RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain G. Gagnon, Du piétinement constitutionnel au recul social”. Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 20, no 3, été 1996, pp. 19-36. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux dans Les Classiques des sciences sociales.]

[19]

Alain-G. Gagnon

Du piétinement constitutionnel
au recul social
. [1]

Un article publié dans la revue POSSIBLES, vol. 20, no 3, été 1996, pp. 19-36.


Au lendemain du référendum d'octobre 1995, l'avenir du Canada est plus incertain que jamais. Malgré les résultats serrés qui ont failli entraîner la rupture du pays, le gouvernement libéral de Jean Chrétien ne semble toujours pas vouloir privilégier la voie constitutionnelle pour trouver une solution à la crise politique canadienne. Pour justifier son inertie, le Premier ministre continue de prétendre que les citoyens sont las des problèmes constitutionnels et sont davantage préoccupés de chômage que de l'avenir de leur pays.

Aux nombreux Québécois qui réclament des changements constitutionnels, le gouvernement Chrétien sert continuellement l'argument du « fédéralisme flexible », afin de les convaincre que le système [20] fédéral peut évoluer dans le sens des attentes du Québec. Mais cette flexibilité se limite à bien peu de chose. Le gouvernement central suggère tout au plus de procéder à des changements administratifs pour éliminer les duplications et les chevauchements dans les programmes gouvernementaux et d'en arriver à des ententes à la pièce dans les domaines où il y a conflits juridictionnels.

Sans plus attendre, Ottawa s'apprête toutefois à entreprendre une réforme des programmes sociaux qui rendra le visage du pays complètement méconnaissable. Cette réforme majeure annoncée il y a plus d'un an et demi vise à atteindre les objectifs de compressions budgétaires que le gouvernement fédéral s'est fixés et ce, malgré les manifestations de milliers de citoyens et l'opposition de plusieurs gouvernements provinciaux et, en particulier, du gouvernement du Québec.

Ce faisant, le gouvernement libéral de Jean Chrétien est en rupture avec son propre programme politique puisque avant d'être porté au pouvoir, il avait fait campane sur un document inspiré davantage des thèses du dirigisme libéral que Tel celles du néolibéralisme. Ce document, Pour la création d'emplois - Pour la relance économique [2] communément appelé Le Livre rouge, a été préparé par une petite équipe de conseillers que Paul Martin, le présent ministre des Finances, a su amener avec lui dans les hautes sphères du parti. Ce Livre rouge a reçu un appui important auprès de la population canadienne et a servi d'appât pour soutirer au Nouveau Parti démocratique une partie importante de sa clientèle électorale naturelle à l'élection d'octobre 1993.

À la suite de leur victoire, le Premier ministre Chrétien et son équipe ont rapidement mis de côté leurs engagements sociaux visant à faire du Canada [21] une société plus humaine et plus équitable. Cette volte-face révèle le nouveau type de rapports que le gouvernement central veut instaurer avec les provinces canadiennes, les communautés d'intérêts et, plus généralement, les citoyens.

Contrairement aux gouvernements conservateurs de Brian Mulroney (1984-1993) pour qui la rentabilité économique et la stabilité politique du Canada passaient par l'amélioration des relations fédérales-provinciales, par la reconnaissance du Québec comme principal foyer de la culture française en Amérique du Nord et par l'enchâssement de garanties constitutionnelles pour le Québec afin de réparer le coup de force du rapatriement de 1982, le gouvernement libéral de Jean Chrétien entend emprunter une tout autre voie.

L'obsession du gouvernement central est la même en 1995 que celle qui prévalait à l'époque où Pierre Elliott Trudeau exerçait le pouvoir à Ottawa (1968-1979, 1980-1984), soit la lutte contre toutes les mesures décentralisatrices qui pourraient permettre au Québec d'asseoir son autorité [3]. Derrière le discours d'ouverture et de flexibilité qui est servi fréquemment par les représentants du gouvernement central, on constate la volonté de compléter l'œuvre libérale de M. Trudeau [4] et d'imposer au Canada un « fédéralisme dominateur », pour reprendre l'expression utilisée avec justesse par l'ancien Premier ministre du Québec, Robert Bourassa, en juin 1992, au moment les provinces anglophones, les autochtones et le gouvernement central convenaient d'une proposition d'entente qui aurait affaibli davantage le Québec.

C'est ce qui fait dire au philosophe du libéralisme communautaire, James Tully, que le gouvernement [22] central [5] canadien pratique une « philosophie impériale » qui rejette le principe de la diversité profonde tandis que la directrice du quotidien Le Devoir parle du fédéralisme canadien comme d'un « fédéralisme impérial » [6] qui se refuse à respecter ou même à reconnaître les instances politiques à l'origine du contrat politique.

