RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

La passion de l'échange: terrains d'anthropologues du Québec. (1985)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Serge Genest, La passion de l'échange: terrains d'anthropologues du Québec. Montréal: Gaëtan Morin, Éditeur, 1985, 309 pp. [Autorisation formelle de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales, accordée le 5 septembre 2007 par l’auteur.]

La passion de l’échange:
terrains d’anthropologues du Québec.

 

INTRODUCTION

 

De toutes les sciences humaines, l'anthropologie est celle qui a le plus insisté sur la nécessité d'établir des rapports avec les membres d'un groupe ou d'une société et de maintenir ces contacts durant des périodes suffisamment longues afin de pénétrer le plus possible les façons d'être et de voir propres à l'un ou l'autre groupe. Quand l'anthropologue parle du « terrain », c'est cette image de la fréquentation longue et intime d'une population qui lui vient spontanément à l'esprit. 

La Grande-Bretagne apparaît souvent comme le berceau de cette nouvelle science qui entendait observer et comparer les multiples comportements des humains en société. Mais d'autres traditions nationales se constituaient à la même époque, si bien qu'on a pu distinguer l'anthropologie sociale de l'anthropologie culturelle. La première, intéressée par les rapports sociaux vécus dans les institutions comme la famille, la politique ou l'économie, a fondé l'essentiel de l'approche britannique. La seconde, fascinée par l'ensemble des valeurs acquises par l'individu dans chaque société, ce que l'on nomme culture, a évolué aux États-Unis. 

Pendant qu'on parlait d'anthropologues chez les Anglo-Saxons, les Français faisaient la différence entre l'ethnologue et l'anthropologiste. Ce dernier, davantage préoccupé par l'histoire de l'humanité (évolution et paléontologie) laissait à son collègue le soin d'observer et de décrire les variations dans les sociétés humaines. Mais c'est Claude Lévi-Strauss (1958) qui a proposé de concilier ces diverses appellations (et ces tendances) en associant des termes à des niveaux d'analyse et de généralisation. Ainsi, la préoccupation première de l'ethnographe est la description. Lorsque le travail ne s'arrête plus au niveau descriptif, mais qu'il s'oriente plutôt vers de premières synthèses, c'est-à-dire l'analyse et la comparaison, il faut alors parler d'ethnologie. En s'inspirant des recherches ethnologiques, l'anthropologue tente de présenter des théories partielles ou globales sur l'un ou l'autre phénomène social (p. ex. la parenté, les rapports sociaux économiques). 

Les distinctions qui précèdent donnent quelques repères pour l'histoire et des précisions sur le vocabulaire de base qui apparaîtra dans les textes de ce recueil. Mais, nombreux sont les manuels d'introduction, ou encore d'histoire de l'ethnologie ou de l'anthropologie relatant la naissance, la croissance et la disparition (parfois) des divers courants. Les lectrices et lecteurs pourront donc s'y référer au besoin (p. ex. Mercier, 1966 ; Poirier, éd., 1968). 

Par ailleurs, s'il nous est apparu utile de faire rapidement référence aux récentes origines de l'anthropologie, c'est que le travail sur le terrain s'est développé précisément durant cette période. Bien sûr, lorsqu'on suit la filière pour trouver les ancêtres de cette discipline, les premiers grands voyageurs constituent invariablement un point d'aboutissement. Pensons à Marco Polo (1254-1324) en Asie, ou encore à Ibn Khaldoun (1332-1406) en Afrique. D'ailleurs, peut-être ces personnages ont-ils légué, à leur insu, ce désir d'observer ce qui se passe chez les autres, de pénétrer ces milieux sur lesquels se fonde l'originalité de la démarche anthropologique. 

