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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Louis Gill, “INTRODUCTION.” In ouvrage de Louis Gill, La crise financière et monétaire mondia-le. Endettement, spéculation, austérité, pp. 7-25. Montréal: M Éditeur, 2011, 141 pp. Collection: Mobilisations. [Texte diffusé dans Les Classiques des sciences sociales avec l'autorisation conjointe de l'auteur et de l'éditeur, M Éditeur, accordée le 11 septembre 2011.]


Louis Gill

INTRODUCTION.”

In ouvrage de Louis Gill, La crise financière et monétaire mondiale. Endettement, spéculation, austérité, pp. 7-25. Montréal: M Éditeur, 2011, 141 pp. Collection: Mobilisations.


[7]

La crise mondiale déclenchée en juillet-août 2007 est entrée, à l’été 2011, dans sa cinquième année. Avant 2007, peu de gens avaient entendu parler de ce « papier commercial adossé à des actifs » qui a fait perdre 40 milliards de dollars à la Caisse de dépôt et placement du Québec sur un actif de 155 milliards en 2008, ni des hypothèques à risque élevé, désignées de « subprime » dans le jargon financier états-unien, ni de la multitude de produits financiers exotiques et toxiques nés d’une « innovation financière » délétère toute récente, qui ont contribué à plonger l’économie mondiale dans le marasme. Même si le Québec et le Canada ont été relativement épargnés par cette très grave crise et en ont plus rapidement et mieux émergé que bien d’autres pays, cela ne doit pas masquer le fait que l’économie mondiale est loin d’en être sortie, quelles que soient les appréciations optimistes d’observateurs pressés de proclamer le retour des beaux jours.

La crise financière de 2007-2008 a été engendrée par les moyens qui ont été utilisés pour tirer l’économie des États-Unis de la léthargie consécutive au dégonflement de la « bulle technologique » au début  [8] des années 2000 : très faibles taux d’intérêt, désignation du secteur immobilier comme vecteur majeur de la relance économique, promotion de l’accès à la propriété par un endettement sans égard aux moyens financiers des acheteurs et refinancement des hypothèques sous la forme de marges de crédit hypothécaire destinées à accroître la consommation courante.

S’en est suivi un fort mouvement spéculatif qui a transformé le logement de lieu de résidence en actif financier revendable avec profit et donné lieu à un investissement excessif dans la construction de logements, composante d’une surproduction générale de marchandises financée par l’endettement, et d’un surinvestissement atteignant tous les secteurs de l’économie. Des développements du même type ont eu lieu ailleurs dans le monde, principalement en Grande-Bretagne, en Irlande et en Espagne. La formule a fonctionné tant que les prix immobiliers ont augmenté et que les taux d’intérêt sont restés bas. Toutefois, les prix ont dégringolé à partir de 2006 en raison de la surproduction de logements, de sorte que leur valeur marchande a chuté sous la valeur du solde hypothécaire, et les taux d’intérêt hypothécaires ont simultanément commencé à augmenter. D’où un grand nombre de défaillances et l’éclatement de la bulle immobilière en 2007.

La crise immobilière s’est dès lors transformée en crise financière, puis en crise boursière et en crise de l’économie réelle. De son épicentre aux États-Unis, elle s’est rapidement propagée dans le monde entier. Des pays comme l’Islande et l’Irlande qui s’étaient transformés au cours des années 1990, à la faveur de la libéralisation et de la déréglementation financières, [9] en d’importants pôles d’attraction du capital financier international, et qui avaient été érigés en modèles à suivre par leurs protagonistes, ont été terrassés par la crise [1]. Alors que l’implantation d’une industrie manufacturière demande beaucoup de temps et que les conséquences de son éventuelle faillite sont généralement circonscrites aux activités connexes, un secteur financier, fondé sur une économie de papier et de télécommunications, peut se bâtir rapidement, mais peut aussi s’écrouler presque instantanément, avec des effets qui s’étendent à l’ensemble du système en raison de ses innombrables ramifications. C’est en gros ce qu’a connu l’Islande, petit pays de 300 000 habitants dont l’activité traditionnelle de la pêche avait jusqu’alors été la principale activité.