La réponse fédérale au mal canadien

La réforme des programmes sociaux offre une belle occasion de mesurer les intentions du gouvernement central dans ses rapports avec la société civile, d'une part, et avec les gouvernements provinciaux, d'autre part. Force est de constater que le gouvernement de Jean Chrétien est en rupture avec celui du Parti conservateur de Brian Mulroney qui, lors des négociations entourant l'entente de Charlottetown, avait préféré le débat public [7] aux décisions prises dans les officines ministérielles.

Plutôt que de prendre en compte les représentations qui lui ont été faites au cours des travaux du Comité permanent du perfectionnement des ressources humaines (concernant la réforme Axworthy), le gouvernement Chrétien choisit de s'en remettre à ses [23] fonctionnaires, faisant de la sorte l'économie d'un vrai débat public sur le pays que les Canadiens et les Québécois veulent se donner. Le parti ministériel de Jean Chrétien a vite tourné le dos au maintien du filet de sécurité sociale que le Parti libéral du Canada avait contribué à mettre sur pied au cours des décennies précédentes.

Derrière donc une image initialement de centre gauche, le gouvernement Chrétien procède à des diminutions sans précédent dans les programmes sociaux, occupé qu'il est à réduire à la fois le déficit courant et la dette accumulée et il impose une philosophie néolibérale, idéologie que le Parti libéral du Canada a combattu pendant la plus grande partie du dernier demi-siècle.

Cette attaque contre les programmes sociaux est clairement d'inspiration néolibérale [8] et elle cherche à donner une plus grande marge de manoeuvre aux entreprises canadiennes et à insuffler plus de flexibilité aux normes régissant le marché du travail. Ce faisant, le gouvernement central ne fait rien pour réduire le fossé entre les riches et les pauvres [9].

Déjà, le Conseil national (canadien) du bien-être social, par la voix de sa présidente intérimaire, Lucie [24] Blais, a dénoncé les mesures du gouvernement Chrétien disant craindre « que les compressions puissent atteindre plusieurs milliards de dollars par année si le Transfert social canadien en matière de santé et de programmes sociaux devient un élément permanent de la politique sociale du Canada. » [10] Nombreux sont les intervenants qui disent s'inquiéter devant le train de mesures régressives proposées par le gouvernement central pour abaisser son déficit.

Seulement au chapitre de la réforme dans le domaine social, le gouvernement central entend effectivement faire des économies de plusieurs milliards de dollars au cours des prochaines années. Les réductions seront absorbées par l’Ontario, le Québec, la Colombie-Britannique et l'Alberta dans une proportion de 96%. Le Québec écopera de 28% des compressions alors que sa part du produit intérieur brut est de 23% et que 25% de la population canadienne y réside. [11] Pour justifier sa stratégie, le gouvernement de Jean Chrétien [12] avance que la lutte contre le déficit se fait de plus en plus pressante et constitue le principal moyen de redonner confiance aux investisseurs dans l'économie canadienne.

Au Québec, les craintes semblent d'autant plus présentes que la plus grande partie des éléments progressistes, dont les groupes populaires, les centrales syndicales, les coopératives de développement, [25] les organismes oeuvrant auprès des sans-abri et des chômeurs, etc., se sont regroupés du côté des forces souverainistes lors du référendum du 30 octobre 1995. Il est utile de rappeler que les regroupements les plus progressistes au Canada hors Québec inscrivent aussi leur opposition ferme à la tendance lourde du néolibéralisme en exigeant qu'une charte sociale des droits soit enchâssée dans la Constitution.

Tout comme le mouvement souverainiste au Québec propose un « projet de société » [13], les forces progressistes au Canada hors Québec exigent que tous les citoyens aient un accès garanti aux soins de santé et que leurs droits à des salaires décents, à un système étendu de garderies et à un logement adéquat soient garantis dans la Constitution canadienne. Le fait que la Charte canadienne des droits et libertés soit enchâssée n'apporte guère de réconfort à ces groupes.

Les origines de la réforme

Au cours des quinze dernières années au Canada, nous avons été témoins de larges consultations dans des secteurs aussi névralgiques que ceux de la réforme constitutionnelle, de l'entente de libre-échange avec les États-Unis, puis avec les États-Unis et le Mexique et, plus près de nous, la réforme des programmes sociaux [14]. Toutes ces réformes, soulignons-le, s'emboîtent les unes dans les autres et cherchent à inscrire un projet économique néolibéral en porte-à-faux avec les politiques économiques et sociales qui avaient, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, donné aux Canada sa propre personnalité en Amérique du Nord.