Cependant, certains de nos prédécesseurs portent davantage la « responsabilité » de cette fébrilité qui anime aujourd'hui leurs émules à l'approche de l'EXPÉRIENCE : le terrain. Ce sont les Rivers (1864-1922), Malinowski (1884-1942), Boas (1858-1942), Evans-Pritchard (1902-1973), Mead (1901-1978) pour n'en citer que quelques-uns, qui nous ont entraînés dans leur sillage sur le terrain - peut-être aussi sur leur terrain. Ils en ont fait leur vie, leur passion. Des rumeurs circulent au sujet de l'anthropologie. On l'a érigée en mystique, en rite initiatique (et purificatoire ?) que tout-e [1] anthropologue digne de ce nom doit avoir connu ; maïeutique aussi dans le sens d'un véritable accouchement de soi-même, dans la confrontation avec l'autre. Certains tiennent à parler d'art, considérant en cela l'aspect d'abord existentiel et unique de chaque expérience de terrain. D'autres préfèrent dissiper ce halo de sacré qui, aujourd'hui encore, entoure la façon dont l'anthropologue travaille, précisément afin qu'une pratique se développe grâce à l'accumulation des expériences passées. 

Mais qu'entend-on au juste par terrain ? Traditionnellement, l'anthropologue qui préparait un terrain recherchait, parmi les sociétés les plus éloignées géographiquement, celles qui offraient les caractéristiques les plus « pures », c'est-à-dire les moins contaminées par les différentes cultures occidentales. Cette quête du « bon sauvage », du paradis perdu, a longtemps hanté les individus qui étaient occupés à jeter les bases de l'analyse comparative des sociétés. De nos jours, cela n'est plus pensable : l'Occident est présent sur le moindre atoll. Cependant, la même démarche persiste encore pour un certain nombre d'anthropologues qui sont désireux de confronter leur façon d'être et de penser à celle des autres. 

De fait, on peut affirmer que la recherche de terrain apparaît, jusqu'à ce jour, comme un des points culminants du métier d'anthropologue, si ce n'est l'essentiel de sa pratique, même si, de nos jours, une proportion croissante des analyses s'effectue sur documents seulement. Qui plus est, malgré la tendance qui s'est développée depuis une quinzaine d'années, soit de rompre avec l'étude des sociétés non occidentales, un domaine privilégié de l'anthropologie classique, ce changement de perspective n'a pas signifié l'abandon de la pratique du terrain. 

Le versant existentiel de l'expérience ethnologique a sans doute été au départ de plus d'une carrière. Mais là ne s'arrête pas le travail... sinon, en quoi le terrain différerait-il de la vie quotidienne vécue quelque part dans le monde en tant qu'autochtone ou immigrant ? Il a donc fallu que les anthropologues se donnent des outils pour observer systématiquement, pour recueillir des données précises et pertinentes à leur sujet de recherche ; qu'ils réfléchissent sur les moyens les plus adéquats pour rendre ces instruments efficaces ; que, le cas échéant, ils tirent des modèles de leurs descriptions et de leurs analyses. Autrement dit, la démarche personnelle, émotionnelle, devait se compléter par la connaissance de techniques d'enquête (p. ex. le questionnaire, l'entrevue) et de l'adaptation de ces dernières aux exigences particulières de chaque situation de recherche. Le modèle idéal de l'anthropologue de terrain consiste ainsi en un mélange de bonne connaissance de soi-même, de la maîtrise des principales techniques de collecte de données et d'une dose appréciable d'imagination pour faire ressortir des liens insoupçonnés entre les informations accumulées. 

Les multiples facettes du travail sur le terrain exigent qu'on aborde ce sujet sous différents angles. Certains auteurs se sont ainsi attardés à faire connaître et à apprécier les diverses techniques d'enquête utilisées par les chercheurs en sciences sociales : la consultation d'ouvrages de références, la construction de questionnaires et la préparation de schémas d'entrevue, la présentation de généalogies, la transcription phonétique des langues et ainsi de suite. Ces sujets ont été abondamment couverts et ne nous concernent qu'indirectement ici. Qu'il suffise de guider les personnes désireuses de se documenter davantage vers des ouvrages comme ceux de M. Grawitz (1979), P. Pelto (1970) et M.-A. Tremblay (1968). 

