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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir du texte de Philippe Garigue,“Saint-Justin. Une réévaluation de l'organisation communautaire.” Un texte publié dans le livre Léon Gérin et l'habitant de Saint-Justin. Textes de Jean-Charles Falardeau, Philippe Garigue et Léon Gérin, pp. 131-146. Montréal: Les Presses de l'Université de Montréal, 1968, 181 pages. Une édition numérique réalisée par Vicky Lapointe, historienne et responsable d'un blogue sur l'histoire et le patrimoine du Québec: Patrimoine, Histoire et Multimédia. [Ce livre est diffusé, en libre accès à tous, dans Les Classiques des sciences sociales, avec l'autorisation formelle de l'éditeur, Les Presses de l'Université de Montréal, permission accordée le 27 juin 2016.]

[129]

Saint-Justin.

Une réévaluation
de l'organisation communautaire
.”

par Philippe Garigue

Les grandes lignes des changements historiques [132]

La famille et la terre [134]

L'organisation communautaire [138]

La vie communautaire et les dirigeants [143]

Conclusion [146]

[131]

"L'habitant de Saint-Justin" occupe une place toute particulière dans l'analyse du Canada français. C'est, historiquement, la première étude sociologique d'une communauté rurale du Québec. L'étude de Léon Gérin, essentiellement descriptive, est construite à partir d'une typologie développée par les sociologues de l'école de LePlay [1]. Cependant, on n'y avance aucune théorie particulière ; ce n'est que plus tard qu'il énoncera sa thèse sur la relation entre la "famille-souche" et le "domaine-plein" de l'habitant canadien-français [2] .

La précision des détails présentés fait de "L'habitant de Saint-Justin" un choix idéal pour l'examen des changements survenus dans le Québec rural entre 1898, date de la publication de la recherche de Léon Gérin, et 1955, année de mon séjour à Saint-Justin [3] . En 1955, le territoire de Saint-Justin était le même qu'en 1898, mais on y circulait plus facilement. Bien que la paroisse ne soit pas située sur l'axe routier Montréal-Québec, il y a eu un très grand développement des routes. Quatre rangs principaux et six rangs secondaires, reliés entre eux par de nombreux chemins, constituaient le réseau de communications internes de la paroisse. Un service quotidien d'autobus reliait directement le village à Montréal, à une distance de soixante-quatorze milles.

La moitié du territoire de Saint-Justin est située sur les terrasses de la plaine qui entourent le lac Saint-Pierre et qui s'élèvent graduellement pour rejoindre les Laurentides. Ces terrasses cultivées sont parmi les terres les plus fertiles de la région. L'autre partie de Saint-Justin s'étend dans les Laurentides mêmes. Elle est recouverte de forêts constituées d'arbres d'espèces diverses. L'ensemble des terrasses de la plaine est bien irrigué, et entièrement cultivé.

[132]

Toute la zone cultivée est très peuplée, selon la distribution traditionnelle de maisons à égales distances le long des rangs. La zone boisée est pratiquement déserte. La zone de la plaine, avec ses fermes importantes dans chaque rang, a l'apparence d'un nœud de routes. Dans la région boisée, on trouve les maisons des journaliers et de quelques petits fermiers. Les deux zones se distinguent par l'apparence des maisons. Dans les rangs de la zone cultivée on trouve de grandes constructions bien entretenues, tandis que dans la région boisée, les maisons sont petites et de pauvre apparence. Cependant, le genre de vie est semblable dans les deux zones, et il y a peu de différence en ce qui touche à la proportion des appareils de télévision, des automobiles, des réfrigérateurs, etc. Dans certains cas, une maison d'apparence délabrée possède une antenne de télévision de trente pieds, et son propriétaire va chaque jour travailler au village en voiture. Cependant, les modèles utilisés sont différents. Les foyers moins fortunés paient à tempérament des articles moins coûteux, alors que les familles aisées possèdent des modèles plus onéreux, et paient comptant. En août 1955, pour une population totale de 1 583 habitants, répartis entre 269 foyers, il y avait en tout, à Saint-Justin, 192 automobiles, dont 37achetées l'année même, 93 tracteurs, 29 camions, environ 110 appareils de télévision, et 146 téléphones. Également, chaque foyer possédait une machine à laver et un réfrigérateur.

Cette concentration d'équipement moderne est une indication du niveau de vie. Celui-ci se reflète dans l'apparence extérieure du village qui est celle d'une communauté prospère, fière de son apparence. Les jardins autour de l'église sont bien entretenus, les maisons sont entourées de parterres de fleurs. Il y a au village un petit terrain de sport, un court de tennis et un terrain de baseball. Le rythme de vie est celui d'une bourgade active. L'usine de meubles localisée au village, l'imprimerie et les deux garages situés à chaque extrémité du village, contribuent à donner une impression d'activité. Un service quotidien d'autobus relie Saint-Justin à Montréal, et au chef-lieu du comté, Louiseville. Cependant, Saint-Justin ne reçoit pas de touristes, et ses seuls visiteurs y viennent pour des visites familiales, ou pour affaires. Il n'y a pas de théâtre, ni de cinéma, ni d'hôtel, et aucun permis de vente d'alcool n'a été accordé.