À la suite du rapatriement de 1982, le gouvernement central a mis sur pied en novembre de la même [26] année la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada, connue sous l'appellation de commission Macdonald, qui a consulté les communautés d'intérêts, les spécialistes et les citoyens par tout le pays. L'intégration économique avec les États-Unis soulevait, notons-le, peu d'inquiétude auprès de la plupart des commissaires.

Cette commission avait pour mandat de faire des recommandations sur « les objectifs nationaux à poursuivre et les politiques de développement économique à adopter (...) » de même qu'elle devait se pencher sur « les aménagements institutionnels et constitutionnels propres a promouvoir la liberté et le bien-être des citoyens canadiens en même temps que le maintien d'une économie forte et concurrentielle (...) » [15]. il est vrai qu'au tout début, la commission Macdonald devait élaborer une politique économique qui prenne en compte « l'indépen­dance politique et économique du Canada » [16], reflétant ainsi la position nationaliste canadienne défendue par les gouvernements de Pierre Elliott Trudeau qui se sont succédé à Ottawa. Ce trait dominant allait rapidement céder le pas à la démarche continentaliste et néolibérale mise de l'avant par les conservateurs de Brian Mulroney dès leur arrivée au pouvoir en 1984 jusqu'à leur défaite du 25 octobre 1993 aux mains des libéraux de Jean Chrétien.

À quoi a pu servir cette consultation sur l'intégration économique sinon à convaincre les citoyens du bienfondé de la position gouvernementale ? Comment doit-on expliquer le changement d'orientation survenu entre 1982 et 1985 ? Il est utile de se rappeler les propos du commissaire Gérard Docquier d'autant plus qu'il a inscrit sa dissidence en soumettant un [27] rapport minoritaire dans lequel il souligne que ceux qui avaient effectué la recherche n'ont cherché qu'à faire avaliser « une nouvelle orthodoxie ». Cette nouvelle orthodoxie s'appuyait sur deux grands principes : « l'autosuffisance » et « les forces du marché ». Docquier est d'avis que la Commission approchait la question du développement économique et du développement social en empruntant deux voies parallèles. Pour reprendre son analyse : « Tandis que les commissaires se préoccupaient des expériences quotidiennes des Canadiens, le personnel de la Commission amorçait un programme de recherche, qui était sensiblement détaché des réalités exprimées par ceux qui se présentaient devant nous. » [17]

Derrière la façade économique que présentait la commission Macdonald se cachaient des changements majeurs au chapitre des programmes sociaux, annonçant d'ailleurs la réforme sociale actuellement en cours, et des avancées importantes du gouverne ment central dans les champs de compétence exclusive des provinces. On laissait déjà entrevoir des réductions importantes dans le domaine de l'assurance-chômage et l'abolition du Régime d'assistance publique du Canada (RAPC), précisant toutefois qu« il ne [fallait] pas oublier que le principal objectif de ces modifications serait d'augmenter les encouragements à la mobilité des individus et non pas d'en faire porter le poids aux provinces. » [18] La commission Macdonald, ravivant l'esprit des travaux de la [28] lointaine commission Rowell-Sirois, [19] exprimait sa réticence à établir des programmes à frais partagés avec les provinces de peur de devoir diminuer la domination d'Ottawa sur elles. La commission Macdonald soulignait que le pouvoir de dépenser du gouvernement central pouvait être utilisé dans des domaines de compétence exclusive aux provinces lorsque cela avait fait l'objet d'un vaste consensus à l'échelle pancanadienne et que les gouvernements provinciaux avaient été consultés au préalable. [20]

De citoyens à consommateurs de services

Alors qu'il fait allusion aux processus de la « décentralisation » pour décrire sa stratégie politique, le gouvernement central [21] cherche en réalité à [29] se dégager de certaines responsabilités constitutionnelles, ou acquises par l'intermédiaire du pouvoir fédéral de dépenser, tout en donnant l'impression qu'il se préoccupe des besoins des citoyens et qu'il s'apprête à mettre de l'avant une réforme favorisant l'affirmation des provinces. D'aucuns ont déjà fait la démonstration qu'il s'agissait plutôt d'une autre tentative de centralisation et d'intrusion pure et simple dans les champs de compétences exclusives des provinces par le gouvernement central [22].

