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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Alain G. Gagnon, Luc Turgeon, avec la collaboration de Olivier de Champlain, “LA BUREAUCRATIE REPRÉSENTATIVE AU SEIN DES ÉTATS MULTINATIONAUX” in Revue française d'administration publique, 2006/2, no 118, pp. 291-306. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux.]

[291]

Alain-G. Gagnon,
Luc Turgeon et Olivier de Champlain


La bureaucratie représentative
au sein des États multinationaux
.”

In Revue française d'administration publique, 2006/2 n°118, pp. 291 à 306. École National d’administration.

Introduction [291]
LES ÉTATS MUTINATIONAUX : UNE TYPOLOGIE [293]

La Turquie : l'idéologie kémaliste en héritage [295]
Le Royaume-Uni : l'unionisme comme principe d'incorporation [295]
Le Canada : fédéralisme, libéralisme et multiculturalisme [296]
Le Nigeria : fédéralisme et communautarisme [297]

LA FONCTION PUBLIQUE DANS QUATRE ÉTATS MULTINATIONAUX [298]

La Turquie [298]
Le Royaume-Uni [300]
Le Canada [301]
Le Nigeria [303]

UNE PERSPECTIVE COMPARÉE [305]


Introduction

Les États multinationaux et les minorités nationales ont été, au cours de la dernière décennie, l'objet d'un nombre considérable d'études de toutes sortes. Dans le champ de la théorie politique, nombreux sont les auteurs qui se sont penchés sur les fondements moraux et politiques de l'État multinational [1] ou encore sur le caractère libéral et infiniment moderne des nationalismes minoritaires [2]. Les analystes des relations internationales ont exploré les activités internationales des minorités nationales et le rôle de la mondialisation dans leur résurgence [3]. Les spécialistes de la politique comparée se sont quant à eux penchés sur les cas canadien, belge, espagnol ou encore britannique, s'attardant à l'analyse des différences et des similarités dans les mécanismes institutionnels de gestion de la diversité, à l'exploration des liens entre nationalisme minoritaire et État-providence, ou encore aux types de mobilisations nationalistes [4].

Bien que la dimension institutionnelle de l'aménagement de la diversité ait été une source importante d'interrogation, le rôle de l'administration publique dans la gestion de la [292] diversité plurinationale a été négligé. Les spécialistes de cette question ont en effet plutôt exploré l'impact du cadre juridique, du système électoral, de l'organisation territoriale de l'État ou encore du pouvoir exécutif. Pourtant, l'administration publique joue un rôle de premier plan dans les conflits qui marquent parfois les États multinationaux.

En effet, la relation des citoyens avec l'État passe souvent par leur contact avec les fonctionnaires de première ligne, ceux que les analystes anglo-saxons désignent comme les street-level bureaucrats [5]. La faible présence, sinon l'absence de membres des minorités nationales dans l'appareil bureaucratique et l'incapacité des membres d'une minorité linguistique d'être servis dans leur propre langue peuvent sérieusement contribuer à remettre en question la légitimité de l'État. D'autre part, l'exclusion ou la sous-représentation des minorités nationales dans les postes administratifs de l'État peuvent être une source importante de conflits ou encore de ressentiment, dans la mesure où de tels postes sont recherchés compte tenu des salaires avantageux et des bénéfices sociaux qu'ils garantissent. Enfin, comme l'affirme Milton Esman, les fonctionnaires peuvent favoriser les membres d'un groupe national particulier dans la mise en œuvre des programmes gouvernementaux, et ainsi contribuer au mécontentement des citoyens ne pouvant jouir de tels bénéfices [6].

L'importance de la représentation bureaucratique pour les groupes minoritaires ne surprendra cependant guère les spécialistes de l'administration publique, en particulier ceux et celles qui sont familiers avec la littérature sur la bureaucratie représentative. Depuis la publication, en 1944, de l'ouvrage fondateur de Donald Kingsley, Representative Bureaucracy, de nombreux analystes se sont penchés sur l'aménagement de la diversité dans la fonction publique. Dominées par les analystes anglo-saxons, les études portant sur le caractère représentatif des institutions bureaucratiques ont exploré la présence et le rôle au sein de l'administration publique de différentes classes sociales, des femmes et des groupes ethniques, la relation entre la diversité bureaucratique, l'efficacité et l'imputabilité, ou encore l'impact de différents types de représentation, en particulier la présence de spécial représentative agencies [7].

La plupart des études portant sur la bureaucratie représentative, malgré leur diversité, ont en commun de prendre pour cadre d'analyse la politique de la représentation au sein des structures administratives de l'État-nation. Le présent article se concentre sur l'analyse de la représentation bureaucratique au sein des États multinationaux. En plus d'assurer la représentation de groupes minoritaires (femmes, gais et lesbiennes, handicapés) et des minorités ethniques (groupes issus de l'immigration), l'État multinational doit également assurer la représentation d'un troisième groupe, négligé dans la littérature sur la bureaucratie représentative : les minorités nationales.

Dans des États multinationaux, comme le Canada, la littérature sur la bureaucratie représentative se limite habituellement à la question des coûts et bénéfices de mesures visant à assurer une représentation équitable des groupes linguistiques, ou encore aux [293] aspects normatifs sous-tendant les enjeux éthiques de telles mesures [8]. Très peu d'études adoptent une perspective comparée pour évaluer l'importance des mécanismes utilisés dans différents États multinationaux en vue de favoriser la mise en place d'une bureaucratie pleinement représentative.

La thèse centrale avancée dans cet article veut que l'auto-représentation que se fait un État multinational de sa propre diversité nationale, de même que son organisation territoriale, influence le type de mesures adoptées pour affirmer le caractère représentatif de l'appareil bureaucratique. La première partie de l'article traite des caractéristiques et des défis spécifiques à l'État multinational. Dans la deuxième partie, nous explorons les mécanismes mis en place dans ces quatre pays que sont la Turquie, le Royaume-Uni, le Canada et le Nigeria, afin d'assurer une certaine représentation des minorités nationales au sein des appareils d'État. Comme nous le verrons, les résultats obtenus en vue de concilier justice et stabilité varient de façon substantielle d'un contexte politique à un autre.

LES ÉTATS MUTINATIONAUX :
UNE TYPOLOGIE


L'État multinational peut être défini comme un État qui comporte plus d'un groupe se définissant comme une nation. Dans cette perspective, bien que certains pays comme la Turquie nient leur caractère plurinational, ils sont tout de même sociologiquement des entités multinationales. Les États multinationaux sont souvent des fédérations, comme l'illustrent les cas du Canada, de la Belgique, de l'Inde, de la Malaisie, de l'Espagne, de l'Ethiopie et du Nigeria. Il y a donc eu historiquement, entre autres à la suite de la mobilisation des minorités nationales, une tendance à établir une certaine congruence entre la diversité sociétale et les institutions politiques par le biais de la réorganisation territoriale de l'État et de son appareil bureaucratique.