Les textes consacrés aux techniques et aux méthodes de recherche ne nous renseignent pas sur ce qui s'est passé sur le terrain, car ce n'est tout simplement pas leur propos. C'est pourquoi il faut chercher ailleurs pour lever le voile petit à petit sur des aspects plus « personnels ». Plusieurs voies ont été empruntées pour présenter l'une ou l'autre dimension de la vie quotidienne du chercheur. On pense entre autres à la publication posthume du journal de Malinowski (A Diary in the Strict Sense of the Term, 1967), ou encore à la correspondance de Margaret Mead sur le terrain (Écrits sur le vif, 1980). Mais il s'agit là de « données brutes » en quelque sorte. 

D'autres avenues ont également été suivies. On mentionne souvent le récit (1964) d'Elenor Smith Bowen (pseudonyme de l'anthropologue Laura Bohannan) qui fait état, de façon romancée, d'un séjour sur le terrain. On se rappelle également les contributions de trois anthropologues français dont la réputation n'est plus à faire : Claude Lévi-Strauss (1955), Georges Balandier (1957) et Georges Condominas (1965) qui, tour à tour, ont raconté le terrain, leur cheminement intellectuel en tant qu'anthropologue ou en regard de l'anthropologie. Hortense Powdermaker (1966) a également contribué à faire connaître les nombreuses expériences professionnelles que peut vivre un anthropologue. D'autres encore ont discuté des problèmes rencontrés dans des contextes politiques tendus, par exemple Frances Henry (1969). 

Plutôt que de faire part d'expériences « individualisées », certaines publications ont réuni les travaux de plusieurs chercheuses et chercheurs offrant ainsi un accès à la diversité des expériences vécues en même temps qu'à la multiplicité des contextes d'enquête. Tout en visant des objectifs assez semblables comme initier les profanes au métier d'anthropologue et peu-têtre également amener le chercheur à communiquer ses façons de travailler, ces ouvrages se sont plus ou moins donné une « identité » propre. Tantôt en s'arrêtant à la recherche menée par des femmes (Golde, 1970), tantôt en cherchant à fournir des modèles de développement de l'expérience sur le terrain (Freilich, 1970), ou encore en mêlant considérations personnelles et aspects techniques de l'enquête (Spindler, 1970), des anthropologues ont entraîné leurs confrères dans cette « aventure » que constitue toujours un peu le fait de se raconter, ne serait-ce que par petites bribes. 

Parmi les autres thèmes abordés et qui se rapportent au terrain, il y a la prise de conscience politique (Beaucage, 1976), ou encore les échecs de recherche (Meyer, 1976). Il faut aussi y ajouter les travaux de critique de l'anthropologie et du terrain, nés particulièrement de la prise de conscience et de la contestation du rôle des anthropologues américains dans le Sud-Est asiatique au moment de la guerre du Viêt-nam et que Jean Copans a fait connaître aux lecteurs francophones (1975) ; parallèlement, il a poursuivi une réflexion critique sur la pratique de l'anthropologie (1974). 

De fait, on pourrait allonger encore la liste des textes (ouvrages et articles de revues) oscillant entre la présentation des techniques de collecte des matériaux d'analyse et la communication des sentiments les plus personnels. L'énumération précédente devrait cependant suffire à indiquer la variété des « genres » dans la littérature et permettre de situer le paysage d'ensemble à partir duquel s'est constitué le projet de la présente publication collective sur la pratique du terrain en anthropologie. 

Ainsi, malgré quelques travaux produits antérieurement, il faut attendre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix pour que les publications en anthropologie se multiplient, autant sur les techniques d'enquête ou la méthodologie que sur les récits d'expériences de terrain. Peut-être faut-il y voir la conjonction d'une double tendance pédagogique et politique ; pédagogique, à la suite de la constatation d'une carence évidente d'ouvrages donnant des éléments d'appréciation de la pratique du métier d'anthropologue ; politique, comme conséquence de la prise de conscience du lien entre anthropologie et colonialisme, et des diverses positions adoptées devant une telle constatation. 

