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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Mona-Josée GAGNON, “Le syndicalisme: institution et mouvement social.” Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Les institutions québécoises: leur rôle, leur avenir. Colloque du 50e anniversaire de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, pp. 187-196. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 1990, 330 pp. [Autorisation accordée par l'auteure le 23 juin 2003 de diffuser toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales].

Mona-Josée Gagnon
sociologue-historienne, Université de Montréal 

Le syndicalisme :
institution et mouvement social
”.
 

Un article publié dans l'ouvrage sous la direction de Vincent Lemieux, Les institutions québécoises : leur rôle, leur avenir. Colloque du 50e anniversaire de la Faculté des sciences sociales de l'Université Laval, pp. 187-196. Québec : Les Presses de l'Université Laval, 1990, 330 pp.

Table des matières 
 
Introduction
 
Le syndicalisme comme institution
 
Les rapports avec l’État
 
L’encadrement juridique
La représentation politique
La participation à la gestion
 
Les rapports avec l’entreprise
 
Remarques finales


 

Introduction

 

Il y a des sujets à la mode. Les mutations du syndicalisme en sont un au Québec comme dans l'ensemble des sociétés industrialisées. Ce qui fait cependant l'originalité et l'intérêt de la discussion, c'est de pouvoir réfléchir sur le passé et l'avenir du syndicalisme québécois en tant qu'institution coexistant et entretenant des rapports avec d'autres institutions qui façonnent notre société. En l'occurrence, les autres institutions les plus concernées sont l'entreprise et l'État. 

Il faut souligner le fait qu'il n'est pas habituel, pour le mouvement syndical, de se trouver interpellé en tant qu'institution. Ce n'est pas habituel, et avouons que ce n'est pas le visage sous lequel nous préférons nous voir et être vus. Par ses origines historiques, le syndicalisme est d'abord un mouvement social : il n'était même précisément que cela au début. Chemin faisant, il s'est, comme on dit, institutionnalisé. Je ne conteste pas que le syndicalisme, aujourd'hui, au Québec comme dans tous les pays occidentaux industrialisés, soit une institution. Mais le syndicalisme n'est pas que cela. La seule lecture du syndicalisme en tant qu'institution est une lecture tronquée. Le syndicalisme est double. C'est ce qui fait sa force et sa spécificité. C'est aussi ce qui tisse les contradictions et les dilemmes auxquels il fait face quotidiennement, à tous les niveaux de sa pratique. 

 

LE SYNDICALISME COMME INSTITUTION

 

Avant de discuter l'institutionnalisation du syndicalisme, il convient sans doute de se demander ce qu'est une institution. M. Charles Taylor, dans la conférence qu'il donnait à l'occasion du présent colloque, suggérait deux points de repère. Le premier se réfère à la capacité d'être un instrument de normalisation sociale, c'est-à-dire d'émettre des nonnes de fonctionnement qui en viennent à s'imposer de façon « naturelle » ou consentie. J'ajouterais qu'une institution est, à mon sens, un outil d'encadrement social - ce qui se rattache, bien sûr, à cet aspect normatif. 

Le syndicalisme peut correspondre à cette définition, avec toutefois quelques nuances. Pour ce qui est du critère « pôle d'identification », le syndicalisme s'est toujours défini sur une base de classe sociale. Au-delà des débats qui ont eu cours et ont toujours cours sur l'identification des classes sociales, il demeure que le syndicalisme n'a jamais eu et ne peut par définition avoir de prétention universalisante et encore moins unanimiste. Le syndicalisme regroupe par définition et de façon incontournable ceux et celles qui vendent leur force de travail contre salaire. Sa capacité de pôle d'identification a cette limite, et c'est ce qui fait sa force. 

Le second point de repère a trait à la capacité de constituer une source de normalisation et donc d'encadrement. Cette capacité m'apparaît étroitement liée à l'attitude des autres institutions à l'égard du syndicalisme. En effet, dans la mesure où l'État et le monde de l'entreprise reconnaissent le syndicalisme, ce dernier se voit inséré dans un ensemble de règles de fonctionnement - généralement transposées sur le plan juridique - qui le contraignent tout autant qu'elles le renforcent. La reconnaissance du syndicalisme par les autres institutions sociales favorise la construction d'un appareil interne, la fabrication d'une hiérarchie. Mais au-delà de ce processus inévitable de stratification, la reconnaissance du syndicalisme mène inévitablement, et peut-être paradoxalement, à l'élaboration de règles de fonctionnement qui viennent se surimposer aux pratiques syndicales et, dans une certaine mesure, les transformer. Apparaissent alors les catégories du licite et de l'illicite, du tolérable et de l'intolérable. Le syndicalisme en vient à participer à la définition de ces catégories et donc à leur fonction. 

