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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Xavier GÉLINAS, “D’UNE DROITE À L’AUTRE. Le conservatisme intellectuel canadien-français des années 1960 et 2000.” Un article publié dans la revue Études canadiennes/Canadian Studies, Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France, no 66, 2009, pp. 63-75. [Autorisation de diffuser cet article dans Les Classiques des sciences sociales accordée le 27 août 2010.]

[63]

Xavier GÉLINAS

Directeur adjoint et conservateur en histoire politique canadienne,
Musée canadien des civilisations

D’UNE DROITE À L’AUTRE. Le conservatisme intellectuel
canadien-français des années 1960 et 2000
”.

Un article publié dans la revue Études canadiennes/Canadian Studies, Revue interdisciplinaire des études canadiennes en France, no 66, 2009, pp. 63-75.


Résumé

À l'heure de la montée du conservatisme politique au Canada et au Québec (ADQ), dans la foulée des Invasions barbares et de leur jugement sans complaisance sur les mœurs et valeurs héritées des années soixante, nous résumons les idées-forces du conservatisme intellectuel au Québec du début de la Révolution tranquille, puis d'aujourd'hui. Les différences sont nombreuses : quelles sont-elles ? D'où proviennent-elles ? Sont-elles essentielles ou conjoncturelles ? Indépendantisme, nationalisme culturel ou « ethnique », étatisme et catholicisme : autant de modèles ou de repoussoirs ayant connu un chassé-croisé en quarante ans et suscitant encore des tensions aujourd'hui, au sein de la droite ou plutôt des droites d'idées.

At a time when political conservatism is in the ascendancy, both in Canada as a whole and in Québec (ADQ), and following The Barbarian Invasions' indictment of mores and values bequeathed by the sixties, the key ideas of Québec's intellectual conservatism from the early part of the Quiet Revolution, then from the current decade, are worth exploring. Differences are numerous : what are they ? What is their source ? Are they essential or merely cosmetic and transitory ? Separatism, cultural or "ethnic" nationalism, the role of the state, Catholicism : those are the main models or counter-models that underwent a chassé-croisé through forty years among the intellectual right(s) and are still causing tensions.


En cette époque de montée et même d'implantation durable du conservatisme politique au Canada et au Québec (ADQ), et dans un climat de pensée où Les invasions barbares, Les enfants de refus global, La neuvaine et tant d'autres oeuvres prononcent un jugement inquiet, sinon franchement critique, sur les moeurs et valeurs héritées des années soixante, il n'est pas sans intérêt de résumer les idées-forces du conservatisme intellectuel au Québec du début de la Révolution tranquille, puis d'aujourd'hui [1]. Les différences sont nombreuses : quelles sont-elles ? D'où proviennent-elles ? Sont-elles essentielles ou conjoncturelles ?

Lorsqu'on évoque la droite d'idées - par opposition à la droite en politique - des environs de 1960 au Québec et au Canada français, de qui parle-t-on ? Principalement des adversaires des intellectuels œuvrant dans des revues [64] comme Cité libre, Liberté ou Parti pris, ou dans des organisations comme le Mouvement laïque de langue française. Il est donc question, pour ne mentionner que les principaux éléments de cette mouvance, d'« aînés » comme les historiens Lionel Groulx et Robert Rumilly, d'auteurs un peu plus jeunes comme Richard Arès (qui dirige la revue jésuite, Relations) et François-Albert Angers (directeur de L'Action nationale), et enfin, de jeunes turcs dans la trentaine, comme Raymond Barbeau, animateur-fondateur à la fois de l'Alliance laurentienne, premier mouvement indépendantiste contemporain, et de sa revue Laurentie (GÉLINAS, 2007a).

Entre toutes ces plumes, on dénombrerait évidemment un grand nombre de différences de tempéraments, d'accents, de priorités, de modes d'expression. Quelques traits communs peuvent tout de même être dégagés.

