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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de texte de Nicole Gagnon, “Les sociologues de Laval et les questions de culture : quelques jalons historiques.” In Continuité et rupture. Les sciences sociales au Québec. Tome premier, Chapitre XIII, pp. 221-232. Textes réunis par Georges-Henri Lévesque, Guy Rocher, Jacques Henripin, Richard Salisbury, Marc-Adélard Tremblay, Denis Szabo, Jean-Pierre Wallot, Paul Bernard et Claire-Emmanuelle Depocas. Montréal: Les Presses de l’Université de Montréal, 1984, 310 pp. Une édition numérique réalisée par mon épouse, Diane Brunet, bénévole, guide de musée retraitée du Musée de La Pulperie de Chicoutimi. [Autorisation formelle accordée le 18 janvier 2016 par le directeur général des Presses de l’Université de Montréal, Monsieur Patrick Poirier, de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales.]

[221]

CONTINUITÉ ET RUPTURE.
Les sciences sociales au Québec.
TOME I

Deuxième partie
Les pratiques disciplinaires : unité ou diversité ?

Les sociologues de Laval
et les questions de culture :
quelques jalons historiques
.”

Nicole GAGNON

À son retour de Chicago, en 1943, Jean-Charles Falardeau avait déjà un plan de travail sur sa table. En quittant l'École des sciences sociales, où il venait d'enseigner un trimestre, Everett Hughes lui avait remis un exemplaire d'un Programme de recherche sociale pour le Québec, portant cette dédicace manuscrite : « À J.-C. Falardeau, mon professeur, mon élève and mon ami, je donne la tâche de réaliser ce programme. » Sans trop y insister, Falardeau reconnaît que ce programme « n'a pas été exécuté à la lettre », tout en demeurant « une source d'inspiration globale pour les premiers efforts » [1].

Le Programme de recherche... étonne un peu, de prime abord, même celui qui n'a garde d'oublier que nous sommes en 1943. Il y est question de « problèmes » et d'« éléments » sociaux, mais fort peu de structures ou de société globale. Comme si l'auteur, par souci pédagogique, avait voulu restreindre à une tâche fort modeste la vocation d'une sociologie québécoise encore à naître. Au fond, Hughes, « qui était tombé en amour avec le col romain et les Canadiens français » [2], aurait voulu une sociologie qui, tout en abordant les « problèmes fondamentaux/qui/sont les mêmes pour toutes les sociétés » s'attacherait essentiellement à mieux connaître la culture québécoise. Il proposait donc un programme de recherche axé sur la famille et la paroisse, « éléments sociaux les plus importants de l'histoire du peuple canadien-français ». La sociologie québécoise devrait se pencher sur « les usages familiaux en matière de propriété et d'héritage » ; la fonction de la famille dans « la répartition professionnelle des enfants dans différentes classes sociales et économiques » ; les « rôles » et « la routine de la vie familiale » en milieu urbain ; etc. Quant aux social problems classiques (« délinquance, loisirs, logement, etc. »), il valait mieux les aborder selon l'approche monographique, qui seule permettrait de les saisir « dans leur cadre propre », « comme une partie d'un ensemble vivant ». Et Hughes allait jusqu'à suggérer que ces monographies pourraient être le cadre adéquat pour l'étude du folklore et du « rôle joué par la musique dans la vie d'un peuple ».

Il est aisé de concevoir que Falardeau ait pu se sentir à l'étroit dans ce programme, visiblement fondé sur une fascination d'ethnologue [222] pour la culture traditionnelle des Canadiens français. En fait, l'itinéraire du premier porte-étendard officiel de la sociologie sur le champ académique québécois devait suivre une inspiration globale passablement différente. Les premiers étudiants de l'École du père Lévesque, écrit Falardeau en 1958 [3], demandaient aux sciences sociales « une, réponse claire et définitive » aux interrogations nées de la Crise. La jeunesse des années 1935-1940 était mûre pour une remise en question radicale des vérités acquises ; il fallait rompre avec « l'interprétation lyrique et exaspérante » du Canada français, telle que diffusée par « l'enseignement apologétique des années de collège » (ibid.). Du père Lévesque, Falardeau avait appris « l'urgence de certaines réformes sociales » et la « nécessité de l'auto-détermination ». À l'École des sciences sociales, « laboratoire de pensée et mouvement social », ajoute-t-il, « nous avons tenté de trouver notre identité [...] en nous posant des questions nouvelles » (ibid.). L'École cependant était née sous le signe de l'universalisme et de la culture savante. Il fallait une faculté qui soit à la hauteur « des bonnes universités sur plusieurs continents » (ibid.) ; il fallait avant tout acquérir la légitimité de « la compétence ». La vocation de la sociologie, telle que l'envisageait Falardeau, était bien de substituer aux « formes consacrées du nationalisme », à « l'idéologie ecclésiastique traditionnelle », aux « mythologies politiques et électorales », une « nouvelle « définition » de la situation canadienne-française » ; mais on demandait à la science de cautionner « ce qu'il faut bien appeler sociologiquement par son nom » : une nouvelle idéologie globale pour la société québécoise. La recherche, avoue Falardeau, « était obligatoirement préliminaire à toute tentative d'élaboration de quelque « doctrine » que ce soit ».