Ces propos, très généraux, concernent tous les syndicalismes, celui du Québec tout autant que les autres. Notre syndicalisme, au Québec, est pluriel : il a plusieurs origines, qui perdurent dans l'existence de centrales syndicales différentes (C.E.Q., C.S.N., C.S.D.). Une partie du mouvement syndical québécois contemporain a une histoire qui en fait un produit québécois « pure laine », et cette histoire est associée, comme on le sait, au destin d'autres institutions, et particulièrement à celui de l'Église. 

Je me rattache à cette autre partie du syndicalisme québécois, qui a, de façon souvent malveillante, été qualifiée de syndicalisme d'importation (F.T.Q.). Ce genre d'attitude « stigmatisante » pouvait se comprendre dans le cadre de la société cléricale et homogène que constituait le Québec il y a quelques décennies ; c'est moins justifiable de nos jours. 

J'estime qu'un syndicalisme qui se développe dans un pays donné le fait d'abord à partir et en fonction de ceux et celles qui le constituent, qui sont sa raison d'être. A cet égard, les organisations syndicales qui œuvrent en terre québécoise sont toutes des « produits » québécois et forment toutes ensemble une « institution » à caractère national. Les conditions de vie des différents groupes de membres et les conditions socio-économiques qui font l'environnement sont en effet des facteurs déterminants. 

S'ajoutent à ces facteurs primordiaux la sécularisation qui a marqué l'ensemble des institutions et de la société québécoises, de même que la pesanteur toujours croissante de l'encadrement juridique des relations du travail. Il me semble en effet que la judiciarisation des relations du travail constitue un facteur d'institutionnalisation, et également un facteur d'homogénéisation des pratiques syndicales.

 

LES RAPPORTS AVEC L'ÉTAT

 

Je voudrais maintenant proposer quelques pistes de réflexion sur la question des rapports entre le syndicalisme québécois et l'État québécois. Je parle bien ici des rapports entre l'État et les organisations syndicales, et non pas des rapports entre les partis politiques au pouvoir et ces dernières. J'attirerai l'attention sur trois dimensions, ou formes de rapports, pour en arriver dans chaque cas à un constat d'augmentation ou d'accroissement d'intensité des rapports. 

L'encadrement juridique 

 

Une première forme de rapports État-syndicats réside dans l'encadrement juridique des relations du travail. Dans l'ensemble des sociétés industrialisées, les rapports employeurs-syndicats ont pris leur forme contemporaine dans les années 1940. C'est à cette époque que les syndicats sont définitivement sortis d'une semi-clandestinité pour devenir des « partenaires » aux relations du travail. J'ai évoqué plus avant l'effet de cet encadrement juridique sur les pratiques syndicales (homogénéisation, surimposition de normes et de règles de fonctionnement, etc.). Je voudrais souligner en outre deux autres aspects. D'une part, l'identification du syndicat - qui se stratifie inévitablement - comme représentant du collectif l'amène en outre à être garant du respect des ententes conclues (convention collective). Le syndicat participe de cette façon, malgré lui, à un mécanisme de contrôle social. Cet aspect est plus aisément identifiable là où les relations de travail sont très centralisées. 

De plus, l'existence du syndicat - comme l'ont souligné maints auteurs, et de tous horizons idéologiques - rend la direction sociale des travailleurs et des travailleuses plus facile pour les employeurs : le syndicat détecte les problèmes, attire l'attention sur ceux-ci avant qu'il ne soit « trop tard », participe à un règlement « civilisé » des mésententes par la voie de la procédure de griefs. « On ne discute pas avec une foule en colère », a-t-on dit. Tout est là en effet. Et il est assez intéressant de voir certaines entreprises notoirement antisyndicales oeuvrant au Québec parodier - ou simuler - ces mécanismes institutionnels que sont la procédure de griefs, la convention collective, etc. Mais telle opération, pour stratégique qu'elle soit, apparaît en même temps totalement absurde : car cela revient à isoler un « produit social » particulier -qui est le produit d'une confrontation - des rapports sociaux qui lui donnent sens. 

Car, en fait, et malgré ce qui précède, les relations du travail, aussi formalisées qu'elles soient, demeurent l'expression d'un conflit toujours possible ; de même le syndicat, tout contraint qu'il soit par l'encadrement juridique, demeure l'expression d'une volonté de regroupement autonome, d'une constatation de divergence d'intérêts. Il n'est pas réductible à son rôle admis et proclamé de partenaire aux relations du travail.  

