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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte d'Hubert Van Gijseghem, “La mémoire à la barre des témoins. Les «souvenirs retrouvés» en matière d'abus sexuel.” in revue Pratiques psychologiques, no 3, 1996, pp. 21-27. [Le 30 janvier 2014, l'auteur, Hubert Van Gijseghem, nous accordait son autorisation formelle de diffuser, dans Les Classiques des sciences sociales, en accès ouvert et gratuit à tous, toutes ses publications.]

[21]

Hubert Van Gijseghem, Ph.D.

psychologue, professeur émérite,
École de psycho-éducation, Université de Montréal

La mémoire à la barre des témoins.
Les « souvenirs retrouvés »
en matière d'abus sexuel
.”

In Pratiques Psychologiques, no 3, 1996, pp. 21-27.

Summary
POUR AMORCER LE SUJET, À PEINE UNE CARICATURE
SUR LA PISTE D'UNE CONTROVERSE THÉORIQUE, TROIS OUVRAGES AMÉRICAINS

LA POSITION DE YAPKO

Tous les plaignants sont-ils de vraies victimes ?
Le refoulement, un concept brumeux
Un terrain piégé

LA POSITION DE TERR

Le souvenir : un instantané photographique
Le retour des monstres
Quelques phrases freudiennes et l'air honnête

LA POSITION DE LOFTUS

La toute-puissance suggestion
La tendance dogmatique des polémiques

QUE PENSER DE TOUT CELA ?

À propos de la position de Terr
À propos de la position de Loftus
Une subtilité linguistique

Bibliographie
Résumé


SUMMARY

The freudian concept of "repression" is at the center of a controversy presently raging all over North-America and dealing with "recovered memories" of sexual abuse.

The author of this article presents the points of view of the principal authorities in the field and, while taking his own stance, makes a plea for caution.

Keys words : Sexual abuse. Memory. Repression. Recoveredmemories. Suggestibility

POUR AMORCER LE SUJET,
À PEINE UNE CARICATURE

Quelque part aux États-Unis, une personne marquée par d'obscures souffrances psychiques entreprend une psychothérapie. Comme tout le monde, le psychothérapeute, évoluant dans une société bombardée de scandales à saveur sexuelle, est témoin du dévoilement multimédiatique des abus sexuels dont de nombreux enfants sont déclarés victimes. Après quelques séances, celui-ci subodore que sa nouvelle patiente (il s'agit plus souvent d'une femme) pourrait relever d'une telle catégorie. Il lui soumet discrètement quelques questions plus ou moins suggestives et voilà le spectre de l'inceste flottant dans le bureau de consultation. Défensive au départ, la patiente s'interroge tout de même. L'atmosphère associative aidant, des bribes de souvenirs ou des images finissent par remonter, accompagnés de vieux malaises tenus secrets. Des séquences de rêves récents ou actuels semblent étayer l'hypothèse. Finalement, la mémoire se souvient Ne vont pas tarder les poursuites en dommages et intérêts, la plupart du temps contre l'un des parents.

SUR LA PISTE
D'UNE CONTROVERSE THÉORIQUE,
TROIS OUVRAGES AMÉRICAINS

En 1994, paraissaient à New York trois ouvrages qui ont trait au précédent scénario : Suggestions of abuse. True and false memories of childhood sexual trauma de M. Yapko : Unchained memories. True stories of traumatic memones lost and found de L. Terr et The myth of repressed memory. False memories and allegations of sexual abuse, de E. Loftus et K. Ketcham.

[22]

Déjà éloquents, les titres annoncent que la mémoire sera l'objet d'un débat dans les paragraphes qui suivent. Plus précisément, la manière non encore déchiffrée dont celle-ci gère le souvenir. Toutefois, avant d'aller plus loin, il n'est pas inutile de souligner vigoureusement à quel point la controverse en cause, si théorique soit-elle, comporte de graves enjeux tout à fait concrets dont voici un aperçu.