Parce qu'ils représentaient la pensée sociologique scientifique et universelle, le programme de Hughes et la tradition de recherche de Chicago furent donc mis en œuvre au départ. Durant les années 1940, Falardeau initie ses étudiants à la recherche faite « avec les pieds », dans les quartiers de Québec et les paroisses environnantes ; il entreprend une vaste enquête sur la famille. Ces travaux sont demeurés inédits ou à peine diffusés ; peut-être parce qu'ils correspondaient mal à la véritable visée de leur instigateur, qui était d'ordre surtout macrosociologique. La recherche demeura le triple mot d'ordre et l'« obsession » de ces années des commencements ; mais l'intention en était moins de constituer une ethnographie à la Hughes que d'instituer une forme d'apprentissage pour un nouveau type d'intelligentsia.

En 1952, la sociologie québécoise, qu'incarne encore à lui seul Falardeau, a conquis son autonomie. Avec les Essais sur le Québec contemporain, il sera désormais question de classes sociales, de structures sociales et de société globale [4].

[223]

Comment aborder l'étude de la société globale ? Au départ, Falardeau peut difficilement faire mieux que de reprendre à son compte la formule des « grandes enquêtes » de l'Action française : réflexion à plusieurs autour d'un problème clé, abordé par chacun selon une facette différente. Avec une différence notable cependant : les participants au colloque sur « les répercussions sociales de l'industrialisation dans la province de Québec » ne forment pas une équipe cohésive, animée par une même doctrine ; ce sont des intellectuels d'horizon idéologique divers, dont plusieurs anglophones. Rien d'étonnant alors que le résultat en soit, « plutôt que la fresque idéalement espérée [...] une série de tableaux discontinus ». Ce qui n'empêche d'ailleurs pas Falardeau de proposer sa propre fresque, structurée par la dichotomie chicaguienne société traditionnelle/société industrielle, d'où ressort le visage d'un Québec urbanisé, industrialisé et américanisé, avec en contrepoint un homme québécois qui tarde à « arriver en ville ».

Tandis que Falardeau hausse le discours sociologique en position de « conscience d'une société », d'où ce discours peut chercher à répondre aux « problèmes urgents du présent et du proche avenir », Gérald Fortin va reprendre, à partir de 1956, le projet ethnographique de Hughes, mais selon l'intention critique de la nouvelle intelligentsia. Sans qu'il se soit probablement inspiré du Programme..., Fortin aborde en fait des thèmes très voisins : changements occupationnels (monographie de Sainte-Julienne), enquête sur les comportements économiques des familles salariées, étude sur les « rôles » et la « routine de vie » de la famille ouvrière urbaine. Mais ces « observations un peu positives » aboutissent à remettre en question le modèle hérité de Chicago, encore largement dominant dans la sociologie de l'époque. La dichotomie traditionnel/ urbain et les difficultés de « l'arrivée en ville » rendent très mal compte de la société québécoise de Fortin : le milieu rural est hétérogène, il ne s'identifie ni à agricole ni à traditionnel et il ne s'oppose pas à urbain ; les comportements économiques des familles sont déterminés par les revenus, non par les structures écologiques ; la mentalité traditionnelle n'est pas fonction de l'habitat rural ou urbain.

À partir de 1960, la société québécoise, réconciliée avec sa conscience, devient officiellement une société industrielle, tournée vers le progrès. Les sociologues ont alors à se refaire la conscience critique et, pour ce, à réapprendre à poser « des questions nouvelles ». Fortin ta te un moment un nouveau modèle bipolaire, d'inspiration psychotechnocratique (The Open and Closed Mind), pour aborder l'étude du changement culturel, avant d'effectuer sa plongée dans la fonction intellectuelle, ce qui se traduit par le projet de société de participation. Falardeau élit domicile dans l'espace littéraire, pour tenter d'y élucider [224] le drame de l'arrivée en ville. Mais Fernand Dumont met en place une stratégie radicalement autre qui, à la fois, fournit des assises plus stables à la fonction critique et ouvre une porte vers les réalités culturelles : l'étude des idéologies.

Dans un texte devenu classique et qui date de 1962 [5], Dumont s'interroge sur l'idée de société globale. Sans aller jusqu'à admettre que ce concept puisse être « purement gratuit », il suggère que la société globale n'a d'existence que virtuelle, et que le sociologue n'en peut alors aborder l'étude qu'à travers « des mécanismes particuliers et concrets qui travaillent à son intégration ». Quatre de ces mécanismes semblent caractéristiques — sans préjuger de ce qui concerne les autres sociétés — de la société québécoise : les idéologies — auxquelles s'assimile l'historiographie — le système d'éducation scolaire, le pouvoir (à savoir : l'État et les élites) et les classes sociales. Voilà bien, en condensé, un second « programme de recherche » pour la sociologie québécoise des années 1960. Mais il y a plus. Dumont invite les sociologues à renoncer à la contestation des idéologies, pour plutôt entreprendre de les analyser, puisque aux yeux du sociologue, « les idéologies ont toujours quelque signification ».

Prendre le discours idéologique pour objet, ce peut être une ruse pour hausser la réflexion sociologique au-dessus de celui-ci, position en soi suffisante à la disqualification du discours adverse. Pour les apprentis-sociologues de l'époque, le chantier des idéologies constitue ainsi une défense efficace contre l'inapprivoisé des nouvelles significations sociales en circulation. Dans tout ce mouvement de modernité, où se situe le discours sociologique légitime ? À quoi on est désormais autorisé de répondre : ne nous colletaillons pas avec les idéologies ; objectivons-les. Jusque dans les années 1970, nombre de thèses et de travaux consacrés aux idéologies voient le jour. Un modèle descriptif est mis au point par Vincent Ross, étudiant à la maîtrise ; il sera largement utilisé. Basé sur les définitions de Dumont, le modèle comporte cinq dimensions : le définiteur, le destinataire, la représentation de la situation, les prémisses, le modèle d'action [6]. Dumont suggère aussi de chercher du côté de la rhétorique — notamment le Traité de l’argumentation de Chaim Perelman — des outils d'analyse des procédés de fabrication des rationalisations idéologiques. Et il s'associe aux historiens dans une entreprise de déchiffrage des idéologies du passé québécois, travaux qui vont donner lieu à une série d'ouvrages collectifs sur les Idéologies au Canada français, dont les trois derniers tomes, qui portent sur la période 1940-1976, ne paraîtront qu'en 1982.

L'intention véritable de Dumont, pourtant, ne se réduisait pas à la pédagogie de l'objectivation, ni à ce premier inventaire de la conscience [225] historique québécoise. Les idéologies, n'est-ce pas, « ont toujours quelque signification » ; c'est-à-dire que, sous leurs rationalisations — dont on tire facilement alibi pour l'opération de démasquage — doit bien se dissimuler quelque réalité d'ordre culturel. Le modèle épistémologique qui sert ici de guide, c'est la psychanalyse. La tâche véritable du sociologue n'est pas de se préserver l'esprit de la contamination idéologique par l'objectivation ; au travers des idéologies, il lui faut atteindre ce « à quoi rêvent les collectivités ». C'est ce qu'un étudiant de la fin des années 1960 a saisi. Dans une thèse de maîtrise introuvable (Claude Corrivault et moi-même avons chacun une copie incomplète ; l'ensemble du travail n'existe pas ailleurs, à ce que je sache, que dans les tiroirs de l'auteur) dont une partie est publiée dans le premier volume sur les Idéologies au Canada français, Pierre Galipeau entreprend, au travers de la Gazette des campagnes, une « critique des fondements culturels de la conscience historique ». Là où le modèle de Ross aurait pu disséquer à loisir un discours ultramontain de la plus belle facture, dont le projet d'action se résume dans la formule « emparons-nous du sol pour sauver la nation », la reprise herméneutique des significations met à jour l'angoisse de l'intellectuel devant l'effondrement de la culture, l'idée de projet culturel pour une classe sociale et une conscience pédagogique aux résonnances étrangement contemporaines. S'il avait pu être mené à terme et versé au savoir collectif, le travail sur la Gazette des campagnes aurait sans doute été à même de mettre en lumière la portée sociologique du « redonner la vie aux significations perdues » de l'herméneutique gadamérienne ou ricœurienne. Là où le philosophe explore sa culture pour « s'approprier son propre désir d'être à travers les œuvres qui témoignent de cet effort et de ce désir » (Ricoeur), le sociologue interprète les idéologies du passé pour leur demander une leçon théorique.

Au début des années 70, on commence à s'attaquer de front aux questions de culture. Déjà en 1968 est paru le Lieu de l'homme, réflexion où s'exprime, par-delà la théorisation sociologique, l'intention radicale du comprendre philosophique. Dumont définit d'abord la culture par « deux fédérations des symboles, des signes, des objets privilégiés où le monde prend sa forme et sa signification pour une communauté de consciences ». Mais, tout en niant que la culture puisse s'identifier exactement à la structure de la conscience, il fonde en réalité sa conceptualisation dans une phénoménologie de la conscience, conçue comme distance de soi à soi. Par exemple : « Le livre, c'est moi mais [...] comme si [...] c'était ma conscience que je tenais dans ma main et qu'enfin je la voyais séparée de mes actes et de mes pensées. » [7] En outre, l'itinéraire de la conscience philosophique à travers les diverses figures de la culture seconde (langue, art, science, culture de masse, rôles) débouche sur [226] l’idée de culture « en tant que conscience historique ». Une formule paradoxale donne à entendre le refus de choisir entre une notion de culture comme structure objective du réel et celle de conscience culturelle : la culture, écrit Dumont, est « cette distance qu'elle a pour fonction de créer » (230). (Si on voulait le développer, l'énoncé pourrait prendre plus d'un sens.) Malgré sa puissance suggestive, le livre pouvait difficilement servir de guide immédiat pour la recherche empirique ; on le déclara difficile.

En 1974, le Département de sociologie met en place un nouveau programme d'études de maîtrise, articulé en trois sections : culture, travail et développement. À la section « développement culturel » — la seule des trois qui ait réalisé une certaine cohérence — on offre des séminaires théoriques, notamment sur les formes culturelles (Dumont) et l'imaginaire social (Falardeau), un enseignement méthodologique orienté vers l'herméneutique (Alfred Dumais) et des travaux de recherche empirique de type ethnographique (Marc-André Lessard et Jean-Paul Montminy). Déformés par l'habitus de l'abstraction et insuffisamment encadrés, les étudiants achoppent complètement dans ce travail d'observation sur vif qu'on leur propose. Il faut alors trouver une nouvelle formule ; ce sera l'analyse des représentations sociales, pour lesquelles le matériau adéquat est la plus conventionnelle et sécurisante entrevue. On abordera ainsi les représentations de l'habitat puis de la santé. Ce programme est orienté par une problématique générale de la créativité culturelle, élaborée par Dumont sur la double notion de « vide » et d'« idéalisation ». En gros : les sciences et les techniques sont des idéalisations, constituées aux dépens du vide engendré par la dissolution des cultures anciennes. Par contrecoup, elles viennent remplir le vide qui les avait permises : « elles sont devenues culture à leur tour ». Les idéalisations de la science étant contrôlées par le pouvoir, « la censure qui s'exerce sur les savoirs et les signes de ceux qui n'appartiennent pas à la technocratie » les rend incapables de créativité culturelle. « Lever ce refoulement, cet oubli et cette censure : ce pourrait être l'ambition essentielle d'une entreprise éventuelle de participation à la culture. » Deux « chantiers » ont ainsi été délimités : les cultures savantes et les cultures populaires.

Entre-temps, un projet de plus grande envergure a succédé aux études sur les idéologies : la recherche sur « les mutations culturelles du Québec contemporain ». À l'origine, le projet est structuré par trois grandes idées directrices : les classes sociales, la culture et les idéologies. D'une part, on propose que, sous les changements politiques des années récentes, ce sont les « mœurs et les attitudes qui ont changé et qui vont retenir l'attention des chercheurs » ; en même temps, on place au centre [227] de l'analyse « les classes sociales et leur évolution au cours de la période », à titre de « foyer de convergence aux investigations sur les structures économiques aussi bien que celles qui porteront sur la culture ». La problématique est déjà fluctuante. En pratique, le programme comporte cinq volets : l'étude de l'urbanisation comme processus de différenciation du territoire ; la continuation des travaux sur les idéologies, auxquelles on assimile la littérature et l'art ainsi que les sciences humaines ; une étude du vécu au moyen d'un vaste corpus de récits de vie ; un bilan des études sur le Québec couvrant la période ; et une histoire sociale des travailleurs. En fait, ces grandes divisions ont été retenues pour des raisons bien davantage pragmatiques que rationnelles ; elles visent à rejoindre les intérêts des membres principaux de l'équipe. Rien d'étonnant alors à ce que, dès l'été 1973, on sente le besoin de faire le point pour trouver une cohérence dans ces efforts disparates. L'idée d'une synthèse sur les classes sociales est mise de côté ; on envisage plutôt des synthèses partielles, notamment sur « les classes populaires ». En 1977, le projet est officiellement terminé ; si on veut le prendre à la lettre il aura été un immense fiasco. Même au bout de dix ans, aucun des responsables de l'équipe, que je sache, n'a rien sorti de quelque peu consistant sur les changements culturels dans le Québec d'après-guerre, et la synthèse sur les classes sociales semble bien définitivement renvoyée aux calendes grecques. Mais regardons les choses autrement. On avait mis sous forme de projet de recherche ce qui avait la taille d'un troisième programme de développement pour la sociologie. Mentionnons aussi que, avec la participation des historiens, sous le leadership de Jean Hamelin, une expérience d'interdisciplinarité a été — « vainement » ? — tentée. La bouchée était sans doute un peu grosse. Le programme n'en a pas moins suscité de nombreux travaux, souvent fort pertinents et de bonne qualité.

Parmi les cinq axes de développement qui composent le programme sur « les mutations » figure en position clé l'idée de recueillir des récits de vie pour étudier les transformations culturelles par la voie du vécu. Cette idée a été empruntée à Oscar Lewis, dont les Enfants de Sanchez viennent alors d'être publiés en traduction française. Étrangement, on retrouve ici une suggestion de Hughes, au colloque de 1952, jusque-là laissée pour compte et tombée dans l'oubli. On ne comprendra rien aux transformations du Québec, disait Hughes en substance, tant qu'on n'ira pas recueillir ce qui se passe dans la tête d'un certain nombre de jeunes gens [8]. On rejoint également, quoique sous un mode différent, une piste délaissée par le Lieu de l'homme : Le « projet éphémère [...] de Balzac [...] de dire le tout du monde par l'accumulation des récits de la vie privée » (152).

[228]

La méthode du vécu affirme sa légitimité dans un « manifeste » coiffant le numéro 2 de 1973 de Recherches sociographiques et qui s'en prend à l'épistémologie bourdieusienne de la rupture et de la transcendance du regard sociologique. « L'objectif des sciences humaines, écrit Dumont, n'est pas de superposer au vécu des constructions qui le remplaceraient, mais d'en rendre compte dans des interprétations qui ne le dépassent qu'en l'assumant » ; il s'agit d'aller assez creux dans l'expérience des agents sociaux « pour être assuré que la remontée théorique reste fidèle à ce dont elle doit rendre compte ». Dans ce même numéro paraît une seconde thèse de maîtrise axée, explicitement cette fois mais sans que le titre ne le laisse soupçonner, sur « la » culture québécoise. Mettant en œuvre une herméneutique inspirée ici de Schutz, Fernand Larouche a décrypté dans le discours de « l'immigrant dans une ville minière », mis en perspective avec celui du Canadien français, le reflet d'une culture indisciplinée, inconsistante, à autrui inappropriable ; cette culture a le visage des Indépendances de Pierre Vadboncoeur.

Tandis que son collègue Louis Morin met au point une méthode d'analyse du vécu pour le traitement des récits de vie, basée cette fois sur l'herméneutique interactionniste américaine, Larouche emprunte par ailleurs à Touraine le schéma identité-altérité-totalité pour l'étude des modèles culturels, à partir du même type de matériaux. Succédant à Morin et Larouche comme analyste des récits de vie, Bruno Jean privilégie les études de cas, abordés au moyen de quatre modèles distincts : la mobilité, la catégorisation sociale, la conscience historique et le vécu. Avec l'étude de la conscience historique, le Lieu de l'homme a trouvé sa portée opératoire ; sous ce chef, on analyse les représentations sociales du changement mais aussi, plus profondément, « la transcription des repères sociaux du temps en des critères personnels où la conscience reconnaît sa temporalité » (197). Un sixième modèle d'analyse des récits de vie est mis à l'essai par Jean Bourassa, à compter de 1977 : la symbolique religieuse comme principe de totalisation. Vers la fin des années 70, la notion d'identité, empruntée à Erikson et de nouveau héritée de Dumont, se substitue à celle de vécu dans l'analyse des récits de vie. Plutôt que d'explorer la face vécue du changement social, la recherche s'oriente maintenant vers l'élucidation des processus culturels de construction de l'identité individuelle, processus pour lesquels les modèles mis en place constituent diverses voies d'approche.

Au tournant des années 1980, Dumont, qui a fait de l'Institut québécois de recherche sur la culture son principal domicile, y transporte ses chantiers sur les cultures savantes et les cultures populaires, auxquels il ajoute la nouvelle problématique « identité et changement culturel ». Au Département de sociologie, les questions de culture n'en restent [229] pas moins toujours bien vivantes. Les problématiques de l'identité individuelle, développée par l'approche biographique (N. Gagnon), de l'appropriation matérielle/appropriation symbolique, basée sur Marx et Mead (J.-J. Simard) et de l'espace-temps culturel, inspirée notamment de Dumézil (H. Urbano) s'intègrent sous la notion de praxis culturelle, à travers laquelle on vise, pour une part, à reprendre la théorie de l'aliénation. Gabriel Dussault, avec les politiques culturelles, et Pierre Saint-Arnaud, avec les sciences humaines, occupent le chantier des cultures savantes ; Alfred Dumais (la santé) et Jean-Paul Montminy (les mouvements religieux) celui des cultures populaires. Les recherches de type ethnographique, trop longtemps négligées, se font encore rares ; mais Simon Langlois termine bientôt une seconde « enquête Tremblay/Fortin » sur les comportements économiques. Et Gilles Gagné s'essaie à repenser l'antique typologie société traditionnelle/société industrielle, sous l'angle « communauté de culture/société de droit », en vue d'éclairer la question, non plus de l'arrivée en ville ou du passage à la culture seconde, mais de l'emprise commune sur l'avenir.

*     *     *

Au terme de ce survol rapide et incomplet, basé pour une bonne part sur mon expérience et mon point de vue personnel, il est bien malaisé de proposer quelque diagnostic. Il y faudrait une analyse, que je n'ai pas eu le temps d'entreprendre, sur le rapport variable qu'on a voulu établir entre la fonction intellectuelle et la quête de la culture. Il y faudrait aussi avoir su détecter le non-dit, l'oublié, le refusé, le tronqué. Ou encore : mettre à jour les contradictions essentielles que cet univers de discours sur la culture tente de surmonter. Une seule chose, pour l'instant, peut être relevée : mis à part Gérald Fortin, les sociologues de Laval sont mal parvenus à tracer, sous mode objectif, un portrait de la culture québécoise et de ses transformations. L'idée de culture, partout présente dans leur réflexion, semble désigner l'expression d'un « vide » et le lieu d'une interrogation.

[230]

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[232]



[1] « Antécédents... », pp. 145 et 148. Notons qu'il n'est pas fait mention du programme dans l'« Itinéraire » de Falardeau.

[2] Hubert Guindon, entrevue inédite réalisée par Joyce Santerre, 1979.

[3] « Lettre à mes étudiants », Cité libre, 23, 1959, 4-14.

[4] En fait, pris à la lettre, le Programme... de Hughes ouvrait la porte en ce sens par deux énoncés de principe, mais restés sans valeur opératoire dans le texte : la recherche devait prendre « pour motif central les problèmes urgents du présent et du proche avenir » ; les recherches sur la famille et la paroisse « ne rempliront tout leur rôle tant qu'elles ne seront pas rattachées à des études générales de la province entière et de ses différentes régions ».

[5] Communication présentée au colloque sur la Situation de la recherche sur le Canada français, dont date également la communication de Fortin sur le milieu rural.

[6] Voir, entre autres : V. Ross, « La structure idéologique des manuels de pédagogie québécois », dans Idéologies au Canada français, 1850-1900.

[7] Selon Jean Bourassa, les travaux de la Commission Dumont sur le rôle du laïc dans l'Église catholique, 1968-1971, pourraient bien être le véritable point d'origine de ce programme de recherche, qui serait la conséquence logique, dans le contexte universitaire, de cette prise de conscience. Bourassa n'explicite pas sur quoi se base son intuition : il vaudrait quand même la peine de la vérifier.

[8] Vu l'aspect historique de l'entreprise cependant, le responsable de cette partie du programme — en l'occurrence, moi-même — décide plutôt de partir en quête de ce qu'il s'est passé dans la tête des jeunes gens de 1940.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 3 avril 2017 10:23
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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