À la suite d’une croissance fulgurante, les actifs des trois grandes banques islandaises (leurs prêts et placements) équivalaient en avril 2008 à onze fois le Produit intérieur brut (PIB) de 2007. En quelques jours, en octobre 2008, ces trois banques sont devenues insolvables et le gouvernement a procédé à leur nationalisation. Le Fonds monétaire international (FMI) a établi le coût de leur faillite pour les contribuables islandais à plus de 80 % du PIB. Il a caractérisé cette faillite bancaire comme la plus importante de l’histoire, compte tenu de la taille du pays.

Incapable de rembourser les centaines de milliers de déposants étrangers (individus, entreprises, municipalités, caisses de retraite, etc.), le gouvernement islandais a gelé leurs comptes, soulevant l’ire de [10] ses homologues britannique et néerlandais, dont les citoyens étaient les plus lésés par ces mesures. À elle seule, la banque Icesave de comptes Internet leur devait un montant équivalent à 100% du PIB islandais de 2008. À titre de comparaison, le montant total des réparations exigées de l’Allemagne par le traité de Versailles, au lendemain de la Première Guerre mondiale, s’élevait à 85% de son PIB. Pour forcer la récupération des sommes dues, le gouvernement britannique a recouru à sa loi anti-terroriste afin de geler les actifs des banques et des sociétés islandaises en Grande-Bretagne.

Au-delà de la faillite bancaire et de celle de l’État, il s’agissait en fait de la faillite du pays dans son ensemble. Celle des entreprises, frappées par la récession et étouffées par le poids de leur dette. Et celle des travailleurs et des travailleuses, victimes d’un chômage croissant et du coût prohibitif de leur endettement. D’où la multiplication des manifestations et autres démonstrations de la frustration et du mécontentement social. D’où aussi le refus par référendum à deux reprises (en mars 2010 et en avril 2011) des Islandais de souscrire à un accord de six milliards de dollars d’indemnisation des déposants, estimant qu’ils n’avaient pas à payer de leur poche les conséquences des spéculations des financiers. Une voie qui a été applaudie en particulier par l’économiste Paul Krugman, récipiendaire en 2008 du « prix de science économique de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel », pour qui elle devrait être un modèle pour l’Irlande [2], cet autre « miracle [11] économique » du néolibéralisme qui s’est lui aussi effondré, victime des politiques qui en avaient fait le succès et dont le déficit budgétaire et l’endettement ont atteint des sommets.

Cependant, c’est une tout autre voie qui a été choisie par le gouvernement irlandais qui a plutôt décidé de prendre en charge la dette des banques ruinées par l’éclatement de la bulle immobilière, gonflant ainsi le déficit budgétaire et la dette publique, qui ont respectivement atteint 32% et 96% du PIB en 2010. Précipitée dans la récession la plus grave qu’ait connue l’Europe, l’Irlande a néanmoins opté pour des mesures d’austérité draconiennes, se donnant pour objectif de rétablir l’équilibre budgétaire sur une période de cinq ans. Elle a aussi résolument fermé la porte à toute augmentation du fardeau fiscal des entreprises, le plus bas d’Europe, comme moyen d’augmenter ses revenus, réaffirmant son engagement envers cette autre composante du modèle irlandais qu’est la croissance fondée sur l’investissement étranger et l’exportation. Un modèle dont on peut se demander si, en définitive, il lui a été favorable, sachant que des dizaines d’entreprises étrangères, parmi lesquelles Dell (symbole de la stratégie économique irlandaise), Apple, Hewlett Packard et Digital, ont fui le pays dès l’éclatement de la crise pour s’installer ailleurs dans des lieux qu’ils jugeaient désormais plus favorables à leurs intérêts.

* * *

À la suite de l’éclatement de la crise financière en 2007, les gouvernements de la plupart des pays ont mis [12] en oeuvre des programmes de relance économique et des mesures de sauvetage d’établissements financiers et de grandes entreprises industrielles, ce qui ont gonflé leurs dépenses. Ils ont réduit les impôts, souscrit au capital-actions de banques et d’entreprises en détresse, procédé à la nationalisation partielle ou complète de certaines d’entre elles, octroyé des garanties de prêts et de dépôts bancaires et racheté des titres de dette de mauvaise qualité. Les banques centrales ont réduit leurs taux d’intérêt directeurs, fourni les liquidités nécessaires à un marché monétaire qui s’était enrayé, multiplié leurs moyens d’intervention extraordinaires pour soutenir le secteur financier et recouru à ce qu’il est convenu d’appeler l’« assouplissement monétaire quantitatif », c’est-à-dire à l’impression pure et simple (ou création ex nihilo) de monnaie pour l’achat de nouvelles obligations gouvernementales.

