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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill (1998), “ L'actualité du Manifeste. Montréal, 1998. Texte broché, non publié.
L'actualité du Manifeste

par Louis Gill, économiste, retraité du département de sciences économiques, UQAM.


Table des matières:

Révolution et pays avancés
Le sort des classes moyennes
Paupérisation absolue ou relative ?
Conquête du pouvoir, socialisme et démocratie
L'organisation politique indépendante
« La fraction la plus résolue des partis ouvriers »
Le programme de revendications du Manifeste
Le « spectre du communisme »

Publié au début de 1848, le Manifeste est une oeuvre de jeunesse. Marx avait alors 29 ans et Engels 27. Ils venaient tout juste d'élaborer la conception matérialiste de l'histoire, esquissée par Marx dans les Thèses sur Feuerbach de 1845, puis développée au cours des années 1845 et 1846 par Marx et Engels dans les manuscrits publiés après leur mort [note 1] sous le titre d'Idéologie allemande. Mais Marx n'avait pas encore élaboré sa théorie de la plus-value, pierre angulaire de son explication des fondements de la société capitaliste et des classes qui la composent. Il n'avait pas encore élaboré non plus sa théorie de l'État, dont l'expérience historique de la Commune de Paris de 1871 allait lui donner les bases.

On peut donc comprendre que les deux auteurs eux-mêmes, dans la Préface de l'édition allemande de 1872, aient jugé que, même si les principes généraux exposés dans le Manifeste «conservent dans leurs grandes lignes (...) toute leur exactitude» (un quart de siècle après sa publication), le programme des mesures révolutionnaires qui y est mis de l'avant « est aujourd'hui vieilli sur certains points » [note 2].

Si le Manifeste pouvait être « vieilli » sur certains points un quart de siècle après sa première parution, on serait enclin à supposer qu'il l'est encore davantage aujourd'hui, un siècle et demi après cette première parution. Ces points de « vieillissement » sont pour les détracteurs de Marx autant de démonstrations de faillite d'une théorie à mettre aux poubelles. Je soutiens pour ma part qu'il sont autant de manifestations d'une pensée des plus riches en voie de maturation.

Révolution et pays avancés

Un premier point sur lequel on reproche aux auteurs du Manifeste d'avoir erré est la conviction qu'ils expriment de voir la révolution se réaliser d'abord dans les pays les plus industrialisés. Dans les Principes du communisme, rédigés un an plus tôt, Engels allait même beaucoup plus loin en disant que la révolution se produirait en même temps dans tous les pays civilisés et qu'elle se développerait dans ces pays d'autant plus rapidement que l'industrie y serait plus développée (OC, I, 93). Si ces prévisions ont été démenties par l'histoire, le principe sous-jacent au raisonnement de Marx et Engels exprimé dans le Manifeste n'en était pas moins fondé et, à la lumière des développements qui ont marqué le XXe siècle, conserve plus que jamais toute sa pertinence. Dans la conception matérialiste de l'histoire en effet, le passage du capitalisme au socialisme puis au communisme est le passage d'un stade du développement social à un stade plus élevé, qui intègre en les dépassant les acquis du stade antérieur. L'un de ces acquis est la grande industrie qui a créé le marché mondial et l'étroite interdépendance de tous les pays. C'est pourquoi le socialisme ne peut se concevoir qu'à l'échelle mondiale, à partir des forces productives nécessaires développées par le capitalisme. Nationale dans sa forme, la révolution ne peut être qu'internationale dans son contenu, lit-on dans le Manifeste (OC, I,122).