L'année 1970 constitue donc un repère commode pour fixer le début de la publication systématique d'ouvrages sur la pratique de terrain. Il faut par ailleurs noter que ce « déblocage » s'effectue essentiellement chez les Américains, plus directement concernés par ces questions, plus motivés à en parler et aussi parce qu'ils sont assurés de toucher un plus grand nombre d'étudiant-e-s en anthropologie et de profanes. Chez les francophones, exception faite des quelques titres déjà mentionnés, la pratique de la recherche attira peu d'auteurs. Les publications collectives sur le sujet se comptent sur les doigts de la main. 

D'autre part, la technique la plus souvent utilisée par les responsables d'ouvrages collectifs en langue anglaise a été de diviser le travail effectué sur le terrain par étapes et d'affecter les différents collaborateurs à chacune des sections. Bien sûr, cette façon de procéder a l'avantage de donner l'apparence d'une certaine cohérence dans la présentation des textes, mais cette évidence ne ressort guère en dehors du cadre général dessiné par le responsable de la publication. 

Ainsi, l'idée de cet ouvrage collectif sur la pratique de terrain provient de la constatation d'une quasi-absence d'effort de ce genre en français, de la nécessité de sortir des schémas un peu ternes offerts par les recueils de langue anglaise et de la recherche d'un moyen terme entre le manuel d'introduction aux techniques d'enquête et l'étalage de ses émotions intimes, lors d'une expérience de recherche. 

L'objectif proposé aux collaborateurs de ce volume a donc été de raconter, sur un ton personnel, comment chacun avait vécu son contact avec le terrain. Somme toute, il s'agissait de faire part, en toute simplicité et honnêteté, de la façon dont chacun pratiquait son métier d'anthropologue. Une telle orientation entraîne évidemment des conséquences. On sait, en effet, que la caractéristique première de tels recueils de textes est l'hétérogénéité de la présentation et que cette dernière n'est amoindrie qu'au prix d'un découpage plus ou moins rigide des points de vue. Or, précisément parce que le but poursuivi consistait à parler de la pratique, du vécu individuel, nous nous placions dans l'impossibilité intrinsèque de retrouver l'homogénéité et le développement linéaire si chers à notre esprit cartésien. 

De cette espèce de parti pris d'ouverture sur l'expérience personnelle, comme illustration de la pratique du terrain, s'est dégagé un fil conducteur : l'importance d'établir des relations profondes avec la population en situation de recherche. Loin de prétendre que d'autres écrits n'ont pas abordé cette question, il n'en demeure pas moins que les auteurs ont spontanément développé une anthropologie « chaude », axée sur la nécessité et la satisfaction d'entretenir des rapports intenses avec d'autres humains, de se sentir bien avec les gens avec lesquels ils ont travaillé. 

Ainsi, une certaine image de l'anthropologie ressort de cette publication et lui confère son « originalité », malgré la présence d'autres travaux apparentés dans la littérature portant sur le terrain. De toute façon, le sujet est loin d'être épuisé et il mérite certainement que d'autres efforts lui soient consacrés. Il faut également ajouter que tenter de mieux faire connaître le métier d'anthropologue à des non-initiés, à des étudiants ou à des personnes désireuses d'en savoir davantage sur cette pratique apparaît d'autant plus souhaitable qu'anthropologie et anthropologues deviennent plus « visibles » au Québec. 

En effet, il arrive fréquemment maintenant que les media sollicitent leur participation pour mieux expliquer certaines coutumes ou certains comportements « étranges ». On les voit également exposer leur point de vue sur des situations ou des coutumes qui ont cours dans leur propre société. De même, pour prendre un exemple qui nous touche de près, des anthropologues interviennent directement dans les événements (et les débats qui les entourent) causés par les rapports conflictuels qui se sont développés entre l'État et les populations autochtones du Québec (Amérindiens et Inuit). Ce sont là autant d'occasions qui permettent au public de saisir en partie ce que sont les anthropologues, mais qui permettent aussi de propager des vues partielles sur cette pratique. Un objectif à atteindre consisterait donc à apporter les correctifs nécessaires afin de combler une vision imprécise de ce métier. 