Tout d'abord, les référents. Où sont les racines, quels sont les inspirateurs ? On les retrouve presque exclusivement - abstraction faite des encycliques papales - du côté du Canada français et de la France. Chez les maîtres canadiens-français, on cite et on se réclame d'auteurs et d'acteurs politiques ou religieux comme Étienne Parent, les évêques Laflèche (de Trois-Rivières) ou Bourget (de Montréal), l'historien François-Xavier Garneau, le premier ministre Honoré Mercier, le journaliste Jules-Paul Tardivel, Henri Bourassa (tout en regrettant sa tiédeur dans l'affirmation proprement québécoise de sa conception de la nation), le théologien Louis-Adolphe Pâquet, par exemple. Chez les plus jeunes droitistes de 1960, on invoque l'autorité de penseurs encore vivants et actifs, comme l'économiste et sociologue Esdras Minville, et bien sûr le chanoine Lionel Groulx. Les Français inspirant la droite de 1960 sont, d'une part, les maîtres d'un certain classicisme, comme Bossuet, des auteurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre, ultramontains comme Louis Veuillot, monarchistes comme Charles Maurras ; et d'autre part, des périodiques de l'époque, comme l'hebdomadaire Rivarol qui s'oppose au gaullisme et à la tendance chrétienne progressiste et personnaliste. Si on se livrait à l'exercice périlleux de résumer en trois termes le credo de chacune de ces sources françaises et canadiennes-françaises, on choisirait catholicisme, nationalisme et conservatisme.

Les auteurs de droite de 1960 sont objectivement de droite (même s'ils n'utilisent pas tous ce mot), à la fois par leurs convictions fondamentales et parce que, de manière immédiate, ils s'érigent en faux contre les thèses dites « progressistes » de leur temps. C'est cependant le nationalisme qui constitue le thème le plus fréquent dans leurs articles et leurs livres. L'avenir de leur groupe [65] national les préoccupe, les stimule, les hante presque. On entretient une conception à la fois ethnique - ou, pour employer un terme moins chargé, ethnoculturelle - et politique de la nation. Le premier éditorial de la revue Nation nouvelle, en 1959, résume ce point de vue en distinguant entre, d'un côté, « la Nation morale, qui comprend, outre l'État national du Québec, les divers groupes français du Canada et des États-Unis. Sa capitale voyage entre Montréal, Moncton, Manchester, Sudbury, Québec et autres lieux » ; et, d'un autre côté, « la Nation politique, dont la capitale, au sens juridique le plus strict, est Québec » (NATION NOUVELLE, 1959 : 5).

Tous les ressortissants de cette « Nation morale » sont donc des compatriotes, mais cela ne signifie pas, pour la droite de 1960, que l'on doive épouser un nationalisme purement culturel, ou pancanadien. Étant donné les violations des droits linguistiques des francophones à l'extérieur du Québec et leur minorisation démographique constante, on estime que le salut de la nation implique le renforcement politique de son noyau principal, le Québec. Il existe des divergences sur le niveau souhaitable d'affranchissement politique. À cet égard, les nationalistes de droite, vers 1960, se répartissent en trois groupes. Un premier tiers souhaite l'indépendance complète du Québec, parfois rebaptisé « Laurentie ». Un deuxième tiers souhaite un statut particulier à l'intérieur du pays : Québec se verrait d'abord restituer intégralement ses juridictions que l'on estime piétinées par Ottawa depuis les années 1940, et acquérait des pouvoirs supplémentaires, compatibles avec sa mission de foyer des francophones d'Amérique du Nord - le pouvoir exclusif sur la radiotélévision et sur l'immigration, par exemple. Un dernier groupe jongle avec diverses formules mitoyennes, que l'on dénomme diversement : les États associés, « l'indépendance dans une nouvelle communauté canadienne », etc. On voit sans peine que, en ce qui concerne le statut constitutionnel du Québec, la droite de 1960 est au diapason des débats de son temps et même des décennies suivantes.

