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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain G. Gagnon, “Québec – Canada : circonvolutions constitutionnelles.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec : État et société. Tome I, chapitre 4, pp. 85-106. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection: Société : dossiers documents. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux dans Les Classiques des sciences sociales.]

[85]

Alain-G. GAGNON
UQAM

Québec — Canada:
circonvolutions constitutionnelles
.”  [1]

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction d’Alain-G. Gagnon, Québec : État et société. Tome I, Première partie. Le nationalisme québécois et la réforme constitutionnelle, chapitre 4, pp. 85-106. Montréal: Les Éditions Québec/Amérique, 1994, 509 pp. Collection: Société : dossiers documents.


Depuis le début des années 1980, le paysage politique canadien s'est substantiellement modifié. Parmi les transformations qui ont participé à ce mouvement de restructuration, le rapatriement de la constitution en 1982 et la décision du gouvernement fédéral d'y enchâsser une charte des droits et libertés furent probablement les plus significatives. L'enchâssement de la Charte a eu pour effet notamment d'accentuer le pouvoir des tribunaux au détriment de la démocratie parlementaire et du fédéralisme de concertation. Pendant ce temps au Québec, la popularité des forces nationalistes suivait un mouvement ascendant, surtout après l'échec de l'accord du lac Meech, qui a provoqué une augmentation des appuis à l'option souverainiste et favorisé la naissance, au printemps 1990, d'une nouvelle formation politique fédérale, le Bloc québécois.

Malgré tout, les options qui s'affrontent dans le présent débat constitutionnel ne sont pas sans rappeler celles du passé. Depuis 1990, plusieurs groupes et comités ont été créés, dont le Forum des citoyens de Keith Spicer, la commission Bélanger-Campeau, les comités Beaudoin-Edwards et Castonguay-Dobbie/Dobbie-Beaudoin, afin de mesurer l'étendue de la crise et tenter d'y trouver une solution. Compte tenu des transformations qu'a connues le Canada anglais au cours des dernières années, le défi que ces différents forums devaient relever n'était pas aisé. À ce titre, l'importance accrue qui est désormais accordée aux droits et libertés garantis par la Charte, l'attention grandissante portée à l'héritage autochtone et au multiculturalisme, le principe de l'égalité des provinces, la poussée régionaliste et le mécontentement suscité par le caractère élitiste du fédéralisme de concertation sont autant d'éléments qui ont rendu leur tâche des plus délicates. La continentalisation économique qui fait peser une menace sur la survie du Canada a aussi rendu la recherche d'un consensus plus difficile.

C'est avec ces observations à l'esprit que nous ferons, dans le présent chapitre, le bilan de ces efforts et de ces démarches. Nous discuterons d'abord des périodes de négociations constitutionnelles qui se sont succédé depuis la révolution tranquille, puis des chances de succès du Québec en cette matière considérant les contraintes internes et externes auxquelles il doit faire face.


L'HÉRITAGE, 1960-1992

Depuis le début de la révolution tranquille, le Québec a exigé des arrangements politiques qui lui permettraient de récupérer, de consolider ou même d'augmenter ses [86] pouvoirs. Durant toute cette période, le Québec a d'abord cherché à faire reconnaître son caractère distinct, et c'est ce qu'il était sur le point de réaliser en 1987-1990 avec l'accord du lac Meech.

Au début de la période qui nous intéresse, le Québec a tenté de se faire des alliés. C'est en effet à l'initiative du premier ministre Jean Lesage que les premiers ministres provinciaux ont commencé à se rencontrer annuellement en vue de contrer les actions unilatérales d'Ottawa dans les champs de compétence exclusive des provinces. Ces efforts de concertation, qui avaient pour objectif de développer des positions conjointes pour négocier avec le gouvernement fédéral, ont eu pour effet notamment d'augmenter la fréquence des rencontres fédérales-provinciales, d'élargir l'éventail des questions discutées lors de ces réunions et de favoriser la création de comités ministériels chargés d'étudier les questions litigieuses et les problèmes de gestion.

Simultanément, et conformément à la doctrine autonomiste élaborée par Paul Gérin-Lajoie (Morin, 1987), qui défend le prolongement externe des compétences internes [2], Québec investissait la scène internationale et commençait à entretenir des relations avec des organismes internationaux et des gouvernements étrangers, ce qui provoqua de sérieux conflits avec Ottawa. Le gouvernement du Québec reconnaissait que la politique extérieure était de compétence fédérale, mais arguait de son droit d'agir dans ce domaine lorsque les enjeux relevaient de ses compétences exclusives. Cette démarche fut particulièrement efficace entre 1964 et 1966, alors que Québec conclut plusieurs ententes touchant l'éducation, la jeunesse et la culture. Ces initiatives québécoises, combinées aux efforts de concertation avec les autres provinces, firent monter la pression en faveur d'une réforme constitutionnelle.

À l'époque, c'est la définition d'une formule d'amendement qui était le principal obstacle sur la voie du « fédéralisme renouvelé » (Thérien et al., 1990). Au cours du règne libéral de Jean Lesage (1960-1966), deux formules d'amendement furent proposées, puis rejetées. En 1961, Lesage refusa la formule proposée par le ministre de la Justice de l'époque, Davie Fulton, parce que le gouvernement fédéral refusait de circonscrire les pouvoirs qu'il avait acquis en 1949 et qui lui permettaient d'amender unilatéralement la constitution dans les domaines de compétence fédérale exclusive. Ottawa refusait en outre de donner à Québec voix au chapitre sur la réforme d'institutions aussi importantes que la monarchie, le Sénat et la Cour suprême.

En 1966, la formule Fulton-Favreau connut le même sort. Cette formule préconisait l'unanimité des provinces et du gouvernement fédéral pour revoir le partage des compétences, l'utilisation des deux langues officielles, la garantie concernant les écoles confessionnelles et le mode de représentation à la Chambre des communes, alors que les modifications touchant la monarchie et le Sénat pouvaient être apportées avec l'accord d'Ottawa et de 7 provinces comptant 50 % de la population canadienne (Simeon et Robinson, 1990, p. 204). Pour Québec, l'unanimité était difficilement acceptable en ce qu'elle promettait de compliquer la signature d'ententes intergouvernementales sur des sujets aussi cruciaux que la langue et le transfert de pouvoirs aux provinces.

Le véritable enjeu au Québec concernait moins la formule d'amendement que le partage des compétences [3]. Avec les élections provinciales qui approchaient, Lesage ne pouvait se permettre d'accepter des propositions qui iraient à l'encontre des sentiments [87] nationalistes et autonomistes largement répandus dans la province. Aussi refusa-t-il de considérer toute forme de rapatriement ou de formule d'amendement à moins d'obtenir en échange une définition claire des pouvoirs provinciaux, ainsi qu'une protection constitutionnelle pour la langue et la culture françaises. Ce faisant, il définissait le cadre qui guiderait les exigences constitutionnelles québécoises pour plusieurs années à venir.

Au cours de la campagne électorale de 1966, les libéraux provinciaux ont cependant modifié leur position constitutionnelle. Craignant d'être doublé par l'Union nationale de Daniel Johnson, Lesage a notamment abandonné son discours sur l'égalité des provinces en faveur d'un statut particulier pour le Québec. Pendant qu'il radicalisait son discours autonomiste, il cherchait aussi à influencer les décisions du gouvernement fédéral. Dans le budget provincial de 1966, il alla même jusqu'à demander de participer à la définition et à l'exécution des politiques fiscales, monétaires et commerciales, des domaines de compétence exclusivement fédérale. Le gouvernement fédéral a rejeté cette demande (Smiley, 1967, p. 68-70 ; Morin, 1972 ; Simeon, 1972).