En deuxième lieu, l'évolution des dernières décennies est allée dans le sens d'une intervention accrue de l'État. À l'intérieur même du Code du travail - et je ne parle pas des innombrables lois spéciales de retour au travail -, des dispositions contraignantes imposent des nonnes de fonctionnement interne aux syndicats (tenue des votes de grève, etc.). De même des dispositions de la loi 101 s'immiscent-elles dans le fonctionnement des syndicats. Ce phénomène ne nous est pas particulier, pour autant que je sache. 

La représentation politique

 

Une deuxième forme de rapports État-syndicats est reliée au rôle de représentation politique que les syndicats en s'ont venus à assumer. Si dès le début les syndicats ont débordé sur le champ politique dans la mesure où ils mettaient de l'avant des revendications ayant trait aux conditions de vie de la classe ouvrière, ils n'ont pas pour autant été reconnus comme représentatifs dès le départ. 

Cet octroi de reconnaissance de représentativité, ou de légitimité, a en fait été graduel. Investis d'abord de la capacité morale de représenter leurs seuls membres, les syndicats ont peu à peu été vus comme représentatifs de l'ensemble des couches sociales à l'intérieur desquelles ils recrutaient leurs membres, représentatifs en pratique d'une majorité de la population. Une des formes initiales concrètes de cette reconnaissance au Québec remonte à la Loi sur l'extension des conventions collectives (1936) et aux comités paritaires sectoriels qui ont alors été mis sur pied ; les représentants syndicaux se trouvèrent investis du rôle de représentants des intérêts de l'ensemble des salariés du secteur ou sous-secteur industriel donné. 

De même est-il arrivé bien souvent que, dans les organismes consultatifs qui ont été mis sur pied en grand nombre par l'État à partir des années 1960 - et dans certains conseils d'administration de sociétés d'État -, les représentants syndicaux en soient venus implicitement, soit par le biais des lois constitutives, soit par la pratique des nominations, à représenter les populations en général exclues, non représentées, hors des lieux du pouvoir. 

On pourrait élaborer longuement sur ce rôle croissant de représentation politique joué par les syndicats. Les tentatives de concertation des années 1970-1980, certaines plate-formes revendicatives reprises par le syndicalisme québécois - et empruntées au courant social-démocrate -, comme celle du plein emploi, s'inscrivent dans cet axe. En bref, on peut dire que les syndicats au Québec en sont venus à assumer de façon croissante un rôle de représentation politique, non plus seulement sur la base de leur membership, mais sur une base de classe sociale. 

Les syndicats font maintenant partie des débats politiques ; dans ces pièces à guichets fermés que constituent les commissions parlementaires (audiences publiques), les syndicats sont toujours admis. À cet égard, on peut considérer que le syndicalisme québécois a conquis ses galons « d'institution ». 

La participation à la gestion

 

Une dernière forme de rapports État-syndicats, qui a constitué historiquement un deuxième canal d'institutionnalisation, consiste en la désignation de représentants syndicaux comme parties importantes, parfois même sur une base quasi paritaire, à l'administration de législations sociales. À cet égard, le Canada et le Québec n'ont pas fait une grande place aux syndicats si on les compare à d'autres pays européens (France, Italie, Belgique, R.F.A., etc.), où les syndicats ont toujours été étroitement associés à la gestion des divers régimes de sécurité sociale. Si l'on prend le cas du Québec, l'exemple privilégié - relativement récent - est, bien sûr, la santé et la sécurité au travail, où le principe de la parité s'applique de bas en haut. Les syndicats se retrouvent, mais de façon minoritaire, dans l'administration d'autres régimes, comme la Régie des rentes, l'assurance-chômage, entre autres. Même la loi 101 a reconnu leur légitimité et leur a confié un rôle au sein de la structure propre à l'entreprise qu'est le comité de francisation. Les syndicats se sont donc vu confier, au cours des ans, des fonctions administratives relevant du domaine public. Si l'on fait la genèse de ce processus, voici généralement ce qui se passe : a) les syndicats émettent des revendications concernant tel ou tel aspect des conditions de vie ou de travail de leurs membres ; b) face aux difficultés vécues, au caractère socialement indispensable de réforme et à l'iniquité consécutive au règlement cas par cas - c'est-à-dire à la négociation par entreprise -, les syndicats se tournent vers l'État pour réclamer un règlement, la proclamation des normes universelles ; c) l'État proclame des mesures universelles et associe les syndicats à leur administration : l'action syndicale se trouve « soulagée » pour ce qui est de l'action au niveau de l'entreprise et monte au niveau de l'appareil syndical supérieur, ou encore se trouve canalisée dans des organismes officiels, formels et régulés. Il y a donc un processus en trois temps : revendication - reconnaissance et dépossession -responsabilisation. 

Ce bref tour d'horizon des rapports État-syndicats a permis de mettre en évidence quelques points, et particulièrement : 

- l'accentuation des rapports entre l'État et les syndicats ;

- l'institutionnalisation croissante du syndicalisme et l'accentuation de son rôle d'acteur politique ;

- la formalisation accrue de la pratique syndicale.


 

LES RAPPORTS AVEC L'ENTREPRISE

 

C'est sur ce fond de scène que se construisent les rapports entreprise-syndicats. Et ici je poserais une hypothèse concernant l'entreprise, qui serait en quelque sorte correspondante à celle que j'ai posée au préalable sur les syndicats. Le monde de l'entreprise fonctionne comme une institution. Mais, en même temps, c'est un monde atomisé, éclaté, à l'intérieur duquel chaque membre pris individuellement (entreprise) est par définition un franc-tireur qui réagit aux caractéristiques de l'environnement, dont les modes d'organisation des travailleurs constituent un élément. 

On fait grand état depuis quelque temps des changements intervenus dans la gestion de l'entreprise. On célèbre la fin du taylorisme, le début de l'ère de la participation et de la vraie collaboration patronale-ouvrière, sur fond de crise, d'après-crise et de théories X, Y et Z. On ne saurait balayer ce genre d'assertions du revers de la main, mais en même temps il serait naïf de croire au début d'un temps nouveau. Il y a de ces phénomènes médiatiques qui expriment une évolution réelle mais qui en grande partie précèdent le changement... s'il arrive jamais. L'analyse que nous avons faite à la F.T.Q. est que la nouvelle gestion patronale n'est pas tant un nouveau mode de gestion qu'une superposition de nouvelles pratiques sur un mode de gestion traditionnel. Après tout, rien n'a changé dans le processus de prise de décision : le régime de sanctions et l'exercice du pouvoir disciplinaire demeurent. Un conférencier à ce colloque faisait état de la mise en veilleuse, sinon de la disparition, du modèle patronal autoritaire. Je crois que ce n'est pas le modèle qui est atteint, mais plutôt certaines de ses manifestations, peut-être parce qu'elles étaient de plus en plus inacceptables dans cette société où la démocratie a si bonne cote. L'autorité et ses modalités d'exercice renvoient ultimement à une autre dimension, qui m'apparaît plus déterminante : celle du contrôle social. L'autorité n'est après tout qu'une façon d'assurer un contrôle social. Et il se passe simplement que les « nouvelles stratégies patronales », comme nous les avons désignées à la F.T.Q., sont des façons différentes, et selon plusieurs meilleures, d'assurer ce contrôle social. 

Il reste que le syndicalisme se voit dans une certaine mesure remis en cause par ces gestions nouvelles. On vise en effet à l'éveil, à la production et à l'entretien d'une nouvelle allégeance ouvrière face à l'entreprise. On mise sur l'engagement individuel tout autant que sur l'esprit d'entreprise, dût-il passer par l'égoïsme d'entreprise pur et simple ; le cas échéant, c'est le sentiment d'appartenance au sous-groupe (atelier, département, région, etc.) qui sera stimulé. Différents mécanismes de participation - cercles de qualité, groupes semi-autonomes, travail par équipes, programmes de qualité de vie au travail, et autres -, ainsi que les « programmes sociaux privés » que sont les programmes d'aide aux employés - où l'entreprise devient la maman, le papa, le psychothérapeute et le gérant de banque tout à la fois - seront mis en œuvre. En voilà bien assez pour que le syndicalisme se sente interpellé et amorce une réflexion, dont je présenterai maintenant quelques traits. 

Les syndicats sont habitués à se percevoir comme opposants, et cette habitude est certainement confortée par des gestions autoritaires, et conséquemment ébranlée par ce qu'ailleurs j'ai qualifié de gestions « douces ». Le problème de l'allégeance est clairement posé, et plus précisément celui de la possibilité de la double allégeance : entreprise et syndicat. Je crois la double allégeance non seulement possible mais saine, et en réalité pas nouvelle du tout. Il est tout à fait praticable de prendre en considération de façon positive la réalité de l'entreprise à l'intérieur de la pratique syndicale. La difficulté réside dans le fait que les militants syndicaux ne sont pas tous rompus à la pratique des considérations forcément dialectiques qui s'inscrivent dans un tel contexte. Cela dit, la « double allégeance » peut connaître des moments de rupture et peut faire bon ménage avec une distinction entre ceux qui dirigent l'entreprise et l'entreprise elle-même. 

Un autre problème posé au syndicalisme est que l'employeur « nouvelle version » se préoccupera du bien-être du travailleur en tant que producteur du bien ou du service, bref de l'organisation du travail. Sur ce terrain, le syndicalisme a accumulé peu de pratique mais beaucoup d'amertume, car on lui a toujours dénié un droit d'intervention réel, en le confinant à des aspects (comme le job control) que l'on retourne maintenant contre lui pour le caricaturer. Mais s'il existe effectivement quelque chose à gagner du point de vue du bien-être des travailleurs-producteurs, les syndicats ne sauraient opposer une stricte fin de non-recevoir. De même n'ont-ils plus de base pour refuser un engagement collectif dans l'organisation du travail si l'employeur offre un engagement individuel. Mais, en réalité, ce n'est pas ainsi que les choses se présentent généralement : l'employeur recherchera l'engagement individuel en demeurant fermé à tout engagement syndical, quand ce premier élément ne s'inscrit pas tout simplement à l'intérieur d'une stratégie anti-syndicale. 

N'empêche. De telles attitudes patronales stimulent des réflexions, des remises en cause du côté syndical. Il se peut que certains syndicats se soient repliés sur le territoire de la convention collective, qui est bien plus étroit que la mission syndicale originelle et qui cristallise des gains, mais aussi des échecs. C'est ainsi que les grands axes des discussions menées à la F.T.Q. sur la question des nouvelles stratégies patronales étaient notamment : de développer la préoccupation syndicale à l'endroit des problèmes strictement professionnels des membres - et par extension des problèmes de « production » ; d'aller à la rencontre des besoins personnels des membres, d'où les programmes syndicaux d'aide aux employés ; de faire en sorte que le syndicat devienne en quelque sorte un milieu de vie renouant ainsi avec sa vocation fondamentale d'association, pour s'opposer à certaines récupérations patronales qui sont irréductiblement teintées de velléité de contrôle social et de disciplinarisation tout à la fois. Enfin, un mot d'ordre de participation critique est lancé aux syndicats ; c'est pour nous un défi, car la participation critique est la plus ardue des options qui s'offrent à nous. Mais cela semble en même temps la seule à nous permettre de servir au mieux les intérêts des travailleurs et travailleuses que nous représentons, tout en permettant d'échapper aux conséquences négatives de l'institutionnalisation : ce qu'on appelle la sécurité syndicale doit aller de pair avec une forte allégeance. 

 

REMARQUES FINALES

 

Je terminerai par quelques remarques sur le syndicalisme. Le sociologue français Alain Touraine a développé une thèse qui consiste à opposer le mouvement social à l'institution ; selon lui, le syndicalisme aurait perdu ses qualités de mouvement social pour se replier sur son rôle d'institution ou d'acteur politique, acteur politique d'ailleurs majeur. M. Taylor estime, pour sa part, que les institutions publiques sont dans l'ensemble menacées d'instrumentalisation, c'est-à-dire de devenir des dispensatrices de services. D'une certaine façon, ces réflexions sont convergentes. Le syndicalisme peut simultanément monter dans l'arène politique et exceller dans la prestation de divers services à ses membres. Mais quelle sinistre perspective, qui gomme l'histoire et la raison d'être du syndicalisme ! Il faut se méfier des dichotomies et des oppositions irréductibles. À mon sens, le degré d'institutionnalisation du syndicalisme n'est pas inversement proportionnel à son caractère de mouvement social. Il faut cependant ajouter que, si l'institutionnalisation est en quelque sorte inévitable, le caractère de « mouvement social » revêt, de son côté, un caractère variable : s'il ne disparaît jamais totalement, il gagne tout de même à être cultivé. Mouvement social, le syndicalisme l'est en effet par ses structures démocratiques qui, par-delà la bureaucratisation, imposent une obligation de représentativité. 

Et, de façon concrète, j'estime que le syndicalisme d'ici a su démontrer sa capacité de changement, dans ses structures et dans son idéologie, qu'il s'agisse de l'adaptation aux mutations économiques - le virage vers le syndicalisme industriel - ou de problématiques nouvelles - l'interpellation du mouvement des femmes. Là où il faudra un « supplément d'âme » au syndicalisme, c'est dans l'adhésion claire et entière à la lutte contre la dualisation sociale, ce qui impliquera un retour aux solidarités historiques avec les sans-emploi et tous ceux et celles que le développement économique laisse en rade.



Retour au texte de l'auteur: Mona-Josée Gagnon, sociologue québécois Dernière mise à jour de cette page le jeudi 12 janvier 2023 15:28
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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