Le gouvernement de Jean Chrétien juge inutile de consulter davantage les Canadiens pour savoir ce qu'ils veulent. Cela a déjà été fait, affirme-t-on à Ottawa. Il faut éviter « d'en faire un débat constitutionnel qui agace tant les citoyens » [23]. Le gouvernement central propose donc comme solution au « mal canadien » [24], une plus grande flexibilité dans l'exercice du pouvoir. Le projet de loi C-76 qui incarne ce nouveau fédéralisme a été déposé le 27 février 1995 (adopté le 6 juin), et porte le nom de Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux [25].

À la suite des consultations qui eurent lieu par tout le pays autour de la réforme de la sécurité sociale en [30] 1994 lors des audiences publiques du Comité permanent du perfectionnement des ressources humaines [26], le gouvernement central impose unilatéralement une nouvelle formule de financement des programmes sociaux sans que le sujet ait été débattu lors de ces mêmes consultations publiques ou sans qu'une révision de la formule de financement ait été suggérée dans le projet de réforme du ministre Axworthy. La seule occasion qui a été donnée aux citoyens et aux groupes de faire des représentations fut devant le Comité des finances de la Chambre des communes, au printemps 1995, à la suite du dépôt du projet de loi C-76 qui venait avaliser un vaste ensemble de mesures budgétaires arrêtées par le gouvernement Chrétien. La très grande majorité des personnes qui ont défilé devant le Comité des finances étaient presque unanimes à dénoncer la nouvelle façon de faire du gouvernement central et son manque de transparence [27].

La démarche du gouvernement central rompt donc avec les pratiques établies en ce qu'elle remet au seul ministère des Finances du Canada la responsabilité d'établir les priorités économiques et sociales. Une telle pratique fait injure au processus de la délibération démocratique, tourne le dos aux relations fédérales-provinciales et réduit à néant les représentations faites par les ministères fédéraux à vocation sociale et les organismes populaires. Force est donc de constater qu'à l'intérieur même du gouvernement central, les représentations du ministère du Développement des Ressources humaines (MDRH) ne font pas [31] le poids devant le rouleau compresseur du ministère des Finances [28].

C'est ainsi que sans que les Canadiens aient donné leur appui à ce changement majeur au chapitre des politiques sociales lors des élections fédérales d'octobre 1993 ou lors des audiences du Comité permanent du perfectionnement des ressources humaines de 1994, le gouvernement central prend des décisions qui vont à l'encontre des valeurs communes fondamentales des Canadiens et des Québécois. Le gouvernement s'apprête de plus à diminuer les transferts aux provinces sans avoir débattu ouvertement des conséquences que ses décisions auront sur les conditions de vie des Canadiens. Il est vrai, comme le note le journaliste Jean Dion, que « les paiements de transfert ne sont pas le genre de cause pour laquelle on descend dans la rue. Ils seraient plutôt à reléguer au rang des arcanes éthérés du jeu bureaucratique [...] » [29]. En somme, il est beaucoup facile pour un gouvernement qui veut échapper à la critique de se [32] cacher derrière un jargon bureaucratique [30] et d'utiliser des formule budgétaires compliquées. C'est le choix qu'ont fait le gouvernement de M. Chrétien et son ministre des Finances, Paul Martin.

Paradoxalement les décisions du gouvernement Chrétien de réduire, par exemple, les paiements de transfert aux provinces dans les secteurs de l'enseignement post-secondaire et de la santé, de sabrer sauvagement le Régime d'assistance publique du Canada jusqu'à mettre en péril son existence même, d'imposer de nouvelles « normes nationales » aux provinces sans les avoir consultées au préalable, remettent toutes en question le projet de « société juste » que les libéraux de Pierre Elliott Trudeau avaient affirmé vouloir construire au cours des décennies précédentes [31].

Il faut croire que la protection de ces valeurs fondamentales avait un sens qu'elle a perdu depuis que le gouvernement fédéral a donné aux Canadiens une charte des droits et libertés en 1982 et qu'il a signé l'Accord de libre-échange avec les États-Unis en 1988, puis l'Accord de libre-échange nord-américain en 1993.

D'une politique sociale progressiste qui mettait l'accent sur les mesures universelles, nous vivons [33] depuis le milieu des années 1980 une transition vers un Canada de plus en plus autoritaire (croissance de la fonction coercitive de l'État) et de moins en moins généreux pour ses commettants (amoindrissement de a fonction sociale) [32].

De citoyens qu'ils étaient, les Canadiens deviennent des consommateurs de produits, des clients et des usagers de services, comme l'illustrent si bien le crédit d'impôt à la consommation, les sommes d'argent rendues disponibles pour que les chômeurs « achètent », selon l'expression de M. Chrétien, de la formation et, pour ne nommer que ces mesures, le remboursement de la taxe sur les produits et services pour les personnes âgées. En outre, on voit de plus en plus les représentants de l'État chercher à prendre des mesures régressives contre les plus démunis [33] plutôt qu'à les responsabiliser ou à encourager un vrai débat de société.