De nombreux États multinationaux sont aussi des États multiculturels ou polyethniques, c'est-à-dire qu'ils servent de foyer aux minorités ethniques, constituées à la suite de vagues successives d'immigration. La diversité d'un pays comme le Canada est le fruit non seulement de la présence de la minorité nationale québécoise, mais également de communautés issues de l'immigration, que ce soit les communautés portugaise, haïtienne, chinoise, algérienne, jamaïcaine ou indienne. Il y a cependant une différence importante entre la polyethnicité et la multinationalité. Selon Alain Dieckhoff, « le premier terme fait référence à la diversité interne des sociétés du fait du développement des migrations internationales », alors que « le second terme évoque, lui, la coexistence au sein d'un même État, de communautés historiques différentes, disposant de cultures propres, réunies par conquête ou par consentement plus ou moins volontaire » [9]. De plus, l'organisation communautaire, culturelle et territoriale de ces types de communautés est fort différente. Selon W. Kymlicka, « les groupes issus de l'immigration ne constituent pas des 'nations' et ne résident pas sur leur terre d'origine. Leur spécificité, qui se manifeste essentiellement dans leur vie de famille et au sein des associations auxquelles ils adhèrent, ne s'oppose pas à leur intégration institutionnelle » [10]. À l'opposé, les minorités nationales sont dotées de ce que W. Kymlicka qualifie de « culture sociétale », c'est-à-dire « une culture qui offre à [294] ses membres des modes de vie, porteur de sens, qui modulent l'ensemble des activités humaines, au niveau de la société, de l'éducation, de la religion, des loisirs et de la vie économique dans les sphères publique et privée. Ces cultures tendent à être territorialement concentrées et fondées sur une communauté linguistique » [11].

Dans la mesure où les minorités nationales sont concentrées territorialement et qu'elles ont un pouvoir de mobilisation avéré qui les distingue des communautés ethniques issues de l'immigration, elles peuvent menacer l'intégrité territoriale de l'État et le bon fonctionnement des institutions centrales en optant, selon les cas, pour la sécession, ou encore en refusant de participer pleinement à la vie politique commune. Dans les cas les plus extrêmes, en particulier lorsque les droits de ces minorités sont bafoués et qu'elles sont incapables d'exprimer leur mécontentement à l'intérieur du cadre politique, elles peuvent en venir à favoriser le recours à la violence.

Notre typologie des États multinationaux s'inscrit dans le sillon des travaux de Stein Rokkan et de Derek Urwin [12]. Ces auteurs proposent quatre modèles de l'État territorial — unitaire, unioniste, fédéralisme mécanique et fédéralisme organique — auxquels nous ajoutons la philosophie de reconnaissance de la diversité de chacun de ces États.

L'État unitaire républicain est construit autour d'un pouvoir central unique et se caractérise par une uniformité politique et juridique. L'accent est mis sur une identité nationale prédominante surplombant tout autre forme d'identité. L'État unioniste (Union State) ne peut se réclamer que d'un seul centre d'autorité, mais reconnaît des droits historiques aux diverses régions possédant une certaine conscience nationale. L'État fédéral libéral divise son territoire en unités fédérales, permettant l'expression d'une certaine diversité à l'échelle régionale, mais rejetant l'expression formelle de cette même diversité au niveau des institutions centrales lui préférant une citoyenneté libérale. Quant à l'État fédéral communautarien, il se fonde sur les régions préexistantes, et les institutions centrales cherchent à refléter cet état de fait au sein de ses propres structures organisationnelles.

Il importe de noter que ces catégories sont des idéaux-types, et qu'il n'est pas rare, comme l'affirme Michael Keating, de voir différentes conceptions de l'identité nationale cohabiter au sein de l'espace public, en particulier entre les différents groupes nationaux. Il est également possible qu'un pays puisse passer d'une conception à une autre sur une certaine période de temps. Dans la mesure où le fédéralisme permet une certaine forme de bureaucratie représentative au niveau des États-membres, nous limitons ici notre analyse aux institutions et aux organisations de l'État central. Nous avons sélectionné quatre différents États multinationaux où une conception particulière de l'État s'est graduellement imposée : la Turquie (État unitaire), le Royaume-Uni « pré-dévolution » (État unioniste), le Canada (État fédéral libéral) et le Nigeria (État fédéral communautarien). L'étude de ces modèles permettra de mettre en valeur les stratégies mobilisatrices en cours, de même que les efforts faits pour surseoir aux revendications identitaires émanant des minorités nationales.

[295]

La Turquie :
l'idéologie kémaliste en héritage


Avec une communauté kurde représentant plus de 20% de la population, la Turquie est empiriquement un État multinational. Or, le fonctionnement de l'État unitaire turque est fondé, depuis sa fondation au cours des années 1920, sur l'absence de reconnaissance permanente de cette diversité nationale. Inspiré par le modèle de l'État-nation unitaire européen (en particulier la France), le père de la Turquie moderne Mustafa Kemal (Atatürk) jeta les bases d'un nouvelle communauté nationale animée par trois principes : le républicanisme, le nationalisme et la laïcité. Les deux premiers principes sont particulièrement importants pour comprendre la gestion de la diversité nationale en Turquie.

L'objectif du nouvel État turc était principalement de moderniser cette société agricole, de libérer le peuple de la tradition. En opposition à l'attachement local et communautaire qui avait longtemps marqué dans les faits l'Empire Ottoman, le nouvel État turc proposait la liberté que procure la citoyenneté. La Turquie invitait ainsi ses citoyens à se départir de leur identité ethnique, à adopter une nouvelle identité civique et à rejeter leur attachement communautaire en faveur d'une loyauté à l'État-nation séculaire turc.

Le républicanisme a pour principal objectif la promotion active du bien commun et la mise en place d'une citoyenneté garantissant l'égalité des droits et le confinement des identités particulières à la sphère privée. Comme l'affirme Alain Dieckhoff, « la citoyenneté est en théorie un principe de dépassement des ancrages concrets. Toutefois, sa pleine réalisation requiert, dans le cadre du républicanisme classique, une forte homogénéisation de l'espace public » [13]. Il n'y a ainsi aucune place pour la revendication de demandes fondées sur l'appartenance à une minorité nationale, puisque tous les citoyens turcs sont égaux entre eux.

Le principe du nationalisme est principalement défini comme l'indivisibilité de la nation et du territoire de l'État turc. Le préambule de la Constitution turque réitère d'ailleurs l'existence éternelle de la nation et de la patrie turque ainsi que l'indivisible unité de l'État turc. Une telle conception nationale empêche toute forme de reconnaissance de la réalité kurde. Comme l'affirme Heinz Kramer : « Pour les turcs partisans de la ligne dure, la reconnaissance de la question kurde et la possibilité d'octroyer à ces derniers certains droits relatifs à l'expression de leurs droits culturels représentent le début de la fin pour l'État nation turc unifié. Certains droits culturels, comme celui de recourir à la langue kurde lors d'occasions spéciales, pourraient, selon certains, mener inévitablement à des demandes pour des droits politiques desquelles découleraient des demandes afin de réorganiser la république selon les principes du fédéralisme. De là, la séparation serait la prochaine étape à franchir... » [14].