Qui dit « nation », au tournant de 1960, dit généralement « État ». Si tant est que Michel Brunet avait partiellement raison, au milieu des années cinquante, de taxer l'école nationaliste traditionnelle d'« anti-étatiste », l'étiquette ne s'applique plus. La quasi-totalité des intellectuels de droite, vers 1960, voient l'État québécois comme un instrument d'affirmation et d'épanouissement pour la nation. Ils souhaitent la croissance de l'appareil étatique, autant dans les domaines économiques, culturels que proprement politiques. Ce n'est qu'en éducation qu'on estime que l'État doit garder prudemment ses distances, non pour le financement mais pour la gestion et les [66] programmes. Quant au reste, l'État québécois doit se montrer plus interventionniste, et ce, autant pour tenir compte de l'évolution contemporaine - industrialisation, urbanisation - que parce que l'État est le seul instrument massif à la portée des francophones. Il va de soi qu'il ne faut pas glisser, même insidieusement, vers le socialisme ; c'est ce que craignent justement certains droitistes comme François-Albert Angers et Robert Rumilly, qui émettent des avertissements contre le « tout à l'État ». Mais il s'agit là d'un courant minoritaire. Presque tous réclament, et louangent lorsque cela se réalise, la création d'un Conseil d'orientation économique, de l'Office de la langue française, de Radio-Québec, d'un réseau de délégations québécoises à l'étranger, de la Société générale de financement, et surtout, l'étatisation des compagnies d'hydroélectricité à compter de 1962. Le chanoine Lionel Groulx, par exemple, présenté parfois comme l'archétype d'une époque bien révolue, applaudit le travail accompli par René Lévesque et regrette que la main de l'État ne se soit pas étendue au-delà de l'électricité (GÉLINAS, 2008) :

Je ne trouve point à me réconforter, par exemple, dans l'extrême timidité que l'on apporte à la continuation vigoureuse, méthodique, de notre émancipation économique. L'on a d'abord posé un acte d'audace : la reprise de nos eaux énergétiques. On a achevé, fortifié cette puissante institution qui s'appelle l'Hydro-Québec. Puis l'on a paru épuisé par le gigantesque effort. Par quelles influences secrètes, le ministre qui symbolisait la reprise de nos ressources naturelles a-t-il été envoyé au ministère de la Famille et du Bien-être social ? Car enfin, il y a encore la forêt à reprendre, les mines aussi à récupérer. Là-dessus, pas l'ombre d'une vraie politique [...]. (GROULX, 1974 : 356-357)

Dernier point à souligner au sein de la droite de 1960 : la place accordée à la religion. Tous les auteurs étudiés sont de foi catholique et on présume qu'ils adhèrent à une conception dite traditionnelle de la moralité. Et pourtant, il n'est presque jamais question de morale familiale ou personnelle : le divorce, les rapports parents-enfants, les valeurs dites familiales, le rôle social du chrétien, les questionnements féministes, autant de thèmes pratiquement passés sous silence. En revanche, - c'est un de leurs leitmotive - les droitistes insistent sur la légitimité d'une forte présence structurante de l'Église dans la sphère publique et institutionnelle. On les sent prêts à jeter du lest en ce qui concerne l'implication dans la santé et les services sociaux, mais ils montent aux barricades pour défendre la présence cléricale en éducation - tout en acceptant un rôle grandissant du personnel laïc et, dans certains cas, le principe d'un [67] ministère de l'Éducation - et évidemment, la confessionnalité scolaire. À la rigueur, certains admettent que les parents qui le désirent puissent mettre sur pied un réseau d'écoles laïques, dont on estime qu'elles n'attireraient qu'une infime minorité de la population. Dans l'ensemble, on n'a pas de mots assez durs pour conspuer ceux qui osent réclamer « le confinement des clercs à une stricte et étroite tâche de ministère paroissial » (TRADITION ET PROGRÈS, 1960 : 11-12).