Un fort accroissement de l’endettement public en a résulté, ce qui a acculé certains pays à la crise et menacé les banques créancières. De 2007 à 2009, l’endettement moyen des administrations publiques des pays avancés du G20 est passé de 78% à 97,5% du PIB et le FMI prévoit qu’il atteindra 115% en 2016 [3]. En dépit de leurs interventions massives, gouvernements et banques centrales ne sont pas parvenus à relancer les économies avancées. Le chômage demeure à des niveaux très élevés et la croissance anémique même si plusieurs ont d’ores et déjà proclamé la fin de la récession.

Sur le plan de la politique monétaire, les banques centrales ont réduit les taux d’intérêt à des niveaux [13] voisins de zéro et ne peuvent plus les réduire. Elles ont augmenté les liquidités offertes aux banques en escomptant qu’elles soient mises à la disposition des entreprises et des particuliers et qu’une augmentation de leurs investissements et de leur consommation contribue à stimuler l’activité économique. Toutefois, les banques ont eu tendance, par volonté d’augmenter leurs profits, à ne pas prêter cet argent au public, mais à l’utiliser dans des opérations plus lucratives, comme les placements à l’étranger, ou plus sûrs, comme l’achat d’obligations gouvernementales.

Sur le plan de la politique budgétaire, c’est l’impasse. Alors que leurs dépenses ont été gonflées par les plans de relance et que leurs revenus étaient réduits par le ralentissement économique, les gouvernements ont réduit le fardeau fiscal des entreprises et des particuliers, souvent des plus riches comme aux États-Unis, tournant le dos à des revenus essentiels. Se refusant à restaurer un niveau adéquat d’imposition, certains ont adopté de sévères politiques d’austérité en vue de rééquilibrer les budgets et de réduire l’endettement : tarification accrue et réduction des services publics et de l’aide sociale, réduction des salaires des fonctionnaires et licenciement de personnel, réduction des avantages des régimes de retraite, etc. La Grande-Bretagne, l’Irlande, la Grèce et le Portugal ont ouvert la voie à cet égard. Une voie dans laquelle le Québec s’est lui aussi engagé, avec les mesures de son budget de l’année 2010-2011 (recours accru à la tarification des services publics, imposition d’une contribution santé régressive, accroissement des taxes indirectes, etc.), même si la taille de sa dette en proportion du [14] PIB est nettement inférieure à celle des principaux pays industrialisés [4].

Les mesures d’austérité qui ont été adoptées en 2010 en Grande-Bretagne par le nouveau gouvernement conservateur sont d’une rare sévérité, avec une réduction moyenne de 19% des dépenses des ministères au cours des quatre prochaines années et l’élimination de 490 000 emplois du secteur public. En Grèce où l’endettement public doit atteindre 152% du PIB en 2011, au-delà des mesures d’austérité budgétaire, le gouvernement s’est engagé à privatiser des actifs publics d’une valeur de 50 milliards d’euros d’ici 2015, soit plus de 20% du PIB de 2010. Non seulement ces mesures d’austérité ont-elles pour effet de reporter sur la population travailleuse le coût de la réparation de manoeuvres financières dont elles ne sont pas responsables alors que les coupables jouissent de l’impunité, mais elles ont aussi pour conséquence d’empirer la situation en bloquant la reprise économique et en maintenant le chômage à des niveaux historiquement élevés. La médecine imposée tue le malade au lieu de le remettre sur pied.

Tant au Portugal qu’en Irlande et en Grèce, face à l’incapacité de rembourser une dette devenue hors contrôle et sur laquelle pèsent des taux d’intérêt exorbitants, la restructuration de cette dette, c’est-à-dire [15] le rééchelonnement de son remboursement sur une période plus longue et à un taux d’intérêt réduit, ainsi que son éventuelle radiation partielle, est désormais considérée comme un moindre mal aux yeux des financiers, même si cette perspective les effraie et menace les banques créancières. Inutile de dire qu’elle serait assortie de mesures encore plus sévères à imposer aux populations.