Même si ce recueil de textes se veut d'abord didactique, c'est-à-dire visant à faire partager quelques expériences d'anthropologues à des profanes, les personnes qui y ont collaboré espèrent également trouver écho chez leurs confrères. En fait, c'est le plus souvent par bribes, dans des conversations lors de réunions mondaines, que chercheuses et chercheurs se communiquent les anecdotes de terrain, qu'ils réfléchissent tout haut ensemble. Il existe souvent une espèce de gêne à parler de ce qui s'est passé lorsqu'ils étaient « en terrain » (comme Simenon lorsqu'il dit qu'il est « en roman » pour signifier qu'il est plongé dans la rédaction d'un texte). On ne révèle pas aussi aisément des moments de sa vie « intime » auprès d'un groupe ou d'une population : signe de l'implication autant émotionnelle qu'intellectuelle lors de ces recherches. Mais ce n'est pas davantage en prenant le parti de refuser de communiquer vraiment ce qu'il a vécu que l'anthropologue parviendra à convaincre les incrédules de ses capacités de traduire ce qu'il a observé, et surtout de faire saisir la pertinence de son discours à l'aube du XXIe siècle. Nous devons aussi faire comprendre pourquoi nous persistons à pratiquer ce métier et à le faire en entretenant des rapports intenses avec des gens. Autrement dit, toutes les occasions qui favorisent la réflexion de confrères sur la signification du terrain sont bonnes. 

Une fois admise l'hétérogénéité des textes, consécutive à l'option de laisser chacun s'exprimer sur une expérience de terrain, comment parvenir à les mettre dans un ordre qui fasse sens ? Matière délicate sur laquelle tous les volumes de ce genre doivent attendre des critiques. Acceptons-les d'avance et voyons les classements possibles. Le moins compliqué en apparence, c'est celui de l'organisation géographique. On se met alors à jouer avec l'importance relative accordée à chaque région du monde pour assurer un certain équilibre. Voyons ce que nous avons : cinq textes sur l'Afrique, mais trois traitent aussi d'autres lieux. Où faut-il les classer ? Tiens, il y a deux textes concernant l'Amérique latine. Faut-il associer les Antilles à ce continent ? Ah ! le plus simple c'est de débuter par le Canada ; il y a bien cinq contributions sur les six qui traitent du Québec, mais les Inuit et les Amérindiens, je les classe où ? Décidément c'est compliqué le Canada ! 

Une idée originale, du jamais vu, serait de regrouper les textes selon la chronologie des recherches. Mais il semble y avoir un problème là aussi. Attendons voir ! Ah oui, un des auteurs rapporte deux expériences dont l'intervalle est de 16 ou 17 ans. Ma foi ! il y en a même plus d'un ! J'allais aussi oublier cet autre qui échelonne son récit sur trois années. Bref, une idée intéressante, mais difficile d'application. 

Il doit pourtant y avoir d'autres moyens. Pourquoi pas classer les textes selon l'ordre alphabétique des noms, tout bêtement ? Ou mieux, classons-les selon l'ordre alphabétique inversé ? Un peu trop facile en fait. Pas question de procéder selon la routine habituelle du découpage, soit avant, pendant et après le travail sur le terrain puisque la présente démarche va dans le sens opposé. Reste les thèmes. Alors là, c'est très compliqué puisque chaque texte renferme plusieurs thèmes. Il faudrait peut-être penser à un lexique ? Non, on fera sans cela. 