*     *     *

Avançons de quarante ans. Pour analyser la droite intellectuelle d'aujourd'hui, quatre groupes peuvent être retenus. Le premier anime la revue trimestrielle Égards, qui se donne comme sous-titre « Revue de la résistance conservatrice » et en est à son vingtième numéro depuis ses débuts à l'automne 2003. Le deuxième groupe, le « Club du 3-juillet », existe depuis la fin des années 1990 et a consacré ses premières années à la tenue de causeries-débats, grosso modo semestrielles, sur des sujets politiques et historiques, causeries ensuite publiées en brochures ; il se manifeste depuis quatre ans par la publication de La lettre conservatrice, un bulletin électronique d'une quinzaine de pages lancé chaque mois, à l'origine, et aujourd'hui plus sporadiquement. Troisième groupe : les libertaires ou libertariens, qui généralement refusent de se dire de droite, nient souvent tout voisinage, tout cousinage avec les conservateurs ou traditionalistes de toute tendance, mais partagent objectivement plusieurs préférences avec ces droitistes. Mentionnons, comme très représentatifs des libertaires, d'une part les animateurs du site Internet Le Québécois libre et au premier chef Martin Masse, politologue qui a fondé le site en 1998 et en publie une version révisée chaque mois ; et d'autre part, les penseurs et chercheurs gravitant autour de l'Institut économique de Montréal, né en 1999 et fonctionnant à la manière (et avec le financement) d'un think tank anglo-américain. L'IEDM n'emploie pas le mot « libertaire » pour se définir, et ses positions sont moins tranchées que celles du Québécois libre, mais elles se distinguent tellement du « modèle québécois » issu de la Révolution tranquille que l'étiquette ne paraît ni péjorative ni inappropriée. Enfin, quatrième et dernier groupe, celui qui se manifeste avec éclat depuis trois ou quatre ans et dont le porte-parole et l'inspirateur incontesté est le jeune sociologue Mathieu Bock-Côté. L'auteur de La dénationalisation tranquille multiplie les textes et les apparitions médiatiques, dans la presse populaire comme dans les publications plus austères, et ses idées font tache d'huile notamment dans les pages de L'action nationale. Cette dernière mouvance s'est retrouvée au début de la décennie dans un Cercle Raymond-Aron qui ne semble plus actif, et c'est aujourd'hui dans les travaux de l'Institut de recherches sur le Québec qu'elle [68] s'exprime à son aise. On peut la qualifier d'indépendantiste d'abord, et de conservatrice ou de droite ensuite... mais aussitôt après, et sans équivoque (BOCK-CÔTÉ 2007).

Faisant contraste avec les références presque exclusivement canadiennes-françaises et françaises de la droite de 1960, on constate que celle de 2000 - à l'exception partielle de la tendance Bock-Côté - privilégie les auteurs et mouvements provenant des États-Unis, de Grande-Bretagne et parfois du Canada anglais. Ce n'est pas que l'on répudie les sources d'inspirations « locales » ou françaises. Par exemple, traitant d'Esdras Minville, La lettre conservatrice en fait l'éloge et invite à « reprendre » et à « revendiquer » cette « pensée économique pour des hommes et des femmes de chair et de sang, incarnés dans une histoire et un milieu particulier et qui, dans leur dignité vraie, rejoignent la noblesse humaine la plus universelle » (ÉQUIPE DE LA LETTRE CONSERVATRICE, 2004a : 2). Mais il demeure que l'accent est mis, et très fortement sur les sources anglophones. Par exemple, des Britanniques comme Edmund Burke - référence suprême, auteur des Réflexions sur la révolution en France - ou Gilbert Chesterton sont souvent cités ; chez les Anglo-Canadiens, l'essayiste George Grant fait l'objet de plusieurs analyses. Par-dessus tout, ce sont les intellectuels américains conservateurs des cinquante dernières années qui semblent les phares privilégiés. Après tout, les États-Unis ne sont-ils pas, au dire de Jean Renaud, codirecteur d'Égards, « le foyer du dernier peuple occidental resté à peu près fidèle à son baptême » ? (RENAUD 2004 : 37). De William Buckley, fondateur de la revue National Review, et Russell Kirk, auteur en 1953 de l'ouvrage historique et programmatique The Conservative Mind, jusqu'aux essayistes et polémistes actuels comme Richard John Neuhaus, prêtre new-yorkais et directeur de la revue First Things, l'historien Samuel Huntington, et Patrick Buchanan, chroniqueur bien connu et républicain de choc, c'est auprès d'une certaine droite américaine que les auteurs des années 2000 puisent leur arsenal d'idées. Selon les sensibilités, on s'approvisionne chez les « paléo-conservateurs », moins souvent chez les néo-conservateurs partisans de l'intervention militaire en Irak et chez les penseurs qui privilégient une vision économiste de la vie. Ajoutons-y, un peu en vrac, mais pas chez les libertariens, divers auteurs étrangers qui inspireront particulièrement un aspect de leur réflexion : comme Jean Raspail, romancier français sulfureux, sur les dangers à long terme de l'immigration en Occident, ou Alexandre Soljénitsyne, sur le sens de la nation et de la tradition.