LES GRANDES LIGNES
DES CHANGEMENTS HISTORIQUES
 [4]

Depuis l'arrivée des premiers habitants, au milieu du XVIIIe siècle, Saint-Justin est resté exclusivement canadien-français. Il [133] n'y a aucun résident permanent appartenant a d'autres groupes linguistiques. L'organisation politique de la région est postérieure à la création de la paroisse de Saint-Justin. Ce ne fut qu'en 1857, alors que la population avait déjà atteint son niveau actuel, que Saint-Justin fut séparé de la paroisse de Maskinongé et devint une paroisse indépendante. En 1859, la paroisse se transforma en municipalité.

L'ancienne ferme des Casaubon en 1955.

En 1873, la population de Saint-Justin était de 1 350 habitants. Elle atteignit son apogée en 1897, avec 1 597 habitants, et commença à décroître pour se trouver à 1 350 en 1923. En 1954, les 1 077 habitants étaient répartis de la manière suivante : 317 dans le village, et le reste dans les rangs. La concentration de personnes dans les rangs est significative de l'organisation sociale de Saint-Justin, car les activités dans les rangs sont essentiellement agricoles. Ce n'est que très récemment, avec la construction de l'usine de meubles, que le village de Saint-Justin a dépassé une population de 250 habitants.

La distribution des activités à Saint-Justin reflète les transformations qui ont eu lieu. En 1866, alors qu'il y avait 222 familles, 215 étaient entièrement ou partiellement occupées aux travaux agricoles. En 1955, alors qu'il y avait 305 familles, environ 245 étaient entièrement ou partiellement occupées aux travaux agricoles. Les 60 autres familles appartenaient aux catégories suivantes : commerçants, employés, ouvriers d'usine, etc. Le fermier à "mi-temps" [134] est apparu récemment. C'est une personne propriétaire d'une terre, mais qui exerce un emploi à temps plein dans un tout autre domaine, et passe ses moments de loisirs, le soir ou les fins de semaine, à cultiver ses terres. Cela est devenu possible grâce à l'outillage perfectionné qui permet maintenant de travailler la même superficie en moins de temps qu'auparavant.

Tous ces changements n'ont en rien altéré les caractéristiques originelles de Saint-Justin, qui demeure une communauté agricole. La principale source de revenus reste les travaux de la terre. Ainsi, Saint-Justin possède les caractères des communautés rurales du Québec : la plupart des jeunes émigrent, ce qui affecte la structure de la population. Plus d'un tiers de la population a plus de trente ans, tandis qu'un autre tiers a moins de dix ans ; ceci démontre l'ampleur de l'exode de la population entre ces deux groupes d'âge.

LA FAMILLE ET LA TERRE

La structure familiale n'a que légèrement changé depuis l'analyse entreprise par Léon Gérin. À cette époque, il y avait 138 foyers composés de deux générations, et 88 foyers composés de plus de deux générations. En 1955, il y avait 233 foyers de deux générations, et 36 foyers de plus de deux générations. Ce fait confirme la tendance individualisante au sein de la famille canadienne-française. Léon Gérin avait souligné que la famille canadienne-française était moins patriarcale que la famille européenne, et son système de parenté plus restreint que celui du paysan français. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ce système de parenté soit petit. Des "entrevues en profondeur" auprès d'un vieil homme de soixante-douze ans et de sa femme, ont montré qu'à eux deux, ils étaient capables de dénombrer 1 518 personnes de leur parenté, et qu'ils pouvaient en nommer 1 110 par leur prénom. Parmi les 1 310 personnes encore vivantes, 254 habitaient Saint-Justin même, 828 étaient dans le Québec et 66 étaient dispersées dans d'autres provinces du Canada, alors que 102 vivaient aux États-Unis ou ailleurs. Cette connaissance de la parenté est courante chez les personnes de plus de soixante ans, dont les familles vivent à Saint-Justin depuis au moins quatre générations. D'autres "entrevues en profondeur" auprès de deux autres couples de plus de soixante ans, ont donné respectivement des systèmes de parenté de 1 325 et de 1 278 personnes. L'importance de la parenté dans la formation de groupes sociaux découle du fait qu'à Saint-Justin, il est fréquent qu'une personne adulte puisse faire valoir des liens de parenté avec un huitième de la population. Cependant, le rôle de la parenté est limité par l'individualisme assez poussé des foyers. Une personne souligne qu'en fait, la reconnaissance de la [135] parenté entre vivants a peu de signification au-delà des limites restrictives imposées par l'Eglise sur les mariages consanguins. Par ailleurs, on ne fait pas vraiment plus pour la parenté éloignée que l'on ne fait pour un voisin de rang. Les services rendus à la parenté se limitent aux proches. Cependant, une reconnaissance des liens de parenté est toujours possible. Ainsi, pendant un voyage aux États-Unis, un habitant de Saint-Justin fit un détour de plus de 1 000 milles pour aller voir un cousin qu'il n'avait encore jamais rencontré. Au moment de l'enquête, un cousin éloigné, né et élevé dans l'Ouest canadien, faisait une visite à un fermier de Saint-Justin.

Plusieurs personnes affirment, qu'au cours des cinquante dernières années, la taille des familles a diminué. Ceci fut confirmé par l'analyse des tables généalogiques recueillies. La plupart de ces tables indiquaient que le nombre d'enfants par le passé, était de beaucoup plus important et pouvait fréquemment atteindre plus de dix par famille. Il y a même un cas d'une famille de vingt-et-un enfants. Cependant, par le passé aussi, le nombre d'enfants morts en bas âge était beaucoup plus élevé. Il semble que la diminution du nombre d'enfants a été partiellement compensée par la diminution de la mortalité infantile. Il n'a pas été possible d'établir le nombre moyen de naissances par femme mariée capable d'avoir des enfants, et vivant actuellement à Saint-Justin. Cependant, au moment de l'enquête, 45 foyers comprenaient plus de 7 enfants vivant chez leurs parents :

8 foyers

de

7 enfants

14 foyers de

de

8 enfants

11 foyers de

de

9 enfants

3 foyers de

de

10 enfants

3 foyers de

de

11 enfants

6 foyers de

de

12 enfants et plus

45 foyers


Saint-Justin a maintenu un taux de natalité supérieur à celui du Québec, qui était en 1954 de 30 p. 1 000. Le nombre des naissances en 1954 était de 57, et la moyenne des 25 dernières années, avec de légères variations, était de plus de 32 p. 1 000. Les femmes interrogées ont affirmé qu'elles ne pratiquaient pas régulièrement la planification des naissances. Pourtant, elles connaissent les méthodes usuelles de contrôle de la natalité et il leur est possible de se procurer des contraceptifs. Il est difficile de juger dans quelle mesure l'utilisation des contraceptifs a influencé le nombre d'enfants par famille. Un bon nombre d'hommes et de femmes s'accordaient pour dire qu'une famille de sept enfants était un bon chiffre, et certains même parlaient de huit ou neuf enfants. Cependant, on considère que davantage représente un excès de travail pour la mère. Les familles nombreuses sont toujours [136] à l'honneur et de nombreuses personnes, spécialement parmi les plus âgées, pensaient qu'une famille nombreuse est une garantie économique, dans les moments difficiles. Une famille nombreuse peut toujours "joindre les deux bouts" alors qu'une famille plus petite ne le peut que difficilement.

Les méthodes pour élever les enfants ont généralement changé. Une des transformations les plus notables, est l'acceptation presque totale du biberon. La plupart des mères ont des connaissances en pédiatrie, et consultent fréquemment le docteur pour leurs enfants. Dans la plupart des cas, la mère accouche à l'hôpital.

La structure d'autorité au sein de la famille est restée sensiblement la même. Le père est le chef de la famille et, bien que, lorsque les enfants se marient et fondent un foyer séparé, cette autorité diminue, l'influence paternelle reste grande et les petits-enfants sont élevés dans le respect des grands-parents. L'épouse est la partenaire de son mari dans la plupart des activités. Bien que les rapports entre mari et femme varient de divers degrés de subordination à l'égalité, beaucoup affirment que l'idéal est pour le mari et la femme d'agir de concert, mais pour la femme d'attendre la décision de son mari. Ceci est particulièrement vrai en matière de dépense, et les grosses décisions budgétaires sont sous le contrôle du mari. La description des rapports entre les générations, donnée par Léon Gérin, reste valable. Les enfants ont beaucoup d'initiative personnelle, dans les limites des activités du groupe familial. Le fait que les jeunes garçons et les fillettes participent au travail de la ferme, et que les garçons de onze et douze ans sont appelés à conduire un tracteur et à utiliser diverses machines, contribue à leur donner une maturité précoce. Ils ne montrent aucune timidité devant les étrangers et leur connaissance du monde extérieur à Saint-Justin est très développée. Leurs intérêts sont les mêmes que ceux des enfants de même âge vivant à Montréal.

Les principaux sujets d'intérêt parmi les adolescents sont les automobiles et les événements sportifs, ainsi que l'éternelle question des relations entre les sexes. Le premier salaire de la plupart des adolescents est destiné à l'achat d'une automobile d'occasion, ce qui leur confère une certaine importance auprès de leurs amis et leur permet d'emmener des jeunes filles aux divers endroits fréquentés par la jeunesse de Maskinongé et de Louiseville. La plupart des adolescents sont très attachés à Saint-Justin et aimeraient y rester, mais l'attrait des gros salaires les incite à quitter le foyer pour les villes, Montréal ou autres.

Bien peu d'adolescents sont intéressés à demeurer sur la ferme paternelle ou à rester cultivateurs. C'est généralement le plus jeune qui est destiné à prendre la ferme paternelle, puisqu'il reste le dernier après le départ des aînés. Certains cultivateurs rapportent que la décision de confier leur ferme à l'un de [137] leurs enfants dépend surtout du désir exprimé par l'un d'entre eux de devenir fermier, plutôt que du désir du père d'installer l'un de ses fils sur ses terres. Si tous les fils décidaient de partir, la ferme serait alors cédée à un membre de la parenté, aux mêmes conditions que celles prévues pour un fils, ou bien serait vendue.

Le désir d'un fermier de voir un fils s'établir sur sa terre n'est pas la conséquence du désir de maintenir la continuité du patrimoine familial. En effet, les fermiers interrogés à ce sujet affirment que, s'ils souhaitent que la ferme reste dans la famille, c'est principalement parce que cela engage le fils à subvenir aux besoins des parents pour le reste de leur vie. C'est pourquoi un accord entre père et fils au sujet de la ferme stipule normalement que ce dernier n'aura la propriété de la ferme qu'à la mort du père. Il est très rare qu'un père cède sa ferme de son vivant. On cite plusieurs cas de familles où le père avait eu trop confiance en son fils, et où l'épouse du fils ne s'accordant pas avec sa belle-mère, des conflits avaient surgi quant à l'usage de la ferme. Pour les mêmes raisons, les personnes questionnées s'accordent pour dire que, dans le cas où le père mourrait, l'épouse est souvent l'héritière, et le fils ne peut agir sans son accord. Dans tous les cas mentionnés, les intéressés soulignent que la ferme appartient à son propriétaire, qui peut en disposer à sa guise, et qu'il n'y a aucune règle légale pouvant l'empêcher d'en faire ce qu'il veut. Comme un fermier veut assurer ses vieux jours, et qu'il n'a pu épargner durant sa vie, car il a dû élever sa famille, la ferme représente un gage de sécurité. Les personnes questionnées étaient convaincues que ce serait pure folie que d'abandonner totalement le contrôle d'une ferme dans ces circonstances. Bien que certaines relations affectives puissent influencer les décisions, ces considérations restent prioritaires au moment de passer le contrôle de la ferme à un fils. Ceci influence aussi la décision des enfants, car dans les cas où l'exploitation de la ferme est insuffisante pour faire vivre un seul foyer, les fils refusent la succession de la ferme, et préfèrent travailler pour un salaire qui leur permet de vivre tout en aidant leurs parents.

Il est important de constater que certaines hypothèses avancées par Horace Miner sur les communautés rurales canadiennes-françaises ne semblent pas valables pour Saint-Justin. Miner avait suggéré que le passage d'une ferme d'un père à son fils était une tradition d'origine française, et datait du XVIIe siècle [5]. Dans le Coutumier de Paris, qui fut le code civil de la Nouvelle-France, il est dit que l'héritage était partagé également entre chacun des enfants, quel que soit leur sexe. Le régime de succession du Québec [138] lui est propre, et la transmission par héritage d'une ferme à un des fils doit être considérée comme un reflet de la vie sociale, économique et politique qui s'est développée au Canada français. Vu sous cet angle, le régime de succession québécois, dont Saint-Justin est un exemple, est une indication du genre de société qui s'est développée au Canada français. Ainsi, en 1955, lors de notre enquête, il n'y avait pas plus de 8 fermes, sur un total de 174, qui étaient encore entre les mains des descendants de ceux qui avaient défriché la terre à l'origine. En prenant comme unité de temps les 70 dernières années, on s'aperçut que dans un rang, sur 31 fermes, seulement 11 étaient encore dans la même famille. Dans trois autres rangs, comprenant 97 propriétés, seulement 2 étaient encore la propriété des descendants. Contrairement à l'hypothèse de la continuité de la propriété de père en fils, on peut constater que depuis la création de Saint-Justin comme paroisse autonome, la majorité des fermiers n'ont pas vu leurs fils prendre la succession de la ferme. La ferme Casaubon, que Léon Gérin décrit comme le modèle de la propriété stable, n'est pas restée plus de deux générations dans les mains de cette même famille. Le rapport "terre-famille" n'existe pas à Saint-Justin au point que cela en constitue la caractéristique fondamentale de l'organisation sociale. Les membres d'une même famille ne sont pas fondamentalement motivés par un désir de perpétuer la propriété d'une terre à travers les générations. L'orientation des changements sociaux à Saint-Justin le confirme et montre que de nombreux facteurs doivent être pris en considération. En 1891, par exemple, on comptait 235 propriétés agricoles. En 1955, il n'en restait plus que 174. Cette diminution résulte en partie du fait que de nombreuses propriétés de moins de dix acres (il y en avait près de 40 en 1891) ont disparu ; la tendance fut vers le remembrement. Il y eut donc moins de fermes, mais elles furent plus grandes. De plus, un certain nombre de familles ont cessé l'exploitation de leur terre en raison du peu de rentabilité et de la concurrence que leur faisaient les fermiers mieux outillés et plus au courant des techniques d'investissement. Des terres furent vendues à ceux qui proposaient un bon prix, et ne furent pas gardées pour les enfants ou la parenté.

L'ORGANISATION COMMUNAUTAIRE

L'histoire de l'organisation communautaire montre que Saint-Justin a suivi les grandes étapes des changements sociaux et économiques du Québec. Pour en faciliter la présentation, cette histoire sera divisée en trois périodes : celle de la "colonisation", jusqu'au milieu du XIXe siècle, celle de l'avènement d'un "marché agricole", jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et la période actuelle, caractérisée par le pluralisme des activités. Chacune de ces appellations a simplement pour but de caractériser les périodes. L'histoire sociale de Saint-Justin est remarquable pour la lente progression des changements.

[139]

La première période de "colonisation" correspond à l'établissement de la seigneurie de Carufel. Vers 1815, toute la région était occupée et il y avait 230 fermes actives. Chaque ferme avait une superficie d'environ cinquante arpents, et produisait suffisamment pour nourrir médiocrement un foyer et permettre la vente d'un petit surplus. À part les différents produits qui partaient vers Maskinongé, il y avait aussi l'exploitation du bois transporté par la rivière. Vers la fin de cette période, on comptait à Saint-Justin quelques carrières, cinq scieries, trois forgerons, et un certain nombre d'autres activités de type artisanal. Il y avait également une école. En 1847, la production agricole était d'environ 25 000 à 27 000 minots de différentes céréales. En raison du marché restreint et des modestes ressources des cultivateurs, la plupart des fermes produisait juste assez pour satisfaire les besoins de chaque foyer. Cependant, il y avait déjà une pénurie de terre arable, et on ressentait chez les cultivateurs et leurs enfants peu de désir de rester sur la terre dans ces conditions difficiles. Même avant le défrichage complet du sol cultivable, un bon nombre d'habitants émigra.

La deuxième phase commença avec l'autonomie de la paroisse. En effet, en raison de la densité de la population et de l'importance des activités économiques, certains habitants de la région se regroupèrent et demandèrent la création d'une paroisse autonome. À peu près à cette même période, la production agricole se trouva intensifiée. La production des petits pois, par exemple, s'éleva de 5 200 minots en 1847, à 52 000 minots en 1880. La dîme ecclésiastique payée par les habitants était alors d'environ $800 par an, et pendant les bonnes années atteignait $1 600. En 1890, les paroissiens votèrent une dépense de $3 000 pour la construction d'un nouveau presbytère. L'existence d'une "économie de marché" eut pour conséquences l'augmentation du niveau de vie, ainsi que l'apparition d'une conception nouvelle de l'usage du sol. Ainsi, lorsque la surproduction des petits pois épuisa la terre, les cultivateurs se tournèrent immédiatement vers la mise en valeur d'autres produits. Le foin devint une culture importante, en raison de sa facilité de production et de la grande demande qui en était faite, ainsi que de son utilisation dans l'élevage du bétail. Le lait devint une source importante de revenu. Pendant la Première Guerre mondiale, le lait fut l'une des ressources économiques principales de Saint-Justin, et l'on mentionne qu'en 1915, et même plus tard, un fermier pouvait gagner jusqu'à $1 000 par an grâce à la production laitière de dix vaches. L'intérêt pour les méthodes agricoles scientifiques suivit le développement de nouvelles activités. La première beurrerie fut construite en 1880, et le premier cercle agricole se forma en 1881. Le prix de la terre tripla, paraît-il, en quinze ans. L'élevage de la volaille s'étendit sur une grande échelle. Pendant l'entre-deux-guerres, l'autonomie de chaque foyer pour une production satisfaisant à ses propres besoins diminua considérablement. On cessa de faire son pain soi-même, ou d'emmagasiner des légumes [140] pour l'année. Les magasins d'alimentation firent leur apparition dans le village, et même dans les rangs ; l'on commença à fréquenter les grands centres d'achat des alentours. En 1942, Saint-Justin était assez important pour avoir son médecin. Il y avait depuis 1883 un notaire, et depuis 1885, une école commerciale privée.

D'autres changements suivirent. La corvée de type seigneurial, qui était le système d'entraide habituel dans les rangs pour les travaux sur les chemins, fut remplacée par le travail payé. L'entretien des routes devint la tâche d'employés municipaux. Il y eut aussi une augmentation des ouvriers agricoles payés à la journée ou à la semaine. Tout travail qui demandait plus de main-d'oeuvre qu'un foyer ne pouvait en fournir, ou qui requérait une connaissance spécialisée, devint rémunéré, même si c'était celui d'un voisin. La mécanisation progressive du travail agricole accéléra cette tendance. Les premières machines agricoles furent utilisées à Saint-Justin au début de 1880, dès qu'elles apparurent sur le marché. L'avènement du chemin de fer en 1900 et l'arrivée de l'automobile après la Première Guerre mondiale facilitèrent l'expédition des marchandises en grosse quantité. L'électricité fit son apparition en 1930 et transforma la vie domestique, ainsi que l'équipement des étables. Les agronomes du gouvernement persuadèrent des fermiers entreprenants d'essayer les nouvelles méthodes de culture, et celles-ci se répandirent rapidement. Les personnes questionnées soulignèrent avec une certaine fierté que Saint-Justin avait toujours été une communauté "allant de l'avant", et qu'un certain nombre de fermiers avait reçu la médaille d'or ou d'argent du mérite agricole, décernée par le ministère de l'Agriculture.

Chaque développement dans les activités agricoles peut être confronté avec le développement dans d'autres activités. L'éducation se généralisa et les jeunes commencèrent à quitter Saint-Justin pour obtenir une éducation plus complète. Les habitants faisaient de fréquents voyages dans les différentes villes du Québec, pour affaires ou pour leur plaisir, ce qui les familiarisa avec la vie urbaine. Vers 1930, il n'y avait pas un adulte qui n'eût été, au moins pour un court séjour, à Montréal.

La troisième période de l'histoire communautaire de Saint-Justin est simplement l'intensification de tout ce qui est survenu auparavant. Les machines agricoles devinrent de plus en plus puissantes, ainsi que de plus en plus chères, si bien que le capital investi dans les fermes s'accrut aussi. Dans bien des cas, le capital investi dans l'équipement était supérieur à la valeur des terres. Les fermiers qui ne pouvaient acheter de nouvelles machines devaient demander l'aide de ceux qui en possédaient, si bien qu'un petit nombre de fermiers contrôlaient directement ou indirectement la production ; leurs machines travaillaient la terre et faisaient les récoltes dans quatre à six fermes voisines. Un certain nombre d'activités disparurent pour faire place à de nouvelles. [141] Il n'y a plus de forgeron, mais par contre, le mécanicien est apparu. Des compagnies de machines agricoles, ainsi que des banques, ont ouvert des succursales. Des petites industries, nées pendant la deuxième période, se sont agrandies ; l'imprimerie emploie actuellement une vingtaine de personnes spécialisées. En 1921, grâce à cette imprimerie, Saint-Justin put avoir son propre journal. Progressivement, cette entreprise devint plus active, si bien qu'en 1955 elle possédait et imprimait deux journaux, à part l'impression de matériel scolaire ou commercial. D'autres petites entreprises commencèrent à produire pour un marché extérieur à Saint-Justin, et même en dehors du comté. On découvrit une source d'eau minérale et maintenant, deux firmes l'exploitent pour le marché montréalais. Avec la mécanisation, les garages devinrent de plus en plus importants. En 1954, par exemple, l'un d'entre eux vendit pour 55 000 gallons d'essence, et son propriétaire pensait en vendre en 1955 environ 60 000 gallons. L'événement le plus important fut la construction, en 1951, de la fabrique de meubles. Elle créa de nouveaux emplois pour une centaine de personnes, et fut un renouveau économique considérable des activités communautaires, puisque le salaire hebdomadaire payé était d'environ $5 000, en 1955.

L'entrée du village à travers le petit pont.

L'éducation suivit ces changements, et plusieurs écoles furent construites, y compris un couvent religieux pour filles. Le niveau d'instruction est le même que la moyenne de la province, et les écoliers de Saint-Justin gagnent tous les ans plusieurs bourses. Chaque année, cependant, en moyenne six garçons partent pour Trois-Rivières, ou ailleurs, pour parfaire leurs connaissances et quatre filles vont à l'École normale de Sainte-Ursule. Plusieurs garçons de Saint-Justin ont suivi des études universitaires, et l'un d'entre eux était même étudiant à l'Université McGill au moment de l'enquête. Les parents sont très désireux que leurs enfants obtiennent la meilleure instruction possible, et sont fort déçus lorsque l'un d'entre eux a des difficultés à [142] l'école. À l'époque de l'enquête, il n'y avait personne dans la paroisse qui n'eût reçu un minimum d'instruction. Bien qu'il ne fût pas possible d'évaluer le niveau d'instruction, l'enquête révèle un grand intérêt pour la lecture des journaux. Le journal local était tiré à environ 300 exemplaires et distribué par la poste, ainsi que 105 exemplaires du quotidien montréalais la Presse, et 115 copies des quotidiens de Trois-Rivières et de Québec.

Il n'y a aucun doute qu'à part la période de la crise économique de 1930, où certains fermiers firent faillite, il y eut un accroissement continuel du niveau de vie économique à Saint-Justin depuis 1898. Cette amélioration est survenue sans engendrer une classe de pauvres à la fois grâce aux connaissances et à l'application de nouvelles méthodes économiques et aux conditions générales de la croissance économique du Québec. Il n'y a actuellement aucun pauvre à la charge de la municipalité, et la dernière "guignolée" pour les indigents eut lieu en 1930. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de plaintes relatives à un revenu insuffisant ou de revendications au sujet des salaires trop bas ou des difficultés de travail, mais simplement que l'on peut comparer avantageusement le niveau économique des habitants de Saint-Justin à celui de personnes des classes ouvrière ou moyenne de Montréal. De plus, les habitants sont pleinement conscients du rôle des investissements de capitaux dans leur vie économique. La Caisse populaire locale a contribué à élever le niveau du capital investi, et à aider les fermiers à faire fructifier leurs économies. La "Caisse" a consenti des prêts individuels jusqu'à concurrence de $10 000. Elle possédait en 1955 un capital de $350 000. Cette "Caisse" est dirigée par un conseil composé de personnes du village qui étudient attentivement chaque demande. Les fermiers ont également utilisé les prêts du gouvernement. La connaissance des méthodes commerciales modernes est généralisée, et l'utilisation du chèque a largement remplacé le paiement en espèces. Saint-Justin a eu aussi sa coopérative qui groupait deux installations laitières. Quand le gouvernement prit la décision de stabiliser les prix, les fermiers pensèrent que la coopérative était dorénavant inutile et, malgré qu'il n'y eut aucune plainte relative à des pertes quelconques, elle fut dissoute, et les deux installations redevinrent des entreprises privées. Il y a une autre association économique importante : l'Union catholique des cultivateurs, avec environ 100 membres à Saint-Justin. La plupart de ceux-ci sont actifs, et se tiennent au courant des questions touchant à l'agriculture au Québec, au Canada, et dans le reste du monde.

[143]

LA VIE COMMUNAUTAIRE
ET LES DIRIGEANTS


C'est la distribution des dirigeants qui montre le plus clairement les caractéristiques de la vie communautaire de Saint-Justin. Dans sa présentation, Léon Gérin insista sur le fait qu'il existait plusieurs "autorités sociales", mais que le chef incontesté était le curé de la paroisse. Afin de mieux comprendre le rôle des dirigeants, quelques remarques sur la stratification sociale sont nécessaires.