Aux États-Unis, le FMI prévoyait au printemps de 2011 que l’endettement public allait augmenter de son niveau de 92% du PIB en 2010 à 112% en 2016 [5]. Cette perspective menait l’agence de notation Standard & Poor’s à faire passer de « stable » à « négative » la perspective d’évolution de la note de la dette états-unienne, annonçant par le fait même qu’il y avait une chance sur trois qu’elle soit réduite si la situation devait ne pas s’améliorer dans un horizon de deux ans. Et cela, sur un fond de tensions sociales croissantes comme en témoigne notamment la volonté de la droite républicaine de radier les conventions collectives des syndiqués du secteur public de l’État du Wisconsin et d’autres États du Midwest et de rayer leurs syndicats de la carte.

* * *

Que faire dans une situation où les gouvernements surendettés renoncent à prolonger leurs plans de relance et où les taux d’intérêt déjà réduits à presque zéro ne peuvent plus être réduits ? Aux États-Unis, la Réserve fédérale a décidé en novembre 2010 de recourir de nouveau à l’« assouplissement quantitatif » [16] et d’injecter en huit mois 600 milliards de dollars d’argent neuf dans l’économie avec le double objectif de stimuler l’économie et de contrer les tendances à ce mal craint plus que tout autre qu’est la déflation. Mais les résultats obtenus incitent plutôt à douter de l’efficacité de ces mesures. La politique qui consiste à inonder le marché de liquidités pour faire baisser les taux d’intérêt de long terme et stimuler la reprise a contribué à pourvoir les entreprises d’importantes sommes d’argent qu’elles n’ont que très peu utilisées pour investir dans l’activité productive et employer les millions de chômeurs en quête de travail.

Ces sommes empruntées à vil prix ont plutôt été investies dans des activités spéculatives profitables parmi les pays émergents, moins frappés par la crise et connaissant une certaine reprise, où les obligations gouvernementales étaient mieux rémunérées et les bourses en croissance. Ce type d’opération a eu l’effet pervers de faire se dévaluer les devises des pays qui s’y adonnent, au premier titre le dollar des États-Unis, en augmentant la demande des devises des pays où s’investissent ces fonds spéculatifs. Cela a alimenté, par la dévaluation concurrentielle, la « guerre des devises », qui est devenue un enjeu majeur de la politique mondiale dans un système monétaire de changes fluctuants dépourvu de monnaie universelle depuis l’effondrement du système de Bretton Woods en 1971. La chute du dollar, monnaie qui prétend par défaut jouer le rôle de monnaie universelle, a propulsé le retour aux valeurs refuge que sont l’or et les autres métaux précieux comme l’argent, dont les prix ont atteint des sommets.

Les incessantes variations des taux de change qui secouent ce régime de changes fluctuants ont provoqué [17] des interventions soutenues des banques centrales pour stabiliser les monnaies. Ces interventions ont transformé le marché des changes en marché spéculatif mondial, où les monnaies nationales se transigent davantage en tant qu’actifs financiers dans la poursuite de profits financiers qu’en tant que véhicules des échanges internationaux de marchandises. Elles ont donné naissance aux ancêtres des complexes instruments financiers d’aujourd’hui que furent les premiers contrats de couverture du risque découlant des variations des prix des devises devenues fluctuantes, dont la croissance exponentielle est une des composantes de l’hypertrophie financière à l’origine des crises.

Un déséquilibre chronique des échanges internationaux est aussi la conséquence inévitable de ce régime. Il a mené à l’accumulation de vastes réserves de devises aux mains des pays en surplus, comme la Chine, le Japon et de nombreux pays émergents, qui ont financé à de très bas taux d’intérêt les déficits budgétaires et les déficits des comptes des transactions courantes d’autres pays, principalement des États-Unis. Par sa pression à la baisse sur les taux d’intérêt, cette pratique a par ailleurs alimenté la bulle immobilière qui a été à l’origine de la crise financière.

* * *

Ces divers aspects sont analysés dans ce livre qui compte trois chapitres. Le premier précise d’abord que, si la crise a été déclenchée par les défaillances massives des prêts hypothécaires à risque élevé consentis à grande échelle à des acheteurs non solvables, les fondements de son développement se trouvent 18 La crise financière et monétaire mondiale [18] dans l’accumulation sans entraves d’un capital volatil caractérisé par la complexité et l’opacité de ses composantes, qui se déplace à travers le monde en quête des placements financiers spéculatifs les plus lucratifs.

Les vecteurs clés de l’expansion de ce capital que sont la « titrisation des créances » et le « système bancaire de l’ombre » (shadow banking system), échappant à la réglementation bancaire, sont l’objet d’une attention particulière. La titrisation est un procédé par lequel les banques se refinancent en émettant de nouveaux titres de diverses catégories de risque et de rendement, « adossés » à des créances qu’elles détiennent, comme des prêts hypothécaires ; elles évacuent ces créances de leur bilan et en transmettent le rendement et le risque de défaillance à des détenteurs de capital de placement disposés à acquérir les nouveaux titres. Sensé réduire le risque en le repoussant vers les seuls spéculateurs qui sont prêts à l’assumer, ce procédé a plutôt puissamment contribué à l’amplifier et à le propager à l’échelle mondiale. La titrisation peut être décrite sommairement comme un processus qui a la particularité de transformer des titres de long terme et de montants élevés (comme les hypothèques), titres non liquides ou difficiles à vendre, détenus par des banques locales, en des titres de court terme et de faibles montants, plus liquides ou plus faciles à vendre, pouvant être disséminés à travers le monde.

Les faits marquants de la crise de liquidité déclenchée à l’été 2007 par une accumulation de défaillances, qui a infligé d’importantes pertes à de nombreux établissements financiers à travers le monde, provoqué des ruées sur les banques et un assèchement complet du crédit interbancaire, sont ensuite relatés.

[19]

En complément de la crise de liquidité, s’est développée une crise de solvabilité entraînant de nombreuses banques et entreprises dans la faillite, à laquelle les États ont répondu par un soutien massif. Grâce à ce soutien, les établissements financiers sont rapidement sortis du marasme, alors que l’économie réelle, celle qui produit les biens et les services, nageait et nage toujours dans la stagnation. Les grandes banques des États-Unis, qui ont été au coeur de la crise et qui ont été sauvées de la catastrophe par une aide gouvernementale massive ont renoué avec les profits dès le début de 2009. Immédiatement, elles ont repris leurs pratiques aventurières en matière de prêts et leur pratique de rémunération exorbitante de leurs cadres.

L’ensemble des États ayant été lourdement endettés par la crise, tant par la raréfaction de leurs revenus budgétaires que par le coût de leurs mesures de soutien au secteur financier et à l’économie réelle, la crise de la dette privée, qui avait été à l’origine de la crise financière, s’est transmutée en une crise de la dette publique (ou souveraine) qui a, en particulier, fortement secoué l’Union européenne et la zone euro à partir du début de l’année 2010, et de nouveau mis en péril les banques créancières.

De tels développements ne peuvent que soulever les questions les suivantes, auxquelles ce livre s’efforce de répondre. Comment les banques, qui ont été sauvées de la faillite par le soutien financier des États, ont-elles pu se transformer aussi rapidement en créancières de ces mêmes États, désormais confrontés à une crise aigüe de la dette publique ? Comment, à peine débranchées du respirateur artificiel du sauvetage étatique, sont-elles redevenues prêteuses, fournisseuses [20] de fonds aux États ? D’où sont venus ces fonds que, hier encore exsangues, elles ont recommencé à prêter à grande échelle ?

* * *

Pour identifier les sources de la double crise de liquidité et de solvabilité des banques, le deuxième chapitre aborde, dans un premier temps, la question des rapports entre monnaie et crédit. La monnaie, qui semble s’effacer derrière le crédit quand tout va bien, redevient la seule valeur recherchée en situation de crise. Tout le monde veut vendre et se départir de titres menacés de défaillance et personne ne veut acheter. La crise de liquidité est amplifiée par la méfiance des banques qui hésitent à se prêter les unes aux autres et conservent leurs liquidités de peur d’en manquer. Le tarissement de la liquidité constitue une situation de panique pour le crédit interne au secteur financier et une menace pour l’économie réelle en raison de l’épuisement du crédit offert aux entreprises et aux consommateurs.