Le gouvernement Lesage était néanmoins bien résolu à obtenir les réformes nécessaires à l'amélioration de la situation économique et politique du Québec, même au risque d'envenimer ses relations avec Ottawa. En 1964, le gouvernement québécois a ainsi réussi à obtenir le contrôle de son propre régime des rentes. L'établissement d'un régime des rentes proprement québécois assurait à la province une plus grande autonomie financière et lui permettait de prendre des initiatives sans avoir à obtenir l'autorisation d'Ottawa. La création de la Caisse de dépôt et placement, le joyau des institutions financières québécoises et l'une des plus importantes sources de financement public au Canada, en est le résultat le plus notable. Le gouvernement fédéral a bien tenté de convaincre d'autres provinces de signer des ententes similaires, afin d'éviter que le Québec n'obtienne de facto un statut particulier, mais sans succès.

La démarche constitutionnelle et la politique autonomiste défendues par Lesage furent poursuivies par les gouvernements de Daniel Johnson (1966-1968) et de Jean-Jacques Bertrand (1968-1970). Reconnaissant le succès de la démarche libérale, les unionistes ont adopté la même approche interventionniste dans les relations fédérales-provinciales et la politique intérieure. Le slogan électoral de l'Union nationale en 1966 – « Égalité ou indépendance » – dénotait cependant une utilisation du sentiment national plus importante que ne le faisaient les libéraux de l'époque. En se reportant au caractère binational du Canada et en mettant de l'avant un projet de statut distinct pour le Québec, Daniel Johnson faisait franchir une nouvelle étape au Québec (Gagnon, 1991, p. 172-181).

La position adoptée par Daniel Johnson, puis par Jean-Jacques Bertrand, s'apparentait à celle proposée par la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (la commission Tremblay, 1953-1956), selon laquelle le partage des pouvoirs et des revenus entre les provinces et le gouvernement fédéral devait être fondé sur l'interprétation québécoise de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique (AANB). Dans cette perspective, l'Union nationale exigeait que des limites soient imposées aux paiements de transfert fédéraux aux individus effectués par le biais des programmes sociaux pancanadiens et que le gouvernement fédéral se retire complètement des programmes conjoints.

[88]

Le pouvoir fédéral de dépenser était perçu comme ayant une influence négative sur le maintien du fédéralisme dans la mesure où il ne respectait pas le principe des compétences exclusives. Johnson affirmait que les programmes tels que les allocations familiales, les régimes de pension, l'assistance sociale, les services de santé et la formation de la main-d'œuvre étaient de la seule responsabilité des provinces. Selon lui, le caractère distinct du Québec l'autorisait à bénéficier d'arrangements qui pouvaient lui être accordés, sans que cela entraîne pour Ottawa la nécessité de signer des ententes similaires avec les autres provinces. En d'autres mots, la position de Johnson était un premier appel au fédéralisme asymétrique et la source même du contentieux entre Québec et Ottawa à l'époque de Pierre Elliott Trudeau, qui refusait d'accorder au Québec ce qu'il n'offrait pas aussi aux autres provinces.

Exigeant toujours une réforme constitutionnelle, et bénéficiant de la mouvance suscitée par la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme (la commission Laurendeau-Dunton, 1963-1969), Johnson élabora une solution binationale pour résoudre les problèmes constitutionnels canadiens. Cette solution était fondée sur une interprétation qui faisait de l'AANB un pacte entre les deux peuples fondateurs. Sous Duplessis, l'Union nationale avait déjà tenté de protéger le partage des compétences de 1867 des empiétements fédéraux. Avec Johnson, le parti exigea en outre des pouvoirs additionnels pour protéger les francophones du Québec et, dans une certaine mesure, ceux vivant à l'extérieur de ses frontières. Ces modifications étaient conformes à cette conception qui faisait du Québec le principal protecteur des intérêts de la communauté franco-canadienne. Le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand poursuivit la même politique, considérant que le statut distinct du Québec devait être reconnu dans une constitution réformée.

Malgré ces différends constitutionnels, plusieurs dossiers ont été débloqués dans la deuxième moitié des années 1960. Ainsi, plusieurs ententes furent signées avec Ottawa en matière fiscale, et une formule de retrait fût mise en œuvre. De plus, c'est à cette époque que le Québec est devenu un acteur important dans la francophonie, et que le bureau d'immigration fut transformé en un véritable ministère à la suite d'une entente intervenue avec Ottawa sur cette question (Black et Hagen, 1993). Ce changement ouvrait la voie au fédéralisme asymétrique. Sous les gouvernements subséquents de Robert Bourassa (1970-1976) et de René Lévesque (1976-1985), Québec et Ottawa ont aussi signé plusieurs ententes qui élargissaient les compétences de la province en matière d'immigration et, à un moindre degré, de relations extérieures. Il faut toutefois souligner que ces arrangements n'étaient rien d'autre que des ententes administratives, réversibles à souhait, et que jamais Ottawa ou les autres provinces n'ont accepté de constitutionnaliser les pouvoirs du Québec en ces matières.

Au cours des années 1970, le gouvernement du Québec a maintenu sa politique autonomiste, insistant pour obtenir des pouvoirs supplémentaires et les ressources fiscales nécessaires à leur exercice. C'est dans cet esprit que Robert Bourassa a élaboré ses thèses du fédéralisme rentable, de la souveraineté culturelle et, plus tard, de la souveraineté partagée. Mais il faut bien comprendre que, pour Bourassa, la priorité n'était pas d'enchâsser les aspirations nationales du Québec dans la constitution canadienne, mais plutôt de réviser le fonctionnement du système fédéral de façon à [89] obtenir les pouvoirs et les ressources propres à « préserver et développer le caractère biculturel de la fédération canadienne » (Bourassa, cité dans Roy, 1978, p. 205).

En 1971, dans le cadre de la Conférence de Victoria, les analystes politiques ont brièvement cru que Bourassa réussirait à clore le débat constitutionnel, mais l'opposition des forces nationalistes le contraignit à reculer, et l'entente ne fut jamais signée. On justifia cette volte-face par l'imprécision de l’article 94A, qui traitait des responsabilités en matière de pensions et autres programmes sociaux. Pour le Québec, cet article révélait la timidité de ses interlocuteurs en ce qui concernait le renouvellement du partage des compétences. La formule d'amendement, qui donnait un veto au Québec, à l'Ontario ainsi qu'aux provinces de l'Ouest et aux Maritimes collectivement, suscitait aussi de très importantes réserves. Enfin, le projet ne garantissait pas la responsabilité du Québec quant à la culture et aux politiques sociales [4].

Les négociations reprirent en 1975, avec la suggestion d'Ottawa de suspendre la révision du partage des compétences pour favoriser le rapatriement de la constitution et la recherche d'une formule d'amendement. Cela signifiait que toute discussion sur le partage des compétences était reportée à d'ultérieures négociations bilatérales et multilatérales entre Québec, les autres provinces et le gouvernement fédéral. Ottawa reconnaissait toutefois qu'en modifiant le partage des pouvoirs, la protection et la promotion de la culture et de la langue étaient des enjeux cruciaux pour le Québec et, à l'époque, cette position fut présentée comme la reconnaissance de la demande par le Québec d'un statut particulier (Stevenson, 1982, p. 210). Le gouvernement fédéral cherchait sans aucun doute à désarmer de ce fait le Parti québécois, qui gagnait en popularité au Québec.

Le gouvernement du Québec fit savoir publiquement qu'il était prêt à accepter cette approche dans la mesure où ses intérêts dans les domaines linguistique et culturel étaient enchâssés dans la constitution (Trudeau, 1977, p. 140-169). En échange du rapatriement, Bourassa exigea donc que les éléments suivants soient inscrits dans la constitution : un droit de veto sur les futures modifications constitutionnelles ; la prépondérance de la législation québécoise en matière d'éducation et de culture ; le droit de se retirer des programmes fédéraux avec compensation financière ; un rôle plus important en matière d'immigration, surtout en ce qui concerne la sélection et l'intégration des immigrants ; l'imposition de limites au pouvoir déclaratoire et au pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral (Saywell, 1977, p. 43, 93-94).