Certains affirment que la transition d'un État-providence à un État K-Mart [34] est le prix à payer pour faire partie du groupe privilégié des économies avancées. L'internationalisation du capital force les pays à harmoniser leurs politiques sociales vers le bas. Une nouvelle orthodoxie, un nouveau paradigme s'est substitué aux idées vieillottes prônant l'égalité des conditions (plutôt que des chances) et la [34] redistribution de la richesse collective [35]. De producteur de services, l'État se transforme en régulateur : à quoi bon produire s'il est possible de réglementer les comportements en imposant des normes quasi incontournables ? C'est de cette dynamique que les États des économies dites avancées, dont fait partie le Canada, s'inspirent pour procéder à l'encadrement des activités syndicales, supprimer les conseils de recherche (e.g. le Conseil économique du Canada), modifier les règles du jeu politique (les décisions budgétaires se substituent aux rencontres fédérales-provinciales comme le démontre le budget Martin de 1995) et créer des comités ministériels pour empêcher les forces sociales d'exprimer leurs doléances dans des forums publics du type d'une commission royale d'enquête.

À Ottawa, le Premier ministre Chrétien, dans l'esprit qui anime son gouvernement depuis 1993, se refuse à prendre en considération les doléances du Québec au lendemain d'un référendum déchirant et ne semble pas tirer de leçon de l'avertissement servi par les Québécois au dernier référendum alors que seulement 54,288 voix séparaient les gagnants des perdants. Après avoir conduit le Canada si près du gouffre politique, Jean Chrétien continue sur sa lancée et affirme qu'il ne fera pas d'offres constitutionnelles au Québec [36].

[35]

La lutte contre le déficit, plutôt que la crise constitutionnelle canadienne, et la restructuration des programmes sociaux sont rapidement devenues la pierre angulaire de la stratégie fédérale libérale [37]. Toutes les questions sont filtrées au tamis de la politique de réduction des dépenses de l'État central, confirmant l'érosion de l'État-providence et l'effritement de la citoyenneté canadienne.

La réforme de la fiscalité et celle des programmes sociaux avancées par le présent gouvernement libéral à Ottawa suggèrent que le Canada prend une tangente pour le moins inquiétante pour la qualité de la vie démocratique. Le gouvernement central est même allé jusqu'à renier son propre programme politique et demande à certains ministres de mettre de l'avant un train de mesures de compressions sans précédent dans les programmes sociaux, tout en ayant pris soin d'éviter tout vrai débat public sur le sujet pendant la campagne électorale qui a mené le Parti libéral du Canada au pouvoir.

Loin de s'effacer au profit d'une plus grande participation des citoyens, l'État central canadien s'insère différemment dans le tissu social : il impose de nouvelles règles d'allocation des ressources sans que les citoyens puissent influer sur le cours des oses ; il recourt à de nouvelles normes pour réduire les provinces au rôle d'exécutant. L'État central se targue de l'enchâssement de la Charte des droits et libertés (the people's package [38]), pour rassurer les citoyens alors que celle-ci ne fait que garantir la protection des droits « négatifs », tout en ignorant pour l'essentiel le respect des droits « positifs ». Se donnant bonne conscience avec la Charte et profitant [36] du fait que beaucoup de citoyens se croient, grâce à elle, complètement à l'abri des injustices, le gouvernement central prend ses distances des forums publics, utilise son pouvoir de dépenser pour contraindre les gouvernements provinciaux et s'en remet aux hauts commis de l'État pour procéder à un recul social sans précédent depuis l'émergence de l'État-providence.

Depuis l'enchâssement de la Charte en 1982 et à la faveur de la continentalisation de l'économie et de la mondialisation des marchés qui conduisent au nivellement des conditions de vie, on remarque que le gouvernement central est de plus en plus porté à procéder à des réductions dans les politiques sociales. Ce n'est donc pas une coïncidence si on assiste au déclin des droits collectifs, comme le filet de sécurité sociale, au fur et à mesure que montent en force les valeurs individuelles. Les Canadiens étaient cependant bien loin de s'attendre à ce que ce soit un gouvernement libéral qui fasse le plus reculer les programmes sociaux et mette de l'avant une politique économique néolibérale aussi peu généreuse à l'endroit des plus démunis [39].