Le Royaume-Uni :
l'unionisme comme principe d'incorporation


Le deuxième modèle d'État multinational est le modèle unioniste, dont le principal exemple demeure le Royaume-Uni. Le modèle unioniste combine une structure politique unitaire et l'attachement à une identité britannique, de même qu'une reconnaissance des différents groupes nationaux préexistant à l'Union et de leurs institutions locales et civiles. Plus particulièrement, l'identité britannique a été superposée à des identités régionales anglaise, écossaise, galloise et irlandaise.  S. Rokkan et D.  Urwin définissent l'État [296] unioniste comme suit : « L'intégration d'au moins quelques parties de son territoire fat réalisée par le biais de mariages, d'héritages, de traités issus d'unions dynastiques. Bien qu'imparfaites, de telles unions contribuent à la standardisation administrative sur presque tout le territoire. Les conséquences de certaines de ces unions personnelles entraînent, dans certains cas, la survivance de droits datant de la période précédant l'union ainsi que de structures institutionnelles qui préservent un certain degré d'autonomie régionale et servent de bassin pour le recrutement d'une élite locale » [15].

Longtemps entité politique autonome, possédant son propre Parlement, son propre cadre légal et ses propres institutions civiles, l'Ecosse se joint l'Angleterre en 1707 au sein d'une nouvelle entité politique, la Grande-Bretagne, à la suite de la ratification du Traité d'union. Cependant, cette union était à plusieurs égards différentes des États qui allaient se former par la suite et qui cherchaient à intégrer les structures économiques, culturelles et politiques au cadre de l'État nation unitaire (on peut penser ici au cas de l'Espagne, de la France et de la Turquie). Le fait que l'Union ait dû être négociée et que l'Ecosse ait affirmé, durant les négociations, son identité distincte, signifiait que pareille union pouvait être qualifiée d'unitaire dans sa gestion politique et économique, mais aussi de pluraliste dans ses composantes légales, nationales et ecclésiastiques [16]. En effet, l'élite écossaise insista pour conserver et promouvoir les institutions qu'elle considérait essentielles au maintien de l'identité écossaise : l'Église presbytérienne, le système juridique et un contrôle sur le système d'enseignement.

Vu sous cet angle, il n'y avait pas au Royaume-Uni de contradiction entre un fort attachement à l'identité collective locale et la participation aux institutions communes, malgré le caractère unitaire de l'État. Comme l'affirme Lindsay Paterson, « les Écossais se sentirent privilégiés de pouvoir participer, d'égal à égal, à la construction de la Grande Bretagne ainsi qu'à l'établissement des premiers jalons d'un empire. Ils pouvaient également continuer de se percevoir d'abord comme Écossais, puisque le contexte était celui d'une union et non d'une conquête. Ils étaient donc assurés que l'Angleterre respecterait l'Ecosse comme le partenaire qu'elle souhaitait être » [17].

Le modèle britannique permet donc la reconnaissance des différences nationales et même, dans une certaine mesure, la cohabitation de différents projets de construction nationalitaire. La revendication du droit à la différence écossaise et le respect des institutions écossaises constituent des garanties de sauvegarde de l'Union, cette dernière étant explicitement fondée sur le maintien des différences nationales. Le défi démocratique de l'État multinational unioniste a dès lors été de réconcilier l'existence de cette diversité nationale avec une structure politique et bureaucratique unitaire.

Le Canada :
fédéralisme, libéralisme et multiculturalisme


Le Canada a souvent été perçu comme étant le fruit d'un pacte entre deux nations. Cette définition plutôt organique du fédéralisme canadien est toujours d'ailleurs l'interprétation dominante au Québec. C'est ce pacte, entériné par l'Acte constitutionnel de 1867, qui a permis aux Québécois d'obtenir à l'époque leur propre gouvernement provincial et la [297] protection constitutionnelle de leur langue, de leur religion [18] et de leur code civil, malgré la préférence de certains hommes politiques anglophones pour un État unitaire. Cela ne signifie par pour autant que les pères de la fédération canadienne n'avaient pas l'intention de forger un nouveau sentiment national. Selon Samuel LaSelva, « les pères de la Confédération ne crurent pas seulement que différents groupes nationaux pouvaient coexister dans un même État, ils cherchèrent également à créer une grande et seule nation, unie par un gouvernement central fort et une nationalité commune » [19]. Ces deux visions du Canada allaient cohabiter jusqu'à l'arrivée au pouvoir de Pierre Elliott Trudeau en 1968.

Une nouvelle tentative de cimenter l'existence d'une nation canadienne prit graduellement forme sous le leadership de Trudeau, alors que les canadiens anglais abandonnaient leur attachement à l'identité britannique. Une étape importante est celle du rapatriement de la Constitution canadienne en 1982 [20], réalisé sans le consentement préalable du gouvernement du Québec. En outre, on y enchâssa une charte des droits et libertés et on se garda bien de faire quelque référence que ce soit au caractère multinational du Canada. En fait, la charte insiste sur le caractère multiculturel du Canada. À la fin des années 1960, le gouvernement libéral avait également instauré le bilinguisme au sein des institutions fédérales, tout en s'opposant aux efforts déployés par les différents gouvernements québécois pour faire du français la langue commune au Québec. Selon Michael Keating, une telle mesure était une façon de protéger l'usage du français, tout en niant son statut de langue nationale du Québec. La vision trudeauiste du Canada est ainsi fortement « enracinée dans une forme de fédéralisme mécanique où tous les citoyens ont des droits égaux et où tous ont la même relation avec le gouvernement fédéral. Aucune province ne se voit accorder un statut particulier et seul les droits individuels sont reconnus » [21].

Le gouvernement conservateur de Brian Mulroney a tenté à deux occasions, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, d'introduire dans la constitution canadienne une clause reconnaissant le Québec en tant que société distincte. Mais ces réformes se sont heurtées à une interprétation uniformisatrice de l'identité canadienne. Cette incapacité canadienne à reconnaître son propre caractère plurinational peut apparaître étrange compte tenu de la politique officielle de multiculturalisme. Or, le multiculturalisme est fondamentalement un projet d'égalisation des conditions s'appliquant à l'ensemble des citoyens canadiens, et s'accommode mal des demandes de reconnaissance en provenance de la minorité nationale québécoise.

Un État multiculturel libéral comme le Canada peut très bien s'accommoder de la mise en place d'institutions locales permettant une certaine zone d'autonomie pour les minorités nationales. Cependant, la « neutralité » de l'État libéral l'empêche de reconnaître au sein des institutions centrales son caractère plurinational puisqu'il perçoit sa tâche, non sous l'optique de l'organisation des rapports communautaires, « mais plutôt comme organisant des rapports égalitaires avec l'ensemble des citoyens » [22].

[298]

Le Nigeria :
fédéralisme et communautarisme


Dans le cas nigérian, nous sommes en présence d'un État fédéral communautarien, fondé sur la reconnaissance et sur l'institutionnalisation des formes d'appartenance infra-étatiques ou communautaires, sur lesquelles on tente de superposer un certain patriotisme constitutionnel. Un quasi-consociationnalisme guide souvent le développement de cet État, dans la mesure où les postes politiques sont accordés en fonction de l'appartenance à une communauté particulière. Cette forme étatique, tout comme dans le cas du modèle unioniste, résulte de l'incorporation, volontaire ou non, de groupes nationaux possédant une longue histoire d'autonomie nationale.

Le Nigeria a été formé à l'origine à partir de trois régions distinctes, lesquelles relevaient distinctement de l'administration coloniale britannique (deux régions à partir de 1906). Le dualisme institutionnel et identitaire était en fait encouragé par l'administration britannique. Ainsi que l'affirme J. A. A. Ayoade, l'intégration de ces différentes régions au sein de la Fédération nigériane lors de l'obtention de l'indépendance en 1960 ne peut être considérée que comme une cohabitation forcée, qui a depuis été le « théâtre de toutes sortes de tractations, de tergiversations et de tentatives de dissolution » [23].

Il est important de saisir l'impact de la géographie et de la démographie sur le vivre-ensemble nigérian. Bien que le pays compte près de 250 groupes ethniques différemment répartis sur son territoire, trois groupes majoritaires participent au difficile équilibre nord-sud du pays : les haoussas-fulanis, associé au nord, majoritairement de confession musulmane, qui représentent 27,57% de la population ; les yorubas, concentrés dans le sud-est et chrétiens en majorité, représentant 16,20% de la population ; et finalement, les ibos du sud-est, majoritairement chrétiens et formant 17,60 % de la population [24]. Le Nigeria s'est ainsi constitué sur une sorte de concept implicite d'un pays constitué de plusieurs peuples.

LA FONCTION PUBLIQUE DANS
QUATRE ÉTATS MULTINATIONAUX



La Turquie

La minorité nationale kurde représente environ 20% de la population de la Turquie. Cette minorité, dont la moitié des habitants vit dans le sud-est du pays, s'est inscrite en porte-à-faux avec les politiques territoriales et linguistiques de la République turque depuis sa fondation au début des années 1920. De nombreux kurdes se sont en effet soulevés à plusieurs occasions contre les nombreuses restrictions à l'utilisation publique de leur langue. Bien que certaines réformes aient été adoptées ces dernières années, la langue kurde a été bannie de l'espace public. La question kurde est devenue un obstacle à la consolidation de la démocratie turque et à l'intégration de la Turquie au sein de l'Union européenne.

[299]

S'il ne fait pas de doute que la minorité nationale kurde vit une situation d'aliénation par rapport à l'État turc, il ne s'agit pas pour autant d'une situation explicite de domination d'un groupe ethnique sur un autre. Contrairement à de nombreuses situations de domination ethnique radicale, l'État turc n'a pas tant insisté sur les différences qui séparent les turcs et les kurdes, mais plutôt sur leur origine commune. Comme l'affirme Christopher Houston, « le discours nationaliste turc et les politiques de l'État n'avaient pas pour objectif de souligner les différences et l'infériorité des kurdes, mais plutôt de les forcer à intégrer la grande communauté turque » [25]. Ainsi, une partie significative de l'élite politique et économique de la Turquie est d'origine kurde. Les postes de la fonction publique ne sont pas explicitement réservés au groupe majoritaire. Or, bien que la Turquie ait élu des présidents et des députés d'origine kurde, leur origine distincte n'est pas reconnue. Il est même impossible de connaître le nombre exact de citoyens d'origine kurde puisque le recensement turc ne contient aucune question sur l'origine ethnique des citoyens. Il est également impossible de trouver des données portant sur la présence des kurdes au sein de l'appareil bureaucratique.

Dans cette perspective, les kurdes qui rejettent l'intégration forcée à la nation turque, ou qui n'ont pas une excellente maîtrise de la langue turque sont, dans les faits, exclus de l'appareil de l'État.

À la lumière des principes sous-tendant le nationalisme et le républicanisme, il n'est guère surprenant que la Turquie n'ait pas adopté de mécanismes formels visant à assurer une juste représentation de la minorité nationale kurde au sein de l'administration publique. En fait, les principes du mérite et de la non-discrimination ont été enchâssés dans la constitution turque. L'article 70 dispose que chaque ressortissant turc a le droit de se joindre à la fonction publique et qu'aucun autre critère que celui des qualifications de l'individu ne peut être pris en considération dans l'embauche des fonctionnaires. L'utilisation de la langue kurde au sein de la fonction publique et dans les relations de cette dernière avec les citoyens est prohibée. Dès 1926, l'État adopta une loi imposant l'usage exclusif de la langue turque dans toutes les correspondances de l'État. De nombreux organismes internationaux ont dénoncé l'impossibilité pour les citoyens kurdes de se faire servir dans la langue de leur choix, en particulier dans le secteur de la santé [26].

Le système républicain turc garantit en principe l'égalité des chances des citoyens, sans égard pour leur origine ethnique. Il n'en demeure pas moins que contrairement aux cas du Canada, de la Belgique ou du Royaume-Uni, la Turquie n'a pas aménagé d'espace politique autonome pour sa principale minorité nationale. Les provinces du sud-est sont dirigées par des bureaucrates turcs qui leur ont été imposés. L'administration locale est composée de fonctionnaires nommés par l'État central et par un maire élu.

Toute discussion d'une solution fédérale au problème turc est et a longtemps été prohibée. De plus, l'article 81 de la loi sur les partis politiques, portant sur « la prévention de création de minorités », établit que les partis politiques : a) ne peuvent affirmer qu'il existe sur le territoire de la république de Turquie des minorités fondées sur une différence nationale ou religieuse, culturelle ou confessionnelle ou raciale ou linguistique ; et b) ne peuvent avoir pour objectif et mener des activités visant à saper l'unité nationale en créant des minorités sur le territoire de la république de Turquie par la protection, le développement et la diffusion d'une langue et d'une culture autre que la langue et la culture turques.

[300]

La Turquie rejette donc explicitement la mise en place d'une bureaucratie représentative. Un tel rejet ne se limite pas seulement à la mise en place de mécanismes visant une meilleure représentation de la population kurde au sein de l'appareil public. Il signifie également l'impossibilité pour la minorité kurde de voir sa culture et sa langue prise en considération par l'appareil bureaucratique. À plusieurs égards, la Turquie a tenté, comme la France au XIXe siècle avec ses propres groupes linguistiques minoritaires, de transformer les paysans kurdes en citoyens turcs [27].

Le Royaume-Uni

Dans la mesure où la question linguistique ne se pose pas en Ecosse et que le Royaume-Uni est le fruit d'une union plutôt qu'une incorporation forcée, l'intégration des écossais à la fonction publique britannique n'a jamais posé problème. Les écossais ont au contraire joué un rôle prédominant au sein de l'administration britannique, en particulier au sein de l'appareil colonial et des forces armées. Comme le souligne David Miller, « dans la mesure où l'identité nationale britannique a été façonnée par l'expérience impériale, par le sentiment de participer à une mission unique, et par les victoires et les défaites qui inévitablement l'ont accompagné, les anglais et les écossais sont unis dans une communauté de mémoire » [28].

Cependant, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, influencés par la montée du nationalisme sur le continent européen, de nombreux députés écossais réclamèrent la nomination d'un secrétaire écossais au cabinet. En 1884, le Premier ministre Gladstone donna suite aux revendications écossaises et accepta la mise en place d'un secrétaire écossais et d'une structure administrative, le Scottish Office. Au cours des décennies suivantes, le Scottish Office prit la responsabilité de plusieurs secteurs assumés jusqu'alors par la fonction publique britannique (Whitehall), entre autres la supervision des commissions chargées des affaires sociales, municipales et de l'éducation au niveau local. Au début des années 1920, l'Ecosse était la seule région du Royaume-Uni à être administrée par un tel système de commissions locales à l'extérieur de la fonction publique britannique. L'existence du Scottish Office a permis de mettre en place une fonction publique écossaise distincte et éviter ainsi « l'anglicisation » de l'appareil administratif.

En 1937, le comité Gilmour recommanda de rassembler tout le personnel du Scottish Office sous un même toit, à Edimbourg, et de faire en sorte que tous les départements relèvent du Secrétaire d'État pour l'Ecosse. Le Scottish Office fut ainsi transféré à Edimbourg et incorpora graduellement cinq ministères : affaires internes et santé, développement, éducation, agriculture et pêcheries, industrie. Le Scottish Office développa des liens étroits avec la société civile écossaise, à un point tel que certains analystes en sont venus à parler d'un véritable « système politique écossais » [29].

L'existence, au cours du XXe siècle, d'un système politique écossais autonome demeure l'objet de débats importants parmi les spécialistes de la politique écossaise. Le débat tourne principalement autour du degré de discrétion à la disposition des fonctionnaires du Scottish Office, c'est-à-dire leur capacité à implanter des solutions typiquement écossaises aux problèmes socio-économiques de la région, ou encore de l'existence d'une culture bureaucratique typiquement écossaise.

[301]

Les analystes s'entendent tout de même sur les principales fonctions du Scottish Office. James Mitchell présente ainsi les responsabilités du Scottish Office : 1) il s'agit de l'expression institutionnelle de l'État d'union, démontrant ainsi que l'Ecosse serait traitée distinctement au sein d'un État centralisé ; 2) il a pour but d'articuler les intérêts écossais au cœur même du gouvernement et plus spécifiquement au cabinet et à Whitehall ; 3) il administre un nombre grandissant de responsabilités [30].

Dans les faits, tant que l'Ecosse votait majoritairement pour le parti au pouvoir et partageait les valeurs du gouvernement, le Scottish Office était en mesure de représenter activement et de façon légitime les intérêts écossais au sein du cabinet et à Whitehall. Or, avec l'arrivée au pouvoir des conservateurs de Margaret Thatcher en 1979 — dont le parti pouvait compter sur peu d'appuis en Ecosse — le Scottish Office, chargé d'administrer les réformes rejetées par une partie importante de l'opinion publique écossaise, vit sa légitimité s'effriter auprès de la population. Les limites de la dévolution administrative, dans le contexte d'un gouvernement impopulaire, contribua à une campagne majeure en faveur du rétablissement d'un Parlement autonome et démocratique pour l'Ecosse et pouvant véritablement garantir la représentation des intérêts de la région. C'est cette campagne qui mena en 1997 à un référendum gagné qui conduisit à la mise en place du Parlement écossais.

Le Canada

Historiquement, la question de la représentation des Canadiens français au sein des institutions gouvernementales ne se posait pas. Dans les faits, l'existence d'une représentation proportionnelle des francophones facilita, au milieu du XIXe siècle, l'émergence d'un certain consensus autour de l'idée de fédération. À la signature de l'Acte de l'Amérique du nord britannique en 1867, qui venait instaurer la fédération canadienne, plusieurs secteurs administratifs de l'État, dont l'éducation et la justice, « maintenaient des structures bilingues intégrées, alors que d'autres étaient séparées sur une base linguistique de haut en bas de la hiérarchie et s'étendaient aux différentes branches » [31]. De façon étonnante, la question de la représentation, bien qu'elle soit de nos jours fortement liée au critère linguistique, voire culturel, fut au départ intimement liée à la dimension géographique [32]. En fait, le problème de la représentation ne vint pas du Canada français, mais plutôt des provinces de l'Atlantique nouvellement admises au sein de la Confédération canadienne et, par la suite, des provinces de l'ouest canadien au fur et à mesure où elles se joignaient au pays.

Au tournant du XXe siècle, le dualisme canadien était perçu par l'élite québécoise comme une condition sine qua non à la protection de la langue et de la culture francophone au Canada et plus particulièrement au Québec. Cependant, la proportion de francophones œuvrant au sein de la fonction publique fédérale, qui se situait à 21,58% en 1918, avait chuté à 12,5% en 1944-1945 [33]. Au niveau de la haute fonction publique, les chiffres étaient encore plus alarmants. Alors qu'en 1918, 14,28% des postes de hauts fonctionnaires [302] au niveau fédéral étaient occupés par des francophones, ces derniers ont graduellement été écartés de ces fonctions, si bien qu'en 1946 on ne trouvait aucun haut fonctionnaire francophone dans la fonction publique fédérale [34].

Par la suite, le problème de la représentativité bureaucratique, mais aussi économique et culturelle, se polarisa sur la question linguistique. Au cours des années 1960, et face à la montée du mouvement indépendantiste au Québec, le gouvernement fédéral orchestra une réplique qui allait culminer par l'adoption de la loi sur les langues officielles en 1969 [35]. La loi reconnaît formellement le statut égal du français et de l'anglais, et crée la position de Commissaire aux langues officielles, dont la tâche est de veiller à la mise en place des principes sur lesquels elle se fonde. Le Commissaire produit un rapport annuel sur l'état du bilinguisme, ce qui s'apparente à un exercice de nome and shame des pratiques linguistiques du gouvernement fédéral. Il invite d'autre part les autorités politiques à apporter des correctifs pour atténuer les problèmes identifiés. En ce qui a trait à la fonction publique, l'objectif de la loi est le suivant : « Les Canadiens des deux groupes linguistiques devraient participer équitablement à l'administration fédérale et jouir de chances égales d'obtenir un emploi et de faire carrière au sein des institutions fédérales ». De plus, « les employés du gouvernement fédéral devraient pouvoir travailler dans la langue officielle de leur choix à l'intérieur des régions désignées » [36].