Partant du principe que les lecteurs demeurent toujours libres d'aborder à leur convenance un recueil d'articles dont chacun est une contribution en soi, voici comment leur agencement a été pensé. Les cinq premières contributions offrent, semble-t-il, un condensé des attitudes, des émotions et aussi des transes que l'anthropologue est amené à observer ou à vivre à cause des contacts intenses qu'il entretient sur le terrain. Ainsi, l'éventail des récits se déploie de Marc-Adélard Tremblay, qui insiste le plus sur les aspects techniques, jusqu'à Pierre Maranda, dont le centre est l'intimité du vécu et les interrogations fondamentales toujours présentes à l'esprit du chercheur. Autrement dit, le premier texte raconte comment on devient anthropologue, tandis que le dernier pose des questions fondamentales sur les raisons qui motivent la pratique de l'anthropologie, voire pourquoi il faut en faire. 

Les six articles qui suivent cette « mise en jeu » reprennent, à des titres divers, l'un ou l'autre des thèmes déjà abordés en y ajoutant des éléments nouveaux d'information et de réflexion. Viennent ensuite, les deux dernières contributions qui traitent plutôt de ce qui suit la collecte des données, -dire le moment de faire connaître le produit de ses analyses ; question délicate abordée sous des angles différents. 

Somme toute, les contributions sont agencées de façon à couvrir, dans un premier temps, un vaste registre d'expériences vécues pour ensuite réitérer et approfondir la nature des liens recherchés sur le terrain, par les collaborateurs de cet ouvrage, mais également au-delà, soit dans la dynamique même de la publication des analyses. Voyons-les en détail. 

Le texte de Tremblay fournit un témoignage instructif à plusieurs égards, car en plus de faire état de la façon dont une recherche s'élabore, se met en place, il montre aussi la mécanique du travail en équipe, du moins celle préconisée par Alexander Leighton à l'époque. Par ailleurs, en faisant référence à son premier séjour chez les Acadiens de la Nouvelle-Écosse, il nous ramène aux débuts de la pratique de l'anthropologie par des Québécois. 

Michel Verdon puis Serge Bouchard reprennent également quelques éléments d'information qui ont trait à leur rapport avec les informateurs, au travail avec les enquêteurs, ou encore sur les moyens que doit prendre l'ethnographe pour colliger ses notes lors de ses enquêtes. Par ailleurs, alors que Tremblay est « devenu anthropologue sans le savoir », Verdon explique un peu comment il s'est formé à ce métier. Pour sa part, Bouchard pousse la réflexion plus loin en s'interrogeant sur sa propre pratique de l'ethnographie. 

C'est également en partie sous cet angle que peut se faire la lecture du texte de Louis-Jacques Dorais qui raconte ses premiers contacts avec les Inuit. Sans nier toute l'importance de la quête d'une meilleure connaissance des habitants du Nord québécois ou canadien, il nous fait partager les transformations qui ont lieu chez l'anthropologue dans les relations qu'il établit sur le terrain. 

L'intimité intense qui réunit l'ethnographe et ses informateurs transparaît également sous la plume de Pierre Maranda. Ce dernier approfondit lui aussi la façon dont l'anthropologue est atteint au coeur de son existence par la relation qu'il développe sur les lieux de sa recherche. Il peut s'agir là d'une source d'équilibre tout aussi bien que d'un écartèlement jamais résolu. 

Comme le laisse entendre Maranda, le terrain devient une occasion de partage, mais c'est également là que l'anthropologue se fait élève, apprenti, disciple. Bouchard fait aussi allusion à cette relation maître-élève dans laquelle se place le chercheur pour mieux connaître l'univers des personnes avec lesquelles il travaille. Jean-Jacques Chalifoux, quant à lui, s'est retrouvé en Guyane française, dans un contexte où il a pu expérimenter la relation disciple-gourou. Situation d'intimité qui s'apparente à celle qu'ont décrite Dorais et Maranda, et qui contraste avec la description, plus fréquemment vécue par les anthropologues et que Chalifoux présente lors de son terrain au Nigéria. 