[1] Ce texte est une version abrégée et révisée d'une allocution présentée dans le cadre du colloque « La réforme de l'État... et après ? L'impact des débats institutionnels en Belgique et au Canada », organisé par le Centre d'études canadiennes de l'Université libre de Bruxelles, Bruxelles, les 6, 7 et 8 décembre 1995.

[2] Parti libéral du Canada, Pour la création d'emplois - Pour la relance économique, 1993.

[3] Stephen Clarkson et Christina McCall, Trudeau and Our Times : The Magnificent Obsession, Toronto, McClelland and Stewart, 1991.

[4] Alain-G. Gagnon et François Rocher, « Pour prendre congé des fantômes du passe » dans Répliques aux détracteurs de la souveraineté du Québec, Montréal, VLB éditeur, 1992, p. 471-500. [Livre en préparation dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[5] Voir James Tully, Strange Multiplicity : Constitutionalism in an age of diversity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; « Le fédéralisme à voies multiples et la Charte » dans Alain-G. Gagnon, dir., Québec : État et société, Montréal, Québec/Amérique, 1994, pp. 125-149. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[6] Lise Bissonnette, « Le fédéralisme impérial », Le Devoir, 1er mars 1995.

[7] Voir Lise Bissonnette, « Le fédéralisme impérial », Le Devoir, 1er mars 1995 qui rappelle : « Mais les Accords de Charlottetown étaient, tout compte fait, moins vicieux. D'une part, ils se soumettaient au verdict populaire, ce qui n'est pas le cas du budget fédéral qui renouvelle" le fédéralisme selon son gré, sans avoir obtenu le mandat. Le célèbre petit "livre rouge" de M. Chrétien ne disait pas un mot de ce genre d'offensive. (...) les autorités des provinces avaient tout de même eu un mot à dire dans la proposition de 1992 qu'elles avaient longuement négociée ; elles se retrouvent maintenant devant le fait accompli. Le budget est une décision fédéral unilatérale. »

[8] Leon Muszynski, « Defending the Welfare State and Labour Market Policy » dans Andrew F. Johnson, Stephen McBride et Patrick Smith, dirs, Continuities and Discontinuities : The Political Economy of Social Welfare and Labour Markets, Toronto, University of Toronto Press, 1994.

[9] Alain Noël, dans « Les politiques sociales et la polarisation des revenus », Nouvelles pratiques sociales, vol. 7, no 1, 1994, pp. 215-227 souligne, à juste titre, que les deux principales voies utilisées par le gouvernement central et le gouvernement du Québec, soit l'employabilité (pour ceux qui ont recours occasionnellement à l'assurance-chômage ou à l'aide sociale) et la formation (pour ceux qui sont en transition d'un emploi qualifié à un autre), ne font rien pour réduire les écarts salariaux entre ces deux groupes. L'auteur avance que « de tels écarts à l'intérieur de groupes ayant des caractéristiques semblables indiquent que la polarisation des revenus n'est pas purement attribuable à l'offre et à la demande, mais tient beaucoup plus à la capacité qu'ont les individus d'obtenir de bonnes positions dans un marché du travail difficile. » p. 221.

[10] Lucie Blais, « Un recul important : si les projets annoncés étaient mis en oeuvre, ils entraîneraient le démantèlement d'un système d'assistance sociale que nous avons mis une génération à bâtir », Le Devoir, 21 juin 1995, p. A-7. Pour un avis semblable, or peut aussi consulter une publication du Syndicat national des employées et employés généraux du secteur public, « Divided We Fall : Analysis of the impact of the federal government to replace Established Programs Financing (EPF) and Canadian Assistance Plan (CAP) trarsfers to the provinces with the Canada Health and Social Transfer », Ottawa, avril 1995.

[11] Maurice Jannard, « Le Québec et l'Ontario absorbent 71 p. cent de la réduction des transferts fédéraux », La Presse, 24 mars 1995, p. C-1.

[12] Il faut toutefois noter des dissensions dans la députation libérale elle-même. Voir Edward Greenspoon, « Grumpy Young Grits », The Globe and Mail, 10 juin 1995, p. D-1, D-5.

[13] Le camp de changement, Le Coeur à l'ouvrage, 1995.

[14] Voir Alain-G. Gagnon et Alain Noël, dirs, L'Espace québécois, Montréal, Québec/Amérique, 1995. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[15] Gouvernement du Canada, Rapport de la Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada (commission Macdonald), volume 3, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et Services, 1985, Annexe A, p. 640.

[16] Ibid., p. 641.

[17] Commission Macdonald, pp. 602-603. Daniel Drache et Duncan Comeron exposent les divergences profondes entre les représentations faites devant la Commission et les recommandations qui se retrouvent dans le rapport final, voir The Other Macdonald Report. The Consensus on Canada's Future that the Macdonald Report Left Out, Toronto, James Lorimer & Company, 1985.