Cette vision du processus révolutionnaire sera officiellement inscrite dans les Statuts (dont Marx est le principal rédacteur) de l'Association internationale des travailleurs, la Première Internationale, fondée en 1864, qui stipulent que « l'émancipation du travail, n'étant un problème ni local ni national, mais social, embrasse tous les pays dans lesquels existe la société moderne, et nécessite, pour sa solution, le concours théorique et pratique des pays les plus avancés ». Si donc la révolution éclate d'abord dans un ou des pays moins développés - et c'est ce qui s'est passé jusqu'ici - elle ne pourra que demeurer provisoire et soumise à la menace d'un renversement, tant que les principales forces productives demeureront concentrées dans les pays capitalistes domi-nants. En conséquence, comme Marx et Engels l'expriment dans l'Adresse de l'autorité centrale à la Ligue (des communistes) prononcée en mars 1850, deux ans après la publication du Manifeste :

... il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu'à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l'association des prolétaires ait fait assez de progrès pour... concentrer dans leurs mains les forces productives décisives. (O.C., I, 187)

Il faut souligner que se trouve esquissée dans cet écrit la théorie de la révolution permanente élaborée par Léon Trotsky à partir de 1905 dans Bilan et perspectives, puis développée dans une série d'articles rédigés entre 1928 et 193 1, rassemblés dans un ouvrage intitulé La révolution permanente, et dont les fondements ont également été repris par Vladimir Lénine dans ses « Thèses d'avril » 1917, intitulées Les tâches du prolétariat dans notre révolution.

Le sort des classes moyennes

On a aussi critiqué le Manifeste pour sa prévision d'une disparition des classes moyennes traditionnelles (petits industriels, marchands, rentiers, artisans et paysans) et de la réduction de la structure de classes de la société capitaliste aux deux classes que sont la bourgeoisie et la classe ouvrière.

Il faut reconnaître que, si les classes moyennes traditionnelles se sont érodées et qu'elles ont par le fait même grossi les rangs du salariat, une nouvelle classe moyenne ou petite-bourgeoisie s'est constituée. La classe ouvrière, ou classe du travail salarié, n'en demeure pas moins une des deux classes fondamentales de la société capitaliste face à la bourgeoisie dominante, en raison de la place qu'elle occupe dans le processus de la fructification du capital et du rôle qu'elle est appelée à jouer comme moteur du changement social.

Loin de s'atrophier, comme le soutiennent ceux qui la réduisent aux seuls ouvriers de la production matérielle, elle n'a cessé, comme corollaire de l'accroissement du capital dont elle est la condition, et comme résultat de la complexification de la société, de s'accroître et de se diversifier: travailleurs manuels, intellectuels, ouvriers, fonctionnaires, à statut régulier ou précaire, soumise directement à l'exploitation du capital par ses diverses fractions (industriel, commercial, financier) ou indirectement, par État employeur interposé.

Paupérisation absolue ou relative ?

Un troisième point de faiblesse du Manifeste est sa théorie de la « paupérisation absolue ». Sous le capitalisme, écrivent Marx et Engels, le travailleur, « loin de s'élever avec le progrès de l'industrie, [...] descend toujours plus bas, [...] devient un pauper (pauvre, en latin dans le texte allemand d'origine), et le paupérisme se développe plus vite encore que la population et la richesse » (OC, I, 122). Cette théorie d'un paupérisme croissant a été contredite par un développement des forces productives qui a permis à long terme une augmentation, et non une diminution, du niveau de vie de la population travailleuse, même si conjoncturellement celui-ci peut diminuer. Elle est reliée à une conception du salaire défini comme étant égal au minimum de subsistance vital, désignée à l'époque comme la « loi d'airain des salaires » défendue en particulier par Ferdinand Lassalle.

Après avoir adhéré à cette loi dans des écrits de jeunesse dont le Manifeste, Marx l'a farouchement combattue par après, en particulier dans les Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand de 1875, connues sous le titre de Critique du programme de Gotha (OC, III, 9-27). La théorie du salaire élaborée par Marx dans ses ouvrages postérieurs au Manifeste est une théorie de l'accroissement et non de la diminution du salaire réel, l'amélioration de la productivité permettant aux travailleurs d'obtenir une partie des fruits d'une production sociale accrue. L'élément déterminant de l'évolution du salaire n'est donc pas sa limite inférieure, c'est-à-dire le minimum de subsistance vital comme dans la loi d'airain, mais son état relatif par rapport au profit, c'est-à-dire la plus-value. S'à peut augmenter en termes réels, il ne peut jamais augmenter au-delà des limites qui assurent au capital les conditions de sa fructification.

Ainsi, si on ne peut parler de paupérisation absolue de la classe ouvrière, puisque la situation réelle qui découle du développement du capitalisme est au contraire une tendance de long terme à la hausse du salaire réel, on constate par contre qu'il y a tendance à une paupérisation relative, dans la mesure où le capital s'enrichit par son échange avec le travail salarié, qu'il en sort grandi, alors que le travail salarié en sort identique. L'écart grandissant entre riches et pauvres ainsi qu'entre pays riches et pays pauvres, révélé par les statistiques, est l'expression concrète de cette paupérisation relative [note 3].

Conquête du pouvoir, socialisme et démocratie

Si, comme on vient de le constater, le Manifeste contient effectivement certaines manifestations d'une pensée qui était alors encore en voie de maturation, quels sont ses apports qui conservent dans le contexte d'aujourd'hui toute leur actualité ? D'abord, incontestablement, sa caractérisation tout à fait contemporaine du capitalisme comme système mondial soumis à « l'unique et impitoyable liberté du commerce » (OC, I, 114). Mais aussi et surtout, sa mise en lumière de l'enjeu fondamental qu'est l'organisation politique indépendante de la classe ouvrière en vue de la conquête du pouvoir, et des formes de l'exercice de ce pouvoir dans la nouvelle société. Cet enjeu, le Manifeste le désigne comme « la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie » (OC, I, 130).

Les formes concrètes de cette démocratie à conquérir ne pouvaient être élaborées dans l'abstrait par Marx et Engels qui, selon leur expression, « n'anticipaient pas sur le monde de demain par la pensée dogmatique » [note 4]. Elles devaient être trouvées dans l'action révolutionnaire elle-même, dans le mouvement spontané de la masse de la population cherchant les moyens spécifiques de l'exercice de son pouvoir et de la gestion de la société. Révélées pour la première fois par la Commune de Paris en 1871, ces formes sont celles de l'exercice du pouvoir par la majorité de la population et non plus par la minorité. Elles appellent le remplacement des institutions conçues pour l'exercice du pouvoir de la minorité sur la majorité par de nouvelles institutions adaptées à la réalisation d'une véritable démocratie. « La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte », écrit Marx dans l'Adresse du Conseil général de 1'Association internationale des travailleurs sur la guerre civile en France en 1871 (OC,II, 230).

Alors que la démocratie bourgeoise et le parlementarisme sont façonnés de telle manière que la population travailleuse soit le plus éloignée possible de l'appareil gouvernemental, lui permettant tout au plus de décider périodiquement quels membres de la classe dirigeante la « représenteront » et la « fouleront aux pieds » au Parlement (OC, II, 23 5), l'organisation démocratique du pouvoir des travailleurs doit au contraire être construite comme un «corps agissant, exécutif et législatif à la fois" (OC, II, 233), constitué de représentants élus et révocables à tout moment. Systématiquement, depuis la Commune de Paris de 1871, ces formes du pouvoir et de l'organisation de la société ont jailli spontanément de l'action révolutionnaire. Mises en place de manière embryonnaire par la révolution russe de 1917, elles y ont été liquidées par l'isolement de cette révolution réalisée dans un pays faiblement industrialisé et dévasté par la guerre, et par l'émergence dans ces conditions d'une bureaucratie autoritaire et répressive, la bureaucratie stalinienne, qui porte aujourd'hui l'énorme responsabilité historique de la destruction des acquis de la révolution, et du dénigrement de l'idée même du socialisme assi-milé à ce monstre de dictature exercée sur la masse de la population, qui a été abattu à partir de 1989.

À la lumière de ces événements historiques et à l'heure de l'hégémonie du néolibéralisme, où d'aucuns ont proclamé l'enterrement définitif du « communisme » et décrété la « fin de l'histoire », on saisit à quel point demeure à l'ordre du jour cet enjeu identifié par le Manifeste, « la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie ». Si, pour Marx et Engels, il n'y a pas de socialisme sans démocratie, il n'y a pas non plus de véritable démocratie sans socialisme, sans expropriation du capital, base du pouvoir de la classe dirigeante actuelle dont le régime bloque ce plein exercice. L'expérience néolibérale des deux dernières décennies n'a cessé de le confirmer, en imposant la dictature du marché, et de démontrer la brutale incapacité de ce régime de société à répondre aux besoins de l'écrasante majo-rité de la population, en précipitant des millions de travailleurs au chômage, en saccageant les régimes publics de santé, d'éducation et de protection sociale, en privatisant le patrimoine collectif, en livrant le sort du monde aux fluctuations de marchés financiers libérés de toute autre contrainte que celle de la recherche du profit spéculatif, en accroissant dans des proportions jamais vues l'écart entre les riches et les pauvres, à l'échelle internationale comme à l'intérieur de chaque pays. Si le défi à relever, qu'est la conquête d'une démocratie véritable, est d'autant plus grand en raison de l'énorme passif que constitue le dénigrement du socialisme par des décennies de stalinisme, l'enjeu désigné par le Manifeste n'en est pas moins crucial pour l'avenir de l'humanité.

L'organisation politique indépendante

La toute première étape des tâches à réaliser est la construction de l'organisation indépendante des travailleurs, la création de leur parti politique autonome, car « l'émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », comme Marx et Engels l'ont exprimé dans plusieurs ouvrages. Cette nécessité de l'organisation politique autonome des travailleurs, exposée dans le Manifeste, est reprise dans l'importante Adresse de l'autorité centrale à la Ligue des communistes rédigée en 1850, dont il a déjà été question. Tirant les leçons des mouvements révolutionnaires qui avaient secoué l'Europe entière au cours des années 1848-1849 et qui avaient été marqués, pour la première fois dans l'histoire, par l'irruption des travailleurs comme force indépendante sur la scène politique, Marx et Engels y expliquent qu'il faut repousser avec la dernière énergie l'adhésion des travailleurs aux partis de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie. Ils doivent au contraire veiller à ce que partout, à côté des candidats de ces partis, soient proposés des candidats ouvriers, même là où n'y a pas la moindre chance qu'ils soient élus, « afin de sauvegarder leur indépendance, de démontrer leurs forces et de faire connaître publiquement leur position révolutionnaire et les points de vue de leur parti ». Les travailleurs, précisent Marx et Engels, « contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu'ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un moment détourner de l'organisation autonome du parti du prolétariat » (OC, I, 188-193).

Pour Marx et Engels, aucun obstacle ne doit être érigé à la réalisation de cet objectif, aucun prérequis dogmatique ou programmatique ne doit être imposé qui aurait pour effet d'empêcher l'adhésion du plus grand nombre. « Il est beaucoup plus important que le mouvement s'étende, progresse régulière-ment, prenne racine et embrasse les pans les plus larges de la classe ouvrière que de le voir partir et progresser sur la base d'un programme théoriquement parfait » [note 5].

Question brûlante d'actualité, s'il en est une aujourd'hui au Québec, où le mouvement ouvrier manque dramatiquement d'une organisation politique indépendante et contribue à porter au pouvoir à chaque élection l'un des deux partis néolibéraux qui se relayent à l'Assemblée nationale et au gouvernement.

« La fraction la plus résolue des partis ouvriers »

Quel est dans ce processus le rôle des militants se réclamant du programme communiste ? Ils ne forment pas, disent Marx et Engels dans le Manifeste, un parti distinct. Ils n'ont pas d'intérêts qui les séparent de l'ensemble du prolétariat. Ils ne sont que « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays ». Leur but immédiat est « le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat » (OC, I, 123).

Pour réhabiliter le socialisme aux yeux de millions de personnes pour lesquelles il est devenu un repoussoir à la suite de décennies de régimes totalitaires désignés de «socialistes», il est instructif de confronter ces précieuses remarques des fondateurs du socialisme avec le dogme du parti unique «d'avant-garde» présenté frauduleusement pendant des décennies par ses protagonistes staliniens comme la réalisation des principes du marxisme, pour justifier l'imposition de leur monopole politique, les privilèges de caste dirigeante inamovible qui en découlaient et leurs crimes contre la population.

Le programme de revendications du Manifeste

Venons en maintenant aux mesures précises mises de l'avant dans le Manifeste, par lesquelles le prolétariat, se servant de sa suprématie politique, en viendra à « arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante ». Ces mesures, « indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier », sont les suivantes:

1 - Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État.
2 - Impôt fortement progressif
3 - Abolition de l'héritage.
4 - Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
5 - Centralisation du crédit entre les mains de l'État au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État, et qui jouira d'un monopole exclusif
6 - Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport.
7 - Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
8 - Travail obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
9 - Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
10 - Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle. (OC, I, 130-131)

C'est précisément ce programme de mesures dont Marx et Engels disaient dans la Préface de l'édition allemande de 1872 qu'il était alors vieilli sur certains points. Pourtant, il faut constater que la plupart de ces mesures constituent des éléments indispensables d'un programme anticapitaliste, avec des réserves évidentes à l'endroit de la proposition de travail obligatoire et militarisé, dont le « Communisme de guerre » en Russie de 1918 à 1921 constitue un triste exemple historique, et à l'endroit de la proposition de combinaison de l'éducation avec la production matérielle, l'éducation devant être un processus de formation de l'individu complet et non simplement de l'individu destiné à occuper un poste dans la production.

Ce programme de mesures est d'autant moins vieilli aujourd'hui qu'au stade actuel du capitalisme, le programme susceptible de mettre en mouvement les travailleurs et les laissés pour contre et de provoquer la collision avec les classes dirigeantes et possédantes n'a pas à être le programme complet des mesures d'expropriation du capital auquel ne pourraient adhérer que les travailleurs déjà convaincus de la nécessité de l'instauration du socialisme. Ce programme est celui des revendications les plus élémentaires d'amélioration des conditions de vie et de travail, parce que le capitalisme, pour satisfaire ses besoins d'accumulation et d'enrichissement de la minorité, ne peut tout simplement pas y répondre favorablement.

Ainsi, la simple revendication d'un impôt plus progressif va diamétralement à contre-courant des tendances à l’œuvre depuis les deux dernières décennies, qui ont déplacé les sources des revenus fiscaux des impôts sur le revenu, traditionnellement progressifs mais dont la progressivité a diminué, vers les taxes à la consommation, régressives et frappant donc plus lourdement les faibles revenus. Dans le même sens, au moment où les marchés financiers en sont arrivés à exercer une domination absolue et où le monde entier est à la merci des opérations spéculatives qui s'y mènent, la revendication d'une centralisation du crédit entre les mains de l'État au moyen d'une banque nationale à capital d'État jouissant d'un monopole exclusif ne semble pas une revendication excessive, qu'il faudrait simplement actualiser, à l'heure de la mondialisation, par des revendications de mise en place d'institutions analogues sur le plan international, destinées à y prolonger ce contrôle.

Une revendication de cette nature, qui a reçu beaucoup de publicité au cours des dernières années, est celle de l'imposition d'une taxe sur les mouvements spéculatifs de capitaux (plus précisément sur les profits réalisés lors des transactions sur les devises), appelée « taxe Tobin » du nom de son proposeur, l'économiste américain James Tobin, prix Nobel d'économie en 1981. Une telle taxe ne menace pas la propriété du capital. Elle constituerait toutefois un moyen de priver ce capital d'une partie de ses revenus en faisant payer un prix à la spéculation, et rencontre de ce fait une farouche opposition des milieux financiers.

Le « spectre du communisme »

Pour conclure, revenons à la première phrase du Manifeste : « Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme ». S'il est une phrase pour laquelle le Manifeste peut sembler vieilli, c'est bien celle-là, et d'autant plus aujourd'hui, après l'effondrement des régimes de l'Union soviétique et de ses satellites d’Europe de l'Est, qui étaient réputés personnifier le communisme. On constatera pourtant que cette phrase, si on en recherche le contenu véritable, n'est peut-être pas aussi vieillie qu'on pourrait le croire. Il est utile à cet égard de rappeler la caractérisation que Marx et Engels proposaient du terme « communisme » dans l'Idéologie allemande :

Le communisme n'est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes. (OC, I. 34)

L'état actuel, on peut le constater tous les jours, tend à devenir de plus en plus intolérable pour un nombre sans cesse croissant d'individus et, si le mouvement pour l'abolir n'est pas encore véritablement en branle, il est utile de rappeler ce que disait de telles situations d'accalmie et d'apparente indifférence un chaud partisan de la société capitaliste et observateur perspicace de la société de son temps, Alexis de Tocqueville, dans un discours prononcé devant la Chambre des députés le 27 janvier 1848, moins d'un mois avant le déclenchement de l'insurrection ouvrière:

On dit qu'il n'y a point de péril, parce qu'à n'y a pas d'émeute ; on dit que, comme il n'y a pas de désordre matériel à la surface de la société, les révolutions sont loin de nous. Messieurs, permettez-moi de vous dire que je crois que vous vous trompez... Regardez ce qui se passe au sein des classes ouvrières qui, je le reconnais, sont tranquilles. Il est vrai qu'elles ne sont pas tourmentées par les passions politiques proprement dites ... ; mais ne voyez-vous pas que leurs passions, de politiques, sont devenues sociales ? N'entendez-vous pas qu'on y répète sans cesse que tout ce qui se trouve au-dessus d'elles est incapable et indigne de les gouverner ; que la division des biens faite jusqu'à présent dans le monde est injuste ... ? Et ne croyez-vous pas que quand de telles opinions prennent racine, ... quand elles descendent profondément dans les masses, elles doivent amener tôt ou tard ... les révolutions les plus redoutables ? [note 6]

Le cent cinquantième anniversaire du Manifeste aura été un moment privilégié de mesurer l'immense valeur qu'il conserve pour l'action politique d'aujourd'hui. Il faut saluer les personnes qui ont eu l'initiative d'organiser ce colloque qui nous a donné l'occasion de lui rendre un hommage des plus mérités.


Fin du texte.

Notes:

(
Note 1) Manuscrits publiés pour la première fois en 1932. Ces manuscrits, après une tentative infructueuse de publication, avaient été abandonnés par leurs auteurs à la « critique rongeuse des souris », d'autant plus volontiers qu'ils leur avaient permis de « régler leurs comptes avec leur conscience philosophique d'autrefois » (Karl Marx, Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique, Paris, Éditions sociales, 1972, p. 5).
(
Note 2) Karl Marx et Friedrich Engels, Oeuvres choisies en trois volumes, Moscou, Éditions du progrès, 1970, tome I, pp. 100-101. Dans la suite du texte, les références à cette publi-cation sont notées de la manière suivante : (OC, numéro du tome, page); par exemple, la référence actuelle serait notée comme suit: (OC, I, 100-101).
(
Note 3) Pour un développement des trois questions qui viennent d'être identifiés comme des points de faiblesse du Manifeste, voir les sections suivantes de mon livre, Fondements et limites du capitalisme, publié aux Éditions du Boréal en 1996: « La question du socia-lisme » (pp. 36-43), « Marx et la "loi d'airain" des salaires » (pp. 277-281) et « Classes sociales » (pp. 432-437).
(
Note 4) Lettre de Marx à Arnold Ruge, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, tome I, novembre 1835 - décembre 1848, Paris, Éditions sociales, 1977, p. 297).
(
Note 5) Lettre d'Engels à la militante américaine Florence Kelley Wischnewetsky (28 décembre 1886), dans MarxEngels, Letters to Americans 1848-1893, New York, International Publishers, 1963, p. 166.
(
Note 6) Alexis de Tocqueville, Oeuvres complètes, tome III, Écrits et discours politiques, Paris, Gallimard, 1985, p. 750.

Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 11 février 2007 19:52
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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