Notre patiente de tout à l'heure est maintenant convaincue de sa propre victimisation sexuelle et le coupable - au nom de valeurs diverses - doit payer. Des avocats sont introduits dans l'affaire, un jury sera éventuellement formé et la cour de justice devra se prononcer sur la culpabilité ou la non-culpabilité du présumé agresseur. Quel terrain vague sera donc propice à quelque argumentation ou, autrement dit, où loge le doute qu'exploiteront les avocats des deux parties dans ce genre de cause ? La réponse réside dans la brume qui s'acharne sur un concept freudien.

En faveur de l'accusation, on décrira la mémoire comme une sorte de pellicule vierge qui enregistre et conserve tels quels les événements du passé. Une expérience serait-elle vécue comme désagréable, voire menaçante pour l'équilibre intérieur, la mémoire peut éventuellement en retirer le souvenir de la conscience. Néanmoins, elle pourra laisser réémerger intégralement celui-ci sous le coup d'un choc, à l'occasion d'un événement-rappel ou au détour d'une profonde introspection. C'est la position de Terr, elle-même souvent appelée à titre d'experte à la barre des témoins dans des affaires semblables.

En faveur de l'acquittement de l'accusé, on décrira l'existence d'un processus faussement attribué à la mémoire, susceptible de construire des souvenirs de toute pièce à partir de suggestions, de troubles psychiques, d'émotions fortes ou tout simplement, à partir de l'imaginaire. C'est la position de Loftus, elle aussi souvent appelée à titre d'experte à la barre des témoins et, souvent, dans les mêmes affaires judiciaires.

Pour peu qu'on penche vers la seconde hypothèse, il faudra démontrer que le processus en question a été mis en marche par un stimulus compatible avec la suggestibilité de la plaignante, et cela n'est pas loin de mettre en cause, non seulement le pouvoir de suggestion du psychothérapeute concerné, mais sa propre vulnérabilité ou la faiblesse de son sens critique en regard des manchettes médiatiques. C'est surtout sur ces points que Yapko entre en scène.

Plusieurs enjeux se profilent donc à l'horizon de ce débat. Au-delà de la crédibilité de la mémoire et de celle des thérapeutes, il convient d'attribuer toute sa gravité au fait que des innocents risquent d'être injustement marqués au fer rouge, sinon emprisonnés, et des familles profondément déchirées, faute de pouvoir démontrer avec certitude que les souvenirs ou bien s'enfoncent intégralement dans les abîmes du refoulement, ou bien prennent des chemins tortueux qui les dénaturent, sinon les inventent.

LA POSITION DE YAPKO

Tous les plaignants sont-ils de vraies victimes ?

Yapko trouve suspecte la propension croissante chez les Américains à se "souvenir", au cours d'une démarche psychothérapique ou à la faveur de séances d'hypnose, d'avoir été abusés sexuellement dans leur tendre enfance. Il fonde sa suspicion sur deux phénomènes scientifiquement évalués dont l'un concerne les thérapeutes et l'autre, la population en général.

Le premier phénomène tient dans la profonde division des psychothérapeutes quant à leur position personnelle à l'égard de la mémoire, de l'hypnose et de la suggestion. Sur ces points, la majorité des cliniciens, d'après une recherche de Yapko lui-même, se laissent davantage guider dans leur travail parleurs propres convictions ou croyances théoriques plutôt que parce que révèlent les recherches scientifiques contemporaines. Autrement dit, s'ils pensent que le refoulement relègue plus ou moins temporairement dans les couches inconscientes de la personnalité les expériences [23] traumatisantes dans toute leur intégralité, ils tiendront pour réelles les souvenances de leurs clients et ce, quelles que soient les découvertes tant neurologiques que psychologiques qui mettent en doute le caractère réaliste des événements soi-disant retracés.

Le second phénomène qui fonde la suspicion de Yapko réside dans la tendance, chez la population en général (dont les psychothérapeutes sont une composante), à se laisser influencer dans ses opinions par les témoignages spectaculaires dont font état les médias [1]. Or les expériences cliniques de Yapko et sa substantielle documentation sur les allégations d'abus sexuels dévoilés sur le tard ont quelque chose d'alarmant. D'autant plus que, selon les observations de Olson (1991) auxquelles adhère évidemment Yapko, l'Amérique se montre de plus en plus sous le jour d'une société de victimes [2], ce qui n'est pas sans bénéficier financièrement aux innombrables professionnels du droit. C'est dans un tel contexte psychosocial que pullulent actuellement les poursuites fondées sur des allégations d'abus sexuels passés. Ajoutons à cela l'aura d'omniscience que bon nombre de patients attribuent à leur thérapeute, conjuguée à leur besoin impératif de retrouver la paix intérieure et nous sommes en face d'un sol éminemment propice à l'élaboration de faux souvenirs.

Le refoulement, un concept brumeux

Toujours selon Yapko, le problème crucial que tout cela met en relief ne regarde pas tant le fonctionnement de la mémoire elle-même que le concept freudien du refoulement. À cet égard, la controverse campe deux groupes de cliniciens adverses. L'un tient pour acquis que le phénomène de l'amnésie ou l'absence de souvenir des événements passés indique le refoulement d'expériences difficiles sous l'effet de mesures défensives. Evidemment, ce camp accorde une foi absolue au contenu retracé par leurs clients en quête des sources obscures de leurs souffrances intérieures. Le groupe adverse, au contraire, pense que l'oubli pourrait plutôt servir des impératifs d'ordre neurologique inhérents au développement normal d'une personnalité. Dans cette optique, un trauma ne peut justement pas être oublié à cause de l'importance singulière qu'il prend dans l'évolution psychique d'un sujet. Par ailleurs, les tenants de cette seconde position ne croient pas qu'on puisse retracer des souvenirs au-delà de l'âge de deux ou trois ans. Enfin, quand un souvenir est retracé, pensent-ils, il ne surgit pas d'une cellule nerveuse qui l'avait soigneusement engrammé, mais il résulte d'un processus toujours mouvant qui en transforme le contenu et, parfois, le construit.

Un terrain piégé

Fustiger l'intégralité des souvenirs retracés n'est pas sans risque dans le domaine de l'abus sexuel. L'encouragement contemporain au dévoilement repose tout de même sur les valeurs fondamentales de justice, de protection de l'enfance et de libération intérieure chez les victimes. Aussi Yapko craint-il d'être perçu comme un croisé de la cause des pédophiles, allégation d'ailleurs chère aux avocats de la poursuite. Malgré cela, l'auteur conclut de ses recherches et de sa réflexion que, dans l'état actuel des connaissances, rien ne permet de déterminer avec certitude si quelque chose a eu lieu ou non. En vertu de quoi, il n'encourage pas les thérapies centrées sur l'abus sexuel, même dans les cas plus clairs de victimisation.

LA POSITION DE TERR

Le souvenir : un instantané photographique

Terr croit au souvenir retrouvé. Elle ne démontre pas à strictement parler le bien-fondé de cette option. Elle se contente de décrire des cas éloquents et côtoyés de près soit par le biais de sa pratique clinique, soit à titre d'experte dans des procès, soit à l'occasion d'interviews ou de confidences de gens célèbres. soit au fil d'enquêtes menées avec ardeur. Peut-être précisément parce qu'il manque de substance scientifique, le livre de Terr se lit comme un vrai roman.

Terr doit tout de même s'appuyer sur quelque chose pour tâcher de convaincre ses [24] lecteurs et. surtout, pour parvenir quelquefois à infléchir un jury en faveur de la culpabilité d'un prévenu gravement mis en cause par le fulgurant retracement d'un drame vécu quelques dizaines d'années auparavant. L'auteur s'appuie en effet sur ce qu'elle tient pour deux solives : l'une d'ordre théorique, c'est-à-dire le concept du refoulement ; l'autre, d'ordre intuitif, c'est-à-dire l'honnêteté du plaignant quand celle-ci est manifeste.

Le retour des monstres

La mesure défensive du refoulement constitue le fer de lance de Terr. Un événement traumatique aux intolérables effets émotifs peut être radicalement refoulé quitte à réémerger plus tard dans son intégrité absolue. Même lorsque les événements difficiles sont parfaitement refoulés, ils continuent de hanter notre vie sous la forme de malaises profonds et indéfinis. Terr prétend néanmoins que, si, dans une cause d'abus sexuel, le plaignant se contredit sur un point ou si l'enquête le prend à défaut sur un autre point, cela ne sert nullement la cause des théoriciens des souvenirs "construits", mais indique que le système défensif recourt aux mécanismes courants de la condensation ou du déplacement pour se protéger de la résurgence du trauma. Bref, le jeu obscur de l'événement perdu-retracé demeure inattaquable, dût-il porter à de graves conséquences juridiques.

Une légère incohérence se glisse dans la suite des témoignages de Terr sans que l'auteur ne semble l'apercevoir. Certains, parmi ses témoins et conformément à la théorie freudienne, n'ont refoulé que des événements à caractère tragique, tandis que d'autres l'ont consultée dans le but de retrouver les bons souvenirs que des événements dramatiques semblent avoir enterrés. Dans ces cas, le trauma n'était nullement oublié. Pourtant autant l'oubli de l'événement triste que celui de l'événement heureux sont traités sous le terme générique du refoulement.

Quelques phrases freudiennes et l'air honnête

Pour évaluer la crédibilité d'un ex-abusé. Terr ne présente pas de critères, mais des affirmations quelque peu gratuites. Par exemple, elle endosse sans le moindre doute les histoires les plus abracadabrantes de la part d'un plaignant au sujet de sa mère marâtre sur la foi de la formation scientifique du jeune homme et de son allure honnête. Par ailleurs, dans le but de montrer le minimum de doute cartésien dont tout chercheur doit se prévaloir, Terr, au cours de l'ouvrage cité, invente un cas incroyable qu'elle admettra ne pas croire. Cela n'a rien de convaincant, mais montre tout de même que Terr n'ignore pas complètement la vulnérabilité de sa thèse.

En regard du concept freudien de la "répression" (ici, il s'agit du terme anglais), Terr l'envisage comme le refoulement absolu d'un donné intégral qui, s'il resurgit dans la zone du Moi conscient, réapparaîtra dans sa facture originale à quelque légère déformation près. Voyons comment se situe son adversaire devant le même concept.

LA POSITION DE LOFTUS

La toute-puissance suggestion

Loftus fait partie du corps scientifique qui tente de démontrer que des souvenirs peuvent être construits de toute pièce sous l'effet de suggestions. Non seulement l'existence d'un tel phénomène est-elle scientifiquement prouvée, mais encore les sujets qui, sous l'œil attentif des chercheurs, ont inventé à leur insu quelque souvenir continuent de croire à la véracité de son contenu indépendamment des évidences contraires portées à leur attention. A cet égard, les fascinantes démonstrations de Loftus font dorénavant partie d'un corpus scientifique incontournable.

La tendance dogmatique des polémiques

De la à soutenir que tout souvenir émergeant d'un présumé refoulement constitue invariablement "a truth that never happenened", il y a un fossé qui ne devrait peut-être pas être franchi. C'est là que Loftus succombe aux effets pervers de la polémique. Autant Terr fustige ceux qui dérogent à ses certitudes quant au contenu intégral des souvenirs retracés, autant [25] Loftus fait un dogme de la reconstruction des souvenirs émergeant d'événements oubliés. Au nom de quoi, cette fois, de vraies victimes d'abus sexuels risquent d'être revictimisées par un jugement de la cour inspiré de ses arguments.

En fait, c'est précisément le manque d'objectivité dans le ton des deux polémistes qui prête le flanc aux critiques négatives et perpétue le caractère nébuleux des positions fondées sur le fameux concept du refoulement. Sans doute, la position des deux auteurs est-elle d'autant plus radicale qu'elle les implique dans les enjeux sociopolitiques d'une importante idéologie contemporaine contre l'exploitation sexuelle des femmes. Si la conception du refoulement de Terr va naturellement dans le sens de la défense des victimes féminines. Loftus, réputé féministe elle aussi, ne veut pas avoir l'air de défendre les agresseurs. Pourtant, il lui arrive de mettre au compte de la science des convictions qui ne sont pas toujours fidèles à l'esprit scientifique : "I believe that M.P. is innocent", échappe-t-elle quelque part dans son ouvrage. Si ce genre d'argument trahit une étonnante faiblesse, il n'en demeure pas moins que Loftus est à son meilleur quand elle dénonce les psychothérapeutes spécialistes du "souvenir retrouvé" qui induisent apparemment si souvent des expériences d'exploitation sexuelle en bas âge chez leurs patients en mal de comprendre leur état d'âme. Là devant, on ne peut que s'incliner devant le courage d'une militante féministe.

QUE PENSER DE TOUT CELA ?

À propos de la position de Terr

On peut reprocher à Terr de passer outre l'examen critique de sa position tranchée. Elle appuie ses certitudes sur de nombreux arguments qui ressemblent davantage a des présomptions qu'à des convictions appuyées. Quand on lit attentivement ses témoignages d'enquêtes, tant d'éléments échappent la vérification qu'ils mériteraient pratiquement le soupçon d'avoir été "construits". Elle nous montre, en effet, un enchaînement d'opinions cliniques qui manquent totalement de fondements empiriques. Elle va même à certains moments jusqu'à prêter à des auteurs des opinions qu'ils n'ont jamais exprimées. Par exemple, elle attribue tantôt à Draijer tantôt à Brière une affirmation selon laquelle le non dévoilement encourage le refoulement, ce que ces auteurs n'ont en réalité jamais écrit.

À mon avis. Terr n'est pas au clair avec les deux paires de lunettes qu'elle chausse pour cerner la vérité. Son option psychanalytique la porte vers l'analyse des productions inconscientes (fantasmes, déterminismes psychiques) qui, en fait, ne renseignent jamais sur ce qui s'est réellement passé, tandis que ses enquêtes la conduisent dans les méandres d'événements historiques dont elle veut reconstituer les contours. Il y a là un paradoxe qui, en tout cas, ne joue pas en faveur de la crédibilité. Non pas que le refoulement soit une vision de l'esprit, mais le contenu qu'il soustrait de la mémoire, ne coïncide probablement jamais tout à fait avec l'événement historique sous-jacent. D'où la confusion possible entre le refoulement d'une tentative séductrice infantile et un fantasme d'exploitation sexuelle. Sans vouloir a tout prix concilier l'inconciliable, je crois qu'il n'y a lieu ni d'adopter, ni de rejeter radicalement l'une ou l'autre possibilité, c'est-à-dire la réappropriation par la mémoire d'un événement réel et la reconstruction d'un souvenir à partir de désirs non avoués. C'est ce que cet article voudrait surtout mettre en relief : les deux positions, celle de Terr et celle de Loftus, méritent à la fois le respect et la circonspection.

À propos de la position de Loftus

Si aucune théorie ne peut prouver qu'un événement a eu lieu, aucune théorie ne peut davantage démontrer qu'un événement n 'a pas eu lieu. Autrement dit, qu'on puisse retracer de faux souvenirs n'implique pas que tous les souvenirs retracés soient faux. Si convaincante que soit la thèse de Loftus relativement aux souvenirs construits, il n'en demeure pas moins que les expériences scientifiques à la base de sa position n'ont guère fouillé tous les réseaux complexes du phénomène du refoulement. [26] Autour de ce terme, justement, une confusion sémantique s'acharne qui ne facilite pas la clarté du débat.