Ces constats découlent de la nature de la monnaie en tant que médiation nécessaire par laquelle s’opère la validation sociale des travaux privés dans la société marchande. En économie marchande, la vente des marchandises, leur transformation en monnaie, est le moyen par lequel les travaux privés, dont elles sont le produit, se trouvent validés en tant que travail social.

Suit une analyse de l’articulation entre la monnaie émise par la banque centrale (billets et pièces de monnaie), désignée comme la monnaie de base ou monnaie centrale, et la monnaie créée par le système bancaire [21] ou monnaie de crédit, issue d’un contrat privé entre une banque et son client. La quantité de monnaie de crédit que le système bancaire peut émettre est reliée à la quantité de monnaie centrale par un multiplicateur », qui dépend de la réserve-encaisse des banques et de la répartition de la monnaie détenue par le public en billets de banque et pièces de monnaie et en dépôts bancaires.

Cependant, la différence fondamentale entre monnaie et crédit est d’ordre qualitatif. Elle est révélée en situation de crise lorsque la monnaie comme telle est demandée, alors que jusque-là le crédit semblait pouvoir assurer seul l’échange des marchandises et se passer de la monnaie.

La question de la solvabilité est ensuite abordée à partir des normes prudentielles des banques (taux de solvabilité ou taux d’adéquation du capital propre, et effet de levier), édictées au niveau international par le Comité de Bâle sur le contrôle bancaire et consignées dans des accords successifs conclus en 1988, 2004 et 2010, identifiés comme les accords de Bâle I, Bâle II et Bâle III. La timidité de ces normes, qui n’ont par ailleurs aucune valeur contraignante, aide à comprendre que la finance mondiale ait frisé la catastrophe à la fin de 2008. La non-volonté d’accroître réellement leur sévérité maintient une fragilité systémique qui confine à de nouvelles crises.

Le troisième chapitre traite de l’impasse monétaire internationale en tant que dimension clé de la crise, et des diverses propositions qui ont été mises de [22] l’avant pour tenter de la surmonter :retour au régime de l’étalon-or qui a été en vigueur de 1870 à 1933, création d’un nouveau Bretton Woods s’inspirant du système créé en 1944, ancrage au dollar de certaines devises, comme le renminbi chinois ou yuan, contrôle des mouvements de capitaux spéculatifs, etc.

Pour comprendre les développements qui ont mené à l’impasse et évaluer les moyens proposés pour la surmonter, les origines des régimes monétaires du passé sont d’abord rappelées. Leurs fondements théoriques se trouvent dans la nécessaire articulation, au niveau mondial, entre les monnaies nationales et une monnaie internationale ou universelle, tout comme ils se trouvent, au niveau de chaque pays, dans l’articulation entre monnaies bancaires privées et monnaie centrale. L’instabilité chronique du système dépourvu de monnaie universelle, qui est en vigueur depuis l’effondrement, en 1971, du système des parités fixes de Bretton Woods fondé sur l’or, avec le dollar comme suppléant, est par la suite mise en évidence.

Cette instabilité tient au fait qu’une monnaie nationale quelle qu’elle soit ne peut simultanément jouer le rôle d’une véritable monnaie internationale. De même qu’une banque privée ne peut régler sa dette envers une autre banque privée en émettant de la monnaie sur elle-même, de même une banque centrale ne peut régler la dette nationale envers un pays étranger en émettant de la monnaie nationale. Tout comme les soldes des opérations entre banques doivent s’effectuer en monnaie centrale à l’intérieur d’un pays, de la même manière les soldes des échanges entre pays doivent s’effectuer en une monnaie universelle qui ne soit aucune des monnaies nationales. La validation [23] sociale, à l’échelle internationale, des travaux privés s’exprime dans le règlement ultime des soldes en cette monnaie universelle.

Ce chapitre se termine par un rappel du plan qui avait été soumis par John Maynard Keynes à la conférence de Bretton Woods en 1944 et qui a été écarté au profit du plan alors défendu par Harry Dexter White au compte des États-Unis. Ce plan était fondé sur une monnaie universelle distincte des monnaies nationales. L’émission de cette monnaie aurait été régie par une banque centrale des banques centrales qui aurait exigé le paiement d’un intérêt, non seulement sur les comptes déficitaires, mais également sur les comptes excédentaires, affirmant le principe de la responsabilité conjointe des pays déficitaires et des pays excédentaires dans l’existence d’un déséquilibre, et du partage nécessaire de leurs efforts pour éliminer les surplus des uns qui sont les déficits des autres.

Peut-on imaginer que des pays profondément ancrés dans un esprit de concurrence et motivés par la seule défense de leurs intérêts propres puissent sérieusement s’engager dans un processus dont la finalité serait de mettre en place de véritables formes de coopération qui signifieraient l’abandon de leviers clés de leur développement autonome ? Le cas de l’Union monétaire européenne et de l’euro qui en est la monnaie commune illustre bien l’ampleur de ce défi par la crise qui l’a frappée en 2010 et les difficultés de la surmonter, qui trouvent leur source dans le refus de compléter l’union monétaire par une union fiscale et la constitution d’une communauté politique.

* * *

[24]

Rappelant que, pour assurer le sauvetage de banques et d’entreprises aux frais de la collectivité, les États les ont définies comme « trop grosses pour faire faillite », la conclusion appelle à prendre conscience de ce que de telles banques et entreprises doivent alors être jugées comme « trop grosses pour demeurer privées » et doivent, dans l’intérêt commun, être prises en main par la collectivité en vue de leur planification démocratique en tant que biens publics dotés d’une mission de service public. Aussi, le sauvetage de 2007-2008 n’aurait-il pas dû être l’occasion d’une saisie pure et simple des banques qui ont fait faillite, une mesure légitime qui n’aurait d’aucune manière pu être considérée comme une atteinte à la propriété, puisque la propriété avait été anéantie par la faillite elle-même ? Leur mise sous propriété publique garantirait l’exercice de leur mission sociale, bannirait la spéculation, permettrait de les recentrer sur leur métier historique de dispensatrices de crédit et de protectrices de l’épargne et d’instituer à nouveau un financement direct, sans finance spéculative de marché et sans les produits exotiques créés par une « innovation financière » délétère qui a mené l’économie au désastre.

La conclusion soulève également la question de l’illégitimité de dettes publiques dont on veut faire payer la note aux populations, alors qu’elles sont le résultat de la spéculation et de la course aux profits, ainsi que de la complaisance des États envers l’évasion et l’évitement fiscaux et des réductions d’impôt accordées aux entreprises et aux nantis de la société. À la lumière du double refus de la population islandaise, par voie de référendum, de payer pour l’indemnisation [25] des déposants de la banque Icesave, face à laquelle elle ne se reconnaît aucune responsabilité, l’hypothèse du refus de rembourser les dettes publiques ne pourra manquer de se poser au premier chef aux populations de pays comme la Grèce, l’Irlande et le Portugal, qui étouffent sous le poids de plans d’austérité plus sévères les uns que les autres et de frais d’intérêt qui ne cessent d’augmenter à la suite des décotes successives des agences de notation.

La conclusion présente les résultats de sondages récents qui, à la faveur des ravages provoqués par la crise, dévoilent un appui déclinant au capitalisme à travers le monde. Une modeste prise de conscience, dont on ne peut que se réjouir, de la situation sans issue dans laquelle ce système nous enferme et de l’aspiration à le remplacer par une prise en main démocratique collective de notre avenir.

* * *

Le livre se termine par une brève Annexe consacrée aux mécanismes de la spéculation sur les titres et un Glossaire des principaux termes utilisés dans le monde de la finance.



[1] Voir Louis Gill, « États en faillite :la fin du “miracle libéral” », L’État du monde en 2010, Paris / Montréal, La Découverte / Boréal, 2009, p. 124-130.

[2] « A parable of two debtors. Does Iceland hod lessons for Ireland, and the rest of Europe ? », The Economist, 16 avril 2011, p. 61.

[3] IMF Survey online, 1er septembre 2010, et Fiscal Monitor, avril 2011, p. 127.

[4] Voir Louis Gill, L’heure juste sur la dette du Québec, juin 2010, document endossé par les centrales syndicales CSN, CSQ et FTQ, de même que par le collectif Économie Autrement, l’Institut de recherche en économie contemporaine et l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques, disponible sur les sites Internet de chacune de ces organisations, ainsi que sur celui des Classiques des sciences sociales.

[5] FMI, Fiscal Monitor, avril 2011, p. 127.



Retour au texte de l'auteur: Louis Gill, économiste québécois, retraité de l'UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 12 septembre 2011 16:04
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.
 



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