L'initiative fédérale était accompagnée d'une menace de procéder unilatéralement, sans l'accord des provinces, et le premier ministre du Québec décida alors de tenir une élection à l'automne 1976. Le Parti québécois fut porté au pouvoir le 15 novembre 1976, avec son projet de souveraineté-association. Sous René Lévesque et, pour une courte période en 1985, sous Pierre-Marc Johnson, le gouvernement du Québec préconisa la souveraineté du Québec, accompagnée d'une association économique (remplacée par la suite par la notion d'union économique) avec le reste du Canada. L'élection de ce gouvernement ne modifia pas la volonté du gouvernement fédéral de rapatrier la constitution et d'y enchâsser une formule d'amendement.

En 1978, Ottawa présenta le projet de loi C-60, Projet de loi sur la réforme constitutionnelle, lequel contenait des propositions largement similaires à celles de Victoria. On y proposait un renforcement de la représentation provinciale au sein des institutions [90] fédérales et l'enchâssement d'une charte des droits et libertés (qui ne se serait appliquée aux provinces que dans la mesure où elles l'auraient adoptée). Le Sénat aurait été remplacé par une Chambre de la Fédération, dont les membres auraient été nommés pour moitié par les provinces et pour moitié par la Chambre des communes. Par la même occasion, on aurait enchâssé le droit du Québec de nommer trois juges à la Cour suprême. De plus, le veto de la Chambre de la Fédération sur les législations linguistiques aurait pu être réduit à un veto suspensif de soixante jours qui n'aurait pu être supplanté que par un vote des deux fiers de la Chambre des communes (Verney, 1986, p. 367).

En 1979, la Cour suprême du Canada statua cependant que, malgré le pouvoir d'amendement de l'article 91(l), le Parlement n'avait pas la compétence de réformer unilatéralement les institutions fédérales si cette réforme influait sur les pouvoirs des provinces. La Cour fit valoir notamment que la substitution du Sénat par une Chambre de la Fédération modifiait une institution qui était de la plus haute importance pour les provinces. D'après Douglas Verney (1986, p. 367), la Cour appuya sa décision sur le livre blanc fédéral, paru en 1965, qui reconnaissait « le rôle des provinces, même pour des modifications touchant des questions qui n'étaient pas de la compétence exclusive des provinces ».

Le gouvernement du Québec ne montra pas beaucoup d'intérêt à l'égard de cette initiative fédérale, occupé qu'il était à préparer son propre projet constitutionnel, La nouvelle entente Québec-Canada (1979). Cette option préconisait la formation de deux communautés composées respectivement des neuf provinces anglaises du Canada, d'une part, et du Québec, d'autre part, qui existeraient séparément sur le plan politique, mais demeureraient associées au sein d'une nouvelle union économique. Pour Québec, la souveraineté-association avait le mérite de résoudre la difficile question de la dualité canadienne, alors que, dans le reste du pays, elle avait le grand inconvénient d'ignorer le principe de l'égalité des provinces, une notion de plus en plus populaire, surtout dans les provinces périphériques.

En 1977, le gouvernement fédéral mit sur pied le Groupe de travail sur l'unité canadienne (Pepin-Robarts, 1977-1979). Les conclusions du rapport Pepin-Robarts s'appuyaient sur trois constats : l'existence de différentes régions, la prédominance de deux cultures et l'égalité des deux ordres de gouvernement. Les recommandations des commissaires allaient dans le sens du fédéralisme asymétrique, arguant que toutes les provinces n'étaient pas semblables, ni égales. Ils observèrent notamment que le Québec bénéficiait de facto d'un statut particulier qui tenait au fait qu'il était souvent le seul à participer aux arrangements administratifs proposés par Ottawa, tel que l'illustre le régime des rentes québécois. Cette reconnaissance du statut particulier et de l'asymétrie s'étendait à la langue – la politique linguistique devant relever essentiellement : des provinces.

Les principales innovations institutionnelles incluaient des propositions pour réformer le Sénat et la Cour suprême, et pour abolir certains pouvoirs fédéraux désuets, tels le pouvoir de désaveu et le pouvoir de réserve. La commission recommandait de remplacer le Sénat par une Chambre de la Fédération dont les membres seraient nommés par les provinces. Elle proposait aussi, suivant le principe de la représentation proportionnelle, d'augmenter le nombre de sièges à la Chambre des communes de [91] façon à obtenir une représentation plus équitable des partis politiques. En matière de justice, elle préconisait la division de la Cour suprême en bancs spécialisés, pour répondre aux difficultés soulevées par la diversité des causes entendues par les juges. Elle proposait enfin que le pouvoir de dépenser, le pouvoir déclaratoire et le pouvoir d'urgence deviennent des compétences concurrentes. Désireux de résoudre à la fois les problèmes de l'aliénation des provinces de l'Ouest et du nationalisme québécois, les commissaires furent appelés à se pencher sur l'autonomie des provinces, sur leurs compétences, sur leur représentation dans les institutions fédérales, ainsi que sur le statut du Québec au sein de la fédération. Les principales recommandations contenues dans leur rapport furent cependant ignorées par le premier ministre Trudeau, qui préféra aller de l'avant avec son propre projet.

En mai 1979, les Canadiens se donnaient leur premier gouvernement conservateur depuis 1963. Avec sa conception du Canada, selon laquelle le pays était une communauté de communautés, le nouveau premier ministre Joe Clark montrait des dispositions plus favorables que Pierre Elliott Trudeau à la décentralisation du fédéralisme, ce qui laissait espérer des relations Québec-Canada plus harmonieuses. À cette époque, cependant, le Canada traversait une situation économique difficile et la crise constitutionnelle perdurait ; le gouvernement Lévesque persistait dans sa volonté de tenir un référendum sur son projet de souveraineté-association. Par ailleurs, des difficultés imprévues forcèrent le gouvernement conservateur minoritaire à tenir une élection fédérale anticipée et, en février 1980, les libéraux de Pierre Elliott Trudeau, plus désireux que jamais d'écraser les « séparatistes » et toujours aussi peu enclins à trouver des solutions satisfaisantes aux exigences québécoises, furent reportés au pouvoir.

À la même époque, le Parti libéral du Québec, sous la gouverne de Claude Ryan, publiait son livre beige, qui proposait un fédéralisme plus décentralisé comme solution de remplacement à la souveraineté-association proposée par le Parti québécois. Les libéraux provinciaux exigeaient plus de pouvoirs pour les provinces, la reconnaissance de deux juridictions souveraines et une plus grande influence provinciale sur les activités fédérales par le biais d'un corps intergouvernemental, le Conseil fédéral. Ces réformes s'inspiraient du Bundesrat (Parlement allemand) et tentaient de répondre aux aspirations du Québec dans le contexte fédéral, en affirmant l'égalité des deux peuples fondateurs. Les changements proposés auraient été mis en vigueur à la condition que les deux communautés historiques du pays se fussent explicitement prononcées en leur faveur.

Le livre beige recommandait de remplacer le Sénat par un organisme composé de membres nommés par les provinces et capable de contrôler les pouvoirs fédéraux, d'adopter la représentation proportionnelle et d'abolir la monarchie. Le Conseil fédéral aurait lié les provinces, aurait eu ses propres sources de financement et aurait été libre de toute intrusion ou manipulation fédérale. Il aurait approuvé les nominations fédérales et les traités touchant les provinces, il aurait eu un veto sur le pouvoir d'urgence et le pouvoir fédéral de dépenser et aurait conseillé le gouvernement fédéral dans les domaines de la fiscalité, de la politique monétaire et du transport. Quant à la langue et à la culture, les projets de loi portant sur ces matières auraient été soumis au principe de la double majorité. Le Conseil fédéral aurait également été responsable des relations fédérales-provinciales, ce qui aurait mis fin du même coup à la tenue des [92] conférences fédérales-provinciales. On proposait finalement l'adoption d'une charte canadienne des droits et libertés.