L'étatisme, voilà l'ennemi ! De tous les thèmes évoqués par la droite de 2000 et d'aujourd'hui, c'est le combat contre un État (à Québec comme à [69] Ottawa) jugé obèse, inefficace, ruineux pour les contribuables, tatillon, destructeur ou corrupteur de l'initiative privée, négateur des droits des familles et de la morale traditionnelle judéo-chrétienne, qui domine. La déclaration de lancement de la revue Égards désigne la cible :

Le refus de l'étatisme ! C'est par là que nous devons commencer. C'est sur ce rocher qu'il nous faut bâtir. Le grand œuvre du XXIe siècle est de contredire le siècle précédent et de retourner à la raison, à la nature, à la vie. (ÉGARDS, 2003 : 14)

On est loin de la droite de 1960 qui, tout en se gardant du socialisme, voyait l'État (québécois) comme un instrument d'affranchissement. Aujourd'hui, il n'est guère de maux qu'on ne lui reproche.

Les conservateurs d'idées » [écrit La lettre conservatrice] se méfient spontanément des interventions gouvernementales arbitraires. Certaines sont peut-être justifiables ponctuellement, mais, de façon générale, elles servent d'abord les intérêts de l'État, de sa classe technocratique et de petites camarillas qui ne sont redevables qu'à leurs goussets, au royaume des copains et des coquins. (LANGLAIS, 2004 : 4)

La question des fusions municipales forcées, au Québec, marqua l'illustration parfaite, autant pour la Lettre que pour la revue Égards, des ravages que peut commettre l'État. Mais le demi-succès du processus de défusion en juin 2004 constitue une « Fronde citadine » (ÉQUIPE DE LA LETTRE CONSERVATRICE, 2004b : 2), un « formidable avertissement »bien appréciés, si ce n'est peut-être pas encore annonciateur d'une révolution conservatrice au sein de la population trop longtemps passive. Dans cette histoire, en effet, l'État avait tout faux, d'un point de vue conservateur. C'était d'abord un assaut contre la réalité, le vécu : « Les fusions forcées étaient un putsch technocratique, technocrates provinciaux et municipaux confondus, contre des communautés vivantes, des communautés bâties par ceux qui y résidaient, des communautés choisies par ceux qui les habitaient. [...] Elles illustrent la prétention technocratique à "structurer" le milieu de vie des gens mieux qu'ils ne peuvent eux-mêmes l'organiser ». Les citoyens, et particulièrement les propriétaires pour lesquels la maison constitue le placement majeur, n'ont-ils pas choisi soigneusement leur ville, leur quartier, au détriment d'une autre ville, d'un autre quartier, pour toutes sortes de raisons économiques, culturelles, pratiques, linguistiques ? C'était aussi une velléité d'uniformisation artificielle, « la [70] victoire profondément anti-conservatrice de l'uniformité. Habitants de Montréal-Est, de Westmount, de Kirkland, de Senneville, d'Hochelaga-Maisonneuve ou du Plateau, tous pareils, tous interchangeables, tous passés à la moulinette pour devenir de vrais Montréalais ». Autre violation des principes conservateurs, ces fusions « refusaient le travail du temps ». Pourquoi ne pas avoir laissé évoluer les villes à leur rythme ? Enfin, les technocrates, en ce dossier comme en tant d'autres, ne sont même pas dignes de confiance pour les simplifications et économies d'échelles censées en résulter. Dans la métropole, par exemple, ces fusions s'accompagnent d'une

pléthore d'arrondissements, de conseils d'arrondissements et de maires d'arrondissement. Pour les vieux quartiers de Montréal, c'était l'ajout inutile, inefficace et coûteux d'une structure qui n'existait pas avant la fusion, mais la création d'une nouvelle structure, c'est le rêve réalisé pour un technocrate, une case de plus sur un organigramme, c'est le nirvana pour un pelleteux de nuage [...] (LANGLAIS, 2004 : 3, 4 et 5)

Après l'État, l'Église, ou plutôt, la foi, la religion et les mœurs. La droite de 2000 se divise en deux ailes qui ne s'effleurent même pas. Première aile, celle des silencieux et des discrets : les libertaires qui ne disent pas un mot de ces questions sinon pour les tenir à l'espace privé et en minimiser la pertinence dans une société fondée sur les échanges ; et les indépendantistes-conservateurs de la mouvance Bock-Côté qui, tout en respectant l'héritage religieux catholique du Québec et en refusant de le voir noyé dans le multi-confessionnalisme à l'école, par exemple, préfèrent se concentrer sur le national, le politique. Deuxième aile : les animateurs et rédacteurs d'Égards et de La lettre conservatrice, qui partagent habituellement avec leurs prédécesseurs de 1960 une foi catholique affichée. Mais cette moitié catholique de la droite contemporaine a perdu confiance en l'Église catholique d'ici en tant que force bienfaisante. L'Église institutionnelle, selon cette droite croyante, est rongée depuis longtemps par un esprit « progressiste » qui la place en porte-à-faux envers la Rome de Jean-Paul II et de Benoît XVI. L'Église canadienne-française serait pusillanime ; elle craindrait, au nom du « dialogue », de la « tolérance » et de la « modernité », de jouer son rôle et de défendre ses idées. Ainsi, ce serait avec mollesse et sans conviction qu'elle serait intervenue sur la question de la confessionnalité scolaire durant les années quatre-vingt-dix, et du mariage homosexuel par la suite. La règle est confirmée par une heureuse exception, celle du nouvel archevêque de Québec, [71] le cardinal Marc Ouellet, qui est applaudi. Et on signale avec espoir l'arrivée de représentants de la « génération Jean-Paul II » au sein du sacerdoce.

Mais dans l'ensemble on préfère, pour les questions touchant à l'éthique et à la foi, en appeler « à la base », aux individus, familles et multiples groupes de pression. Qu'il s'agisse de l'avortement jugé trop généralisé, du suicide chez les jeunes, du divorce que l'on estime trop répandu, du mariage homosexuel, et en général d'un mode de vie perçu comme hédoniste, consumériste, axé sur le court terme et souvent sur les « paradis artificiels » au sein de la société québécoise, ce n'est vraiment pas l'Église que l'on interpelle, mais la population, pour qu'elle redresse le cours de son existence, d'abord, et fasse pression sur les gouvernants lorsque c'est approprié. Cette large place consacrée à la morale personnelle, familiale et nationale est d'ailleurs sans commune mesure avec l'attention qu'accordait la droite de 1960 à ces enjeux.

Parmi toutes les positions et les revendications possibles, l'une étonne par sa quasi-absence chez les auteurs des années 2000, à l'exception, certes, de la mouvance Bock-Côté qui en fait son article premier : la question nationale québécoise ou canadienne-française. On peut feuilleter un exemplaire complet de La lettre conservatrice ou d'Égards, faire défiler de nombreuses pages web du Québécois libre ou de l'Institut économique de Montréal sans y déceler d'allusion. (En revanche, la droite d'aujourd'hui accorde beaucoup plus d'attention aux affaires internationales que ne le faisait celle de 1960, qu'il s'agisse de l'ONU, de la guerre en Irak, des remous liés à la présence maghrébine en France, des élections américaines, de la nécessité de défendre Israël contre les appétits de ses voisins et ennemis, etc.). Faut-il donc, pour le Québec, rechercher l'autonomie accrue ou l'indépendance ? Convient-il de rouvrir le dossier constitutionnel ? La loi 101 doit-elle retrouver son mordant ? Quelle devrait être la priorité des nationalistes par suite du résultat du référendum de 1995 ? Quelle préoccupation devrait-on accorder aux francophones hors Québec ? Autant d'interrogations qui ne semblent plus vitales ni même prioritaires.

Il est révélateur que la plupart des auteurs et groupes des années 2000 abordés ici se définissent comme « conservateurs », comme « conservateurs-traditionalistes », comme « de droite » (moins souvent) ou « libertariens », mais non comme « nationalistes », ce qui était la première autodéfinition des auteurs de 1960. Il est certain qu'à l'heure actuelle l'enjeu national est perçu comme secondaire, à la fois dans l'ordre du temps et dans l'ordre d'importance, par rapport à ce que Renan appelait « la réforme intellectuelle et morale ». Lorsque [72] la question nationale est abordée, c'est généralement sous l'angle d'une attaque contre les thèses jugées « politiquement correctes », étatistes, anti-américaines primaires et anti-famille - et pour ainsi dire, anti-nationales - du Parti québécois ou du Bloc québécois. Si Mathieu Bock-Côté et son entourage continuent de vouloir souder indépendantisme et conservatisme, les animateurs du Québécois libre et de l'IEDM préfèrent regarder ailleurs, tandis que les rédacteurs d'Égards et de La lettre conservatrice, pour leur part, hésitent entre deux conclusions à tirer :

