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Collection « Les sciences sociales contemporaines »


“L'atomisation sociale:
condition de la domination totale”

Louis Gill, économiste
Professeur retraité de l'Université du Québec à Montréal

gill.louis@uqam.ca

«L’atomisation sociale : condition de la domination totale ». Un article publié dans la revue Spirale, no 176, janvier-février 2001, p. 16. [Autorisation accordée par l'auteur le 4 janvier 2005 de diffuser ce texte.]

Un nouveau totalitarisme, celui du marché
Des conditions propices à la domination totale


La transformation des classes en « masses » et l’élimination parallèle de toute solidarité de groupe sont, explique Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme, la condition sine qua non de la domination totale. Le terme de « masses », précise-t-elle, s’applique à des gens qui ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun, qu’il s’agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d’organisations professionnelles ou de syndicats. L’atomisation sociale et l’individualisation extrême, poursuit-elle, ont constitué la base des deux grands totalitarismes qu’a connus le XXe siècle, le nazisme et le stalinisme. La fabrication d’une société complètement atomisée et amorphe a exigé la destruction de ses organisations, la liquidation du mouvement ouvrier organisé,  de ses partis politiques et de ses syndicats; elle a donné lieu à la déportation de populations entières et à l’extermination de millions de personnes. Elle a exigé la liquidation par Staline à partir de 1924 de ce qui restait de ces authentiques organes du pouvoir révolutionnaire qu’étaient les soviets et la destruction du parti bolchevique lui-même par l’élimination physique de ses militants révolutionnaires. Elle a supposé, après l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933, l’élimination de la base populaire de son parti dont le nom,  « Parti nazi », est, rappelons-le, l’abréviation de « Parti national-socialiste des travailleurs », un parti entièrement dédié à la défense des intérêts du capital au-delà de ses références frauduleuses au socialisme et aux travailleurs.

La dégénérescence de la révolution d’octobre 1917 et l’avènement du stalinisme qui en a résulté moins d’une décennie plus tard s’expliquent d’abord, il faut le rappeler, par des conditions objectives, l’échec définitif de la révolution mondiale et, au premier chef, de la révolution allemande en 1923 ayant laissé dans l’isolement un pays déjà relativement peu développé, ravagé par la guerre mondiale et par la guerre civile qui l’a suivie et subissant l’hostilité des pays capitalistes. Mais, il faut aussi être conscients, comme l’explique Eric Hobsbawm dans L’âge des extrêmes, que la politique stalinienne elle-même, tournant le dos à la révolution mondiale et poursuivant l’objectif de la construction du socialisme dans la seule Union soviétique, a contribué à accroître cet isolement. Politique suicidaire, dit-il, qui, en identifiant comme l’ennemi principal les social-démocrates désignés comme social-fascistes, a divisé le nécessaire front uni des partis ouvriers dans la lutte contre le nazisme montant et pavé la voie à l’avènement d’Hitler au pouvoir.

Le terme « totalitarisme » doit être employé avec parcimonie et prudence, nous dit Arendt, qui établit une distinction entre « régime totalitaire » d’une part et « dictature » ou « tyrannie » d’autre part.  Le totalitarisme ne s’arrête pas à la prise du pouvoir politique par la force, à la simple dictature militaire. Il poursuit son action, dirigée vers la domination totale, par l’instauration du régime policier et la transformation complète du mode de vie de l’individu atomisé. Le totalitarisme doit en finir avec l’existence autonome de n’importe quelle activité, par la domination permanente de tous les individus dans toutes les sphères de leur vie, rappelle Arendt en citant le Mein Kampf d’Hitler.

Un nouveau totalitarisme, celui du marché

Le « totalitarisme » qui exerce aujourd’hui son emprise, dans des sociétés qui se réclament pourtant de la démocratie, est celui qui veut paradoxalement justifier son existence au nom d’une plus grande liberté, celle du marché, mais qui ne laisse en réalité d’autre choix que de s’intégrer à la logique d’une pensée unique, d’un mode unique d’agir, une logique qui s’est infiltrée dans nos vies de manière tacite sous la forme d’une guerre non déclarée, qui enchaîne les populations et lie leur sort à la santé du capital, à la prospérité des investissements. Cette logique est celle du néolibéralisme, qui s’est implanté à partir de la fin des années 1970 en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, pour se généraliser à l’échelle du monde entier au cours des deux décennies suivantes et régner dès lors en maître absolu, soumettant toute l’activité économique et sociale aux seules lois du marché. Il s’agit bien d’un retour au libéralisme après une période de quelque quatre décennies qui avaient vu triompher l’interventionnisme étatique. Mais ce libéralisme est d’un type nouveau dans la mesure où le champ de son déploiement est celui d’une économie « globale » entièrement mondialisée où le principe de la liberté des échanges a été poussé à un point tel que les États en sont arrivés à confier aux marchés et aux institutions internationales qui en assurent la domination intégrale, des pouvoirs supranationaux qui priment sur la souveraineté des États et le contrôle de la démocratie parlementaire sur des enjeux majeurs de la vie sociale, désormais décidés par les impératifs du profit et de la compétitivité internationale.

Le totalitarisme d’aujourd’hui est celui de la domination totale par le marché. L’étendue de son pouvoir, en voie d’achèvement au niveau mondial depuis la chute de l’économie planifiée dans l’ex-Union soviétique et ses satellites d’Europe centrale et orientale, ne s’arrête pas à la sphère de l’économie. Le totalitarisme du marché poursuit son action dirigée vers la transformation complète de l’individu en homo oeconomicus, en individu qui penserait tout en termes économiques, comme le soutient depuis des décennies la science économique officielle fondée sur le principe de l’individualisme méthodologique. Sans sombrer dans le catastrophisme, on ne peut écarter aujourd’hui, avec les progrès phénoménaux du génie génétique et leur appropriation privée par les entreprises multinationales dans un monde qui n’obéit qu’aux lois du marché et du profit, l’hypothèse d’un éventuel recours au clonage généralisé et aux mutations génétiques pour achever, dans une version moderne d’eugénisme, ce modelage de l’individu aux besoins de l’économie.

Des conditions propices à la domination totale

Le chômage croissant, la mise à sac des programmes publics de protection sociale, la destruction de l’emploi stable auquel on substitue l’emploi contractuel et à temps partiel, le recul de la syndicalisation, l’accroissement des inégalités à l’intérieur des pays et entre pays riches et pays pauvres, l’insécurité, la misère et le désarroi social qui en résultent constituent le processus même de la constitution de la société atomisée, condition de sa domination totale et terrain fertile à l’émergence d’une forme extrême de cette domination. La profilération d’une multitude de groupes racistes, xénophobes, néofascistes et néonazis dans un grand nombre de pays et les récents succès électoraux de partis politiques d’extrême droite démontrent qu’il ne s’agit pas d’une simple hypothèse d’école. La regrettable décision de l’Union européenne, prise en septembre 2000, de lever les sanctions imposées à l’Autriche à la suite de l’entrée au gouvernement de ce pays en février 2000 du FPÖ (Freiheitlische Partei Österreichs), parti d’extrême droite dirigé par le raciste Jörg Heider, en dit long sur la détermination des quatorze « démocraties » européennes à prendre les moyens qui s’imposent pour barrer la route à une remontée de l’extrémisme de droite.

Venant de gouvernements dirigés par des partis de droite, une telle attitude n’est pourtant pas aussi inattendue à la lumière de l’histoire. Il n’est en effet un secret pour personne, par exemple, comme le rappelle Hobsbawm, que le conservateur britannique Winston Churchill cachait mal sa sympathie à l’égard de Benito Mussolini et de son régime fasciste et que sa motivation à se présenter peu après comme le chef de file de la lutte anti-fasciste n’était motivée que par la menace réelle que représentait pour la Grande-Bretagne la puissance montante de l’Allemagne nazie. On sait par ailleurs que les « démocraties » européennes qu’étaient la France et la Grande-Bretagne, voyant en Hitler le fer de lance de la croisade antibolchevique, n’avaient pas hésité à s’allier à Hitler et Mussolini en signant en 1938 le traité de Münich, qui laissait Hitler libre d’annexer la Tchécoslovaquie et lui fournissait le tremplin d’une attaque prochaine contre l’URSS.

Venant de gouvernements « socialistes », social-démocrates ou travaillistes comme les gouvernements français, allemand et britannique, dirigés par des partis s’affichant comme partisans d’une « troisième voie », celle du partenariat, la banalisation de l’entrée du FPÖ au sein du gouvernement autrichien est-elle moins inattendue?  La réponse à cette question s’impose d’elle-même lorsqu’on se souvient que le Parti socialiste autrichien, déjà protagoniste de la « troisième voie » dans les années soixante-dix, a joué un rôle clef pour contribuer à donner une crédibilité politique au FPÖ d’extrême droite et à favoriser ainsi sa progression, en gouvernant en coalition avec lui de 1983 à 1986.

Dans un article intitulé « Le fascisme libéral » publié en août 2000 dans le Monde diplomatique, le Sous-commandant Marcos, dirigeant de l’Armée zapatiste de libération nationale du Chiapas au Mexique exprime cette préoccupation dans les termes suivants :

La fameuse « troisième voie » ne s’est pas seulement révélée, ici et là, fatale pour la gauche, mais peut constituer, par endroits, une rampe de lancement pour le néofascisme.

Ces rappels font ressortir avec une grande acuité les dangers qui se profilent aujourd’hui et les moyens absolument nécessaires à mettre en œuvre pour y faire échec, dont le principal consiste incontestablement à contrer le processus de l’atomisation sociale par l’action organisée unitaire et la mobilisation sur une base de classe, en toute indépendance, pour la défense des intérêts de la grande majorité de la population.


Fin


Revenir au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste, professeur retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 février 2007 19:47
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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