Durant la campagne référendaire de 1980, Trudeau fut l'un des principaux adversaires des indépendantistes. Les libéraux fédéraux promirent que le rejet de la proposition référendaire ne serait pas interprété comme un appui au statu quo et que des réformes seraient proposées pour répondre aux besoins particuliers du Québec. Plusieurs partisans de cette solution crurent que le fédéralisme renouvelé ainsi promis comporterait la reconnaissance officielle du caractère distinct du Québec et l'octroi de pouvoirs additionnels allant de pair avec ce statut. On se souviendra que les fédéralistes de diverses tendances se sont ralliés à Pierre Elliott Trudeau pour défaire la proposition de la souveraineté-association. Certains députés québécois, dans un ultime effort pour convaincre leurs commettants de voter contre le projet de René Lévesque, mirent même leur siège enjeu. Ces promesses furent généralement perçues comme une preuve de la volonté du gouvernement fédéral d'accommoder le Québec.

Malheureusement pour les tenants du fédéralisme renouvelé, cette solution fut complètement discréditée au cours des années suivantes, le gouvernement Trudeau manquant à ses promesses. En 1981, le gouvernement fédéral rapatriait la constitution contre la volonté du Québec. Plutôt que d'obtenir un statut particulier, le Québec sortait affaibli de cette entreprise, et le coup de force fut décrié, tant par les nationalistes que par les fédéralistes actifs sur la scène provinciale, y compris ceux (tels que Claude Ryan, Robert Bourassa et plusieurs gens d'affaires) qui s'étaient tenus aux côtés de Trudeau en mai 1980. Se sentant trahis, ils exigèrent des correctifs dans les plus brefs délais, afin de préserver l'unité du Canada.

Cet épisode révèle que le gouvernement fédéral, contrairement à ce qu'il avait promis, avait interprété les résultats référendaires comme une indication que le Québec souhaitait rester au sein de la fédération plutôt que comme un engagement en faveur de son renouvellement. Maintenant que les « séparatistes » étaient désorganisés et démoralisés, Ottawa semblait déterminé à être plus dur que jamais. Trudeau mit de l'avant une vision centralisatrice du fédéralisme en arguant que la décentralisation et le provincialisme étaient des concepts dépassés. Le PQ était en plein désarroi, le PLQ avait livré une dure bataille contre l'indépendance, les libéraux de Trudeau avaient la majorité en Chambre, l'état de l'économie était désastreux et l'idéologie néo-libérale gagnait en popularité.

Immédiatement après le référendum, Trudeau convoqua une conférence constitutionnelle pour le mois de septembre 1980. Craignant une action unilatérale de la part d'Ottawa, Québec s'efforça pour sa part de forger des alliances avec les autres provinces, mais le gouvernement fédéral sut conserver l'initiative en déposant, le 2 octobre, le Projet de résolution concernant la constitution du Canada. Le Québec et sept autres provinces, « le groupe des huit », s'opposèrent à cette entreprise et soumirent leur cause aux cours d'appel du Québec, du Manitoba et de Terre-Neuve, mais les résultats de cette démarche furent décevants. En dernière instance, la Cour suprême du Canada trancha dans une décision majoritaire :


Il serait légal pour le Parlement d'agir sans l'assentiment des provinces, mais qu'une [sic] telle mesure serait néanmoins inconstitutionnelle parce qu'elle violerait une [93] convention exigeant un appui substantiel des provinces. Les parties ont toutes deux gagné et toutes deux perdu. Ottawa est informé qu'il peut procéder légalement mais non légitimement – il courra un risque politique extraordinaire s'il agit maintenant. Les provinces sont averties que, si elles continuent de faire de l'obstruction, il se peut qu'Ottawa agisse seul. La seule solution est de retourner à la table de négociation. Mais, maintenant, il y a une différence de taille : la convention, a dit le tribunal, n'exige pas l'unanimité, mais seulement « un appui substantiel ». Deux provinces ne constituent clairement pas un tel appui, mais une province seule ne peut plus arrêter le processus. Les fondements d'un règlement sans le consentement du Québec sont jetés (Simeon et Robinson, 1990, p. 302).


Profitant de la situation, le premier ministre Trudeau convoqua une nouvelle conférence pour novembre 1981. Avec le soutien de l'Assemblée nationale et de sept provinces, le gouvernement Lévesque y exprima son opposition au projet du gouvernement central. Initialement et stratégiquement, Lévesque avait accepté le principe de l'égalité des provinces, mais il continuait de s'opposer au rapatriement sans avoir d'abord convenu d'une formule d'amendement et d'un nouveau partage des compétences, demandait que le Québec soit reconnu comme société distincte sur les plans linguistique et culturel, et exigeait les ressources et les responsabilités que cela impliquait. En échange de la reconnaissance du principe de l'égalité des provinces, les autres gouvernements provinciaux acceptaient le droit de veto du Québec. La délégation québécoise croyait qu'il serait ainsi possible d'obtenir une plus grande autonomie au sein d'un système fédéral réformé ce qui, ultimement, légitimait son objectif indépendantiste, tel qu'il était défini par le droit international (Rémillard, 1985, p. 115-117).

Opposé à toute forme de statut particulier pour le Québec, Trudeau isola celui-ci. Le 5 novembre 1981, en l'absence du premier ministre Lévesque, tous les premiers ministres provinciaux acceptèrent le rapatriement et l'enchâssement d'une charte canadienne des droits et libertés. En échange, ils obtenaient la formule d'amendement qu'ils souhaitaient [5] et le droit de se soustraire aux clauses dites secondaires de la Charte. Cette concession garantissait à Ottawa l'appui des premiers ministres de l'Ouest. Québec était battu, et la seule possibilité qu'il lui restait était d'utiliser la clause dérogatoire, ce qu'il fit systématiquement jusqu'à l'élection des libéraux de Robert Bourassa en décembre 1985. La décision de rapatrier la constitution et d'y intégrer une charte des droits et libertés était une attaque en règle contre la vision québécoise du fédéralisme, dans un environnement politique de plus en plus hostile à des mesures de protection. Dans l'esprit des fédéralistes centralisateurs, le temps allait arranger les choses. Plus de dix ans après le rapatriement, le débat constitutionnel continue néanmoins de dominer la scène politique canadienne.

La série de négociations qui suivit fut amorcée après les élections fédérales de 1984, qui avaient porté les conservateurs au pouvoir. Avec la promesse de Brian Mulroney de réintégrer le Québec « dans l'honneur et l'enthousiasme » (Mulroney, 1984), René Lévesque prit le pari du « beau risque ». En mai 1985, il soumit au nouveau leader fédéral son Projet d'accord constitutionnel : Propositions du Gouvernement du Québec [6], qui contenait 22 propositions pour résoudre la crise constitutionnelle (Gagnon et Montcalm, 1990, p. 162-163). Ces propositions allaient pour [94] l'essentiel être reprises dans la position constitutionnelle adoptée par Robert Bourassa lorsqu'il fut porté au pouvoir en décembre 1985. Les différences étaient une question de degré plutôt que de fond. Le projet péquiste servit d'ailleurs de point de départ aux libéraux pour les séries de négociations subséquentes [7]. Il faut cependant noter qu'entre 1981 et 1985, en raison de l'échec référendaire, Lévesque négociait en position de faiblesse. Cette situation fut modifiée avec l'arrivée au pouvoir de Bourassa, fédéraliste de bon ton. Les libéraux posèrent cinq conditions préalables à leur retour à la table de négociations :


– la reconnaissance explicite de la société distincte québécoise ;
– des pouvoirs accrus quant au choix, à l'administration et à l'intégration des nouveaux arrivants ;
– la nomination à la Cour suprême de trois juges formés dans la tradition civiliste ;
– la restriction du pouvoir fédéral de dépenser ;
– un droit de veto sur toute modification à la constitution.


Le projet d'entente du lac Meech (1987-1990) tentait de répondre à ces exigences, mais l'entreprise se heurta au manque d'ouverture envers la différence et à une formule d'amendement peu favorable à la reconnaissance du caractère distinct du Québec.

