elle est surtout privée aux États-Unis. Alors que le mouvement de privatisation a déjà commencé à se frayer un chemin dans ces domaines au Canada, l'ouverture aux investissements américains ne pourra que renforcer cette tendance et menacer ainsi la qualité des réseaux publics de santé, nivelant ceux-ci vers le bas dans un procès d'homogénéisation continentale axée sur les faibles standards américains.

Le renforcement du caractère privé de l'économie à l'échelle du continent est également inscrit dans un court article du chapitre "Autres dispositions" intitulé "Monopoles" [article 2010] et qui a reçu peu d'attention jusqu'ici. En vertu de cet article, si le gouvernement du Canada, voire celui d'une province canadienne, voulait créer une nouvelle société d'État, il ne pourrait y procéder de manière autonome. Il serait tenu d'engager à cet effet des discussions avec le partenaire américain et, dans l'éventualité de la mise sur pied de cette société, de lui imposer des conditions d'exploitation "conformes aux dispositions de l'accord". La création par une province, par exemple, d'une régie de l'assurance automobile dont l'objectif serait de réduire les coûts par rapport à ceux du marché privé contreviendrait de toute évidence à l'accord qui interdit les "pratiques commerciales anti-concurrentielles".

Le contenu de l'accord va donc bien au-delà du cadre d'un simple pacte commercial, mais il passe pratiquement sous silence une question qui a pourtant été au centre du débat électoral canadien, celle des programmes sociaux. Beaucoup plus développée qu'aux États-Unis, la protection sociale dont jouissent les Canadiens (réseaux publics universels de santé et d'éducation, d'assurance-maladie, d'assurance-chômage, de retraite...) est-elle menacée par le libre-échange ? Dans le débat, nombreux sont ceux qui, se fondant en particulier sur l'absence de toute mention à cet égard dans le texte du traité ont défendu le point de vue selon lequel les programmes sociaux et, par extension, les conditions générales de vie et de travail, ne seraient aucunement menacés. On a eu recours aux arguments d'autorité. Le juge à la retraite Hemmet Hall, qui avait présidé dans les années 60 aux travaux de mise sur pied de l'assurance-maladie au Canada, est venu l'affirmer, de même que son homologue québécois, M. Claude Castonguay. Le premier ministre du Québec, M. Bourassa, a soutenu le même point de vue, lui qui expliquait en 1985 que "le plus faible des deux pays pourrait se voir forcé d'ajuster ses politiques sociales et fiscales".

Pourtant, les associations patronales de tout le pays ne cessent de réclamer une réduction des charges sociales qui, selon elles, sont trop élevées et empêchent les entreprises canadiennes d'être concurrentielles sur les marchés extérieurs. Même si cela ne fait l'objet d'aucune disposition particulière de l'accord, il est normal de s'attendre que des pressions s'exercent sur les conditions de vie et de travail, sur les politiques sociales, dans le sens d'une homogénéisation nord-américaine. Certes les lois canadiennes, notamment dans le domaine de la santé, offrent actuellement une protection contre les intrusions immédiates de l'investissement privé américain en ce domaine. Mais ce serait avoir une vision bien statique des choses que de croire à la permanence des protections actuelles et de nier au libre-échange toute influence sur leurs transformations à venir.

L'évolution des dernières années, soutenue d'un bout à l'autre du pays tant par les libéraux que par les conservateurs, montre que, loin de prendre résolument parti en faveur du secteur public et de le défendre, l'on s'est déjà engagé, au nom de l'assainissement des finances publiques, dans la voie de la rentabilisation des services, de leur privatisation, de leur gestion en fonction des critères de l'entreprise privée : une voie qui, de toute évidence, menace l'universalité, l'accès garanti à tous et à toutes à des soins de qualité égale, indépendamment de leur situation financière. Si les pas déjà franchis dans cette direction ne sont encore, pour ainsi dire, qu'une amorce, il faudrait se fermer les yeux pour ne pas y voir une tendance qui nécessairement s'affirme dans un contexte de libre-échange, la privatisation ouvrant encore plus grande la porte aux intérêts privés américains et au contenu de leurs programmes de santé fondés sur le profit. Cette présence accrue poussera elle-même à une plus grande privatisation et à la détérioration des programmes sociaux qui l'accompagne.

Pression sur les conditions de travail

Une évolution identique est à prévoir pour ce qui a trait aux conditions de travail et à la protection syndicale. La main-d'oeuvre non agricole est syndiquée à 36% au Canada, mais à 17% seulement aux États-Unis, où la législation du travail offre par ailleurs une protection moindre. L'élargissement de la mobilité des capitaux en situation de libre-échange exercera une pression inévitable sur les conditions de travail au Canada. Comme vient de le rappeler dans une récente étude M. Richard Freeman, du bureau national de la recherche économique de Harvard, avec le libre-échange, les entreprises hésiteront davantage avant d'implanter de nouvelles usines au Canada puisque la proportion de travailleurs syndiqués y est deux fois plus élevée qu'aux États-Unis. Elles voudront, de plus, négocier les conditions de travail avant de s'engager à y investir, précise-t-il.

Érosion de la syndicalisation, détérioration des conditions de travail et désinvestissement sont donc des évolutions à prévoir. Le mouvement est déjà amorcé aux États-Unis où bon nombre d'entreprises quittent le cœur industriel traditionnel du pays pour aller vers les États du Sud avec leurs lois antisyndicales, leurs bas salaires et leurs conditions de travail précaires. Les entreprises multinationales canadiennes pourront, elles aussi bénéficier désormais de cet avantage et se déplacer vers le Sud, amplifiant la tendance déjà amorcée du désinvestissement au Canada, où l'on observe des sorties nettes d'investissement direct, particulièrement vers les États-Unis. Le refus majoritaire des électeurs canadiens d'endosser l'accord de libre-échange avec les États-Unis et de voter pour le Parti conservateur qui en avait fait son cheval de bataille exprime incontestablement les craintes de la population face à tous ces enjeux.


* Professeur à l'université du Québec à Montréal, département des sciences économiques.

[1] Le Parti libéral et le Nouveau Parti démocratique, qui avaient à eux deux recueilli la majorité des suffrages, ne disposeront au Parlement que de 82 et 43 sièges, respectivement.

[2] La Presse, 8 octobre 1987.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 25 juin 2015 16:05
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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