La vie communautaire de Saint-Justin n'est pas celle d'une communauté composée d'une seule classe sociale assez généralisée ; elle est plutôt segmentée horizontalement, c'est-à-dire par catégories sociales, et aussi verticalement, suivant la distribution géographique. La stratification sociale de Saint-Justin est cependant loin de se résumer, comme Miner l'a présentée pour Saint-Denis [6], à une simple dichotomie entre propriétaires terriens et non-propriétaires, le tout couronné d'une élite ayant très peu en commun avec les autres groupes. La stratification sociale de Saint-Justin repose sur une définition restreinte de la position sociale, selon l'appartenance aux sous-groupes composant la communauté. Cette position sociale est une combinaison de "l'attribué" et de "l'achevé", de telle sorte qu'une personne peut avoir une position sociale différente de celle de ses parents, ou peut changer de position au cours de sa vie. Les variations dans l'attribution d'une position sociale proviennent des différences d'évaluation qui règnent à l'intérieur des sous-groupes sociaux composant la communauté. Par exemple, bien qu'il existe une différenciation généralisée entre les fermiers et les journaliers, il existe aussi des variations d'évaluation des positions respectives. Certains journaliers épousent des filles de fermiers, et la plupart des systèmes de parenté incluent ces deux catégories sociales. Par ailleurs, il ne faut pas non plus conclure que les fermiers sont toujours plus estimés que les ouvriers. Les commerçants de Saint-Justin considèrent qu'un emploi stable dans les usines locales, ou dans les différents magasins, est du même niveau qu'un travail de fermier, et même parfois supérieur, selon le revenu de la personne. Non seulement on différencie les cultivateurs qui possèdent de bonnes terres de ceux qui en ont de médiocres, et ceux qui ont des machines agricoles de ceux qui n'en possèdent pas, mais ils sont classés différemment selon que l'on estime que ce sont les longues heures de travail qui conduisent à la richesse, ou l'usage intelligent des techniques modernes selon des critères de production commerciale. De même, l'acquisition d'une instruction supérieure ne confère pas la même position sociale aux yeux d'un commerçant, d'un fermier, d'un ouvrier ou d'un journalier. [144] Le fait de posséder une automobile du dernier modèle est plus important pour certains groupes. Une personne déclara qu'il en avait toujours été ainsi et que, dans son temps, une belle voiture tirée par des chevaux jouait le même rôle.

Les symboles de position sociale ne s'appliquent pas de la même manière à l'ensemble de la population, et c'est pour cela qu'il faut nuancer l'évaluation de la position du prêtre dans l'organisation sociale de Saint-Justin. Ceci ne veut pas dire que les prêtres et les curés de Saint-Justin, ne sont pas considérés comme des personnes de haut rang social, mais simplement que leur influence varie selon la segmentation de la communauté. Par exemple, alors que les habitants de Saint-Justin parlent avec respect de leur curé actuel et mentionnent avec une sorte de vénération leur curé précédent (Mgr Gérin qui fut à la tête de leur paroisse pendant quarante-cinq ans), les valeurs religieuses ne sont pas également réparties dans la population. Saint-Justin possède un taux assez élevé de pratique religieuse. Toute la population excepté deux personnes avait fait ses pâques en 1955 ; et, en quatre-vingt-dix ans, environ 80 personnes nées à Saint-Justin sont entrées dans les ordres religieux. Cependant, bien que, dans un foyer ayant 12 enfants, 5 filles et 3 garçons fussent entrés dans les ordres, dans d'autres familles tout aussi nombreuses, personne n'était entré dans les ordres. Certaines familles ont une tradition de service à l'Eglise, tandis que d'autres n'en ont aucune.

L'élite à Saint-Justin existe en raison de ces variations. Ceci apparaît très nettement lorsque l'on examine les différentes associations. La segmentation de la société se retrouve dans la direction de ces associations qui peut venir de catégories aussi diverses que les fermiers, les commerçants, les propriétaires d'usine, les avocats ou les rentiers, etc. Bien qu'en général l'élite de la communauté soit plus riche que ceux qui n'en sont pas, il existe des exceptions qui démontrent que d'autres éléments entrent en ligne de compte selon la segmentation sociale. La variété des associations illustre très exactement l'importance des éléments qui interviennent et dévoile un autre aspect de la complexité sociale de la communauté :

Associations religieuses

la Fabrique paroissiale,

la Ligue du Sacré-Coeur

la Fraternité du Tiers-Ordre.

Associations semi-religieuses

les Cercles Lacordaire et Jeanne-d'Arc,

les Chevaliers de Colomb.

Le gouvernement local

le Conseil municipal,

les commissions scolaires (une pour le village et une pour les rangs).

[145]

Associations économiques

la Caisse populaire,

l'Union catholique des cultivateurs.


Ce qui caractérise l'élite, c'est que personne n'est dans une position de dirigeant dans les quatre catégories. L'une des personnalités les plus importantes de Saint-Justin, le maire, est propriétaire d'une agence d'automobiles, et aussi président d'une des commissions scolaires. Un autre des personnages importants, le notaire, est aussi député fédéral, et secrétaire de la municipalité et des deux commissions scolaires. Aucune de ces deux personnes n'est active dans d'autres organismes locaux. Il existe très peu de personnes qui étendent leurs activités à plusieurs associations. L'une de celles-ci est le sacristain de la paroisse, qui est secrétaire de la Caisse populaire, de la Ligue du Sacré-Coeur, et président du groupe local des Chevaliers de Colomb.

Les activités du curé de la paroisse se limitent aux associations religieuses et semi-religieuses. Il n'est membre d'aucune autre association, et n'a pas de position dans le gouvernement local ou dans les commissions scolaires. Il ne faudra pas prendre pour acquis que ce qu'il peut dire sur les activités non religieuses de ses paroissiens ne sera pas d'importance. Mais simplement dans certaines activités, comme les questions municipales ou économiques de la communauté, il exercera une influence, mais ne déterminera pas la décision de la majorité des habitants. Cette situation n'est pas nouvelle, et bien qu'il n'y ait jamais eu de mouvement anticlérical à Saint-Justin, des paroissiens ont parfois refusé de suivre leur curé dans certains domaines. Un de ces refus donna lieu à la création de deux commissions scolaires ; l'une pour le village, l'autre pour les rangs, à la place de la seule qui existait auparavant. Cette séparation en deux commissions scolaires eut lieu en raison de l'insistance du curé de la paroisse, qui désirait ériger une nouvelle école de filles, dirigée par des religieuses, au lieu de l'école d'institutrices laïques qui existait alors. La majorité de ceux qui habitaient dans les rangs se regroupèrent dans une nouvelle commission scolaire plutôt que de payer pour cette nouvelle école.

D'autres faits montrent qu'il existe une division très nette des activités entre les différents membres de l'élite. Les activités communautaires, loin d'être dépendantes d'une seule personne, ou d'un seul groupe, sont animées par différentes personnes, et différentes catégories de dirigeants ; certaines activités prennent place, sans jamais toucher certains groupes. Ainsi, en 1945, un groupe d'habitants dans un rang prirent la décision de faire ouvrir leur rang tout l'hiver, de telle sorte qu'on pouvait circuler jusqu'à la route principale qui était entretenue par les autorités provinciales. L'année suivante, d'autres rangs se joignirent au premier groupe de façon à pouvoir circuler librement. La [146] troisième année, le maire présenta la question au Conseil municipal, et le déblaiement de la neige devint une responsabilité municipale. Un exemple encore plus complexe des activités de l'élite est donné par l'installation de la fabrique de meubles à Saint-Justin. Le maire de Saint-Justin connaissait le directeur général de cette usine ; apprenant que celui-ci désirait déplacer son entreprise dans une nouvelle localité, il lui suggéra alors de venir s'installer à Saint-Justin. Cependant, la construction de la nouvelle usine ainsi que le prix du terrain dépassaient de beaucoup la somme que le directeur général voulait dépenser. Le maire s'enquit auprès des citoyens intéressés s'ils accepteraient d'investir de l'argent dans cette nouvelle entreprise. D'autres fonds furent obtenus de la Caisse populaire. Le coût total s'éleva à $100 000 qui furent souscrits en totalité à Saint-Justin. Dans cette action, l'initiative vint des groupes qui forment l'élite politique et économique de la communauté, et fut purement laïque.

CONCLUSION

Cette évaluation des changements qui ont eu lieu à Saint-Justin entre 1898 et 1955, permet d'apporter certaines conclusions. Premièrement, on peut dire qu'à Saint-Justin, la stabilité de la famille n'est pas la conséquence d'une stabilité de la propriété foncière. Par ailleurs, l'horizon social des habitants n'est pas limité par l'autonomie des foyers, ou par le système de parenté. La famille ne forme pas un groupe replié sur lui-même. Enfin, on a constaté chez les habitants de Saint-Justin, plutôt qu'une stagnation mentale, une tendance à accepter les changements techniques, et à favoriser les innovations.

On a également constaté qu'en 1955, la structure du pouvoir n'était pas concentrée uniquement dans les mains du curé, mais se trouvait distribuée selon les lignes de la segmentation sociale. Cette segmentation peu rigide, permet aux personnes d'une certaine compétence d'acquérir de l'autorité, en conséquence de leurs activités personnelles. Les institutions sociales, loin d'être étroitement intégrées et traditionnalistes, ne sont pas liées à l'organisation religieuse. Les institutions paroissiales ont peu d'influence sur les activités économiques. Ce ne sont pas les valeurs religieuses qui déterminent les concepts de propriété, de production commerciale ou d'allégeance politique. Ces activités sont bien plus influencées par ce qui se fait dans le reste du Québec. Il existe des contacts constants avec les autres régions du Québec, et avec les grands centres urbains. De nombreuses personnes, nées à Saint-Justin, sont devenues des prêtres, des médecins, des professeurs, des avocats, ou des membres du gouvernement du Québec ou du Canada, et même l'un d'entre eux est devenu vice-président de 1'Hydro-Québec. Ceci montre combien Saint-Justin vit au même rythme que le reste du Canada français.



[1] Voir, dans la présente publication, "Présentation de Léon Gérin et de son œuvre", par Jean-Charles FALARDEAU.

[2] Léon GERIN, le Type économique et social des Canadiens, 2e éd., Fides, 1948, p. 85.

[3] L'auteur séjourna à Saint-Justin pendant trois mois, à l'été 1955.

[4] La documentation historique sur Saint-Justin a été obtenue a partir d'entrevues personnelles avec les habitants, de documents officiels, ainsi que du livre du R.P. PLANTE, Saint-Justin (Trois-Rivières, 1937), et du journal L'Echo de Saint-Justin (1921-1057, en 21 volumes).

[5] Horace MINER, St. Denis, a French Canadian Parish. Chicago, University of Chicago Press, 1939, p. 86. [La version française du livre est disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6] Horace MINER, op. cit., p. 248-251.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Charles Falardeau, sociologue, Université Laval Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 janvier 2017 10:44
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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