À l'exception de la clause de société distincte, l'accord du lac Meech reflétait la priorité qu'Ottawa accordait au maintien de l'uniformité du fédéralisme canadien. En donnant à toutes les provinces ce que le Québec exigeait pour lui-même, Ottawa voulait éviter de lui reconnaître un statut particulier. En retour, le gouvernement fédéral obtenait une concession majeure du Québec, qui se disait prêt à consacrer le pouvoir de dépenser du gouvernement fédéral. Au Québec, ce pouvoir était interprété comme une intrusion du gouvernement fédéral dans les sphères de compétence provinciale. C'est donc au grand dam des nationalistes et des autonomistes que cette clause fut acceptée par le gouvernement québécois. Dans le reste du Canada, au contraire, nombreux étaient ceux qui considéraient que cette clause affaiblissait le gouvernement fédéral, en raison notamment de la possibilité qu'elle offrait aux provinces qui choisissaient de ne pas participer à un programme pancanadien de s'en retirer avec une pleine compensation financière.

Plusieurs difficultés circonstancielles empêchèrent les premiers ministres d'approuver collectivement l'accord du lac Meech, malgré leurs concessions respectives (Denis, 1990 ; Fournier, 1990). L'appui était difficile à assurer dans le reste du Canada à cause de questions qui, selon plusieurs critiques, avaient été ignorées. Alors que les négociations entourant l'accord du lac Meech commençaient (avec l'objectif de ramener le Québec dans la famille canadienne comme membre à part entière), des groupes s'organisaient pour faire échec à la vision québécoise du fédéralisme. Ce faisant, les revendications québécoises furent banalisées au profit de celles des Premières Nations et des provinces pauvres, de l'égalité des provinces et de l'universalité des programmes sociaux, entre autres. Tous ces intérêts se combinèrent pour nier le droit du Québec à un statut distinct, et l'accord du lac Meech fut défait.

À la suite de cet échec en juin 1990, le gouvernement du Québec n'avait plus le mandat nécessaire pour négocier son retour dans la fédération canadienne. Le Parti libéral du Québec élabora donc une nouvelle position politique (le rapport Allaire) et [95] mit sur pied la Commission sur l'avenir politique et constitutionnel du Québec (commission Bélanger-Campeau).

Le rapport Allaire, intitulé Un Québec libre de ses choix et rendu public le 28 janvier 1991, proposait de réduire l'emprise du gouvernement fédéral et de transférer de nombreux pouvoirs aux provinces. Le gouvernement fédéral conservait sa compétence en matière de défense, de paiements de péréquation, de politique monétaire, de douanes et de gestion de la dette. Les provinces auraient été, pour leur part, seules responsables de 22 champs de compétence, dont l'emploi, les ressources naturelles, les communications, la santé, l'agriculture, l'assurance-chômage, le développement régional, l'énergie, l'environnement, l'industrie et le commerce, la langue, la recherche et le développement, la sécurité publique et la sécurité du revenu. Les compétences dans les matières concernant les autochtones, la fiscalité, l'immigration, les institutions financières, les pêcheries, la justice, la politique étrangère, les postes, les télécommunications et le transport auraient, quant à elles, été partagées entre Québec et Ottawa. Ce nouveau partage des responsabilités aurait permis au fédéralisme asymétrique de prendre racine au Canada et, comme on pouvait s'y attendre, le gouvernement québécois exigeait la compétence exclusive dans les 22 secteurs définis comme étant d'intérêt provincial.

Le rapport Allaire faisait aussi référence à une nouvelle structure qui permettrait la reconnaissance du statut particulier du Québec et proposait d'accommoder les autres provinces qui souhaitaient obtenir plus de responsabilités. Il recommandait par ailleurs la restitution du droit de veto du Québec, l'abolition du Sénat, la création d'un tribunal communautaire pour assurer le respect de la nouvelle constitution et l'application des lois du ressort de l'État central, ainsi qu'une restructuration de la banque centrale, afin de mieux refléter les réalités régionales. Enfin, il suggérait d'enchâsser la Charte québécoise des droits de la personne dans une constitution québécoise. Cette charte québécoise (voir en annexe) aurait eu préséance sur la Charte canadienne des droits et libertés sur le territoire québécois.

En réponse à l'incapacité de reconnaître le statut distinct du Québec, confirmée par l'échec de l'accord du lac Meech, la plus importante consultation démocratique à jamais avoir été tenue à ce jour au Canada fut entreprise avec la création de la commission Bélanger-Campeau (Gagnon et Latouche, 1991). Cette commission avait pour mandat de redéfinir les arrangements politiques et constitutionnels qui régissaient le statut du Québec et ses relations avec les autres membres de la fédération. Cette commission marque un moment unique dans l'histoire du Canada, en ce que, par elle, un gouvernement provincial, avec l'appui de l'opposition, envisageait de mettre un terme aux liens qui l'associaient à un pays auquel ses citoyens avaient donné naissance. Moment unique pour les Québécois aussi, qui revivaient la mobilisation provoquée par le coup de force fédéral qui a abouti au rapatriement de la constitution.

À la suite du dépôt du rapport de la commission Bélanger-Campeau, la loi 150 fut promulguée pour instituer les deux commissions parlementaires spéciales de l'Assemblée nationale dont les commissaires recommandaient la création. Le gouvernement du Québec souhaitait ainsi maintenir la pression sur les autres gouvernements (fédéral et provinciaux), en confrontant quotidiennement l'option du fédéralisme [96] renouvelé et celle de la souveraineté. Les commissaires demandaient qu'un référendum sur l'avenir du Québec se tienne au plus tard le 26 octobre 1992.

Pour reprendre l'initiative, Ottawa publia, le 24 septembre 1991, un document proposant une restructuration de la fédération selon les principes d'un modèle économique centralisé et mit sur pied une commission parlementaire mixte (Castonguay-Dobbie, qui deviendra Dobbie-Beaudoin) afin, une fois de plus, d'examiner en priorité l'éternelle question des relations Québec-Canada.

Contre toute attente, le gouvernement fédéral et les neuf provinces anglophones parvinrent à une entente, le 7 juillet 1992. L'essentiel de cette entente fut confirmé dans l'accord de Charlottetown, signé le 28 août 1992. Loin de reconnaître le statut distinct du Québec et de favoriser une dévolution des pouvoirs vers les provinces, l'entente proposait une augmentation des pouvoirs du gouvernement central par la constitutionnalisation du pouvoir de dépenser et le renforcement des institutions fédérales. Plutôt que de transférer des pouvoirs aux provinces, comme le demandait le Québec, l'accord de Charlottetown proposait d'élargir la représentation des provinces au Sénat et de consolider la capacité du gouvernement central d'intervenir dans les sphères de compétence provinciale exclusive. L'entente contenait en outre une clause Canada qui plaçait sur un pied d'égalité la société distincte, le principe de l'égalité des provinces et l'obligation pour les Canadiens et leurs gouvernements de promouvoir la minorité anglophone du Québec. Une section entière de l'entente était même consacrée à l'éventualité d'un gouvernement autochtone autonome.

Soumis à la population, l'accord fut défait au Québec (56,7 %), de même qu'au Manitoba (61,6 %), en Saskatchewan (55,3 %), en Alberta (60,2 %), en Colombie-Britannique (68,3 %), en Nouvelle-Écosse (51,3 %) et au Yukon (56,3 %). Il fut aussi rejeté par les communautés autochtones, au grand désarroi d'Ovide Mercredi, dont le leadership fut ébranlé. Cette consultation traduit un rejet sans précédent de la classe politique, les Canadiens ayant dit NON à un accord scellé derrière des portes closes. Il marque aussi un recul important pour Robert Bourassa qui s'était, d'après certains de ses plus proches conseillers, effondré à la table des négociations. Il lui fut notamment reproché d'avoir échoué dans sa défense des revendications traditionnelles du Québec, et même de ses acquis : l'accord était loin de respecter les cinq conditions préalables minimales qu'il avait lui-même exigées pour que le Québec revienne à la table des négociations constitutionnelles. Le Québec n'avait fait aucun gain en termes de partage des compétences, et la tendance vers la centralisation s'en trouvait confirmée, puisque le gouvernement fédéral aurait pu, dorénavant, négocier avec les provinces des ententes réversibles de cinq ans. Ottawa aurait ainsi vu ses pouvoirs d'ingérence confirmés, voire renforcés.