Dans le but de répondre aux objectifs de la loi sur les langues officielles, le gouvernement fédéral adopta une stratégie à multiples volets : le recrutement actif de francophones, la désignation de postes bilingues dans la fonction publique, et le développement de cours de langue visant à mettre sur pied une fonction publique bilingue. Les mesures mises en avant ont été maintes fois critiquées par plusieurs personnalités politiques et par les syndicats, qui y voient une violation flagrante du principe du mérite et qui y décèlent une forme de discrimination à l'égard des anglophones. Le gouvernement fédéral, en réponse à ces accusations, s'est borné à dire que le bilinguisme est en tant que tel un élément de mérite. Ainsi, en augmentant le nombre de postes exigeant la maîtrise des deux langues officielles, les occasions d'emploi pour les travailleurs francophones qualifiés augmentent elles aussi.

Les postes bilingues, qui ne représentaient que 14% des emplois dans l'administration fédérale en 1978, comptent aujourd'hui pour 38 % des postes de la fonction publique [37]. Dans la mesure où il y a beaucoup plus de francophones que d'anglophones bilingues au Canada, cette mesure favorise les francophones, qui occupent d'ailleurs la très grande majorité (78 %) des postes bilingues. La loi sur les langues officielles a ainsi eu pour effet d'augmenter significativement la représentation francophone au sein de la fonction publique fédérale. Du maigre 12,25% des postes qu'ils occupaient en 1946 pour une population représentant 29% de la population canadienne (recensement de 1951), les francophones occupaient 27% des postes en 2004, pour une population francophone s'établissant à 22,9% (recensement de 2001).

Bien que les données récentes tendent à montrer que les francophones sont présents dans l'ensemble des postes dans une proportion excédant légèrement leur poids démographique, il n'en demeure pas moins que la langue et la culture organisationnelle dans [303] laquelle ils sont appelés à travailler est anglophone. L'environnement de travail des hauts fonctionnaires, quant à lui, est « perçu comme unilingue, même si la plupart des cadres satisfont aux exigences linguistiques de leur poste. Bon nombre d'entre eux communiquent rarement dans les deux langues officielles. La culture organisationnelle de leur institution respective se modèle, bien souvent, sur leur comportement » [38].

Plus étonnant encore est la nature arbitraire caractérisant l'embauche des hauts fonctionnaires, soit les sous-ministres, les sous-ministres adjoints et les dirigeants de sociétés de la Couronne. Si le bilinguisme fut incorporé aux critères méritocratiques d'embauché au cours des années 1960 pour un certain nombre de postes, il importe de noter la volatilité de la représentation francophone aux postes de sous-ministres depuis deux décennies [39]. Si la volatilité de la représentation de ceux que l'on désigne comme les mandarins semble avoir favorisé les francophones depuis vingt ans, il y a pour certains une réalité qu'occultent ces données : non seulement la présence de ministres et de sous-ministres unilingues favorise l'usage de l'anglais, mais le type d'emplois occupés par les francophones tend à refléter une réalité que l'on croyait révolue, à savoir la surreprésentation des anglophones dans les fonctions de commandement (finances, commerce, industrie, recherche) et des francophones aux fonctions symboliques (culture, cour de justice, patrimoine) [40].

Bref, si le Canada se refuse toujours à reconnaître son caractère multinational, il appert tout de même que le pays a su se doter d'une administration relativement représentative, et ce, sans remettre en question le principe du mérite si cher aux bureaucraties modernes.

Le Nigeria

Contre-exemple parfait du cas turc, le Nigeria a, depuis 1979, décidé de prévoir à l'intérieur même de sa constitution des dispositions qui exigent que toute embauche ou toute nomination dans les services publics puissent favoriser la représentation de toutes les portions de son territoire et de toutes les ethnies y vivant. L'article 14 (3) de la Constitution nigériane de 1979 prévoit ainsi que « la composition du Gouvernement de la Fédération ou de l'une de ses agences, de même que la conduite de ses activités, doit refléter le caractère fédéral du Nigeria et le besoin de promouvoir l'unité nationale ». Cette disposition constitutionnelle s'oppose à ce que « prédominent », au sein du gouvernement ou de l'une de ses agences, « des personnes issues de certains États, de certains groupes ethniques, ou de tout autre section du peuple » [41].

Cette clause mena à la création, en 1996, de la Federal Character Commission afin de mettre en place des mesures visant à assurer la juste représentation des différents groupes culturels du Nigeria [42]. La Constitution de 1999 identifie de la manière suivante les principales fonctions de cette commission : a) formuler des arrangements, soumis à [304] l'approbation de l'Assemblée nationale, pour la répartition de tous les postes de cadres au sein du service public de la Fédération et des États, des forces armées de la Fédération, de la police nigériane et autres agences gouvernementales de sécurité (...) ; b) promouvoir, veiller et assurer l'application du principe de proportionnalité dans toutes les fonctions liées à l'administration, à l'économie, aux médias ainsi qu'aux nominations politiques, et ce à tous les niveaux du gouvernement ; c) prendre des moyens légaux, entre autres la poursuite judiciaire des dirigeants ou des membres des ministères ou des agences gouvernementales qui ne respectent pas le principe du caractère fédéral ou les politiques prescrites ou adoptées par la Commission [43].

Cette clause portant sur la nature proprement fédérale de l'État fait l'objet de nombreux débats au Nigeria. Ses partisans pointent ses effets positifs. À titre d'exemple, les données de 1996 publiées par la Federal Character Commission relatives à l'origine des membres de la fonction publique et des organisations parapubliques nigérianes, montrent que les populations du nord (55% de la population) occupent 41% des emplois publics, contre 10% en 1960, au moment de l'indépendance du pays.

Pour les opposants à cette clause, la mise en place de quotas d'embauché et le respect du Federal Character de l'État ne permettent pas de s'attaquer aux racines du problème. En fait, plusieurs analystes de la société nigériane craignent que le concept même de Federal Character devienne une obsession nationale, qui pourrait contribuer à la démoralisation de l'appareil bureaucratique tout en remettant en question son efficacité [44]. Au-delà des entorses aux principes qui sont à la base du fonctionnement des bureaucraties modernes, comme le mérite et l'ancienneté, ses opposants voient dans l'application du principe de représentativité, tel que mis en avant au Nigeria, un simple népotisme à visage ethnique.

Enfin, un troisième type d'analyse présente l'inégalité que la Federal Character Commission tente d'enrayer, non comme le fruit d'une discrimination systématique, mais plutôt comme le résultat d'un taux de diplômés de l'enseignement supérieur historiquement plus élevé dans le sud du pays que dans les régions du nord. Les données relatives à l'origine des étudiants tendent à démontrer que cet écart existe toujours. Ainsi, pour l'année scolaire 2000-2001, 80% des étudiants admis à l'université provenaient du sud du pays. Ces analystes affirment de plus qu'une telle sur-représentation du sud au sein de l'appareil bureaucratique compense en quelque sorte la prédominance du nord au sein des institutions politiques [45]. Dans cette perspective, la « représentation bureaucratique » n'est donc qu'un moyen pour le nord d'exercer son influence sur le sud dans la sphère bureaucratique.

Il est tout aussi paradoxal de constater les conséquences inattendues de l'action étatique. On serait porté à penser que la mise en place d'une mesure comme celle du Federal Character favoriserait l'attachement aux institutions centrales plutôt qu'aux groupes communautaires. Or, selon J.A.A. Ayoade, l'important degré de centralisation caractérisant la fédération nigériane accentue l'importance de la représentation des régions au sein du gouvernement central, y compris la fonction publique, afin de garantir à chacune de ces régions sa juste part des ressources financières. Aussi, les fonctionnaires ne seraient pas tant les représentants de l'État central auprès de la population que des intermédiaires [305] politisés faisant le pont entre le gouvernement central et leur groupe ethno-régional respectif [46].

En somme, la bureaucratie nigériane se présente comme un univers fortement politisé où le principe du mérite est marginalisé au nom de celui de la « représentativité » avec toutes les conséquences au plan de l'efficacité et de l'économie que cela peut engendrer.

Tableau 1.
Représentation bureaucratique au sein des États multinationaux

État

Idéologie
d'intégration

Type de
représentation

Principal
instrument

Turquie

Unitaire

Républicanisme

Passive

Clause constitutionnelle de non-discrimination

Royaume-Uni

Unioniste

Unionisme

Active

Département
territorial

Canada

Fédéralisme

Libéralisme

Passive

Modification du principe du mérite

Nigeria

Fédéralisme

Communautarisme

Active

Quotas



UNE PERSPECTIVE COMPARÉE

Les pays qui nient activement leur caractère multinational, comme la Turquie, ou qui rejettent cette diversité comme base d'organisation de la vie politique, comme le Canada, ont tendance à favoriser la représentation passive des différentes minorités nationales. Ces deux pays souhaitent assurer une certaine représentation des minorités nationales, tout en rejetant officiellement toute forme de quotas. Il n'en demeure pas moins que des différences importantes existent entre l'idéologie républicaine associée à la Turquie et la perspective libérale sur laquelle se fonde l'État fédéral au Canada. En fait, le modèle libéral canadien, dans la mesure où il s'appuie sur le respect des différences culturelles, se doit de prendre en considération la dualité linguistique afin d'assurer à la fois la participation et l'égalité des chances des citoyens de langue française. En faisant de la maîtrise du français un atout nécessaire au moment de l'embauche, le gouvernement canadien encourage la participation de la minorité nationale québécoise sans pour autant établir un seuil. À l'opposé, le républicanisme turc propose la promotion d'une identité et d'une culture turque commune. Dans cet esprit, l'État turc se doit donc de nier et, dans une certaine mesure, de combattre, l'expression de tout projet politique-culturel pouvant remettre en question la vision unificatrice de la nation. Bien qu'en théorie le modèle turc rejette toute forme de discrimination, son refus de reconnaître la langue parlée par plus de 20% de sa population constitue un frein évident à la pleine participation des citoyens kurdes à la fonction publique.

[306]

Dans les cas du Nigeria et du Royaume-Uni, la reconnaissance historique de leur diversité nationale a contribué à l'instauration d'une représentation active des minorités nationales (Royaume-Uni) et de l'ensemble des groupes régionaux (Nigeria). Dans le cas du Royaume-Uni, la création de ministères à caractère régional a constitué un moyen efficace d'assurer une certaine zone d'autonomie où pouvaient s'exprimer les minorités nationales dans le cadre d'une structure politique et administrative relativement unitaire. Au Nigeria, l'attachement communautaire et l'absence d'une identité proprement nigériane ont contribué à la fois à l'établissement de quotas et à la politisation de la fonction publique, les fonctionnaires ayant pour rôle de défendre les intérêts de leur communauté dans le partage des ressources.

Le Canada et le Royaume-Uni ont réussi dans une certaine mesure à concilier les principes de justice sociale et de stabilité politique, bien qu'il ait fallu attendre au Canada plus de cent ans avant que le gouvernement central se préoccupe du problème de la sous-représentation des francophones au sein de la fonction publique. En Turquie, la négation de la réalité kurde et l'obsession sécuritaire, loin d'assurer la stabilité de l'État turc, ont plutôt contribué à affaiblir la légitimité de la fonction publique auprès d'une forte proportion de la population kurde. Le cas du Nigeria, quant à lui, pose un problème bien différent. L'obsession pour une représentation proportionnelle de l'ensemble des groupes régionaux, censée redresser les injustices de la période coloniale et les inégalités politiques plus récentes, a eu pour effet de politiser la fonction publique et de mettre en question son efficacité. La stabilité politique du Nigeria en a grandement souffert.

Or l'instauration d'une bureaucratie représentative, si elle est essentielle au bon fonctionnement de l'État, ne doit pas pour autant compromettre son efficacité.



[1] Voir entre autres Kymlicka (W.), La citoyenneté multiculturelle. Une théorie libérale du droit des minorités, Montréal, Boréal, 2001 ; Tully (J.), « Introduction », in Gagnon (A.-G.) et Tully (J.) dir., Multinational Democracies, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, pp. 1-33.

[2] Carens (J. H.) dir., Is Québec Nationalism Just ? Perspectives from Anglophone Canada, Montréal-Kingston, McGill-Queen's University Press, 1995 ; Tamir (Y.), Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1995.

[3] Aldecoa (F.) et Keating (M.) dir., Paradiplomacy in Action : The Foreign Relations of Subnational Governments, Londres Frank Cass, 1999 ; Keating (M.), Plurinational Democracy : Stateless Nations in a Post-Sovereignty Era, Oxford, Oxford University Press, 2001.

[4] Voir, entre autres, Gagnon (A.-G.) et al (dir.), The Conditions of Diversity in Multinational Democracies, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 2002 ; McEwen (N.), Nationalism and the State : Welfare and Identity in Scotland and Québec, Bruxelles, Presses interuniversitaires européennes/Peter Lang, 2006 ; Hossay (P.), Contentions of Nationhood : Nationalist Movements, Political Conftict, and Social Change in Flanders, Scotland, and French Canada, Lanham, MD, Lexington Books, 2002.

[5] Lipsky (M.), Street-Level Bureaucracy : Dilemmas of the Individual in Public Services, New York, Russell Sage Foundation, 1980.

[6] Esman (M. J.), « Public Administration and Conflict Management in Plural Societies : the Case for Representative Bureaucracy », Public Administration and Development, vol. 19, no. 4, 1999, pp. 353-66.

[7] Pour un aperçu de la littérature sur la bureaucratie représentative, voir Dolhan (J.) et Rosenbloom (D.H.), dir., Representative Bureaucracy : Classic Readings and Continuing Controversies, Armonk, NY, M.E. Sharpe, 2003.

[8] Pour un résumé des débats sur cette question au Canada, voir Kernaghan (K.) et Siegel (D.), Public Administration in Canada, 3e édition, Toronto, Nelson Canada, 1995, pp. 569-570.

[9] Dieckhoff (A.), La nation dans tous ses États : les identités nationales en mouvement, Paris, Flammarion, 2000, pp. 182-183.

[10] Kymlicka (W.), La citoyenneté multiculturelle, op. cit. (note 1), p. 29.

[11] Ibid., p. 115.

[12] Rokkan (S.) et Urwin (D.), Economy, Territory, Identity. Politics of West European Péripheries, Londres, Sage, 1983. Notre adaptation de leur modèle a été influencée par l'analyse de Michael Keating dans « So Many Nations, So Few States : Territory and Nationalism in the Global Era », dans Gagnon (A.G.) et Tully (J.), dir., Multinational Democraties, op. cit. (note 1), pp. 39-64.

[13] Dieckhoff (A.), La Nation dans tous ses États, op. cit. (note 9) p. 163.

[14] Kramer (H.), A Changing Turkey : The Challenge to Europe and the United States, Washington, Brookings Institute, 2001, p. 43. Notre traduction.

[15] Rokkan (S.) et Urwin (D.), Economy, Territory, Identity, op. cit. (note 12), p. 11. Notre traduction.

[16] Gagnon (A.G.) et Turgeon (L.), « Managing Diversity in Eighteenth and Nineteenth Century Canada : Québec's Constitutional Development in Light of the Scottish Experience », Commonwealth and Comparative Politics, vol. 41, no. 1, 2003, pp. 1-23.

[17] Paterson (L.), The Autonomy of Modern Scotland, Edimbourg, Edinburgh University Press, 1994, p. 44. Notre traduction.

[18] À maints égards, la Constitution de 1867 redonnait aux Québécois ce qu'ils avaient acquis au moment de l'Acte de Québec de 1774.

[19] LaSelva (S.), The Moral Foundation of Canadian Federalism, Montréal-Kingston, McGill-Queen's University Press, 1996, pp. 46-7. Notre traduction.

[20] NDLR : Le rapatriement de la constitution canadienne désigne la cession par le Parlement britannique du pouvoir de modification de la Constitution au Canada.

[21] Keating (M.), « So Many Nations, So Few States », op. cit. (note 1), pp. 53-4. Notre traduction.

[22] Dieckhoff (A.), La Nation dans tous ses États, op. cit. (note 9), p. 160.

[23] Ayoade (J.A.A.), « The Fédéral Character Principle and the Search for National Integration », dans Amuwo (K.) et al (dir.), Federalism and Political Restructuring in Nigeria, Ibadan, Spectrum Books, 1999, p. 101.

[24] Il faut cependant traiter les données disponibles avec une grande précaution puisqu'elles remontent au recensement de 1952. Ces chiffres sont cités in Mustapha (A.R.), Ethnic Structure, Inequality and Governance of the Public Sector in Nigeria, Genève, Institut de recherche des Nations Unies pour le développement social, mars 2004 (disponible à l'adresse www.unrisd.org).

[25] Houston (C), Islam, Kurds and the Turkish Nation-State, Oxford, Berg, 2003, p. 100.

[26] Voir, entre autres, Minority Rights Group, Minorities in Turkey : Submission to the European Union and the Government of Turkey, Londres, Minority Right Groups, 2004.

[27] Nous faisons ici référence au célèbre ouvrage de Weber (E. J.), Peasants into Frenchmen : the Modernization of Rural France, 1870-1914, Stanford, Stanford University Press, 1976.

[28] Miller (D.), « Nationality in Divided Societies : the Anglo-Scottish Case », dans Alain-G. Gagnon et James Tully (dir.), Multinational Democraties, op. cit. (note 1), p. 312.

[29] Kellas (J.), The Scottish Political System, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.

[30] Mitchell (J.), Governing Scotland : The Invention of Administrative Devolution, Houndmills, Palgrave MacMillan, 2003, p. 214.

[31] V. Wilson (S.) et Mullins (W.A.), « Representative Bureaucracy : Linguistic/Ethnic Aspects in Canadian Public Policy », Canadian Public Administration, vol. 21, n° 4, 1978, p. 517. Notre traduction.

[32] Pour une analyse régionaliste de la représentativité bureaucratique canadienne, voir Savoie (D.J.), « La bureaucratie représentative : une perspective régionale », Revue canadienne de science politique, vol. 20, n° 4, 1987, pp. 785-811.

[33] V. Wilson (S.) et Mullins (W.A.), « Representative Bureaucracy ... » (note 31), pp. 520-521.

[34] Ibid., p. 520.

[35] Cette loi, modifiée en 1988, faisait du français et de l'anglais les deux langues officielles du Canada. Pour le texte de la loi, se reporter à l'adresse suivante : http://laws.justice.gc.ca/fr/O-3.01/56614.html

[36] Churchill (S.), Les langues officielles au Canada : transformer le paysage linguistique, Ottawa, Patrimoine Canada, 1998.

[37] Commissariat aux langues officielles, Rapport annuel, édition spéciale, 35e anniversaire 1965-2004 (Le tissu social canadien), vol. 1. Les exigences imposées sont par ailleurs souvent modestes.

[38] Idem.

[39] La représentation francophone aux postes de sous-ministre a atteint un sommet en 1994 avec 36,7% avant de retomber à 15,6% en 2000. Pour plus de détails, voir, Mattar (S.), Une haute fonction publique qui reflète la dualité linguistique canadienne, Ottawa, Commissariat aux langues officielles, 2002.

[40] En anglais, cette réalité pourrait être décrite de façon fort évocatrice : les fonctions « hard » sont réservées aux anglophones et les fonctions « soft » sont attribuées aux francophones.

[41] Notre traduction.

[42] Pour plus de détails sur les modalités de fonctionnement de la Federal Character Commission, voir Bande (T. M.), Managing Diversity in the Civil Service : A Brief Examination of the Nigerian Case, New York, United Nations Online Network in Public Administration and Finance, mai 2001.

[43] Notre traduction.

[44] Voir, entre autres, Aluko (M.A.O.) et Adesopo (A.A.), « An Appraisal of the Two Faces of Bureaucracy in Relation to the Nigérian Society », Journal of Social Science, vol. 8, no. 1, 2001, p. 19.

[45] Dauda (B.), « Fallacies and Dilemmas : The Theory of Representative Bureaucracy with a Particular Reference to the Nigerian Public Service 1950 to 1986 », International Review of Administrative Science, vol. 56, no. 3, 1990, p. 492.

[46] Ayoade (J.A.A.), « The Federal Character Principle and the Search for National Integration », op. cit. (note 23), p. 118.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 septembre 2019 18:31
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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