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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Le Devoir, Montréal, Édition du 17-18 mai 2003 - Cahier Livres.

“L'argentine en crise”
Louis Gill, économiste
Professeur retraité de l'Université du Québec à Montréal

gill.louis@uqam.ca

«L'Argentine en crise », Un article publié dans Le Devoir,  17-18 mai 2003, Cahier Livres. [Notes de lecture sur ¡ Que se vayan todos ! Le peuple d'Argentine se soulève de François Chesnais et Jean-Philippe Divès. Paris, Nautilus, 2002, 230 pages] [Autorisation accordée par l'auteur le 4 janvier 2005 de diffuser ce texte.]

¡ Que se vayan todos ! Qu'ils s'en aillent tous ! Tel est le cri de mobilisation avec lequel les argentins ont chassé du pouvoir deux gouvernements en dix jours lors des soulèvements de décembre 2001.

Pays qui avait dans les années 1940 l’un des niveaux de vie les plus élevés du monde, l’Argentine s’est littéralement effondrée sous les effets cumulés d’une gestion économique néolibérale marquée par une corruption généralisée, qui puise son origine dans la dictature militaire de 1976 à 1983 et qui a connu son plein déploiement sous la présidence du péroniste Carlos Menem de 1989 à 1998. Désignée comme le « meilleur élève du Fonds monétaire international », l’Argentine a mis en œuvre toute la gamme des mesures exigées de cet organisme.

Aux prises avec une dette extérieure qui avait plus que quintuplé en sept ans sous la dictature militaire[1], de 8 à 45 milliards de dollars, l’Argentine procédait, sous la présidence de Carlos Menem à partir de 1989, à une privatisation massive des services publics, offerts aux multinationales à environ 30 % de leur valeur, à une hausse des taux d’intérêt, à la libéralisation de l’économie et à la « dollarisation » de la monnaie nationale, le peso, c'est-à-dire à l'instauration de la parité entre le peso et le dollar américain. Elle parvenait par cette dernière mesure à juguler l’hyperinflation alors en vigueur, à alléger le poids de la dette extérieure libellée en dollars et à instaurer un climat de confiance pour les investisseurs étrangers, mais en créant un nouveau problème, celui de la chute des exportations par la perte de compétitivité du pays sur le marché extérieur et d’une hausse des importations.

Il s’ensuivit une augmentation du déficit commercial et par conséquent de la dette extérieure, qui atteignait ainsi les 150 milliards en 2002, dans un contexte où on a permis impunément une évasion fiscale massive des riches privant l’État de la moitié de ses recettes et une fuite des capitaux vers l’étranger dont le montant atteignait les 120 milliards la même année, soit presque le niveau de la dette extérieure. Le résultat : une économie en ruines, 30 % de la population en chômage et près de 50 % sous le seuil de la pauvreté dans un contexte où le régime de protection sociale a été en grande partie liquidé, une profonde récession qui, au terme de quatre années, a conduit à l’explosion sociale à la fin de 2001.

Au moment où la population est appelée aux urnes pour élire un nouveau président, dans un contexte où l'effondrement économique et la crise sociale qu'il a suscitée ont provoqué une crise politique d'une ampleur exceptionnelle dont il est difficile de prévoir l'issue, le livre de Chesnais et Divès constitue un précieux outil de compréhension des origines de cette crise, de sa nature et de ses enjeux. Il ne s'agit pas, expliquent-ils, d'une simple « crise de représentation », mais bien d'une crise du système politique au sens le plus complet du terme. Les dirigeants et les partis politiques qui se sont partagé le pouvoir depuis soixante ans ont perdu toute crédibilité. Pour l'Argentine, où de larges couches de la population ont si longtemps et fermement soutenu le parti justicialiste de Juan Perón, porté au pouvoir en 1945 par le mouvement des descamisados (sans chemises), « cette rupture représente une césure historique fondamentale ». De son côté, l'autre grand parti traditionnel, l'Union civique radicale, a perdu lui aussi dans une très large mesure la base traditionnelle dont il disposait au sein des classes moyennes.

Il en est de même de l'État argentin, dont la solide légitimité passée reposait sur le large espace économique et social qu'il occupait en réponse à des besoins réels de redistribution, de services publics et de gestion d'importants secteurs économiques, mais que les politiques de libéralisation, de déréglementation et de privatisation ont littéralement vidé de sa substance pour le transformer en un « État spoliateur et de pure répression, associé au capital étranger, travaillant sous ses ordres et de plus en plus perçu comme tel par le peuple argentin ».

D'où le sens du cri de rejet : ¡ Que se vayan todos ! Qu'ils s'en aillent tous ! Rejet des institutions honnies et des partis politiques traditionnels faillis. Et simultanément, recherche spontanée de modes d'organisation autonome, ne serait-ce, au départ, que pour assurer la survie. C'est ainsi qu'on a vu naître et se développer le mouvement des piqueteros, dont le nom renvoie aux piquets de grève dressés par les salariés, mais qui désigne dans ce cas des formes d'action que ses utilisateurs, ex-salariés jetés à la rue, doivent désormais mener ailleurs que devant les lieux de travail (blocage de routes, soupes populaires, organisation de la survie quotidienne). D'autres formes d'auto-organisation se sont également développées, en particulier dans les zones les plus paupérisées, comme la mise en place de cantines collectives, d'assemblées de quartier et la reprise par les salariés d'entreprises en faillite. Chesnais et Divès analysent méticuleusement le développement de ces formes d'organisation autonome dont on doit constater qu'elles s'apparentent à celle des « conseils » qu'on a vu plus d'une fois surgir spontanément dans l'histoire depuis la Commune de Paris en 1871. Ils en analysent la puissance potentielle comme les limites, mettant en lumière le besoin essentiel de leur coordination et de leur irruption sur le plan proprement politique.

Il va sans dire, et les auteurs le soulignent avec lucidité, qu'une situation comme celle qui prévaut actuellement en Argentine ne peut durer indéfiniment. Le renforcement du mouvement passe nécessairement par une liaison étroite avec le mouvement des salariés, dont une partie a déjà commencé à se démarquer du syndicalisme institutionnel intégré à l'État, par la création d'une centrale syndicale indépendante, la Centrale des travailleurs argentins, elle-même en lien avec des organisations autonomes nées dans le mouvement de soulèvement. L'issue du mouvement argentin dépend aussi largement, il va sans dire, des développements à venir dans les autres pays, au premier chef ceux d'Amérique latine.

Pour Chesnais et Divès, ou bien la situation actuelle évoluera vers une transformation véritable, dont les bases politiques et les institutions devront être radicalement nouvelles, ou bien l'Argentine risque d'être ramenée à une sorte d'« âge de pierre » dans le cadre d'un protectorat américain administré par le FMI. Le deuxième pôle de cette alternative n'a rien de surréaliste lorsqu'on sait que la notion « d'État failli » (failed State) est récemment venue s'ajouter à celle « d'État voyou » (rogue State), dont le prototype est l'Irak, dans la nomenclature du Département d'État de nos voisins du Sud, pour désigner des États incapables d'assurer l'ordre économique chez eux et qui représenteraient en conséquence une menace pour le sain équilibre de l'économie mondiale, justifiant dès lors une intervention de la « communauté internationale ».


[1] En dépit des bons soins du FMI qui a démontré des égards particuliers à l’endroit de la junte militaire en collaborant systématiquement avec elle et en déléguant un émissaire particulier, Dante Simone, auprès de la Banque centrale argentine pendant la dictature.


Fin


Revenir au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste, professeur retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 février 2007 19:50
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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