LA FÉDÉRATION CANADIENNE
EST-ELLE UNE SOLUTION VIABLE ?


Depuis l'échec de l'accord du lac Meech, la position des acteurs politiques et des Canadiens en général s'est durcie. Rien ne permet de prévoir une solution facile à l'actuelle, et peut-être fatale, crise constitutionnelle. Il est difficile de croire que les aspirations québécoises puissent jamais être satisfaites ou d'imaginer que l’injustice de [97] 1981 puisse être réparée. Comme le remarque Richard Simeon à propos de l'accord du lac Meech :


Manifestement il manquait [...] une réponse à la liste de revendications du Québec, qui a toujours insisté pour obtenir une plus grande autonomie provinciale. En fait, on pourrait arguer que, depuis 1982, le Québec avait moins, et non plus, d'autorité : il n'avait obtenu aucun nouveau pouvoir, avait perdu son droit de veto historique sur les changements constitutionnels futurs, et était désormais soumis à la Charte des droits et libertés qui, dans l'esprit des Canadiens du moins, était intrinsèquement hostile aux droits collectifs et ouvrait la voie à des contestations légales de la volonté du Québec de modeler son paysage linguistique par des interventions législatives. Plus significatif encore, l'Acte constitutionnel de 1982 fut adopté contre la volonté, non seulement du gouvernement péquiste mais aussi de l'opposition libérale fédéraliste. La Cour suprême a rejeté les prétentions de Québec d'après lesquelles la convention exigeant un « accord provincial substantiel » devait être interprétée de façon à rendre essentiel l'accord du Québec (Simeon, 1990, p. 17-18). (Traduction libre)


Pour évaluer la viabilité de la fédération canadienne, il faut nécessairement considérer les facteurs internes et externes, notamment la Charte canadienne des droits et libertés, l'économie et la fiscalité et, élément à ne pas sous-estimer, la capacité des principaux acteurs politiques de trouver des solutions constitutionnelles satisfaisantes.


LA CHARTE CANADIENNE
DES DROITS ET LIBERTÉS


Les trente dernières années ont démontré que le Québec pouvait jouir d'une certaine autonomie s'il se contentait d'arrangements spéciaux conclus sur une base ad hoc et s'il n'exigeait pas que ces ententes soient constitutionnalisées. Dans les faits, plusieurs initiatives furent menées par le gouvernement du Québec sans que le fonctionnement du fédéralisme canadien en soit vraiment altéré. Ce sont plutôt l'enchâssement d'un document non fédéral dans la constitution, nommément la Charte canadienne des droits et libertés, et, dans une moindre mesure, l'interprétation de plus en plus répandue d'après laquelle « une province est une province est une province », selon les termes de James Mallory (1990), qui ont modifié la dynamique politique fédérale.

Cette interprétation est partagée par Charles Taylor (voir son chapitre dans cet ouvrage), qui relève le développement d'au moins deux tendances inconciliables au Canada :


1) le conflit entre la Charte des droits et libertés et la reconnaissance du Québec comme société distincte, qui soulève la question de l'approche « procédurale », suggérant que la Charte pourrait être interprétée différemment selon les cas, et

2) le conflit entre le principe de l'égalité des provinces et le statut particulier demandé par le Québec (Taylor, 1990).


Ces deux conflits rendent plus difficile la résolution de la crise dans le cadre constitutionnel actuel et favorisent l'adoption de la souveraineté-association, ou d'une formule similaire, comme seule solution. Après l'échec de l'accord du lac Meech, une [98] telle perspective n'est pas entièrement déraisonnable puisqu'elle permettrait de reformer la fédération par une nouvelle alliance entre le Québec et le reste du Canada (ou peut-être ses États successeurs formés des régions de l'Ontario, de l'Ouest, des Maritimes et, éventuellement, du Grand Nord). Avec l'accord du lac Meech, nous avons pu constater que l'asymétrie ou la société distincte sont des arrangements inadmissibles pour le reste du Canada. Au Québec, c'est plutôt la Charte canadienne des droits et libertés qui, en promouvant l'égalité de tous indépendamment des considérations territoriales, est inacceptable.

Dans une société de plus en plus préoccupée de la définition et du respect des droits, la tension entre les droits individuels et les droits collectifs permet de croire que cette question demeurera un obstacle majeur à la conclusion d'une nouvelle entente. Au Canada, une « culture de la Charte » s'est développée et exerce maintenant une influence significative sur la manière dont les Canadiens hors du Québec envisagent les relations communautaires et les relations État-citoyens. La question des droits est présentement débattue par rapport aux personnes et, dans ce sens, même si la Charte peut s'appliquer aux groupes, il se peut aussi qu'elle aille à l'encontre des droits collectifs prédominants dans une région ou une province. En d'autres mots, la Charte canadienne des droits et libertés peut miner la diversité territoriale, particulièrement au Québec.

Le renouvellement du fédéralisme, s'il est toujours possible, devra respecter la nouvelle légitimité de la culture de la Charte et, en même temps, permettre la création d'institutions qui seront capables d'assurer un plus grand degré d'autonomie territoriale. Le débat entourant la clause de société distincte et la législation linguistique québécoise (la loi 178) illustre de quelle manière la promotion d'un tel objectif peut générer des conflits. Si l'on veut éviter d'être coincé dans le débat opposant les droits individuels aux droits collectifs [8], il faudra prendre en considération la question de la territorialité, si fondamentale pour le Québec, et celle des projets collectifs poursuivis à la fois par le Québec et le reste du Canada, en d'autres mots, une charte sociale.

Les négociations constitutionnelles entourant les accords du lac Meech et de Charlottetown ont aussi vu naître une tradition minoritariste, intéressée par les droits des autochtones, des communautés culturelles et des groupes de femmes, qui s'est, dans une grande mesure, substituée au référent des peuples fondateurs comme pilier de la société canadienne. La conséquence immédiate de ce courant a été d'ébranler le leadership de nos élus et de mettre au grand jour le nouveau statut que la Charte canadienne des droits et libertés confère aux groupes (Cairns, 1990, p. 71-96). Le Parlement canadien est devenu plus attentif aux intérêts qui n'ont pas d'assises territoriales (les Premières Nations, les femmes, les communautés culturelles) mais, en affaiblissant la souveraineté parlementaire, la Charte a aussi contraint le Québec à se rabattre sur la clause dérogatoire pour protéger son caractère distinct.


ENJEUX ÉCONOMIQUES

Quelles que soient les recommandations élaborées par les fédéralistes et les souverainistes, elles devront tenir compte de la dette fédérale. L'importance du déficit [99] accumulé est telle que la collaboration des deux parties est impérative si elles souhaitent conserver la confiance des marchés financiers internationaux. Présentement, le gouvernement fédéral ne peut répondre adéquatement au défi québécois, immobilisé qu'il est par la dette. Comparativement à 1980, alors que le gouvernement fédéral s'opposait à la séparation du Québec, Ottawa ne jouit plus de la même latitude financière. Ces contraintes économiques pourraient d'ailleurs obliger le Québec et le reste du Canada à s'entendre et sont donc susceptibles de jouer un rôle déterminant dans le dénouement de la crise. Mais, comme le remarque l'économiste Pierre Fortin (1990)


Dans les séances de négociations précédentes, la volonté d'obtenir une plus grande autonomie était constamment modérée par la crainte généralisée que cette autonomie se traduirait par une réduction du niveau de vie moyen de la province. Les principaux arguments étaient dans un premier temps, que l'économie québécoise était faible et hautement dépendante de la propriété, des sources de financement, de la main-d'œuvre et de la technologie étrangères et que, deuxièmement toute tentative de la part du Québec de s'approprier unilatéralement plus de pouvoirs serait suivie d'une rapide riposte extérieure et enfin, que le Québec retirait d'importants bénéfices de sa participation à la fédération. Aujourd'hui, ces trois arguments ne tiennent plus.