- soit l'aspiration nationaliste (pas nécessairement souverainiste) reste fondamentalement légitime mais requiert qu'on lui crée un véhicule d'une tout autre allure que celle du PQ et du BQ : l'Action démocratique du Québec est évoquée avec sympathie, et on s'est réjoui de sa poussée soudaine aux élections principales de 2007, mais on la soupçonne fortement d'inanité doctrinale et d'opportunisme ;

- soit le virus de gauche a corrompu le nationalisme québécois à un point tel qu'il convient de lui tourner le dos et de rechercher le salut du côté d'une alliance avec la mouvance conservatrice canadienne-anglaise. C'est la position éditoriale habituelle de la revue Égards. À cet égard, la fusion de l'Alliance canadienne et du Parti progressiste-conservateur, résultant en un Parti conservateur fédéral plus fort et qui a éventuellement conquis le pouvoir à Ottawa en janvier 2006, est une source d'espoir.

*     *     *

Ce voyage dans le temps, cet examen sommaire de deux corpus d'idées auquel on donne ici, pourtant, le même nom générique de « droite », laisse voir de nombreux contrastes.

Les traditions de référence, les sources d'inspiration qui, vers 1960, étaient essentiellement canadiennes-françaises et françaises, sont de plus en plus américaines ou anglophones en général. La question nationale ne se pose plus du tout comme prioritaire, quand elle n'est pas tout bonnement passée sous silence. Même chez ceux dont les sympathies semblent nationalistes, ou le sont indéniablement et avec force, comme Mathieu Bock-Côté, on n'accorde aucun bénéfice du doute, aucune indulgence à l'establishment du PQ et du BQ. On refuse de faire abstraction des divergences philosophiques, sociales, économiques au nom de l'idéal national commun. L'État est vu comme une force nuisible ou du moins pesante, et l'État québécois en particulier n'inspire [73] plus aucun motif de fierté ou d'espoir. Enfin, on se désintéresse presque de la structure ecclésiastique québécoise, de laquelle on n'attend plus rien, et c'est à partir de la « base » qu'on souhaite une mobilisation pour un renouveau moral.

Mais que s'est-il donc passé, à quarante ans d'écart, pour qu'on ne livre plus les mêmes combats ? À première vue, il ne subsisterait entre la droite des années 1960 et celle des années 2000 qu'une vague parenté.

Dans une certaine mesure, on pourrait croire que c'est l'actualité qui impose son programme. La question constitutionnelle étant en semi-hibernation, il serait normal que la droite de 2000 n'en fit pas grand cas ; ou encore, le débat sur le mariage homosexuel faisant rage ces dernières années, nous ne devrions pas nous surprendre de voir la droite de 2000 consacrer beaucoup de place aux questions morales et à des diatribes contre les appareils étatiques et judiciaires canadiens, accusés d'immoralisme. Mais cela ne constituerait au mieux qu'une demi-réponse, qui oublierait que le propre des revues et groupements d'idées est justement de définir eux-mêmes leurs priorités comme bon leur chante, contrairement à la grande presse contrainte de rester arrimée à l'actualité.

En fait le substrat des droites de 1960 et de 2000 reste identique. On continue de croire en un ordre transcendant « appelé à régir la société ainsi que la conscience » (ÉGARDS 2003 : 12), de prêcher la prudence dans le changement, de se méfier des théories préconçues et trop cérébrales, de condamner l'uniformisation factice des peuples, des traditions, des classes sociales et des cultures, de valoriser la liberté et la propriété, jugées liées, tout en plaçant l'économique après le politique et le social.

Mais au-delà de ce tronc commun, on ne parle plus le même langage. Pourquoi ?

La racine se trouve dans l'évolution du Québec du milieu des années 1960. La gauche d'ici qui, depuis la fin de la lointaine période des Rouges au 19' siècle, avait eu tendance à délaisser le nationalisme, vu comme de l'intolérance et un racornissement des horizons, a commencé à redécouvrir la « question du Québec » à la fin des années 1950 et par la suite. Sous l'influence, principalement, du mouvement de décolonisation et du regain de dignité chez des minorités jusque-là brimées (pensons aux Noirs américains et aux Amérindiens), la gauche s'est mise à faire une adéquation entre le combat national et le combat social. Dans le contexte effervescent des années 1960, cet [74] alliage s'est avéré pour elle une « solution gagnante ». La meilleure illustration du succès de cette trajectoire reste la création du Parti québécois, en 1968, au sein duquel les militants de tendance plutôt conservatrice acceptent de mettre leurs idées sociales en arrière-plan, à la fois pour ne pas nuire à la cause... et pour ne pas trop s'opposer au « vent de l'histoire ».