Une subtilité linguistique

Dans la théorie freudienne, le terme "Verdrangung" désigne le mécanisme de défense - donc inconscient - par quoi un sujet repousse ou retient hors de la conscience des représentations (pensées, images, souvenirs) liées à une pulsion. En français, on traduit ce phénomène par le terme "refoulement", mais en anglais, on le traduit par "répression". Par ailleurs, toujours dans la théorie freudienne, le terme "Unterdruckung" désigne l'effort conscient visant à faire disparaître de la conscience un contenu menaçant. En français, on traduit ce phénomène par "répression", alors qu'en anglais, on le traduit indifféremment par "suppression" et "répression". D'où, en partie, le dialogue de sourds que se livrent les deux camps américains.

Ainsi, Loftus accepterait d'emblée le phénomène "Unterdruckung", mais elle rejette de façon véhémente l'existence d'un phénomène "Verdrangung". Comme l'un et l'autre processus peuvent être appelés en anglais "répression", elle laisse pour ainsi dire passer le bébé avec l’eau de la baignoire en mettant tout sur le compte du refoulement et rien sur le compte de la répression, aux sens français des termes. À leur tour, Terr et son école négligent d'analyser soigneusement les deux phénomènes psychiques en cause et ne donnent ses lettres de noblesse qu'au phénomène freudien appelé "Verdrangung", ce que la traduction française permet d'éviter.

Nonobstant l'apparente ignorance des auteurs américains à l'égard de cette subtilité linguistique aux conséquences inestimables, les deux écoles demeurent diamétralement opposées, ce qui donne tout son poids à la position de Yapko : la suggestion dans le domaine de la psychothérapie doit faire l'objet d'une haute vigilance. Encore une fois, la psychothérapie, contrairement aux dires de Cornell (1995) qui campe lui-même dans la position de Terr, ne s'intéresse pas à la vérité historique ni ne peut prétendre la connaître. Néanmoins, le même Cornell a toutes les raisons de rappeler que des enfants réellement exploités sexuellement peuvent également être l'objet d'insidieuses suggestions de la part de leur agresseur ou de leur milieu plus ou moins pathogène à l'effet que de tels gestes sont banals, sans conséquences, compréhensibles ou qu'ils doivent carrément passer à l'oubli.

Bref, qu'on parle de Terr ou de Loftus, le caractère catégorique de leur position respective risque de conduire à d'égales perversions de la vérité. Et, encore une fois, les enjeux d'un tel imbroglio autour de la mémoire ou, plutôt, du refoulement sont sans mesure.

BIBLIOGRAPHIE

Bruckner. P., (1995), La tentation de l’innocence. Grasset. Paris.

Cornell, W., (1995), A plea for a measure of ambiguity. in "Readings" pp. 4-10.

Loftus. E. et Ketcham. K., (1994), The myth of repressed memory. False memories and allegations of sexual abuse. St. Martin's Press. New York.

Olson. W., (1991) The litigation explosion. NAL-Dutton. New York.

Terr. L., (1994) Unchained memories. True stories of traumatic memories lost and found. Basic Books, New York.

Yapko, M., (1994) Suggestions of abuse. True and false memories of childhood sexual trauma. Simon & Schuster, New York

[27]

RÉSUMÉ

Le concept freudien du refoulement est au cœur d'une controverse qui fait rage actuellement en Amérique du Nord et qui a trait aux fameux " souvenirs retrouvés" en matière d'abus sexuel. L'auteur de cet article présente les points de vue récents des principales autorités dans ce domaine et, tout en montrant ses propres couleurs, appelle à la prudence.

Mots-clés : Abus sexuel, Mémoire, Refoulement, Souvenirs retrouvés, Suggestibilité



[1] Par exemple, à la suite de la publication du témoignage de Strieber, "Communion", à propos de présumés enlèvements par des extraterrestres, la croyance des .Américains en regard de telles intrusions sur notre planète augmenta de 65%.

[2] Soulignons également l'ouvrage français récent de Bruckner (1995) qui expose la même idée fondamentale.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le jeudi 19 février 2015 15:09
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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