Pour justifier sa position, Fortin souligne que le Québec a graduellement rattrapé le retard qu'il avait pris sur son principal concurrent, l'Ontario, en ce qui a trait à la productivité ; que la province a mis en œuvre des innovations financières majeures, en déréglementant le secteur financier, en encourageant la collaboration entre les secteurs privé, public et parapublic, et en développant un système fiscal plus concurrentiel ; que l'engagement du monde des affaires dans le débat constitutionnel a donné de la crédibilité à la solution souverainiste ; que la riposte commerciale pronostiquée par les adversaires de l'indépendance ne serait pas acceptable dans une économie internationale globale et serait probablement contrée par les accords du GATT ou de libre-échange avec les États-Unis ; et, enfin, que le déficit fédéral est si important que la capacité du gouvernement fédéral de résoudre la crise est très limitée.

En se montrant favorable à l'accord du lac Meech, le monde des affaires québécois est venu appuyer les partisans d'une nouvelle entente avec le reste du Canada. Lors des audiences de la commission Bélanger-Campeau, le monde des affaires (à travers le Mouvement Desjardins, la Chambre de commerce du Québec, la Chambre de commerce de Montréal et, dans une moindre mesure, le Bureau de commerce de Montréal) a demandé que l'on décentralise plusieurs pouvoirs. Pour les gens d'affaires, la stabilité politique est un élément essentiel du succès économique et si, pour l'assurer, il faut la décentralisation, ils se disent prêts à l'accepter [9]. En fait, le statu quo est aujourd'hui inacceptable pour la plupart des agents économiques. En ce sens, et contrairement à ce qui s'est produit lors du débat référendaire de 1980, on ne discutera ni ne résoudra l'impasse actuelle en brandissant des épouvantails économiques. La situation financière du gouvernement fédéral inquiète la plupart des acteurs économiques et politiques, alors que la place du Québec dans l'économie internationale est dorénavant considérée comme satisfaisante. Comme le résume Pierre Fortin (1990) :


Avec la globalisation économique, les frontières économiques transcendent les frontières politiques. La corrélation entre le revenu per capita et la taille de la population [100] est presque nulle dans les pays industrialisés. La taille de l'économie du Québec est actuellement égale ou plus grande que celle de l'Autriche, de la Belgique, du Danemark, de la Finlande, de la Nouvelle-Zélande ou de la Suisse, et pas beaucoup plus petite que celle de la Suède.


LES STRATÉGIES CONSTITUTIONNELLES
ET LA POLITIQUE


Pendant un certain temps, les nationalistes québécois n'ont pas été inquiétés, mais les forces fédéralistes se sont regroupées pour l'assaut final. Dans cet esprit, ils ont intégré à leur discours deux éléments cruciaux et omniprésents dans les mémoires présentés devant la commission Bélanger-Campeau : la nécessité pour le Québec d'évoluer dans un système plus fonctionnel et l'orientation plus économique que devrait prendre la nouvelle relation Canada-Québec. À Ottawa, on cherche à présenter des propositions qui seront acceptables pour le reste du Canada et on souhaite limiter les « concessions » qui pourraient être faites au sujet de questions culturelles sans implications financières.

À la fin de 1990, plusieurs interventions du premier ministre Mulroney et du chef de l'opposition officielle, Jean Chrétien, mettaient l'accent sur la nécessité de négocier un nouveau partage des compétences. Ils souhaitaient mettre un terme aux chevauchements des compétences tout en obtenant l'assurance que les « normes nationales » et le principe de l'universalité soient respectés (Tyson, 1990, p. 1, 4). Ces propositions n'étaient pas sans rappeler les promesses faites aux Québécois en 1980, et ont donc été reçues avec beaucoup de scepticisme par les souverainistes (Léger, 1991, p. 11).

Sous le vocable de « fédéralisme flexible et fonctionnel », les forces fédéralistes cherchent à élaborer un scénario de normalisation des rapports Québec-Canada [10]. L'entente sur l'immigration signée en décembre 1990, par exemple, laisse entrevoir une volonté politique de réduire les conflits entre Québec et Ottawa (Garcea, 1993). Elle a été élaborée pour résoudre la question du contrôle des programmes d'accueil et d'intégration et pour accroître les possibilités d'intégrer les immigrants à la majorité francophone du Québec (Cauchon, 1990 ; Oziewicz, 1991).

Après ce succès, Québec a accru les pressions sur Ottawa pour qu'il libère les champs de compétence partagée, et qu'il laisse aux provinces les responsabilités et les pouvoirs reliés à l'assurance-santé, à l'éducation post-secondaire, à l'assurance-chômage et à la formation de la main-d’œuvre, notamment. La stratégie québécoise semble fonctionner sur deux plans : d'un côté, le Québec propose des changements fondamentaux par le biais des rapports Allaire et Bélanger-Campeau pendant que, de l'autre, il travaille avec Ottawa pour démontrer aux Québécois que le système est suffisamment flexible pour répondre à leurs attentes.

Le 24 septembre 1991, Ottawa rendait public un ensemble de propositions qui visaient à mettre un terme aux négociations constitutionnelles. Contrairement aux prévisions, ce projet était extrêmement centralisateur. Par exemple, l'article 91A (1) stipulait que « sans que soient modifiées ses autres compétences législatives, le Parlement du Canada a compétence exclusive pour légiférer en toute matière qu'il [101] déclare utile à l'efficacité de fonctionnement de l'union économique ». Comme le problème des « normes nationales » et celui de l'universalité des programmes sociaux, cette question refit surface lors des négociations entourant l'accord de Charlottetown : pour les Canadiens hors Québec, les programmes pancanadiens, telle l'assurance-maladie, s'inscrivent dans la construction de l'identité canadienne.


CONCLUSION

L'expérience des trois dernières décennies démontre que le Québec a connu ses plus grands succès dans le cadre de négociations bilatérales. On peut émettre l'hypothèse qu'une représentation importante au sein du gouvernement fédéral a permis au Québec d'obtenir certaines concessions et de signer des ententes administratives. Cela dit, l'expérience confirme aussi la difficulté de transformer ces arrangements ponctuels en accords formels. Les succès administratifs ne se sont pas traduits par un réaménagement de la fédération canadienne qui répondrait définitivement aux besoins du Québec. Une fois les concessions accordées, elles étaient systématiquement offertes aux autres provinces, de telle sorte que le fédéralisme asymétrique n'a jamais pu prendre racine au Canada.

L'opposition au fédéralisme asymétrique au Canada hors du Québec fut particulièrement virulente lors du débat entourant l'accord du lac Meech et la campagne référendaire d'octobre 1992. La symétrie était souvent décrite par les opposants à l'accord du lac Meech comme la seule façon de mener les négociations fédérales-provinciales. Pourtant, quelle que soit l'issue de l'actuelle crise constitutionnelle, elle ne pourra certainement pas être résolue sans une reconnaissance explicite de la société distincte québécoise, une exigence qui se heurte par ailleurs aux règles constitutionnelles imposées par la Loi constitutionnelle de 1982. La conclusion d'ententes bilatérales est toutefois possible par le biais de l'article 43 de la constitution [11], mais on peut s'attendre à ce que les autres provinces s'opposent à cette façon de jeter les bases d'un fédéralisme asymétrique. La réticence des provinces anglophones démontrera une fois de plus que la constitution est devenue une véritable camisole de force pour le Québec.

L'échec des ententes du lac Meech et de Charlottetown démontre l'urgence de développer des institutions qui soient aussi respectueuses des droits collectifs que des droits individuels. Si le Canada veut survivre comme société pluraliste, il faudra cesser de concevoir le fédéralisme de manière réductrice. Il faudra proposer un fédéralisme plus généreux, fondé sur une vision qui accepte l'asymétrie, comme le proposait déjà, en 1979, le rapport Pepin-Robarts. Une solution acceptable et durable, si elle est toujours possible, exigera des changements significatifs, dont le développement d'un fédéralisme asymétrique. Avec la culture de la charte qui prend racine dans le reste du Canada cependant, emprunter cette avenue ne sera pas chose facile.

L'avenir du Canada dépend de plusieurs facteurs, dont la volonté de reconnaître la place spéciale que le Québec occupe au Canada, un leadership innovateur et, plus important, la volonté et la capacité de trouver un moyen de soumettre l'application de [102] la Charte canadienne des droits et libertés au principe territorial. Plusieurs facteurs incitent à la prudence quant au succès de cette démarche :


a) la remise en question des conférences des premiers ministres et du fédéralisme de concertation (fédéralisme exécutif), procédés jugés trop élitistes ;

b) la méfiance que suscitent les formes de représentation conventionnelles (les principaux partis politiques, par exemple) compliquée par l'émergence de partis politiques régionaux, tels que le Parti réformiste ou le Bloc québécois ;

c) l'appui que la Charte des droits et libertés s'est acquis au Canada anglais, aggravé par l'insécurité culturelle que ressentent les Québécois ;

d) le principe de l'égalité des provinces, qui a gagné des adeptes depuis 1970.


Tous ces éléments se combinent pour rendre la reconnaissance du statut distinct du Québec extrêmement difficile, et même improbable. Le Québec, rappelons-le, n'acceptera jamais de se définir en tant que « province comme les autres », de permettre à la Charte canadienne des droits et libertés d'affaiblir la suprématie de l'Assemblée nationale ou de soumettre l'avenir de la seule communauté majoritairement francophone en Amérique à la volonté de la majorité de langue anglaise. La situation est aussi compliquée par le rejet du droit de veto du Québec, héritage du rapatriement de 1982, et par le fait que, jusqu'à maintenant, aucune mesure n'a été prise pour corriger cette situation. Il est d'ailleurs tout à fait inadmissible que le consentement de la deuxième province la plus populeuse au Canada n'ait pas encore été obtenu pour un document aussi fondamental que la constitution. Le Québec étant la seule région du Canada où le français est la langue de la majorité, la légitimité de la constitution de 1982 est par conséquent hautement contestable.

Plusieurs autres éléments pourraient encore avoir une incidence déterminante sur l'avenir du Canada. D'abord, la capacité des leaders politiques de proposer des solutions permettant d'incorporer le caractère distinct du Québec et de relever le défi territorial de la Charte des droits et libertés. L'arrivée à l'avant-scène de nouvelles personnalités politiques, Bob Rae, en Ontario, Michael Harcourt, en Colombie-Britannique et Roy Romanow, en Saskatchewan, ainsi que le départ de Don Getty, de Joe Ghiz et de Robert Bourassa, pourraient favoriser l'émergence de solutions novatrices. De même, la récession pourrait créer un climat qui encouragerait les Canadiens hors du Québec à être plus ouverts à un fédéralisme qui se nourrit de diversité plutôt qu'à un fédéralisme porteur de vérités universelles. Il n'est pas impossible non plus que la récession décourage le Québec de passer à l'étape décisive.

Mais les échecs répétés en matière constitutionnelle semblent avoir amené le Canada à un point de non-retour, au constat qu'il faudra désormais reconstruire ce pays autour de valeurs différentes de celles qui ont présidé à sa création. La seule solution qui s'offre aux Canadiens hors du Québec est probablement de définir leurs valeurs communes autour de la Charte canadienne des droits et libertés, qui a gagné leur appui, et de laisser le Québec partir de son côté. Cette solution semble emporter de plus en plus la faveur dans le reste du Canada. Mais si cette avenue est effectivement empruntée, le Québec et le reste du Canada devront trouver les moyens de maintenir leurs liens économiques (Drache et Perin, 1992 ; Gagnon et Rocher, 1992), comme le recommande la commission Bélanger-Campeau, et d'encourager le développement de solidarités économiques qui transcendent les divergences politiques.

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[1] Ce chapitre remet à jour la thèse initialement élaborée dans : « Everything old is new again : Canada, Québec and Constitutional Impasse » dans Frances Abele (dir.), 1991, How Ottawa Spends 1991-92 : The Politics of Fragmentation, Ottawa, Carleton University Press, p. 63-105. Je tiens à remercier Frances Abele, Daniel Drache, François Rocher, Richard Simeon et Reginald Whitaker pour leurs précieux commentaires sur une première version de ce texte. La participation de Sarah Fortin et de Stéphane Éthier à la préparation de la traduction a également été appréciée.

[2] Elle reconnaît et défend le droit des provinces de négocier des ententes avec des acteurs ou organismes internationaux dans leurs champs de compétence.

[3] Ironiquement, Québec a accepté l'unanimité en 1980 dans une ultime tentative pour bloquer le projet de rapatriement proposé par Ottawa.

[4] Nous savons maintenant que M. Bourassa tenait des propos différents selon qu'il s'adressait à ses électeurs ou au gouvernement fédéral. En fait, durant la semaine qui a précédé la rencontre de Victoria, M. Bourassa s'était engagé (par le biais de son premier secrétaire, M. Julien Chouinard) à rechercher des ententes dans le champ des politiques sociales plutôt que d'insister sur des objectifs constitutionnels. Une note de service préparée par Gordon Robertson, alors greffier du Conseil privé, et rendue publique le 24 octobre 1971, révèle le double discours de M. Bourassa : « M. Chouinard a dit que M. Bourassa s'était arrangé, lors de la réunion de son cabinet hier [3 février 1971], pour faire reconnaître que le principal objectif du gouvernement du Québec (et de M. Castonguay) était d'obtenir les résultats qui sont proposés dans le rapport Castonguay-Nepveu. Il a apparemment convaincu le cabinet que l'enjeu constitutionnel était secondaire et que la question de savoir si la réforme de la Constitution était nécessaire dépendait et émergerait des discussions avec Ottawa sur la façon et les moyens d'obtenir les résultats au chapitre de la politique sociale, préconisés par la Commission. » (Robertson, 1991, p. B-10, traduction libre)

[5] Cette formule d'amendement prévoit que des changements constitutionnels peuvent être apportés avec le soutien de 7 provinces comptant 50 % de la population canadienne. La réforme de la formule d'amendement était soumise à l'unanimité. Cette situation fut imposée au Québec, qui devait dès lors se conformer à des règles adoptées par d'autres.

[6] Ce projet fut largement inspiré par un document préparé par le ministère des Affaires intergouvernementales durant le premier mandat du gouvernement péquiste. Voir Les positions constitutionnelles du Québec sur le partage des pouvoirs (1960-1976), Québec, Éditeur officiel du Québec, 1978.

[7] Avant d'arriver au pouvoir, les libéraux provinciaux avaient préparé une série de documents qui discutaient des questions pour lesquelles des compromis devaient être négociés. Voir Une nouvelle constitution canadienne (1980), Un nouveau leadership pour le Québec (1983) et Maîtriser l'avenir (1985).

[8] Alan Cairns et Cynthia Williams offrent une analyse convaincante de l'influence de la Charte sur la culture politique et les relations entre l'État et les citoyens. Si Cairns et Williams (1985) ont raison, il faudra que l'on tienne compte de cette nouvelle donnée dans toute proposition de renouvellement du fédéralisme.

[9] La Banque Royale, le Canadien Pacifique, Bell Canada, le Conseil du patronat du Québec, l'aile québécoise de l'Association des manufacturiers du Canada et le Forum pour l'emploi, pour n'en nommer que quelques-uns. Certains, comme le Mouvement Desjardins, n'ont pas hésité à aller jusqu'à proposer la souveraineté pleine et entière du Québec. Ces positions émergent clairement des mémoires présentés devant la commission Bélanger-Campeau (Gagnon et Latouche, 1991).

[10] Cette possibilité fut soulevée par Peter Meekison et David Milne lors d'une conférence organisée par l'assemblée du Business Council on National Issues sur les options constitutionnelles pour le Canada, tenue le 16 janvier 1991 à Toronto.

[11] Cette clause stipule que « Les dispositions de la Constitution du Canada applicables à certaines provinces seulement » peuvent être modifiées par le Parlement et les provinces concernées seulement. Cette possibilité est ouverte à toutes les provinces et offre une certaine flexibilité au gouvernement fédéral pour entreprendre des négociations constitutionnelles avec le Québec.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 31 décembre 2012 8:56
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi.s
 



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