De son côté, Huguette Dagenais commence par nous décrire le caractère physique et sensuel de son premier contact avec la Guadeloupe. Ensuite, son regard se pose sur les gens. L'anthropologue montre alors la progression de sa relation avec la population, souvent parsemée d'ambiguïté. Par exemple, le modèle du rapport femme-homme présent dans une société a des conséquences directes sur les relations entretenues avec les informatrices, les informateurs et les épouses de ces derniers. On constate que l'anthropologue est touché par l'expérience de terrain sur tous les plans : sensoriel, émotionnel et intellectuel. 

Les textes de Serge Genest et de Paul Charest reviennent, chacun à leur façon, sur la qualité des contacts que l'anthropologue parvient à développer en situation de recherche. Genest s'arrête également à la relation physique avec le milieu, moins pour le décrire, comme Dagenais le fait, que pour insister sur ses répercussions sur le travail de recherche ; il en arrive par la suite à l'intimité de la relation humaine. Charest, pour sa part après avoir décrit ses activités au Québec et au Sénégal oriental, propose une réflexion sur le « contrat social », c'est-à-dire l'implication vers laquelle doit déboucher le travail du chercheur, surtout s'il analyse son propre milieu, en tout cas son propre pays ; situation vécue auprès des Amérindiens du Québec. 

Après la prise de contact avec le milieu physique et la relation d'intimité avec les gens, nous sommes donc passés à l'implication. Marie-France Labrecque, elle, parle de l'engagement envers la population chez qui l'anthropologue décide de s'installer. Les choix politiques de l'auteure conditionnent de façon explicite la pratique de l'anthropologie. En plus de faire part de son cheminement social et politique, Labrecque est aussi amenée à une description du déroulement de son terrain en tant que femme : jeune anthropologue « nord-américaine » dans un univers d'hommes mexicains, elle présente avec franchise sa perception des événements et le rôle des femmes dans la communauté. 

En abordant la dynamique du travail en équipe, Renaud Santerre présente l'autre côté de la médaille, si l'on se réfère à ce qu'en dit Tremblay. Ici, c'est le directeur du projet qui s'exprime alors que Tremblay abordait la question comme membre-étudiant du groupe de recherche installé en Nouvelle-Écosse. Par ailleurs, certaines remarques sur les relations homme-femme peuvent faire écho aux propos de Dagenais ou de Labrecque à ce sujet. Enfin, en nous livrant une recherche dans laquelle l'anthropologue joue un rôle autant d'acteur que d'observateur, Santerre nous entraîne dans une relation chargée d'émotions. 

Avec les deux derniers textes de ce recueil, ceux de Bernard Arcand et de Claude Bariteau, le terrain devient en quelque sorte l'arrière-plan à partir duquel on réfléchit. On parle ici d'après-terrain : de la production de l'analyse et des conditions de cette production. En refusant de rendre sa thèse de doctorat accessible au public, Arcand laisse percer à la fois l'intensité de l'échange vécu sur le terrain et son engagement politique envers les populations menacées d'extinction. Quant à Bariteau, il met l'accent sur la dynamique qui doit se développer entre la population et le chercheur dans la construction même des analyses que ce dernier met au point. Pas question de laisser les gens derrière, une fois les données recueillies, ou encore de simplement communiquer le fruit de son travail aux personnes concernées, mais bien plutôt développer un lien dialectique avec les informateurs dans l'élaboration même d'un rapport de recherche. 

La lecture des textes qui suivent devrait permettre de constater, une fois encore, que l'anthropologue se place nécessairement en situation de marginalité lorsqu'il entreprend une recherche sur le terrain. Le titre de l'ouvrage publié par Morris Freilich en 1970, Marginal Natives : Anthropologists at Work, était très évocateur à ce sujet. S'intégrer à la vie quotidienne des gens (que ce soit dans sa propre société aussi bien que dans une société « exotique ») afin de mieux comprendre les réalités qu'ils vivent, sans se départir de ses objectifs d'analyse, la plus rigoureuse possible, oblige l'anthropologue à vivre en marginal. Il choisit de se tourner vers un autre milieu, une autre classe, une autre société en s'efforçant de rompre avec ses attaches ethniques et sa classe, tout en sachant qu'il ne sera jamais complètement intégré dans l'une, ni totalement départi de l'autre, et vice versa. 

Désormais, l'idée de la marginalité fait partie de la perception que l'anthropologue peut avoir de lui-même. Cependant, la conséquence directe de cette marginalité est de le placer dans une position fondamentalement ambiguë. En plus d'être situé idéologiquement et politiquement, chaque chercheur l'est également « anthropologiquement », c'est-à-dire qu'il doit assumer les conséquences du fait d'avoir opté intellectuellement et émotivement pour l'anthropologie. Si la marginalité apparaît comme liée à la pratique du terrain, l'ambiguïté provient du choix même de l'anthropologie en tant que grille de lecture des faits sociaux. Se placer du point de vue des acteurs tout en se réservant l'objectivité, ou encore rejeter toute forme de distanciation par rapport à la réalité, sans renoncer à généraliser sur cette même base, constituent des paradoxes développés au sein de la démarche anthropologique que personne ne saurait éviter maintenant. Chaque anthropologue doit reconnaître et assumer son choix. 

De plus, le fait que la société québécoise donne d'elle-même une image de soumission coloniale, pourrait-il expliquer que les anthropologues de ce milieu semblent privilégier des rapports de type égalitaire et insistent sur l'échange avec les gens avec lesquels ils travaillent ? D'où, peut-on penser, proviennent des positions d'ambiguïté extrême logées entre la poursuite d'une relation égalitaire, la reconnaissance obligatoire du poids de la colonisation occidentale, simultanément à l'adhésion aux règles de la démarche anthropologique comme science sociale. Un tel mélange place chaque collaborateur de ce recueil quelque part au coeur de multiples contradictions. Peut-être ne font-ils que reprendre à leur compte, et plus collectivement que leur confrères d'autres nationalités, ce qui caractérise l'anthropologie contemporaine ? 

Mais, cet ouvrage marque aussi une certaine époque dans le développement de l'anthropologie au Québec. En effet, bien que représentant quatre générations de chercheurs, si l'on regarde le moment de leur formation, on peut néanmoins affirmer que, grosso modo, les anthropologues qui ont collaboré à la rédaction de cet ouvrage appartiennent à la période de consolidation de l'anthropologie au Québec et accordent une importance de premier ordre à la recherche sur le terrain. Or les conditions de la recherche, les orientations de l'anthropologie et l'ensemble des rapports sociaux subissent des changements fort importants, ici comme ailleurs. Les anthropologues qui racontent leur terrain aujourd'hui continuent d'y puiser les fondements du renouvellement de leur réflexion. Il faut cependant s'interroger sur ce que devient la pratique de l'anthropologie chez nous. Là aussi des contradictions se font jour : les personnes dont le métier consiste à reproduire l'anthropologie et qui ont elles-mêmes été instruites dans la « mystique » du terrain font face à des modifications appréciables du contexte général de leur reproduction. N'est-on pas en train d'abandonner les relations avec informateurs pour la recherche sur documents uniquement, ou de délaisser le contact intense avec la population pour le travail à contrat avec ses contraintes dans le temps d'enquête et la production de l'analyse ? 

Ces questions interrogent l'avenir immédiat, mais il est sans doute trop tôt pour leur trouver une réponse. Restons-en, pour le moment, à la constatation que c'est en acceptant de livrer les moments marquants de leur vie de terrain que les collaborateurs de cet ouvrage ont redécouvert la valeur accordée aux rapports humains, au désir de pratiquer une anthropologie chaude.


[1] Afin de faciliter la lecture de ce texte et toutes les fois que cela peut s'appliquer, la forme masculine non marquée désigne aussi bien les femmes que les hommes.


Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 23 novembre 2007 9:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref