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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

LA RÉVOLUTION DE L'INTELLIGENCE.
Rapport sur l'état de la technique. (1986)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction de Thierry Gaudin, assisté par Catherine Distier, André-Yves Portnoff, avec le concours de Victor Scardigli, Claude Vincent, Claude Gelé, Hervé Le Tellier, Jean Malsot, Philippe Mustard, Arlette Portnoff et Monique Sebire, LA RÉVOLUTION DE L'INTELLIGENCE. Rapport sur l'état de la technique. Nouvelle édition, coéditée avec le CPE. Revue Sciences & techniques, numéro hors-série, 1986, 192 pp. Réédition du numéro spécial de mars 1985. [Autorisation accordée de MM. Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff de diffuser ce numéro hors-série de la revue Sciences et techniques en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales le 14 septembre 2018.]

[ii]

La révolution de l’intelligence.
Rapport sur l’état de la technique

Nouvelle édition, 1986

Introduction

1. André-Yves Portnoff, “Des idées aux actes.” [ii]
2. Thierry Gaudin, “Renoncer aux concepts confortables.” [iv]
3. Christian Beullac, “L’avenir de notre jeunesse.” [vi]
4. Ricardo Petrella, “Le chemin à accomplir…” [viii]
5. Philippe Demaegdt, “Réussir l’entrée dans le XXIe siècle.” [x]
6. Bernard Doublet, “Penser la complexité.” [xii]
7. Claude Gelé, André-Yves Portnoff, Claude Vincent et les collaborateurs de Sciences& techniques, “Douze moi de progrès techniques : les tendances se confirment.” [xiii]
8. Processus d’élaboration du rapport sur l’état de la technique. [2]
9. Éditorial. “L’avènement de la société de création.” [3]

[ii]

1. “DES IDÉES AUX ACTES.”

Par André-Yves PORTNOFF



« Vers la société de création, tel est le titre d'un des chapitres du dernier Rapport sur l'état de la technique ; ne peut-on trouver là un thème central de mobilisation des ressources nationales à tous les niveaux ? » Conclusion du rapport de l'OCDE, février 1986 [1].

Les idées diffusent, elles sont admises au moins verbalement par presque tous, mais qu’en est-il au niveau des actes ? Depuis que nous en avons présenté l’ébauche en 1979 [2], puis dans les deux Rapports sur l’état de la technique (1984, 1985), les concepts de « matière grise, matière stratégique » et de révolution de l’intelligence ont été adoptés par de très nombreux hommes politiques, de Jean-Pierre Chevènement à Michel Poniatowski. Ce dernier vient de publier un ouvrage, Les Technologies nouvelles, qui se réfère longuement à La Révolution de l’intelligence et à de nombreux textes de Sciences & Techniques.

De même, Henri Guillaume, commissaire au Plan, s’est appuyé, dans Faire gagner la France [3], sur l’analyse des mutations technologiques et de l’émergence d’une société de création, exposée dans le présent ouvrage.

Cette notion de société de création mérite d’être encore approfondie, car c’est le point central de notre démonstration. Une centaine de réunions, conférences, débats ont permis à Thierry Gaudin et moi-même d’évoquer La Révolution de l’intelligence devant des auditoires allant du grand public à des états-majors d’entreprises européennes. Une question est parfois posée : la société de création est-elle utopique ?

Je voudrais préciser ce point. En fait, la démonstration majeure de cet ouvrage, et son originalité, est de montrer que les tendances lourdes de la technique rendent aujourd’hui inéluctable un management à la fois participatif et qualitatif. Ce « nouveau » management n’est pas une mode passagère, comme le croient encore tant d’esprits forts, mais une nécessité pratique pour l’entreprise, l’administration, les nations.

Nous ne prétendons pas que toutes les entreprises vont réaliser chez elles une sorte de démocratie économique, c’est cela qu’il serait utopique de croire ; nous affirmons simplement que celles qui ne le feront pas ne réussiront pas à mobiliser toute l’intelligence, la créativité et la volonté de tout leur personnel ; elles seront à terme balayées par une concurrence mondialisée.

Nous pensons que cette mobilisation des « ressources humaines », qui exige une créativité maximale et constante, ne peut s’accomplir que dans des rapports harmonieux entre les dirigeants, le personnel et les clients ; cela passe par la définition d’intérêts communs qui ne sauraient être que matériels. Or nous ne croyons pas à la créativité dans un milieu sans liberté. Cela peut se discuter et nous essaierons de cerner davantage, dans l’avenir, cet aspect de la société de création, qui concerne les moyens de son fonctionnement humain mais ne remet pas en cause sa réalité : il est très clair que sous la pression d’un progrès technique continu et d’une concurrence non moins permanente et renouvelée, nous sommes effectivement entrés dans une société de création : un monde qui ne tolère ni distractions ni pauses dans l’effort de progrès, sous peine de disqualification.

Les deux tendances lourdes de la technologie, d’ailleurs solidaires, que nous avons soulignées, sont la montée de la complexité et celle des investissements immatériels.

Complexité au niveau des problèmes que nous voulons résoudre et des solutions que nous adoptons. Ainsi, pour concevoir le Mirage 2000, il a fallu l’équivalent de 20 000 milliards d’opérations arithmétiques élémentaires... La complexité impose, pour être maîtrisée, un souci de qualité extrême. Gilbert Stora et Jean Montaigne constatent que le processus capable de ne créer qu’un seul transistor mauvais sur 256 000 est presque parfait si chaque microplaquette renferme 1 000 transistors, mais qu’il correspond à un rendement nul lorsque chaque puce en contient 256 000 ! Ce que le récent rapport Lasfargues, au colloque Prospective 2005, traduit par la formule percutante « de la société de peine à la société de panne » : on demande au personnel non plus sa force physique mais sa vigilante intelligence pour conjurer les pannes qui menacent de bloquer tous nos processus, à chaque instant, en raison de leur complexité. Extraordinaire le chemin parcouru depuis l’homme préhistorique qui taillait le silex en biface il y a 600 000 ans, attendait 450 000 ans pour passer de un à quatre mètres de tranchant par kilogramme de silex, et encore 120 000 ans pour atteindre dix mètres... Et à présent, en quelques années, nous sautons du transistor discret à la puce d’un million de transistors : par contre, le matériau n’a pas beaucoup changé, de l’oxyde de silicium du silex au silicium de l’électronique.

Il est intéressant de noter que la montée de la complexité porte en soi une signification qualitative : elle est l’effet et la mesure de notre exigence croissante sur le plan des performances, de l’efficacité, de la fiabilité.

S’il faut tester 10 000 ou 15 000 molécules pour en trouver une seule qui sera, après bien des épreuves, introduite au bout de dix ans dans la pharmacopée, alors que du temps de nos grands-parents, en quelques semaines le pharmacien pouvait lancer un médicament nouveau, c’est bien parce que nous acceptons beaucoup moins de risques pour notre santé. Aussi la complexité constitue l’expression du progrès de notre société, et de son attention croissante pour l’individu.

Mais elle est également la traduction d’une consommation intensifiée de matière grise, car la résolution de problèmes complexes passe par la mise en œuvre directe ou indirecte d’un investissement de plus en plus lourd en intelligence.

Dans son rapport sur l’informatisation de la recherche (Sciences & Techniques nos 24 et 25), Jacques Sakarovitch note l’importance prise par la modélisation, qui permet, avec l’appui des supercalculateurs, de contourner les murs que dresse la complexité. Mais [iii] qu’est-ce que la modélisation, sinon un détour par l’intelligence ? Il est d’ailleurs frappant de remarquer l’universalité que conquiert la modélisation (Sciences & Techniques n° 26, p. 38), de la conception assistée par ordinateur de pièces mécaniques ou de molécules chimiques à l’image de synthèse médicale ou artistique et à la simulation de chiffres d’affaires et de phénomènes abstraits.

Depuis la parution de La Révolution de l’intelligence, beaucoup d’observations sont venues encore étayer le fait que les investissements immatériels prennent le pas sur les matériels. Jean Saint-Geours, président du Crédit national, a souligné que la somme des dépenses en recherche, marketing, logiciels, formation professionnelle a presque quadruplé entre 1974 et 1983, tandis que les investissements physiques n’étaient multipliés que par 2,5. Et il insiste avec inquiétude sur le fait que les investissements immatériels se trouvent au cœur du processus même de modernisation (Sciences & Techniques n° 18, p. 9). Dans ce contexte, la formation doit être une préoccupation évidente. Les deux Rapport sur l’état de la technique ont contribué à cette prise de conscience, qui a abouti à l’adoption, par le gouvernement français, d’un objectif de 80 % de bacheliers par classe d’âge.

De son côté, la Cégos a continué sa démonstration de la nécessité de développer les compétences (voir l’article de Christian Beullac) ; le rapport de Philippe Lemoine et Xavier Dalloz sur les technologies de l’information à l’horizon 2005 a même conclu que la hiérarchie des nations dépendra dans quinze ans de leur performance en éducation et en formation professionnelle (Sciences & Techniques n° 21, pp. 38-49).

Le cabinet 3 IN insiste à ce propos sur le fait que la formation ne suffît pas sans changement des comportements industriels et collectifs. Alors, intégrer la formation à la stratégie de l’entreprise ? C’est nécessaire et encore rarement accompli, de même que la technologie n’est pas suffisamment prise en compte par les stratégies. Octave Gélinier, de la Cégos, a montré que les entreprises qui, par ignorance ou fausse prudence, n’exploitent pas le progrès technique pour lancer des produits nouveaux (cf. chapitre 9) et se créer ainsi des marchés supplémentaires sont obligées de licencier à cause d’une productivité croissante et perdent des occasions d’expansion et de diversification, ce qui peut s’avérer mortel (Sciences & Techniques n° 21, p. 16-29). Jacques Morin, d’Eurequip, a effectué une synthèse intéressante en préconisant un véritable « management des ressources technologiques ». Il faut, dit-il, « inventorier, évaluer, sauvegarder, optimiser, enrichir et surveiller les ressources technologiques », qui sont non seulement les connaissances techniques, les brevets détenus par l’entreprise, mais aussi les compétences et savoir-faire des hommes : la gestion des « ressources humaines » et du potentiel technologique doit aller de pair. Une vision limpide que nous partageons, mais qui est bien rarement mise en œuvre !

Nous sommes pourtant de plus en plus convaincus que, dans l’avenir, les frontières entre travail, formation et information vont s’atténuer, sinon disparaître. Cela, joint au fait que les activités vont devenir de plus en plus intellectuelles, nous amène à penser que nos instruments de mesure pour le travail, le loisir, le chômage deviennent de moins en moins significatifs : parler de 40, 39 ou 35 heures ne veut plus rien dire dans une société de création, où la bonne idée qui valorise le travail de la semaine survient plus souvent au milieu d’une discussion amicale, d’un repas, pendant un cours ou une promenade, que sur le lieu du travail formel classique...

Aux chefs d’entreprise qui nous interrogent, nous répondons que l’efficacité de leur compagnie dépend de l’intensité et de la qualité de la communication interne et externe qu’elle saura établir.

L’évolution technologique même le confirme, puisqu’il apparaît que l’efficacité de la production exige une communication parfaite entre toutes les machines, d’où le protocole Map que General Motors est en train d’imposer comme standard de fait (Sciences & Techniques n° 24, p. 36).

Reconnaissance de l’importance primordiale des hommes, du fait technique, de la communication, voilà les préalables à toute action d’avenir. Sans une prise de conscience réelle de cela et la volonté effective d’agir en conséquence avec constance - il faut du temps pour changer mentalement de siècle -, il est tout à fait vain de chercher à mettre en œuvre des méthodes qui se réduisent à des recettes vides de sens.

Aussi a-t-on du mal à prendre toujours au sérieux l’engouement dont bénéficie depuis un an la qualité, ses cercles, et la maîtrise de la qualité, le fameux TQC (cf. chapitre 12). Naturellement, cela dénote une évolution positive, et des résultats réels apparaissent, comme nous l’avons déjà signalé, là où sincèrement les dirigeants ont décidé de construire une harmonie autour d’un dessein d’entreprise avec tout leur personnel et leur clientèle (cf. chapitres 12, 13). Oui, aussi avec la clientèle, selon des enseignements du TQC, pour éviter les effets désastreux des luttes dans les filières signalées au chapitre 16, et qui amènent souvent l’aval à étouffer l’amont. A ce propos, Georges Archier et Hervé Sérieyx ont bien raison d’insister sur la nécessité du maillage des entreprises, qui réussit si bien aux Japonais. Et avec François Reingold, ancien délégué interministériel à la petite et moyenne industrie, nous ne saurions trop militer pour un véritable partenariat entre grandes et petites entreprises, condition de la régénération du tissu industriel.

Si la qualité bénéficie d’un consensus au moins formel, l’analyse de la valeur progresse bien moins. Pourtant, les preuves de son efficacité s’accumulent régulièrement ; il devient fastidieux de faire le compte des milliards économisés chaque année grâce à elle... par l’industrie japonaise. L’événement c’est sans doute la volonté nouvellement affichée par General Motors d’exploiter à fond l’analyse de la valeur (Sciences & Techniques n° 27). Une façon de répondre au défi japonais qui va imposer aux industriels européens [iv] d’agir de même ; à moins de volonté suicidaire.

Toutes ces idées séduisent largement jeunes et moins jeunes ; Thierry Gaudin et moi-même le constatons pendant les conférences et les séminaires que nous animons. Alors pourquoi le passage aux actes est-il encore lent ? Rarement une telle responsabilité a reposé sur si peu d’épaules... Aucune de ces idées n’a de chance sérieuse de se concrétiser dans une entreprise si ses dirigeants n’y adhèrent profondément. L’exemple de l’analyse de la valeur est tout à fait typique : de très grandes sociétés perdent encore des milliards, des marchés, des emplois, en grande partie parce qu’elles négligent une méthode qui leur permettrait de dégager jusqu’à 5% de leur chiffre d’affaires chaque année. Faut-il plus généralement conclure avec Georges Archier et Hervé Sérieyx que « le cerveau de nombreux dirigeants d’entreprises est câblé à l’envers » ? Ou devons-nous invoquer, avec les experts de l’OCDE, les pesanteurs socioculturelles, l’école et les effets pervers des diverses structures conservatrices (Sciences & Techniques n° 25, p. 8) ?

Une évolution positive apparaît par contre au niveau européen : le programme Eurêka démontre une prise de conscience tout à fait heureuse. L’Europe apporte à nos pays le cadre, le potentiel, le marché nécessaires pour ne pas être laminé entre l’offensive japonaise et la riposte américaine. C’est pourquoi Sciences & Techniques a fait un effort d’enquête exceptionnel en rassemblant le plus complet des dossiers non confidentiels existant sur Eurêka, dans ses numéros 19, 22 et 25. Mais l’Europe peut apporter plus. À l’échelle des pays aussi la mobilisation des intelligences passe par l’expression d’un « dessein d’entreprise ». Et celui-ci ne doit pas être seulement matériel.

Aussi Ricardo Petrella développe-t-il une idée très concrète, très lucide lorsqu’il affirme ici que l’effort de l’Europe ne doit pas s’exprimer seulement en termes de compétitivité, de productivité, de marchés à conquérir. La renaissance technologique, la renaissance tout court, de l’Europe passe par un dessein qui soit aussi un message au monde.

Pas seulement au monde « utile » de la triade États-Unis-Europe-Japon, où certains Japonais voudraient nous enfermer, mais à l’ensemble du monde ; il serait vain d’espérer nous développer sur un îlot prospère environné de masses misérables. L’histoire récente et l’actualité démontrent amplement l’irréalisme de cette utopie égoïste.

André-Yves Portnoff

BIBLIOGRAPHIE

Quelques ouvrages utiles à lire en marge de La Révolution de l’intelligence, parus depuis mars 1985.

- Smaïl Aît El Hadj et Claire Bélisle, Vulgariser, un défi ou un mythe ?, Chronique sociale, décembre 1985, Paris.

- Georges Archier et Hervé Sérieyx, Pilotes du 3e type, Seuil, 1985.

- Albert Bressaud et Catherine Disler, Le Prochain monde, Seuil, novembre 1985.

- Jean-Philippe Carillon, Le Juste à temps, dans la gestion des flux industriels, Hommes et Techniques, février 1986, Paris.

- Jean-Pierre Chevènement, Le Pari sur l’intelligence, Flammarion, octobre 1986, Paris.

- Pierre Darcier, Jean-Louis Levet et Jean-Claude Tourret, Les Dossiers noirs de l’industrie française, Fayard, septembre 1985.

- Yves Deforges, Technologie et génétique de l’objet industriel, Maloine, septembre 1985, Paris.

- Peter Drucker, Les Entrepreneurs, L’Expansion Hachette, décembre 1985, Paris.

- Thierry Gaudin, Les Dieux intérieurs, Cohérence Edition, 1985, Strasbourg.

- Michel Godet, Prospection et planification stratégique, Economica, juin 1985.

- Henri Guillaume et collaborateurs, Faire gagner la France, Pluriel Inédit, janvier 1986.

- Jacques Morin, L’Excellence technologique, Jean Picollec, Publi-Union, mai 1985.

- Thomas Peters et Nancy Austin, La Passion de l’excellence, Inter Edition, 1985, Paris.

- Michel Poniatowski, Les Technologies nouvelles, la chance de l’homme, Plon, mai 1986, Paris.

- François Reingold, Entreprise moderne et société en mutation, Les cahiers de la République moderne, mars 1986.

- Gilbert Stora et Jean Montaigne, La Qualité totale dans l’entreprise, Les Éditions d’organisation, 1986, Paris.


[iv]

2. “RENONCER AUX CONCEPTS
CONFORTABLES.”

Par Thierry Gaudin *



Dès sa publication, le Rapport sur l'état de la technique a constitué pour le Centre de prospective et d'évaluation une base de raisonnement en vue d'un programme de travail diversifié. Le rapport lui-même résulte d'un processus qui s'étale au moins sur dix ans. Après avoir constitué, dans le ministère de l'Industrie, au cours des années 70, les éléments d'une politique d'innovation et de ce fait examiné de nombreux dossiers de recherche technique et industrielle, l'équipe du CPE a accumulé une connaissance intuitive de l'état des techniques qui permettait de détecter, ou du moins de sentir, ce qui paraissait important dans l'évolution des entreprises.

De son côté, l'équipe de Sciences & Techniques avait travaillé depuis une dizaine d'années ces sujets et possédait également une solide expérience professionnelle et une capacité de détection. Lorsqu'en 1979 le ministre de l'Industrie a demandé de bâtir un programme national d'innovation, l'occasion s'est présentée de faire travailler ensemble ces deux équipes, réunissant ainsi une expérience de journalisme scientifique et industriel et une expérience de traitement de dossiers. S'y est ajoutée une enquête auprès de trois cents experts qui a fourni une première base documentaire relativement large. Le texte qui en est sorti s'intitulait : « Premiers éléments pour un programme national d'innovation ».

Diffusé à soixante-dix mille exemplaires, il montrait déjà les grandes directions structurantes du changement technique reprises par la suite. En 1982, à l'occasion du colloque Recherche, la même équipe s'est livrée à une enquête plus exhaustive touchant cette fois deux mille personnes. Les fiches qui en résultent ont été publiées sous la forme de ce que l'on appelle la « consultation technologie ». C'est ce dossier, et tout ce qu'on pouvait lire à l'époque dans la presse technique, qui a servi à l'élaboration du premier rapport de 1983, par lequel a été lancée la revue Sciences & Techniques, éditée par la Société des ingénieurs et scientifiques de France, avec l'aide du ministère.

La constitution d'un réseau de veille internationale, chargé de surveiller le progrès technique aux États-Unis, au Japon et plus généralement chez nos principaux concurrents, a fourni un [v] flux d’informations complémentaires qui sont venues s’ajouter à ce qui était déjà acquis.

En 1984, il nous a semblé possible de faire un document plus accessible et plus éloquent que le premier rapport. Le problème était en effet de donner à la fois une information précise et utile aux lecteurs professionnels pour lesquels il fallait descendre dans le détail, et de conserver une vue d’ensemble du progrès technique et de ses interactions dans la société.

Le pari a été tenu et la première édition, tirée à cinquante mille exemplaires, est maintenant épuisée. L’ampleur de la demande rend cette réédition nécessaire. À vrai dire, cette demande ne s’est pas complètement exprimée. Les milieux de l’enseignement, de la recherche, de l’industrie, les jeunes qui cherchent comment s’orienter et tous ceux qui veulent comprendre l’évolution des sociétés contemporaines ont quelque chose à tirer du Rapport sur l’état de la technique. C’est-à-dire que le public potentiel se chiffre en plusieurs centaines de milliers de personnes, à condition que la présentation, le vocabulaire et le style conviennent à une population aussi large. La grande difficulté en effet de ce genre d’exercice conciliant la précision et la généralité est de pouvoir être lu du spécialiste jusqu’au grand public.

L’expérience nous a montré qu’il n’y avait pas d’équivalent à l’étranger du Rapport sur l’état de la technique. On trouve en effet des études spécialisées sur tel ou tel aspect de la technique ; on trouve aussi des fresques générales de prospective sociale, mais la mise en perspective des techniques dans leur interaction avec la société est un travail spécifique qui n’a été possible que par suite de l’ampleur des moyens mobilisés et de la persévérance du même projet pendant près d’une décennie.

Nous avons fait à partir du rapport de nombreuses présentations, sous forme d’un diaporama, à des publics variés. Le Centre des jeunes dirigeants nous a accueilli dans une quinzaine de ses sections, plusieurs chambres de commerce, des écoles d’ingénieurs, des écoles de gestion, des organisations d’enseignants telle que la Ligue de l’enseignement et la Foeven, des grandes entreprises - Saint-Gobain, Pechiney, Olivetti -, le Centre de formation des personnels communaux, les conseils régionaux, les comités d’expansion, jusqu’au syndicat mondial des graphistes (Icograda), nous ont demandé de venir à l’occasion de sessions de formation ou de colloques.

Il est intéressant de constater l’intérêt manifesté par des publics aussi divers et également la nature des questions posées à la suite de cette présentation : beaucoup portent sur le rôle de l’Europe dans le monde, sa position par rapport à la concurrence du Japon et des Etats-Unis ; beaucoup aussi sur le travail : quels seront les nouveaux métiers, quelle sera l’entreprise du troisième millénaire ?

En fait, volontairement, le Rapport sur l’état de la technique est resté pour l’essentiel un constat ; il n’a pas tiré toutes les conséquences de l’information qu’il avait rassemblée, laissant au lecteur le soin de se faire par lui-même une idée prospective. Cependant, sur les questions mentionnées ci-dessus, je peux maintenant donner quelques indications inspirées entre autres des discussions qui se sont nouées lors de ces conférences. Si la dimension européenne paraît naturelle lorsqu’on parle de l’histoire des techniques, elle n’est pas toujours spontanément évoquée par nos interlocuteurs ; on voit en premier lieu le débat franco-français. La discussion révèle qu’on ressent bien une appartenance européenne mais celle-ci pose un problème : la diversité des langues est un handicap ; peut-on retourner ce handicap en une force, la richesse des cultures et surtout la reconnaissance de cultures différentes comme étant la manifestation d’une certaine idée de la culture portée par l’Europe ?

Ainsi posée, la question européenne peut se traduire en décisions concrètes : les programmes d’équipement de communication s’avèrent stratégiques. De même, la construction d’une éducation européenne et d’une télévision européenne, à vocation scientifique et technique si possible, compte tenu que, pour maîtriser les nouvelles technologies, il faut un effort de culture technique considérable touchant l’ensemble de la population.

D’autres aspects s’avèrent aussi importants, telle l’animation de la coopération en recherche (Esprit) et entre entreprises (Eurêka) ; mais aussi les programmes de traduction automatique et de promotion des bases de données et autres systèmes à intégration de services. On voit bien, sur ce thème de l’Europe, comment une idée générale issue du Rapport sur l’état de la technique peut se décliner en un certain nombre d’actions qui relèvent aussi bien des entreprises que des pouvoirs publics.

Dans un autre registre, l’option prise en 1985 de faire en sorte qu’il y ait 80% de bacheliers en l’an 2000 constitue également une modalité d’adaptation à cette intellectualisation de la technique sur laquelle insiste le rapport, qui menace de se traduire en [vi] clivage si l’on considère que 40% de la population des pays en voie de développement est encore illettrée. Cette option éducative, adoptée pour la France à l’imitation du Japon, ne peut, dans l’optique du rapport, être considérée comme suffisante.

Les moyens modernes (satellites et magnétoscopes) démultiplient la diffusion du savoir. La conséquence que nous en tirons, c’est que le problème éducatif étant mondial, on ne peut renoncer à le traiter au niveau où il se place. Les grandes puissances ayant échoué dans la gestion de l’Unesco, ne revient-il pas à l’Europe de mettre en place un dispositif culturel éducatif qui évite que le troisième millénaire soit abordé dans une situation explosive où des masses illettrées trouveront refuge dans des sectes, des partis uniques ou des religions intégristes ?

Concernant la question du travail, le Rapport sur l’état de la technique ne permet pas de définir des qualifications aux sens habituels de ce mot. En le lisant, on se fait à l’idée que les savoirs sont fongibles et l’éducation incessante. L’entreprise devient un lieu éducatif où l’on apprend à faire en faisant.

La question du chômage apparaît aussi sous un autre angle puisque, si la ressource humaine est essentielle, il faut constamment s’occuper à la perfectionner. L’idée de laisser les gens sans emploi à l’écart de toute activité devient absurde. C’est pourquoi il me semble que l’une des conséquences logiques que l’on peut tirer du Rapport sur l’état de la technique est que l’on pourrait se fixer un objectif chômage zéro en l’an 2000, étant entendu que toute personne qui n’est pas employée à la production doit être en formation.

Si l’on considère qu’en France il y a une vingtaine de millions de travailleurs, une quinzaine de millions d’écoliers et d’étudiants, et que le taux de formation permanente se situe aux alentours de 2%, les deux millions et quelque de chômeurs, c’est-à-dire 10% de la population active, doivent plutôt venir s’ajouter aux quinze à seize millions de personnes en formation que de subir l’attente et le découragement, ce qui est actuellement le lot des sans-emplois.

Dans les compagnies les plus performantes, les taux de formation permanente dépassent souvent les 8 à 10% et peuvent aller jusqu’à 12 ou 13. L’écart entre ces taux maximaux et la moyenne française correspond précisément au taux de chômage, c’est-à-dire environ 10%. Là encore, le problème est européen, car nos partenaires en la matière sont logés à la même enseigne ; il doit donc être traité à ce niveau.

Si cela n’a pas été fait jusqu’à présent, bien que, sans le dire, on en prenne la direction, c’est peut-être parce qu’il est difficile de renoncer à un concept comme le chômage et, derrière lui, à toute une organisation d’assistance qui maintient un statut d’exclusion tout en procurant à ses auteurs une sorte de bonne conscience. Mais si, pour résoudre un problème aussi douloureux, il suffit seulement de renoncer à un concept confortable, pourquoi continuerait-on à cultiver cette forme sophistiquée d’échec qu’est le maintien des idées fausses ?

Thierry Gaudin

Centre de prospective et d'évaluation :
1, rue Descartes, 75231 Paris
cedex 05 - tél. (1) 46.34.35.35.


[vi]

3. “L’AVENIR
DE NOTRE JEUNESSE.”

Par Christian Beullac *



Comme le montre le numéro de Sciences & Techniques consacré à la révolution de l’intelligence, nous vivons une révolution technologique qui met fin à deux cents ans de prééminence de l’énergie et de la mécanique : la communication et la biologie deviennent omniprésentes. Mais nous vivons aussi une révolution géopolitique qui met fin à cinq cents ans de prééminence du monde occidental : de nouvelles puissances industrielles émergent.

Ces deux révolutions se renforcent pour aboutir à une véritable mutation des conditions de notre existence et se traduisent par une rapidité des évolutions jamais atteinte ; une mondialisation, longtemps annoncée mais devenue aujourd’hui réalité ; une montée accélérée de la complexité ; et, pour dominer le tout, une incertitude généralisée.

C’est dans cette perspective que vous devrons de plus en plus vivre et préparer l’avenir de notre jeunesse. Aucun des grands problèmes qui se posent à nous ne peut trouver de solution profonde s’il n’est étudié à la lumière de ces grandes tendances, qu’il s’agisse :

  • de l’emploi pour le ministre du Travail ;
  • d’échec scolaire pour le ministre de l’Education d’un pays qui ne peut compter que sur sa matière grise au moment où le travail s’intellectualise ;
  • de la gestion de l’incertitude et des changements techniques et géographiques pour le chef d’entreprise ;
  • de la maîtrise de la complexité pour l’homme politique comme pour l’entrepreneur.

Quatre exemples parmi beaucoup d’autres.

[vii]

L’emploi. Le bon sens et l’expérience nous ont montré que nous ne redresserions pas la situation par la relance intérieure : elle bute rapidement sur le déséquilibre de la balance des comptes ; la relance par les investissements est moins dangereuse, mais elle ne se décrète pas sans des besoins, qui ne peuvent naître, à court terme, que d’un effort important fait à l’exportation [4].

Mais, dans un monde où les évolutions technologiques remettent en cause la conception des produits et les moyens de les fabriquer, nous ne retrouverons durablement la voie du développement de l’emploi qu’en relayant les produits vieillissants par des produits nouveaux, conceptuellement possibles et compétitivement fabriqués grâce aux nouvelles techniques.

Ajoutons que ce relais ne peut être pris que par des entrepreneurs susceptibles de valoriser ces produits : il ne suffit pas de promouvoir les entreprises, il faut aussi promouvoir les entrepreneurs.

La lutte contre l’échec scolaire. Elle présuppose que l’on donne la priorité à l’acquis sur l’inné : à moins d’imaginer que les Japonais forment une race privilégiée, leurs succès scolaires nous donnent la preuve que cette approche n’est pas utopique.

Encore faut-il former nos instituteurs à une psychopédagogie efficace, capable de lutter contre certains blocages de la petite enfance. Encore faut-il aussi utiliser les instruments mis au point en Israël et développés depuis 1980 en France, qui facilitent la lutte contre les retards de conceptualisation observés autour de l’entrée au collège.

D’une façon plus générale, il faut mettre en pratique les résultats de recherches trop souvent ignorées.

L’entreprise. Elle ne peut affronter les défis auxquels elle est soumise que par la mobilisation de toutes ses énergies.

Évoluer rapidement et faire face à l’incertitude ne lui est possible que si l’ensemble de son personnel est capable de réagir aux changements incessants de l’environnement et garde néanmoins le cap général qu’elle s’est donné.

Cela suppose que l’entreprise ait une étoile polaire, un projet, avec des objectifs, des politiques pour les atteindre, et des valeurs respectées ; que ce projet soit cohérent avec la culture de l’entreprise ; que l’ensemble du personnel soit impliqué dans la marche de l’entreprise ; que chacun, à son poste, soit en veille par rapport aux événements et prêt à opérer la manœuvre adéquate correspondant à sa part de responsabilité.

D’où l’importance des cercles de qualité et de toutes les actions qui mobilisent le personnel. C’est l’entreprise, dans son ensemble, qui doit agir, réagir et même pré-agir face aux changements. Le problème n’est plus seulement d’avoir une direction de la stratégie ; il faut que l’ensemble du personnel participe à la coévolution de l’entreprise et de son environnement. En un mot, l’entreprise doit devenir « entreprise stratège » [5].

Mais le plus grand défi qu’elle doive relever est celui des changements techniques ; le management des ressources technologiques [6] (de toutes ses ressources technologiques, celles de l’ingénieur mais aussi celles du commerçant et du financier) est une condition de survie d’abord, de développement ensuite.

La maîtrise de la complexité [7]. Conséquence de la mondialisation qui multiplie les acteurs politiques et économiques et surtout des progrès en communication qui multiplient les interférences, la maîtrise de la complexité devient un des grands défis à relever.

La formation : un enjeu capital

Le thème de la formation évoqué par Christian Beullac a été également abordé par le rapport Lemoine (Sciences & Techniques n° 21, p. 48), qui souligne que la formation demeure artisanale et fait difficilement face à une mutation accélérée des métiers et donc des savoir-faire. Aussi, la performance des systèmes de formation devient une question majeure qui peut régler la hiérarchie future des nations, puisque l’avantage reviendra aux économies qui auront su le mieux tirer parti de la ressource humaine. S&T.


Des savants du monde entier, dont plusieurs prix Nobel, travaillent à ce problème depuis plus de vingt ans. Les résultats de leurs recherches commencent à nous montrer la voie. Leurs conclusions permettent de penser que la solution se trouve dans un sage équilibre entre des décisions prises le plus près possible du terrain et des régulations, décidées à des étages supérieurs, qui évitent les dysfonctionnements les plus fréquents.

En termes de société économique, cela signifie que les entreprises devraient avoir le maximum de liberté pour prendre leurs décisions, mais que l’Etat devrait définir les règles générales du jeu pour éviter les abus qu’une liberté totale entraînerait.

Ces conclusions renvoient dos à dos planification marxiste et libéralisme sauvage. En terme d’organisation d’entreprise, cela ramène aux conclusions précédentes, qui cherchent à donner le maximum de liberté aux différents acteurs tout en créant une cohésion de l’ensemble par quelques orientations centralisées.

La visite de quelques grands groupes internationaux européens par une trentaine de chefs d’entreprise français, au cours d’un voyage organisé à travers l’Europe par l’OMA [8] en novembre 1985, a montré l’extraordinaire convergence de leur organisation sur des schémas de ce type.

Pour terminer, je remarquerai que l’on peut avoir deux lectures de l’avenir : l’une, sombre, met l’accent sur les risques nucléaires, les risques des sciences biologiques et les risques de la montée de la complexité.

L’autre, optimiste, valorise au contraire les chances de l’ère de la communication, qui, source inépuisable de productivité, peut aussi améliorer les contacts entre les hommes et être à l’origine de nouvelles solidarités.

Entre ces deux lectures, il appartient à nous tous de faire gagner la seconde. Nos enfants auront alors, devant eux, un avenir aussi exaltant que celui que leurs aînés ont eu au cours des Trente glorieuses.

Christian Beullac
3 mars 1986


[viii]

4. “LE CHEMIN À ACCOMPLIR...”

Par Ricardo Petrella [9]



Quels changements, quels défis et quel chemin à accomplir... car la révolution de l’intelligence n’est pas finie !

On reste ébloui et choqué à la lecture de ce beau rapport qui, sans tomber dans le triomphalisme technologique facile et mystificateur de nombreux ouvrages et articles de presse, fait réfléchir et aide à comprendre l’ampleur, et le sens de la « révolution » scientifique et technologique actuelle.

Des nouveautés éblouissantes. Ébloui, comment ne pas l’être ? Conquête de la picoseconde, hyper-choix des matériaux, informatique lilliputienne, ateliers flexibles entièrement automatisés, manipulations génétiques..., des bouleversements qui déjà accompagnent les avances scientifiques et techniques.

Quels défis pour les chercheurs comme pour les politiciens, l’industriel, l’homme de la rue, les travailleurs, le juriste, le médecin, le paysan et l’enseignant.

Prenons le juriste. Le droit doit faire face à des problèmes radicalement nouveaux : fondé sur la notion de propriété de biens matériels, le droit a du mal à définir et donc réglementer le vol « informatique », en raison du caractère immatériel des biens « volés » (un logiciel, par exemple).

De même, l’application des progrès en matière de sciences de la vie et des biotechnologies, telle la fécondation in vitro et le transfert d’embryon (plus simplement, les bébés-éprouvettes), appelle les juristes à un grand effort d’imagination : que faire, par exemple, des embryons surnuméraires qui ne seront pas replacés dans l’utérus ? Qui peut prendre cette décision « au pied du mur » ?

Ici, le droit rejoint l’éthique, qui elle aussi se voit mise en question dans de nombreux domaines en raison des nouveaux usages permis par les progrès scientifiques et techniques.

À la source du paradoxe de la société mondiale. On est choqué aussi par le « paradoxe sociétal mondial » dont le Rapport sur l’état de la technique fait prendre conscience. D’une part, on constate une puissance gigantesque des savoirs et des outils en croissance continue, amplifiée justement par ce que Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff appellent la révolution de l’intelligence, qui engage les meilleures énergies de toutes les nations dans une lutte acharnée, par la compétitivité, pour la possession et le contrôle de cette puissance.

D’autre part, on observe l’impuissance croissante des hommes et des sociétés à empêcher le monde d’être de plus en plus peuplé de multitudes énormes qui ont faim, dont l’espérance de vie reste au-dessous de 50 voire 45 ans, et qu’un nouvel analphabétisme (lié à l’information), se greffant sur « l’ancien » toujours en expansion, menace d’exclure pour toujours de tout espoir de développement humain et communautaire digne de ce nom.

Quatre mutations qui peuvent « changer le monde ». C’est dans la perspective de la résolution dudit paradoxe que la « révolution » en cours constitue une rupture historique majeure, car elle porte en elle-même quatre mutations fondamentales qui pourraient « changer le monde ».

En effet, l’avènement de la « société de création » passe par la « révolution » de quatre « nouvelles » intelligences, celles des buts, des usages, des ressources humaines, du monde.

L’ouverture du champ des finalités : l’innovation « nouvelle manière ». Si l’on prend l’exemple des matériaux, il est incontestable que le fait marquant de la mutation en cours est représenté par « l’hyperchoix », d’après l’heureuse formule employée dans le rapport.

Sous cette formule, on inclut un fait particulièrement significatif pour l’avenir : la possibilité de concevoir une fonction nouvelle et de produire le matériau spécifiquement nécessaire. Autrement dit, on pourra de plus en plus cibler les matériaux, élargissant, de ce fait, le champ des finalités possibles.

Cela vaut également dans le domaine du vivant : grâce à l’intégration des nouvelles biotechnologies et des technologies d’information, on peut maintenant chercher à fabriquer la molécule que l’on souhaite pour un objectif thérapeutique précis : c’est une révolution pour l’industrie pharmaceutique ! Dans le domaine alimentaire, on commence à travailler aussi à la réalisation de produits entièrement nouveaux.

L’usine flexible intégrée se situe dans la même logique de développement car elle devrait permettre de produire de plus en plus des biens « sur mesure », en fonction des multiples besoins spécifiques, et changeants, des utilisateurs. Tout l’enjeu de l’industrie des logiciels et de l’immatériel est là.

Dès lors, une innovation « nouvelle manière » est née : nos sociétés peuvent concevoir des projets et essayer de créer les processus, les produits et les services les plus appropriés sans « nécessairement » passer par la voie de l'imitation et/ou de la substitution de la nature et des hommes.

Se fixer des projets ayant les finalités les plus humaines et les plus socialement valables est donc possible, réaliste, profitable : voilà la première [ix] direction du chemin à accomplir dans le cadre de la révolution de l’intelligence.

L’apprentissage des nouveaux usages. Les nouvelles technologies sont partout. Elles touchent tous les domaines de la vie quotidienne, de la santé à l’éducation, de la sécurité personnelle aux occupations du temps libre...

C’est surtout le cas des technologies d’information et de communication. Là, tout nouveau procédé, produit et service, intervient nécessairement dans un système de relations interpersonnelles et d’échanges de biens immatériels et agit sur les pratiques et les valeurs sociales individuelles et collectives. Dans les éléments à la base de sa conception, il incorpore, par ailleurs, ces pratiques et ces valeurs. C’est ce qui se passe lorsqu’une banque adopte un nouveau système d’information basé sur les nouvelles technologies !

Ainsi, une fois qu’un produit ou un service est mis sur le marché, son succès ou son échec dépendent largement des usages effectifs et de la mesure dans laquelle il devient source d’innovation par et pour les utilisateurs. En effet, plus les produits et les services sont « immatériels », plus les utilisateurs les transforment par l’usage, pouvant devenir ainsi eux-mêmes des innovateurs, au même titre que les concepteurs et les producteurs.

L’innovation n’est plus du ressort unique des chercheurs en laboratoires et des industriels dans les entreprises ; elle résulte aussi des utilisateurs à la maison, dans le quartier, dans les bureaux...

Si les usages se révèlent répondre aux véritables besoins anciens et/ou nouveaux des utilisateurs, le succès du produit ou du service sera assuré.

Autrement, comme ce fut le cas des services télématiques généraux proposés par Prestel au Royaume-Uni ou par Bildschmirtext en RFA, l’échec est garanti.

Compte tenu du coût élevé et croissant des investissements nécessaires à la conception, au développement et à la production des nouveaux équipements, produits et services associés aux nouvelles technologies, nos sociétés ne peuvent pas se permettre le luxe d’accumuler les échecs sur des vastes échelles.

L’expérience de ces dernières années montre qu’un système - entreprise, école, ville, administration... - est plus innovateur et efficace s’il ouvre les portes à l’apprentissage et à la pratique de la créativité au plus grand nombre possible des membres du système, grâce à l’expérimentation, à la négociation, à la participation.

Utiliser les nouvelles technologies pour « faire la même chose » selon les mêmes règles (même si elles sont apparemment changées), c’est du gaspillage ! Il faut donc maximiser les possibilités d’inventer et d’apprendre les nouveaux usages différenciés et flexibles au niveau local (une ville) ou transnational (l’Europe), au niveau microscopique (les jeunes à la recherche d’emploi) comme au niveau macroscopique (l’ensemble d’un pays).

C’est là le sens de la « révolution » possible du dépassement de la notion réductrice et technocratique de « management ».

On ne gère plus les choses, les outils de production (parmi lesquels, selon le « management », figure les « ressources humaines »).

En principe, les nouvelles technologies d’information et de communication, notamment, bouleversent la nature même du management : ce sont les relations entre les personnes qui constituent le facteur principal d’innovation.

Au-delà du hardware et au travers du software, le peopleware (le rôle des personnes) et l’orgaware (l’ensemble des facteurs institutionnels et d’organisation) sont au cœur des nouveaux usages, par lesquels les personnes inventent, façonnent et gèrent leurs relations en fonction de leurs besoins et intérêts le plus souvent conflictuels.

Il n’y aura pas de véritable progrès technologique si les seuls mots qu’on puisse utiliser pour décrire les changements sont : productivité, compétitivité, efficacité, efficience, fiabilité, contrôle, concentration, flexibilité, redondance, profitabilité.

Il faudra que nos sociétés puissent se définir aussi, voire davantage, par d’autres mots tels que : joie, beauté, solidarité, amusement, créativité, vision, projet, coopération, espoir, partage.

La ressource humaine : au-delà de la pénurie de spécialistes. La troisième révolution de l’intelligence concerne, précisément, les ressources humaines.

L’aspect qui préoccupe le plus les gens (le décideur, comme l’homme de la rue), c’est la quantité insuffisante de personnes qualifiées par rapport aux demandes engendrées par l’introduction des nouvelles technologies.

Dès lors, on considère que la tâche principale et prioritaire du système d’éducation et de formation, notamment au niveau technique et supérieur, est de donner aux personnes les nouvelles qualifications requises. D’où, entre autres, le grand intérêt porté à l’intensification des relations école/ entreprise et université/industrie.

Cet aspect est réel et son importance est incontestable. Il constitue toutefois une partie du problème et, qui plus est, sa partie visible, la plus apparente et... changeante : combien de « nouvelles qualifications » annoncées sont déjà dépassées, et combien de métiers donnés pour obsolètes reprennent vigueur !

Il reflète, en outre, une vision réactive, adaptative de la société : la technologie change, les hommes et les femmes doivent changer leurs qualifications pour s’adapter aux nouvelles données techniques.

C’est une vision évidemment partielle. En réalité, l’aspect le plus important et décisif, lié aussi aux nouveaux usages, concerne la participation des utilisateurs à la conception et à la définition des nouveaux outils et systèmes.

On imagine mal la conception et le développement d’un char armé par l’industrie sans avoir fait largement participer les généraux et leurs spécialistes. De même, plus les applications des nouvelles technologies concernent la vie quotidienne et les relations entre les personnes, moins il devient possible aux industriels de concevoir et développer leurs produits et services « immatériels » sans la participation des usagers concernés.

Il ne suffit donc pas de former les gens aux nouveaux outils pour qu’ils se les approprient ! Il faut également inventer les modalités (au-delà du marketing !) par lesquelles les utilisateurs participent de plus en plus à la conception et à la définition des outils.

C’est ainsi qu’on obtiendra une plus grande « qualification » et que les [x] fossés existants dans les secteurs dits de pointe entre les besoins et l’offre de personnels qualifiés pourront être comblés.

La politique de colmatage par des adaptations successives sur des grands nombres ne fera que mettre en relief l’incapacité des systèmes d’éducation et de formation à assurer les rattrapages, d’autant plus que le rattrapage n’est pas leur fonction essentielle !

Si la ressource humaine est vraiment, comme l’affirment beaucoup de décideurs publics et privés, le facteur capital pour l’avenir et pour la maîtrise des changements technologiques, et non plus un facteur de production pour d’autres, il convient de partir des hommes et non pas des machines.

Voilà la troisième direction de la révolution que l’intelligence a encore à adopter : créer l’environnement favorable (y compris par l’éducation et la formation) à ce que la ressource humaine participe à l’action de création et d’innovation.

Le monde n’est pas un marché à conquérir. La quatrième direction de la révolution de l’intelligence concerne la compréhension et la vision de la société mondiale.

L’explosion actuelle des nouvelles technologies a engendré une certaine distorsion dans la carte mentale du monde vue par les habitants des pays industriels avancés, notamment les Européens, les Japonais et les Américains.

Ces habitants ont l’impression que le monde est de plus en plus petit et un, autour des forces traînantes des pays « développés ».

Ils pensent que le monde qui compte, au plan du développement technologique et économique, est la triade USA, Japon, Europe, et que le problème majeur des vingt prochaines années est de savoir qui de ces trois entités acquerra le leadership mondial... Tout le reste n’est que bruit à la périphérie !

Dès lors, la compréhension et la vision du monde qui émergent sous la pression des développements scientifiques et technologiques renversent la logique de la mondialisation de la planète : au lieu de concevoir le monde comme espace d’encadrement des perspectives et des solutions des problèmes les plus graves de l’ensemble des populations de la planète, on réduit le monde à son expression la plus avancée sur le plan technologique.

La rationalité du monde est ainsi définie par la rationalité technologique. Cette dernière - notamment par le biais de la compétitivité élevée au rang des buts lorsqu’elle n’est qu’un moyen - oriente et justifie les stratégies des entreprises, des pouvoirs publics, des laboratoires de recherche ; la lutte pour la conquête des marchés, les guerres des puces, des satellites, des réseaux, des étoiles...

L’intelligence investie dans ces guerres par technologie interposée mériterait d’être davantage investie dans des constructions d’un monde plus planétaire et global, et surtout plus solidaire envers les 4/5 de la population mondiale qui, dans quinze ans (ils seront environ 5 milliards), habiteront une « autre » planète.

De même, l’intelligence des hommes incorporée dans les nouvelles machines doit non seulement servir à la conquête des nouveaux marchés, y compris les marchés africains, latino-américains, asiatiques (l’intelligence pour la conquête), mais aussi à assurer une participation à la contribution d’une société mondiale organisée sur le principe des ressources pour tous (l’intelligence pour le partage).

L’Europe, et notamment les pays de la Communauté européenne, sont-ils prêts à relever un tel défi ?

Le chemin à accomplir...

Ricardo Petrella


[x]

5. “RÉUSSIR L’ENTRÉE
DANS LE XXIe SIÈCLE.”

Par Philippe Demaegdt *



Quatorze années nous séparent de l’an 2000. Quatorze années qu’il va falloir savoir mettre à profit pour réussir l’entrée dans le XXIe siècle. Quatorze années pour accomplir la troisième révolution industrielle, celle que les auteurs de ce rapport appelle la révolution de l’intelligence, mutation essentielle de cette fin de siècle, phénomène médiatique et véritable enjeu sociétal : de l’Homo Sapiens à l’« Homo Mediaticus ».

Après les Trente glorieuses, les économies occidentales ont connu la crise. Crise économique bien sûr, mais surtout crise des valeurs, faillite des idéologies et de l’État-Providence. Par le biais de la formation et surtout de l’information, nous sommes passés du quantitatif au qualitatif, de la production à la création, de la masse à l’individu.

Une nouvelle ère s’amorce, portée par les technologies de pointe, qui doivent permettre de s'emparer de l'avenir, de faire place à l’homme au milieu des machines, de favoriser l’initiative privée dans l’ombre d’un état civilisateur.


Si la compétence devient la nouvelle richesse des nations, la société de demain sera une société intelligente où gouverneront l’éducation, l’invention, et la qualité de la vie. Le progrès sera l’âme d’une telle société, avec ses corollaires économiques et sociaux, car livrées à elles-mêmes, la science et la technique ne sont rien et la modernisation ne sera efficace que si elle s’appuie sur la mobilisation des hommes, qui passe par leur motivation.

[xi]

Savoir gérer « l’immatériel ». La révolution technologique actuelle est celle du passage d’une industrie de masse, employant du personnel peu qualifié, organisée hiérarchiquement, à de petites unités de production bénéficiant d’une haute densité de matière grise et de talents. C’est l’avènement de « l’intelligence répartie », qui implique le rejet de certains types d’organisation et de certaines conditions de travail.

Les temps ont changé, on ne travaille plus aujourd’hui uniquement pour gagner sa vie ou pour s’insérer dans un système de reconnaissance de groupe, mais pour se réaliser. Or, trop souvent, les conditions de travail paraissent à la traîne du progrès social.

Pour que les mutations technologiques aboutissent à une nouvelle croissance, il faut faire table rase d’un mode de développement basé sur le taylorisme, la parcellisation, le management classique, et savoir faire preuve d’un certain anticonformisme.

Les lieux de travail doivent devenir des lieux de vie où l’information ne circule plus seulement de haut en bas mais aussi de bas en haut et horizontalement, afin d’irriguer l’ensemble du personnel. Ce décloisonnement de l’information constituant la clef de voûte de l’efficacité et de la capacité d’innovation.

Les temps ont changé, les branches industrielles qui ont nourri les Trente glorieuses s'essoufflent et meurent, et avec elles le taylorisme qui asservissait l’homme à la machine et dont plus personne ne veut. Il faut lui substituer un climat convivial qui permette à chacun d’utiliser son imagination.

Il faut apprendre à gérer l’immatériel : les ressources humaines, l’information, la qualité, en passant par la responsabilisation de la base et l’enrichissement des tâches de chacun.

Il s’agit d’une nouvelle dynamique socioculturelle de grande portée, qui passe par la réhabilitation de l’entreprise, de l’industrie, de l’individualisme, du productivisme, de l’esprit d’initiative.

La nouvelle culture valorise le risque et le droit à l’erreur et ne condamne plus le profit, mais elle nécessite pour réussir des mutations organisationnelles.

David contre Goliath. Le marché traditionnel de l’entreprise, pragmatique et empirique, n’est pas préparé à la nouvelle guerre des « idées » dans laquelle nous sommes entrés.

Les entreprises doivent apprendre à exploiter les nouveaux gisements de savoir mis à leur disposition. Une telle exploitation n’est possible qu’au prix de plus d’intelligence : dans la recherche pour faire avancer les progrès scientifiques et techniques, dans l’analyse des évolutions de marché, dans la valorisation des ressources humaines et la formation des hommes.

Face à de tels défis, les entreprises « monstres », crispées sur leur hiérarchie, manquent de souplesse et sont frappées de stérilité. Seules les petites structures savent donner leurs chances aux individus et laissent foisonner les projets (pour ne retenir que les meilleurs). Plus que jamais « small is beautiful ».

La rigidité, l’orthodoxie organisationnelle n’ont plus lieu d’être et doivent laisser place à quelques principes de base que chacun pourra mélanger selon sa propre recette pour obtenir le meilleur gâteau. Ces principes sont : une structure légère, l’esprit d’entreprendre, le travail en équipe, la responsabilité de chacun.

Pour être performant, il faut être précis, et être le meilleur dans le moindre détail. Ceci ne peut se faire qu’avec l’appui de chaque intervenant, et en introduisant un supplément de matière grise dans tous les domaines et à tous les niveaux, d’où l’intérêt des cercles de qualité qui, importés du Japon, se développent un peu partout en France. D’où l’intérêt également des accords d’entreprise qu’Ethic préconise, car l’individu n’accepte plus que ce soit une macro-organisation qui définisse ses règles de travail.

Le chef d’entreprise : un animateur. Pour mettre en œuvre cette nouvelle stratégie de l’entreprise que nous appelons stratégie de l’écoute, le chef d’entreprise doit savoir manier, outre les outils traditionnels de la bonne gestion, le concept et le verbe, les symboles et les idées.

Le profil psychologique du nouvel entrepreneur a changé, ce n’est plus une fourmi mais plutôt une cigale, ce n’est plus un arriviste animé par la volonté forcenée de réussir et d’affirmer son statut, mais un évolutif et un sensuel qui veut se surpasser, qui veut mener une vie riche et pleine, qui a horreur des grandes machines et qui a compris que le premier atout de l’entreprise ce sont les hommes, et qu’il lui appartient de les séduire en utilisant les médias.

Après les chefs d’entreprise techniciens qui favorisaient la production quantitative, il y eut les chefs d’entreprise gestionnaires qui eurent pour mission de supprimer ce qui n’était pas rentable, plutôt que de rechercher des rentabilités nouvelles (attitude que l’on pourrait critiquer, mais là n’est pas notre propos). Aujourd’hui nous assistons à l’avènement des chefs d’entreprise du troisième type, les animateurs qui savent que leurs salariés sont des hommes et des femmes que plus rien n’étonne, sauf le spectaculaire et le sensationnel, et qu’ils ne se mettront en marche que si l’on s’adresse à leurs « tripes », que si l’on sait les émouvoir et les séduire pour qu’ils acceptent de s’impliquer individuellement en comprenant ce qu’ils font, pourquoi ils le font et à quoi ils servent.

Une concurrence planétaire. L’élévation du niveau culturel de la population est un phénomène non seulement occidental mais mondial, qui entraîne dans tous les pays de nouvelles attentes vis-à-vis du travail et de nouveaux modes de consommation, donc de nouveaux marchés et l’émergence de nouveaux besoins.

L’espace de la concurrence est désormais planétaire et nous citerons Alvin Toffler pour affirmer que « les économies nationales sont périmées ». À l’échelle d’un pays, le marché est aujourd’hui très fractionné, mais dans tous les pays on retrouve les mêmes schémas, les mêmes besoins nouveaux, les mêmes modes de consommation. On assiste donc à l’internationalisation, à la mondialisation de l’économie.

Pour réussir, l’entreprise doit être à l’écoute de ces nouveaux marchés qui commandent une production infranationale par filières et par réseaux.

La nouvelle stratégie fondée sur la souplesse et l’indépendance est extrapolable à l’État, pour qui il sera de plus en plus difficile et inadéquat de massifier et de raisonner en termes généraux de macro-économie.

Pour un nouveau partenariat. À quatorze années de l’an 2000, nous constatons qu’une civilisation matérielle bascule. Les nouvelles technologiques [xii] sont là avec leurs acquis indéniables et irréversibles : informatique, nouveaux matériaux, maîtrise du vivant, biotechniques.

Pour réussir et déboucher sur une nouvelle croissance et une amélioration de la qualité de la vie et de la civilisation, les mutations technologiques doivent s’accompagner de mutations culturelles et organisationnelles.

Auparavant, avec des capitaux et une méthode on pouvait réussir, aujourd’hui ce n’est plus vrai, la réussite passe par le qualitatif et la valeur ajoutée intellectuelle.

Les pouvoirs doivent s’effacer pour laisser la place aux talents. Et ceux-ci ne s’expriment que sur fond d’autonomie et de motivation, ce qui implique beaucoup moins de rapports de force dans les comportements intra-entreprises et inter-entreprises.

Pour réussir la Révolution de l’intelligence au niveau de l’entreprise, il faut aller vers un climat relationnel partenarial à deux axes, interne et externe, privilégier l’investissement immatériel, mettre en œuvre la stratégie de l’écoute et rejoindre ainsi l’idéal saint-simonien d’une « société fondée sur la compétence et l’efficacité ».

Philippe Demaegdt
Ethic : 40, rue Jean-Jaurès, 93176 Bagnolet
tél. (1) 43.62.11.17.


[xii]

6. “PENSER LA COMPLEXITÉ.”

Par Bernard Doublet *



Peut-on parler de révolution de l’intelligence ? L’intelligence n’est-elle pas intemporelle et planétaire ? Peut-être serait-il préférable de parler d’évolution de schéma mental associé à l’environnement de l’intelligence elle-même, resituée dans le contexte de l’époque et du lieu.

Il faut relire Les Somnambules de Koestler pour vérifier cette intemporalité seulement limitée par l’environnement des schémas de pensée.

Pas de révolution donc, et pas de crise, mais splendide évolution des schémas mentaux des individus probablement liée à la fermeture de la parenthèse industrielle que constitue la deuxième vague au sens de Toffler.

Redécouverte de la primauté de l’homme ou de l’esprit de l’homme sur ce qui l’entoure. L’homme finalement détrône la machine, qui, en devenant artificiellement intelligente, rend l’homme plus intelligent encore dans une liberté de pensée retrouvée, dans cette confrontation induite par le dialogue homme/machine, et qui donne dans nos usines des langages nouveaux englobant des saisies complexes de tâches, donc de l’initiative de la part d’individus qui n’auraient normalement pas pu en prendre.

Cette obligation pour l’homme de saisir dorénavant des ensembles de tâches complexes est probablement la vraie évolution, celle qui aura le plus de conséquences immédiates, car elle doit envahir nos usines. Et malheur à celui ou celle qui ne voudrait pas comprendre cette évolution qui commence dès l’école, où nos enfants s’habituent à un dialogue parfois (et même souvent) contestataire lié à la découverte de cette vieille invention qu’est l’écriture, peut-être avantageusement remplacée par des images et des schémas globaux.

Images qui, resituant notre planète dans l’univers [10], font découvrir à nos enfants que lorsque l’on regarde les mêmes dessins animés, les mêmes films, et que l’on vénère les mêmes stars, peut-être la notion de pays est un peu surannée et qu’il est devenu possible d’avoir le même vécu.

Laser, robot, nouvelles images de synthèse... longue est la liste de ces nouvelles inventions qui ne sont que l’éminence de ce fabuleux iceberg associé à l’évolution des schémas mentaux universels. La révolution de l’intelligence n’avance qu’en fonction de l’évolution de la crise, qui balaie sur son passage les dinosaures du XIXe siècle qui font tout pour survivre, car la visée ultime de cette évolution est le partage du pouvoir par acquisition du savoir et interprétation de celui-ci.

Vive donc l’informatique qui sous-tend toutes ces évolutions et les relie à la connaissance pour une cosmogonie différente. Mais de grâce, n’enseignons pas à nos enfants les langages informatiques, le plus beau et le plus performant est celui qu’ils parlent, et il vaut mieux leur apprendre le violon ou la poésie, cela leur sera plus utile dans l’avenir que tous les Fortran, Cobol et compagnie.

Leur intelligence sera liée à leur capacité de gérer des ensembles de tâches complexes dans une instabilité permanente, et n’oublions pas que nous serons vieux le jour où nous ne pourrons pas admettre un schéma mental nouveau, parce que nous avons été élevés dans un contexte différent, dans un monde de pensée qui ne pourra être celui de nos descendants. Ceci leur fera dire que c’était le bon temps, structurellement parlant, quoiqu’ils ne le regretteront pas, structuralement pensant.

La jeunesse des individus comme celle des entreprises et des pays, se mesurera à leur capacité de développer une créativité permanente dans leur mode de penser et d’action.

Bernard Doublet


[xiii]

7. “DOUZE MOIS
DE PROGRÈS TECHNIQUES :
LES TENDANCES SE CONFIRMENT.”

Par Claude Gelé, André-Yves Portnoff, Claude Vincent
et les collaborateurs de Sciences & Techniques



L’hyperchoix des matériaux

Cette notion d’hyperchoix a fait fortune ; elle a d’ailleurs été reprise par le rapport sur les matériaux du colloque Prospective 2005. Le concept d’une industrie des matériaux de plus en plus immatérielle et devenant donc industrie de service a frappé bien des responsables de ce secteur et leur a donné à réfléchir sur leur métier et son avenir.

L’intérêt des céramiques thermomécaniques s’est confirmé ; Nissan va équiper en série sa Fairlady, coupé sport 2 litres, du premier turbo commercialisé avec un rotor entièrement en céramique. Mitsubishi et Garrett emboîteraient le pas entre 1986 et 1987 (voir Sciences & Techniques n° 22, pp. 40-49). L’annonce des travaux japonais a stimulé des réactions en Europe, et notamment - enfin - en France. Après Pechiney, Rhône-Poulenc a constitué un pôle céramique en septembre 1985. Un domaine où la France dispose d’une bonne position est celui des céramiques composites, moins fragiles que les céramiques simples. La Sep va produire avec Rhône-Poulenc des fibres de carbonitrure de silicium (Sciences & Techniques n° 24, p.7). Elle a déjà fabriqué des pièces en SiC-SiC pour les parties les plus chaudes (1 400 à 1 600 °C pendant 20 mn) de la future navette Hermès, qui gagnera près d'une tonne grâce à ce matériau (Sciences & Techniques n° 21, p. 8, et Lettre de Sciences & Techniques n° 63, p. 6).

Dans le cadre d'Eurêka, plusieurs projets doivent exploiter les céramiques pour un diesel ou des turbines à gaz (Sciences & Techniques n° 25, pp. 48-50) et d’autres projets l’ensemble des matériaux dans les véhicules automobiles ou ferroviaires. Signalons aussi - dans ce cadre européen - la fabrication du silicium amorphe par la Solems, avec MBB. On sait également qu’une usine de production de panneaux photovoltaïques de la firme américaine Chronar est entrée en service en avril 1986 en France (Sciences & Techniques n° 26, p. 10).

La prise de conscience occidentale de l’intérêt du silicium amorphe confirme la pertinence d’une stratégie japonaise que nous signalions ici p. 32 au chapitre 3 : alors que les Occidentaux misent surtout sur les « grands projets » financés par l’État pour développer des techniques dites de pointe, les Japonais, qui pratiquent souvent aussi cette stratégie, n’hésitent pas à commercialiser dès que possible une technique encore balbutiante pour financer, au moins en partie, son progrès. C’est ce qu’ils ont fait, grâce à toutes les applications modestes des photopiles en silicium amorphe, à une époque où on se détournait chez nous de ce matériau à cause de ses performances encore médiocres.

Les promesses de l’aluminium-lithium pour l’allégement des avions futurs se confirme, ainsi que l’engagement d’Alcoa, Alcan et Pechiney (Sciences & Techniques n° 16, pp. 10-12). Une fonderie pilote en cours de construction permettra à Pechiney d’offrir dès l’an prochain des lingots de 7 tonnes à l’aéronautique. Autre production française, celle des fibres de carbone depuis mai 1985 à l’usine d’Abidoc, d’Elf-Aquitaine et Pechiney, sous licence Toray. La France est le premier consommateur de telle fibres en Europe (Sciences & Techniques n° 21, pp. 10-12). Technologie française en revanche pour l’usine de Carbonne-Industrie, filiale Alsthom et Sep, qui produit depuis le début de 1986 du composite carbone-carbone pour les disques de freins. Ceux-ci sont homologués pour les Mirage 2 000, Airbus, Falcon 900 et les automobiles de formule 1, et en développement pour les TGV et les véhicules militaires (Sciences & Techniques n° 25, p. 6).


Notre chapitre 4 s’achève sur une évocation symbolique des alliages à mémoire de forme. Soulignons que ceux-ci sont plus qu’une simple curiosité de laboratoire (Sciences & Techniques n° 16, pp. 41-46). Certains industriels ont pu ralentir leurs recherches mais un brevet par jour serait obtenu dans le monde, les Japonais les prenant très au sérieux.

[xiv]

Des applications importantes se profilent en connectique : un programme lancé par Souriau, avec Cezus, Tréfi-métaux, Air liquide, le CNRS de Vitry et l’Insa de Lyon, vient d’aboutir à des prototypes évolués de connecteurs aéronautiques (Sciences & Techniques n° 25, p. 7).

Productique : la maîtrise
de la communication


Dans La Révolution de l’intelligence, nous avons constamment insisté sur l’importance de la communication, l’ordinateur lui-même se diluant dans les réseaux, et l’usine devenant une structure à collecter, transformer et communiquer des données. Dans cette perspective, la frontière entre informatique de production et de gestion s’estompe inéluctablement.

Ces tendances viennent d’être illustrées de façon spectaculaire par le succès du programme Map (Manufacturing Automation Protocol) de General Motors, analysé pour la première fois en détail dans Sciences & Techniques n° 24, pp. 36-45. Le numéro 1 de l’automobile a investi un milliard de dollars pour élaborer cette norme Map permettant à la totalité des équipements programmables de ses usines de communiquer entre eux ; actuellement, seuls 15% de ses 40 000 robots, automates et autres équipements programmables communiquent. Or General Motors considère que 50% des coûts d’investissement en automatisation sont représentés par les communications entre machines. Map, en simplifiant les dialogues, permettra d’épargner 2 000 dollars par voiture et réduira de deux ans les délais d’introduction des nouveaux modèles ! General Motors impose à ses fournisseurs Map, qui est en passe de devenir une norme de fait aux États-Unis et en Europe. Les premiers ateliers automatisés en conformité avec Map pourraient apparaître en Europe dans une usine automobile allemande et une aciérie française.

Dans le même esprit, signalons le projet Eurêka Paradi d’usine flexible entièrement en réseau (Sciences & Techniques n° 25, p. 47). A cette illustration des chapitres 10 et 12 vient s’ajouter une analyse du cabinet Booz-Allen Hamilton qui recoupe ce qu’Ingersoll Engineers nous a dit sur les ateliers flexibles. En analysant de nombreux cas d’automatisation aux États-Unis, en Europe et au Japon, B-A & H concluent que 70 % des bénéfices que peut rapporter l’automatisation d’une unité de production sont obtenus avant l’introduction de machines automatiques, si l’on tire toutes les conséquences de la « mise à plat » de la situation permise par l’étude préalable : 20% des bénéfices viendraient de la rationalisation du produit et 50% de l’application à la production des concepts de « juste à temps », de technologies de groupe, d’assemblage modulaire et de qualité totale, tout ce que nous appelons la « progrétique » et sans quoi la productique n’est qu’une vaine tentative machiniste...

Voilà qui vient confirmer que l’introduction des techniques nouvelles ne peut se faire dans des structures du passé et dépassées. Nous renvoyons le lecteur aux chapitres 9, 12 et 13 et à l’article de Claude Gelé sur l’évaluation des ateliers flexibles dans Sciences & Techniques n° 27 (juin 1986).

Une autre illustration de la prééminence des investissements immatériels sur les apports physiques est apportée par le développement de l’analyse de la valeur au Japon. Mais l’événement vient encore une fois de General Motors (Sciences & Techniques n° 26), qui a annoncé son intention d’en généraliser l’usage : un formidable défi à ses concurrents japonais qui la pratiquent déjà trop bien, et à ceux des Européens qui persistent encore souvent à en ignorer l’existence ! Signalons enfin que la Nasa - qui a récemment révélé de nombreux dysfonctionnements par la dramatique série de contre-performances - n’estimait pas pouvoir appliquer l’analyse de la valeur à ses activités.

La maîtrise de la productique nécessite un très important effort de formation. C’est le rôle de nouveaux outils d’enseignement, les robots pédagogiques, qu’on peut associer aux machines-outils miniatures à commande numérique. L’ensemble est piloté par des micro-ordinateurs, par exemple ceux mis en place dans le cadre du plan Informatique pour tous (Sciences & Techniques n° 16, pp. 16-27).

Par ailleurs, les robots mobiles deviennent des engins de plus en plus « intelligents » : leurs applications vont du gardiennage de la maison, avec la vogue des robots domestiques, dont le développement a toutefois été surestimé (Sciences & Techniques n° 21, pp. 30-37), à des domaines très prometteurs comme l’agriculture (Sciences & Techniques n° 26, pp. 22-29), où l’utilisation des robots mobiles permettra d’automatiser complètement, par exemple, la cueillette des fruits ou la traite des vaches.

Informatique :
la course à la vitesse


Dans le paragraphe portant le même titre, au chapitre 7, nous annoncions l’arrivée de circuits intégrés composés de nombreux transistors fonctionnant en parallèle. Il s’agissait notamment du Gapp, développé par NCR en 1983-1984 pour le traitement très rapide d’images chez Martin Marietta, une idée déjà indiquée dans notre numéro spécial « Images de synthèse » (mai 1984, pp. 40 à 49). Quelque 3 000 circuits Gapp ont été vendus aux États-Unis et une quinzaine d’équipes françaises travaillent sur l’utilisation de ce composant à architecture systolique. Des cartes d’application sur IBM-PC, PC de NCR et Vax sont disponibles ; une carte Unix et une de traitement d’image sont préparées respectivement par Paris-VIII et le Cnet (Sciences & Techniques n° 22, pp. 11 à 14). De son côté, le CCETT et Télématique SA vont présenter le prototype de Cristal, machine de synthèse d’image comportant 128 processeurs à 32 bits en parallèle mais non intégrés (Sciences & Techniques n° 22, p. 30).

Le Gapp atteint une vitesse de 28 millions d’instructions par seconde (28 Mips). Une matrice 3 700 Gapp fournirait une vitesse de 100 000 Mips, ou 870 millions d’opérations en virgule flottante (870 Mflops), deux fois plus que celle d’un Gray X-MP (400 Mflops) ! Ce type de calcul explique les recherches effectuées autour d’architectures particulières, dont celle d’Hypercube est un exemple célèbre. Le Cosmic cube du Caltech avec 64 processeurs, commercialisé sous le nom d’iPSC par Intel, est dix fois moins puissant que le Cray 1, mais quinze à trente fois moins cher. Et en avril 1986, Floating Point Systems a présenté sa gamme T de supercalculateurs hypercubes. Le modèle T 100 à 128 processeurs a la puissance du Cray 2 pour un prix sept fois moindre. Et les recherches continuent activement [xv] dans ce domaine (Sciences & Techniques n° 19, p. 31).

Dans la course aux vitesses, Matra et Norsk Data ont obtenu le label Eurêka pour un mini-ordinateur de 100 Mflops, qui veut proposer dans quatre ans, aux usagers des « superminicalculateurs » actuels, des appareils de même prix et volume, mais dix fois plus puissants. Étape intermédiaire, une machine de 30 Mflops ; pour atteindre les 100 Mflops, il faudra des circuits spécifiques avec plus de 100 000 transistors par circuit. Dans le même cadre, un supercalculateur de 30 Gflops est préparé par Siemens et Bull, qui s’appuie sur l’expérience d’Isis, tandis que Thomson-Sintra et plusieurs constructeurs allemands regroupés autour du projet Suprenum envisagent un supercalculateur beaucoup plus puissant, faisant appel à des solutions plus futuristes et encore non figées (Sciences & Techniques n° 22, p. 24).

Un autre type d’architecture augmentant la puissance s’affirme aussi : baptisée Risc, pour Reduced Instruction Set Computer, elle vise à réintégrer au niveau du matériel une partie des instructions logicielles. IBM (avec son PC-RT), FPS (Gamme T), Bull (SPS-9) et quelques autres ont déjà franchi le pas. De même Hewlett-Packard, qui vient de décider de faire basculer la totalité de sa gamme vers cette technologie, en gardant la compatibilité avec ses machines précédentes (voir Sciences & Techniques n° 26, pp. 12-13).

Électronique :
la course aux mémoires


L’année 1985 ne s’était encore pas achevée que les mémoires atteignaient déjà le million d’informations par puce de silicium, comme l’annonçait le chapitre 7. Hitachi, Toshiba, Texa Instruments, notamment, ont commencé à commercialiser des Ram de 1 Mbit, tandis qu’IBM réserve sa production à l’équipement de ses plus gros ordinateurs. Le gain de mémoire interne donne un accès plus rapide à des programmes et données qu’il fallait jusqu’ici aller rechercher dans les mémoires extérieures. Cela explique les efforts européens, et notamment un projet, encore en pointillé, de mémoire de 64 Mbits pour les années 90 (Sciences & Techniques n° 19, p. 36).

Entre-temps, les mémoires périphériques progressent aussi. Le disque compact optique numérique (CD), conçu pour l’audiovisuel, est en train d’investir l’informatique comme mémoire morte (Rom) : un CD-Rom contient près de 600 millions d’octets, soit l’équivalent de 1 500 disquettes magnétiques (Sciences & Techniques n° 20, pp. 30-37) ; les applications en édition électronique, notamment pour les encyclopédies et la documentation, seraient considérables (Sciences & Techniques n° 18, pp. 18-25 : « Laser et ordinateur, l’imprimerie de demain » ).

L’intelligence
artificielle diffuse


Lorsque cet ouvrage a été élaboré, l’intelligence artificielle se heurtait encore à beaucoup de scepticisme. Depuis, en quelques mois, les systèmes experts semblent avoir séduit nombre d’industriels qui ont investi en créant des filiales, comme Framentec de Framatome (Sciences & Techniques n° 27, pp. 10-13), ou en prenant des participations, comme Pechiney avec Itmi.

Les journées d’Avignon organisées du 27 au 29 avril 1986 par l’Agence de l’informatique, désormais la plus importante manifestation mondiale sur ce sujet, ont réuni plus de 1 400 participants. Jean-Claude Rault, qui dénombrait 600 systèmes experts en 1985, en compte plus de 1 000 proposés par 570 entreprises et il y aurait quelque 800 organismes utilisateurs : 77% aux USA, 8,8% en Grande-Bretagne, 4,6% en France.

La santé, la formation et la maintenance apparaissent comme des domaines essentiels d’application (Sciences & Techniques n° 25, pp. 24- 35). Des systèmes sur micro comme Tropicaid sont opérationnels en Afrique pour la médecine de terrain et les couplages de l’intelligence artificielle avec le vidéodisque sont prometteurs pour la formation (Sciences & Techniques n° 27).

EDF vient d’amplifier son programme d’exploitation de systèmes experts pour les centrales nucléaires (Sciences & Techniques n° 23, pp. 11- 12), tandis que plusieurs projets Eurêka ont la même préoccupation (Sciences & Techniques n° 22, pp. 25-26 et 29). Notons aussi les premières tentatives d’exploitation de systèmes experts en CFAO, ce qui ferait faire un bond à l’optimisation des formes en mécanique (Sciences & Techniques n° 27, pp. 30-36).

Pour autant les choix technologiques ne sont pas figés : faut-il adopter un langage spécialisé, Prolog ou Lisp ? Quand est-il souhaitable d’exploiter des machines « dédiées » à l’intelligence artificielle comme Maia, du Cnet-CGE (Sciences & Techniques n° 19, p. 32 ), plutôt que des machines universelles moins performantes mais ne nécessitant pas d’investissement spécifique ?

Il est intéressant de remarquer que la diffusion de l’intelligence artificielle n’est pas neutre : la « mise à plat » des pratiques et des connaissances nécessaires à l’exploitation d’un système expert implique une nouvelle transparence de l’organisation humaine. De plus, cela pose des problèmes de propriété intellectuelle. Dans notre « société de création » où la vraie matière première est bien l’intelligence, après l’épineux problème, généralement mal résolu, des droits des inventeurs salariés, voilà posé celui du transfert d’expertise de l’homme à la machine... (Lire aussi sur ces sujets : « Systèmes experts : simuler l’intelligence », Sciences & Techniques n° 4, pp. 46-63.)

Les industries culturelles

Le terrain du pouvoir devient immatériel, écrit-on dans La Révolution de l’intelligence, qui souligne l’émergence des industries « hallucinogènes », basées sur le son et l’image (chapitre 13). Cette tendance et ses enjeux commerciaux, politiques et culturels ont été soulignés par le développement de l’holographie (Sciences & Techniques n° 14, pp. 16-30) et surtout de l’image de synthèse. Le dessin animé devient un marché intéressant pour la synthèse et le traitement d’images par ordinateur. Plusieurs sociétés viennent de se créer (Sciences & Techniques n° 26, p. 38) et nous n’en sommes qu’aux balbutiements. Quant à la publicité, elle s’est emparée de la synthèse tridimensionnelle, qui a envahi en quelques mois les écrans de TV.

De son côté, le rapport de Bernard Cassen et Jean-François Degrémont sur les industries de la langue (Sciences & Techniques n° 20, pp. 8-10) montre que la linguistique est un passage obligé à la fois pour les progrès de l’intelligence artificielle et pour les [xvi] applications de la bureautique. Cela rejoint un thème fréquent de La Révolution de l’intelligence : la convergence des créations artistiques, littéraires, scientifiques et techniques, la fécondité des interférences disciplinaires et culturelles. Comme l’ont noté Philippe Lemoine et Xavier Dalloz, « intelligence artificielle, linguistique, logique, psychologie de l’apprentissage, neurosciences se retrouvent ainsi sur un front commun de recherches aux interactions multiples : la recherche cognitive » (Sciences & Techniques n° 21, p. 48).

La santé numérisée

Nous écrivions aux chapitres 9 et 11 qu’un jour chacun possédera le modèle de son propre corps numérisé et pourra ainsi essayer à distance, sur son mannequin informatique, les vêtements qu’il voudra acquérir... Les travaux de l’université de Valenciennes et du Centre technique de l’habillement se poursuivent, avec des objectifs pour le moment plus modestes, qui participent aux nombreux efforts d’informatisation de l’industrie textile (Sciences & Techniques n° 24, pp. 4-5). Une autre application est apparue : la CFAO de prothèses dentaires. Une sonde optique prend l’empreinte de la cavité buccale, l’image numérisée est transmise au logiciel de CFAO Euclid de Matra Datavision. Le praticien conçoit alors la prothèse et la fait exécuter par une micro-fraiseuse à commande numérique.

Si cela est encore au stade du prototype, en revanche toutes les techniques d’exploration du corps font appel de façon opérationnelle à l’image numérique : les coupes bidimensionnelles fournies par scanographie X, imagerie par résonance magnétique (IRM), échographie, médecine nucléaire sont traitées pour reconstruire des représentations en volume. Modélisation et visualisation 3D ouvrent des perspectives considérables : diagnostic, aide à l’acte thérapeutique, prothèses, enseignement... Toute une industrie nouvelle est en train de naître, mais aussi une organisation nouvelle de la santé... en réseau.

Durant l’été 1986, le premier réseau d’imagerie médicale français, Dimi, est entré en service à Nantes (Sciences & Techniques n° 27, pp. 6-7).

Comme son homologue rennais Sirene (Sciences & Techniques n° 25, pp. 36-43), il permettra le stockage et le transfert de dossiers médicaux complets : texte et image de diagnostic et de suivi thérapeutique. Un bouleversement à terme pour les médecins, qui aboutira un jour à des téléconsultations à domicile dans le cadre de la télévie... La mise en œuvre de dossiers médicaux stockés dans une carte à mémoire va dans le même sens.

Lasers : montée
en puissance


Le laser a fêté ses vingt-cinq ans en 1985 par la mise en service du champion du monde catégorie poids lourds, le Nova du Lawrence Livermore Laboratory ; 120 000 milliards de watts et 176 millions de dollars. Le CEA a inauguré à Limeil son « petit » frère Phébus en janvier 1986 : 20 000 milliards de watts (Sciences & Techniques n° 23, p. 8).

Le marché civil, hors spatial, du laser se porte bien : 374 millions de dollars en 1984, 460 millions en 1985, sans doute 560 en 1986. La diode laser destinée aux mémoires optiques effectue une percée spectaculaire, représentant 17,3% des ventes de lasers, avec une croissance de 27,8% par an. C’est au même rythme que se développe le principal domaine d’application des lasers CO2 et Yag : le traitement des matériaux, un marché de 127 millions de dollars pour ces lasers en 1985, de 162 millions en 1986. La progression dépasse 30 % au Japon contre 23% aux Etats-Unis. Ce qui est inquiétant pour la machine-outil américaine... et européenne.

Les lasers CO2 multikilowatts apparaissent comme des outils omniprésents des machines-outils du futur, dans des structures flexibles automatisées. Mais des lasers à solide pourraient les concurrencer. Plusieurs installations flexibles sont déjà en service en France : chez Aidés ou Merlin Gerin, par exemple. Les laboratoires de Marcoussis ont mis au point un laser à CO2 de 7 à 10 kW, qui sera industrialisé par Cilas-Alcatel (Sciences & Techniques n° 26, p. 6).

Des travaux sont en cours pour explorer d’autres types de laser, de courtes longueurs d’onde atteignant l’ultraviolet, pour une meilleure absorption de la lumière par la matière et une finesse accrue de l’usinage. Les lasers à excimères, qui émettent dans l’ultraviolet, tripleraient leur marché en 1986, atteignant 3 millions de dollars. Plusieurs projets d’Eurêka sont en gestation sur ces thèmes (Sciences & Techniques n° 22, pp. 31-32).

Sur tous ces sujets, trois articles de fond : « Laser et mécanique », Sciences & Techniques n° 10, pp. 30-43 ; « Laser Yag », n° 16, pp. 28-36 ; « Laser à ultraviolet », n° 20, pp. 38-47.

Énergie : quand même

La baisse du dollar et celle du baril de pétrole cumulant leur effet, il serait tentant d’accorder moins d’importance aux problèmes énergétiques évoqués au chapitre 6. Il n’en demeure pas moins que, d’une façon ou d’une autre, l’énergie reste un sujet sensible. Tout d’abord, une inversion de tendance peut effacer les chutes de prix actuelles.

C’est le pari de Boeing, qui prépare son 7J7, avion à turbopropulseur et hélice économe en kérosène, pour les années 90. D’autre part, moins on consomme, moins on dépend du cours du pétrole, et il vaut mieux réduire sa dépendance vis-à-vis d’un paramètre incontrôlé. Enfin, et c’est sans doute le plus important, une surconsommation d’énergie est toujours le signe d’un dysfonctionnement. Les efforts de maîtrise de l’énergie sont un gage de maîtrise des process. Celle-ci demeure difficile, d’ailleurs, dans le domaine même de la production d’énergie, comme l’a montré l’accident de Tchernobyl. Celui-ci illustre le défi que représente la sécurité des grands systèmes, objectif de nombreux développements des systèmes experts, comme nous l’avons signalé plus haut.

Sur l’ensemble des sujets traités dans ces pages, nous renvoyons naturellement à la revue Sciences & Techniques, qui analyse l’actualité dans cette perspective d’évolution prospective de La Révolution de l’intelligence. D’autre part, La Lettre de Sciences & Techniques constitue un outil d’alerte mensuel sur les faits majeurs et l’exploitation opérationnelle que les innovateurs peuvent en tirer. Enfin, une synthèse accessible à un large public a été rédigée par l’équipe de Sciences & Techniques dans le numéro « Spécial Technologie » de La Vie française daté du 9 mai 1986.

B C.G., A.-Y.P., C.V.



[2]

8. “PROCESSUR D’ÉLABORATION
DU RAPPORT SUR L’ÉTAT
DE LA TECHNIQUE.”

1978

Thierry Gaudin

André-Yves Portnoff

Ingénieur des Mines,
Ministère de l'Industrie

Opère dans le domaine de
la politique d'innovation depuis 1971

Docteur es Sciences

Journaliste scientifique et technique
depuis 1970

Directeur de la rédaction de Sciences & Techniques et de La Lettre de Sciences & Techniques


Première enquête
auprès de 300 experts

Publication des premiers éléments pour un Programme National d'Innovation

Janvier 1979

Collaboration de

P. Roqueplo
S. Rochas
M. Hors
R. Héroin


1982

Deuxième enquête
auprès de 1200 experts

Consultation technologique
à l'occasion du Colloque
National Recherche
et Technologie

1982

Organisation
et présentation

M. Hors
F. Leenhart
P. Dahan
Y. Oualia
Y. Poss
J.-F. Goubault
de Brugière
P. Colliers
F. de Vallence
R. Becourt-Foch


Réseau de veille
technologique
internationale

Bulletin et Publications
du CPE à partir de 1982

M. Bayen
P. Roqueplo
R. Bluzat
G. Benchimol
S. Rochas


1983

Société des Ingénieurs
et Scientifiques de France
(ISF)

Rapport sur l'État
de la Technique
Première édition.
Octobre 83

Avec la collaboration de

A. Barlet
M. Ferretti
C. Gelé
M. Hoez
F. Normand
J. Malsot (Bipe)
V. Scardigli (CNRS)
C. Vincent
P.-N. Denieul (CNRS)


Les Pouvoirs Publics adoptent le thème des mutations technologiques

La revue Sciences & Techniques est lancée dans le public en janvier 1984


1986/1985

Études du CPE
Centre de Prospective et d'Évaluation, service commun des ministères, de l'industrie, de la recherche et de la technologie

Rapport sur l'État de la Technique La révolution de l'intelligence

Réédition. Juin 1986

Études de l'équipe de rédaction de Sciences & Techniques

Le présent Rapport sur l'État de la Technique a été rédigé sous la direction de Thierry Gaudin, chef du Centre de Prospective et d'Évaluation, assisté de Catherine Distler (CPE), par André-Yves Portnoff, rédacteur en chef de Sciences & Techniques (ISF), avec le concours de Victor Scardigli (CNRS), Claude Vincent (ISF), Claude Gelé (ISF), Hervé Le Tellier (ISF), Jean Malsot (Bipe), Philippe Mustar (CPE), Ariette Portnoff (ISF) et Monique Sebire (CNRS).

L'ampleur du dispositif employé pour l'élaboration du Rapport et la continuité de l'effort qu'il représente en font un document sans équivalent.

[3]

9. “L’AVÈNEMENT DE
LA SOCIÉTÉ DE CRÉATION.”

Éditorial

En publiant cette édition 1985 du Rapport sur l’état de la technique, nous voulons mettre à la disposition du public, sous une forme synthétique et intelligible, la masse d’observations spécialisées que nous avons accumulées depuis une dizaine d’années.

La difficulté de cette entreprise tient à la diversité du sujet. Pour décrire la production et les procédés de la technique, il faut un vocabulaire comprenant environ cent fois plus de mots qu’une langue usuelle. Résultat : chaque profession forge son patois qui l’isole des autres. Dégager une vue d’ensemble apparaît, malgré le besoin de comprendre, à la limite des forces humaines et en tout cas constamment menacé, soit d’une chute dans les détails anecdotiques, soit d’une envolée dans les généralités fumeuses détachées du concret. Éviter l’une et l’autre, c’est trouver une certaine lecture de la technique, un fil directeur qui donne un sens à l’ensemble.

Là est le résultat de notre travail, tout entier exprimé par son titre : La Révolution de l’intelligence. Qu’est-ce que cela signifie ? Le mot révolution évoque la fin d’un cycle, un renversement de situation, une discontinuité dans l’évolution. L’exercice de l’intelligence, autrefois confisqué par des minorités, dites élites technocratiques, se répand dans les ateliers et les bureaux, au contact de l’outil de travail. Cette transformation du mode de production arrive silencieusement, imperceptiblement, « à pas de colombe ». Elle remet en cause nos conceptions du pouvoir et de l’organisation.

D’un côté, l’homme inscrit de l’intelligence dans la matière (microprocesseurs...), de plus en plus finement.

De l’autre, il mobilise l’intelligence dans les problèmes sociaux (cercles de qualité...).

Les évolutions de la technique et du social sont intimement liées. Il s’agit d’un seul et même mouvement de libération de nos capacités créatrices accompagnées d’une « dématérialisation » du territoire social. Est-ce souhaitable ou non ? De nouvelles formes d’oppression sont-elles à craindre ? Peut-être, mais là n’est pas notre propos. Nous disons seulement que cela est, et qu’on ne voit pas très bien ce qui pourrait en renverser le cours. Mais à long terme, nous savons que les paris sur l’homme sont les plus sûrs !

CPE

50 000 exemplaires épuisés en peu de mois, un intérêt qui se prolonge en centaines d’entretiens avec des jeunes, des enseignants, des chercheurs, des industriels, des financiers, des hommes politiques, des responsables locaux ou syndicaux, voilà qui rendait nécessaire de rééditer rapidement La Révolution de l’intelligence. Nous avons enrichi cette édition en donnant la parole à un expert et à deux chefs d’entreprises responsables d’associations qui participent à l’animation du tissu industriel ; Ricardo Petrella, responsable du projet européen Fast, prolonge la réflexion de cet ouvrage dans une perspective mondiale.

Thierry Gaudin et André-Yves Portnoff approfondissent quelques thèmes de la révolution de l’intelligence, tandis que toute l’équipe de Sciences & Techniques analyse les derniers développements de l’actualité technologique, qui vérifient la pertinence des lignes de force indiquées dans ce rapport.

Sciences & Techniques


[1] Le rapport « Examens des politiques de l’innovation, France », présenté par l’OCDE le 17 février 1986, est analysé dans le n° 25 de Sciences & Techniques. Il sera prochainement publié par l’OCDE : 2, rue André-Pascal, 75016 Paris - tél. (1) 45.24.82.00.

[2] « Premiers éléments d’un programme national d’innovation », Thierry Gaudin, André-Yves Portnoff, La Documentation française, 1979, Paris.

[3] Les références des ouvrages cités dans cet article se trouvent dans l’encadré bibliographique, classées par auteurs.

* Chef du Centre de prospective et d’évaluation.

* Ancien ministre, président d’Eurequip SA.

[4] « Relance par l’exportation », C. Beullac, Le Monde, 2 juin 1982.

[5] « L’entreprise stratège », S. Seurat, Le Monde, 10 avril 1984.

[6] L’Excellence technologique, Jacques Morin, Editions Jean Picollec, 1985.

[7] « Gérer la complexité », C. Beullac, Le Figaro, 15 novembre 1984.

[8] OMA : Observatoire du management avancé, association créée entre le groupe Expansion et le groupe Eurequip.

[9] Ricardo Petrella, de nationalité italienne, dirige depuis 1979 le programme de recherche FAST (Forecasting and Assesment in Sciences and Technology) de la Commission des communautés européennes à Bruxelles.

* Président national du mouvement Ethic.

* Président de la Fédération nationale des associations ESSOR-PMI, PDG de Doublet Festitube.

[10] En effet, autrefois l’habitude était de regarder la lune vue de la terre. Actuellement, l'homme visionne la terre vue de la lune. La terre n’est donc plus le centre du monde.



Retour au texte de l'auteur: Thierry Gaudin, prospectiviste Dernière mise à jour de cette page le jeudi 29 novembre 2018 13:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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