Une évolution analogue se produit au sein de l'Église catholique, autre point de repère et d'ancrage des droitistes canadiens-français. La force de persuasion de la mouvance personnaliste et de divers courants chrétiens progressistes s'impose à Rome et dans le monde au point que le concile Vatican Il procède à une redéfinition substantielle des rites, des attitudes et du langage de l'Église. Sur le front intérieur, l'épiscopat canadien-français emboîte le pas avec enthousiasme ; l'Église d'ici souhaite devenir partie prenante du grand mouvement de rajeunissement et de désembourgeoisement des années soixante et soixante-dix. Plus concrètement, elle consent sereinement à se désengager de la plupart de ses responsabilités non ecclésiales au profit du laïcat et de l'État (GAUVREAU, 2005 ; GÉLINAS, 2007b).

Ces deux inflexions - l'appropriation du nationalisme par la gauche, et le virage de l'Église vers le « progrès social » - déboussolent les droitistes des années 1960. Quelle option doit recevoir la priorité ? La nation, l'Église, la tradition ? Et de quelle manière ? Les idées conservatrices, ébranlées, ne mourront pas, mais, quarante ans plus tard, elles s'exprimeront bien différemment, en rangs dispersés, et en renouvelant ses référents. La Révolution tranquille est passée par là, avec sa reconfiguration des débats politiques et sociaux.

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Bibliographie

BOCK-CÔTÉ, Mathieu (2007), La dénationalisation tranquille. Mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec postréférendaire, Montréal, Boréal.

ÉGARDS (2003), « Déclaration fondamentale », Égards 1 (automne).

L'ÉQUIPE DE LA LETTRE CONSERVATRICE (2004a), « Ànos lecteurs », La lettre conservatrice, 4 (mai).

L'ÉQUIPE DE LA LETTRE CONSERVATRICE (2004b), « Ànos lecteurs », La lettre conservatrice, 5, juillet).

GAUVREAU, Michael (2005), The Catholic Origins of Quebec's Quiet Revolution, 1931-1970, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press.

GÉLINAS, Xavier (2007a), La droite intellectuelle québécoise et la Révolution tranquille, Québec, Presses de l'Université Laval.

GÉLINAS, Xavier (2007b), « La révolution culturelle du catholicisme québécois », Recherches sociographiques, 48/1, pp. 91-97.

GÉLINAS, Xavier (2008), « Notes sur René Lévesque et le traditionalisme canadien-français », in Alexandre Stefanescu (dir.), René Lévesque. Mythes et réalités, Montréal, VLB éditeur, pp. 37-49 et 219-220.

GROULX, Lionel (1974), Mes mémoires, tome IV, Montréal, Fides.

LANGLAIS, Claude (2004) « Anciennes villes, grandes villes, nouvelles villes, villes reconstituées ou l'Urbs en folie », La lettre conservatrice, 5, juiIlet), pp. 3-6.

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RENAUD, Jean (2004), « Réflexions sur le conservatisme canadien (en marge de George Grant) », Égards, 4 (été).

TRADITION ET PROGRÈS (1960), « La cinquième colonne », Tradition et Progrès, 111/4.

Sites Internet

Mathieu Bock-Côté : www.bock-cote.net

Revue Égards : www.egards.qc.ca

Institut économique de Montréal : www.iedm.org

Institut de recherches sur le Québec : www.irq.qc.ca

Le Québécois libre : www.quebecoislibre.org.



[1] Une première version de ce texte a été présentée lors des « Rendez-vous midi » du Centre de recherche en civilisation canadienne-française de l'Université d'Ottawa, en 2005. Je remercie mes confrères Gilles Labelle, Daniel Tanguay et Joseph-Yvon Thériault de leurs critiques perceptives.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le dimanche 31 octobre 2010 16:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.
 



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