[18] Commission Macdonald, volume 3, p. 196. C'est à la suite du dépôt du rapport que le gouvernement central donna le mandat à la commission Forget de faire des recommandations concernant le resserrement des critères d'admissibilité au programme d'assurance-chômage et les réductions a envisager pour une réforme en profondeur.

[19] Tout comme le faisait la commission Rowell-Sirois (1937-1940) au sortir de la Grande Dépression des années 1930, la commission Macdonald proposait d'élaborer un changement politique et économique en profondeur en faisant la promotion des principes de  rationalisation des programmes gouvernementaux et d'efficacité économique. Pour une étude détaillée sur l'évolution des commissions royales au Canada, voir Alain-G. Gagnon et Daniel Latouche, Allaire, Bélanger, Campeau et les autres : Les Québécois s'interrogent sur leur avenir, Montréal, Québec/Amérique, 1991, p. 21-90. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

[20] Commission Macdonald, volume 3, p. 283.

[21] Bon nombre de journalistes de la presse anglophone et d'économistes et politologues au Canada hors Québec propagent cet usage. À titre d'exemples, consulter : Thomas J. Courchene, » Celebrating Flexibility : An Interpretative Essay on the Evolution of Canadian Federalism », C.D. Howe Institute, Benefactors Lecture, 16 octobre 1995 ; Edward Greenspoon, « Ottawa enters its twilight years as a force for social activism », The Globe and Mail, A mars 1995 ; Mark Kennedey, « Passing Power to the Provinces », The Ottawa Citizen, 28 février 1995, p. C-3. La plupart des journalistes au Québec ont exprimé leur désaccord avec cette interprétation dominante au Canada hors Québec, voir Michel Venne, « Les programmes sociaux pourraient être soumis à des normes nationales », Le Devoir, 14 avril 1995, p. A-2 ; Huguette Young, « La réforme Axworthy se fera par la petite porte », Le Devoir, 13 février 1995 ; Jean-Robert Sansfaçon, « Négocier les mains dans le dos », Le Devoir, 23 avril 1995 ; Michel David, « La logique du système », Le Soleil, 17 février 1995 ; Lise Bissonnette, « La bande dessinée : la thèse des libéraux provinciaux est déjà bafouée par Ottawa », Le Devoir, 26 avril 1995, p. A-8.

[22] Yves Vaillancourt, « Pendant que nous surveillons la porte d'en avant, que se passe-t-il du côté de la porte d'en arrière ? », Nouvelles pratiques sociales, vol. 7, no 1, 1994, p. 229-243. Voir aussi Lise Bissonnette, « Un retrait en forme de tutelle », Le Devoir, 2-3 décembre 1995, p. A- 10.

[23] Lise Bissonnette, « Le fédéralisme impérial », Le Devoir, 1er mars 1995. Il faut souligner ici que même le politologue Stéphane Dion, qui a affirmé sur toutes les tribunes que le Canada ne devait surtout pas s'engager dans des discussions constitutionnelles avec le Québec pour résoudre la crise politique, s'est ravisé depuis le référendum. Ce même politologue, qui hier encore soutenait que la fédération canadienne était plus décentralisée au monde, croit maintenant que la décentralisation est devenue nécessaire. Voir Stéphane Dion, « Canada has ta change, but so do federalists in Quebec », The Gazette, le 25 novembre 1995, p. B-5.

[24] André Burelle, Le Mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d'une thérapie, Montréal, Fides, 1995.

[25] Voir Première session, trente-cinquième législature, 42-43-44 Elizabeth II, 1994-95, Lois du Canada (1995), chapitre 17, projet de loi C-76, sanctionné le 22 juin 1995.

[26] Programme : emploi et croissance - La sécurité sociale dans le Canada de demain, Ottawa, Développement des Ressources humaines Canada, octobre 1994.

[27] Voir l'analyse de Susan D. Phillips, « The Canada Health and Social Transfer : Fiscal Federalism in Search of a Vision », dans Douglas M. Brown et Jonathan W. Rose, dirs, Canada : The State of the Federation 1995, Kingston, Institut des relations intergouvernementales, 1995, p. 88. Phillips fait aussi la démonstration que la façon utilisée par le gouvernement central pour procéder à la réforme sociale ne respecte pas les règles démocratiques (p. 67).

[28] Voir, pour une étude majeure sur la structure inégale de la représentation entre les ministères fédéraux, Rianne Mahon, « Canadian Public Policy : The Unequal Structure of Representation » dans Leo Panitch, dir., The Canadian State : Political Economy and Political Power, Toronto, University of Toronto Press, 1997, p. 165-198. Pour sa part, la journaliste Lise Bissonnette croit que M. Axworthy, titulaire du MDRH jusqu'au remaniement ministériel de janvier 1996, partage tout simplement les objectifs du ministre des Finances. Lise Bissonnette, « Le fédéralisme impérial », Le Devoir, 1er mars 1995. Elle accuse « M. Lloyd Axworthy, le plus extraordinaire centralisateur à avoir jamais vécu à l'ombre de la Tour de la paix, "d'élaborer" avec les provinces [sans la participation du Québec] les nouvelles normes nationales régissant le TSC. Mais, il en reporte l'échéance après 1995, c'est-à-dire après le référendum (...) ».

[29] Jean Dion, « La fin du Canada », Le Devoir, 4 mars 1995. Guy Lachapelle croit, pour sa part, que le gouvernement central cherche uniquement à asseoir son pouvoir bureaucratique « en conservant la responsabilité d'établir les normes canadiennes, en santé par exemple, et de veiller à ce que les divers programmes fédéraux soient appliqués avec équité tout en rejoignant les personnes démunies. » Cf. Lachapelle, « Le maquignonnage est révolu », Le Devoir, 9 février 1995.

[30] Keith Banting a raison de s'offusquer de l'érosion des programmes sociaux qui se cache derrière la réforme actuelle. Il affirme « Canadians would not stand for the open and explicit repeal of the Canada Health Act (...) But the quiet erosion of the cash transfer is achieving the same political end by stealth. » Voir Banting cité dans Edward Greenspoon, « Ottawa quietly repealing health act, expert alleges Plan to cut cask to provinces also criticized at UN meeting », The Globe and Mail, 3 mai 1995, p. A-4. Pour un point de vue semblable exprimé au début de la décennie, voir Gratton Gray, « Social Policy by Stealth », Policy Options, vol. Il, no 2, mars 1990, p. 17-29.

[31] Pierre Elliot Trudeau, « Des valeurs d'une société juste »dans Thomas Axworthy et Pierre Elliott Trudeau, dirs, Les Années Trudeau : la recherche d'une société juste, Montréal, Le Jour éditeur, 1990.

[32] Pour une analyse en profondeur de la réforme des programmes sociaux et des valeurs fondamentales au Canada, se référer à Daniel Drache et Andrew Ranachan, dirs, Warm Heart, Cold Country : Fiscal and Social Policy Reform in Canada, The Caledon Institute of Social Policy/The Robarts Centre for Canadian Studies, Ottawa/North York, 1995.

[33] Pour un exemple québécois, voir James Iain Gow, Alain Noël et Patrick Villeneuve, « Choc des valeurs dans l'aide sociale au Québec ? Pertinence et signification des visites à domicile », Cahiers du Groupe de recherche et d'étude sur les transformations sociales et économiques, Université de Montréal/Université du Québec à Montréal, novembre 1993.

[34] L'expression État K-Mart est utilisée par Daniel Drache dans From Keynes to K-Mart : New State Forms, New Practices, Toronto, General Publishing, à paraître.

[35] Se référer à Peter Hall, « Policy Paradigms, Experts, and the State : The case of Macroeconomic Policy-Making in Britain » dans Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon, dirs, Social scientists, Policy and the State, New York, Praeger Publishers, 1990, p. 53-78 et voir Stephen Brooks et Alain-G. Gagnon, dirs, The Political Influence of Ideas. New York, Praeger Publishers, 1994.

[36] Se référer à Jean Dion, « Pas question d'offres constitutionnelles », Le Devoir, 23 novembre 1995, p. A-4. dans le même texte, on peut lire que Preston Manning, leader du Parti réformiste, a accusé Jean Chrétien d'être responsable du fait que « le Canada soit passé à 0,6% de la rupture ».

[37] Leon Muszynski, « Social Policy and Canadian Federalism : What are the Pressures for Change ? » dans François Rocher et Miriam Smith, dirs, New Trends in Canadian Federalism, Peterborough, Broadview Press, 1995, pp. 306-307.

[38] Voir Peter Russell, Constitutional Odyssey : Can Canadians be a Sovereign People, Toronto, University of Toronto Press, 1992, p. 112.

[39] À l'encontre de cette tendance, on a pu voir ou Québec au cours de la campagne référendaire d'octobre 1995 que les forces souverainistes souhaitaient s'approprier de nouveaux pouvoirs afin de doter le Québec d'un projet de solidarité sociale.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 29 décembre 2012 16:19
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi.s
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref