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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article d'Alain G. Gagnon, “Le Québec, une nation inscrite au sein d’une démocratie étriquée.” Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 37-66. 1re partie: “Mondialisation, cohésion sociale et citoyenneté.” Montréal: Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux.]

[37]

Alain-G. Gagnon

Le Québec, une nation inscrite
au sein d’une démocratie étriquée
.”

Un texte publié dans l’ouvrage sous la direction de Jocelyn Maclure et Alain-G. Gagnon, Repères en mutation. Identité et citoyenneté dans le Québec contemporain, pp. 37-66. 1re partie : “Mondialisation, cohésion sociale et citoyenneté.” Montréal : Les Éditions Québec / Amérique, 2001, 435 pp. Collection “Débats”.


Plusieurs auteurs ont fréquemment défini les petites nations comme des nations sans État. Cela peut s'avérer dans le cadre de petites nations inscrites au sein d'un système politique unitaire, mais cette situation est difficilement applicable au cas québécois puisqu'il s'agit plutôt d'une nation dont les frontières correspondent à l'entité juridique et politique du Québec et qui cherche à s'affirmer au sein d'un système dont la forme est celle d'une fédération. Le principal objet de ce texte est de trouver une façon complémentaire de traiter la nation québécoise [1], tout en cherchant à la situer dans un contexte plus large que celui de l'expérience canadienne.

[38]

Le Québec se démarque des autres régions canadiennes par un projet de société qui s'appuie sur la présence d'un État plus dirigiste que les autres en Amérique du Nord [2]. La construction de cet État, puis son expansion, ont fourni aux éléments de la bourgeoisie francophone dès le début des années 1960 les moyens de pénétrer les réseaux économiques nationaux et internationaux et ont conduit à la redéfinition des rapports sociaux entre les deux principales communautés linguistiques au Canada. La construction de l'État québécois au cours des quarante dernières années a aussi eu des répercussions majeures au chapitre de l'insertion du Québec, aussi bien dans l'économie canadienne que dans l'économie continentale, et a contribué à inscrire le milieu des affaires de façon remarquable dans les grands réseaux économiques. L'édification de l'État du Québec a permis de combler un retard important dans les domaines de l'éducation et au chapitre des infrastructures en général, tout en contribuant plus récemment à en faire un leader mondial dans la nouvelle économie et l'économie du savoir.

Toutes ces transformations sur les plans économique, social et politique ont concouru à modifier les repères identitaires de la société québécoise. D'Anciens Canadiens, à Canadiens français, à Québécois, et maintenant à Québécois de différentes tendances idéologiques inscrits dans des réseaux dont le rayon d'action ne cesse de s'étendre, l'identité québécoise n'a eu de cesse d'évoluer. De colonisateurs, ils sont eux-mêmes devenus colonisés ; colonisés, les Québécois se sont graduellement affranchis des liens de [39]

dépendance économique et culturelle [3] et ils ont affirmé leurs différences en s'appropriant, entre autres, de vastes pans de l'économie qui leur échappaient (p. ex. l'industrie de la transformation des matières premières dont celles du bois et de l'aluminium) et en se dotant d'une littérature riche et diversifiée où les œuvres de Marie-Claire Biais, Ying Chen, Naïm Kattan, Gaston Miron, Marco Micone, Émile Ollivier et Mordecai Richler partagent les mêmes rayons de librairies et s'alimentent réciproquement.

Plutôt que de concevoir le Québec comme une province, ou comme une nation sans État, il me semble plus juste de le définir comme un espace national se déployant sur un territoire de mieux en mieux défini et au sein duquel des régimes concurrents cherchent à imposer leur ascendance. La mise en place de ces régimes ne se fait pas sans affrontements puisqu'ils reflètent des intérêts souvent divergents. Je pense ici aux logiques concurrentes que les gouvernements du Québec et du Canada cherchent à implanter au chapitre de la citoyenneté. Ces divergences s'expriment au niveau de la reconnaissance de deux sociétés d'accueil pour les immigrants et au chapitre de l'implantation d'une politique sociale pouvant mieux répondre aux attentes particulières du Québec comme les discussions entourant l'entente-cadre sur l'union sociale canadienne ont pu récemment en rendre compte  [4]. La volonté de mettre sur pied des régimes concurrents en ce qui concerne la citoyenneté et les réseaux de solidarité [40] particuliers révèle jusqu'à quel point la construction identitaire fait l'objet d'un vaste investissement d'énergie de la part des autorités politiques.

Charles Taylor rappelle avec pertinence que l'identité se construit par rapport à l'Autre. « Me définir consiste à chercher ce qui est significatif dans ma différence avec les autres [5]. » C'est prioritairement l'évolution de cette relation qu'il importe de scruter pour en tirer des enseignements. L'affirmation de ce qui fait d'une personne un être différent et, par extension, de la communauté politique à laquelle cette personne s'identifie d'abord, s'inscrit dans des pratiques citoyennes ; celles-ci, en retour, sont influencées, soutenues parfois, par des pratiques étatiques.

Les débats actuels entourant l'avenir du Québec et son statut au sein du Canada et des Amériques ne se font pas en vase clos. Mon propos sera donc de tracer à grands traits les grands courants de pensée entourant l'affirmation nationalitaire particulièrement depuis le début des années 1990. Je procéderai en trois temps en faisant le point sur l'état des lieux, puis en explorant comment les pratiques discursives se renouvellent et, finalement, en passant en revue les principaux défis à relever pour la société québécoise en ce début de siècle. Parmi ces grands défis, il sera assurément question de la cohabitation de régimes concurrents dans le respect d'une politique de reconnaissance et de réciprocité ainsi que du danger d'effritement du lien social comme sous-produit de la mondialisation.

[41]

I. L'ÉTAT DES LIEUX

Au cours des dernières années, nous avons pu noter une augmentation impressionnante des publications scientifiques portant sur l'affaissement des bases mêmes des États-nations comme acteurs de premier plan de la gouverne. Je pense en particulier aux travaux de l'historien Eric Hobsbawm qui décelait en 1990 le début d'une tendance où il annonçait leur déclin au profit du monde supranational et infranational [6]. L'histoire contemporaine, selon Hobsbawm,

ne peut plus être contenue à l'intérieur des traits délimitant les nations ou des États-nations ainsi qu'on avait pris l'habitude de les définir politiquement, économiquement, socialement ou même encore linguistiquement. Cela s'effectuera davantage au niveau supranational ou infranational, en revêtant ou non les habits propres à quelques petits nationalismes et reflétant le déclin des formes anciennes de l'État-nation en tant qu'entité opérationnelle. Les États-nations et les nations ou les groupes ethniques/linguistiques seront perçus essentiellement comme battant en retraite, parfois offrant une résistance, ou encore étant absorbés ou démantelés par la nouvelle restructuration supranationale à l'échelle de la planète [7].

Cette idée de l'affaiblissement des États-nations est aussi reprise par plusieurs sociologues qui se sont penchés sur la citoyenneté au moment où certains États-nations ouvrent leurs portes aux populations migrantes à la recherche de meilleures conditions de vie. Relevons à ce chapitre les travaux de Yasemin Soysal qui soulignait, dès 1994, la proposition selon laquelle les pays occidentaux [42] étaient entrés dans une nouvelle ère où le principe même de la territorialité des États-nations est remis en question [8]. Soysal avance l'argument qu'« un modèle plus universaliste d'adhésion et de droits en vient à entrer en collision avec le modèle exclusionniste de la citoyenneté inscrit dans la notion de la souveraineté nationale [9] ». Elle appuie son analyse sur l'universalisation de la défense des droits humains et sur la transnationalisation des sources d'inclusion citoyenne [10], tendances qui contribueraient à déterritorialiser le politique [11]. À l'ère postnationale, argumente-t-elle, « identité » et « droits » sont dissociés. Ainsi, les droits seraient de plus en plus interprétés dans ce qu'ils ont d'universel, d'uniforme sur le plan juridique et d'abstrait alors que les identités exprimeraient le particulier et seraient définies à partir de territoires bien délimités. Selon Soysal : « En tant qu'une identité, la citoyenneté nationale - ainsi qu'elle est promue, réinventée et réifiée par les États et les autres acteurs sociétaux - prévaut toujours. Mais en termes de sa transformation en droits et privilèges, il ne s'agit plus désormais d'une construction significative [12]. » Ce constat surprend à maints égards surtout si l'on tient compte du fait que les populations cherchent à contrer les processus d'atomisation, résultant du néolibéralisme, en cherchant des façons efficaces d'épauler leurs solidarités.

[43]

S'inspirant des théories de la modernisation, d'autres auteurs ont voulu mettre en évidence la disparition du territoire comme base de mobilisation collective. Les travaux d'un Bertrand Badie, tout particulièrement La Fin des territoires [13], jettent un éclairage sur la montée inévitable de nouveaux processus de solidarité fondés sur les réseaux sans bases territoriales. Badie approfondit d'ailleurs ce thème dans un autre ouvrage [14] publié en 1999.

Ces études ont été enrichies récemment par d'autres analyses novatrices. Je retiens les travaux de Michael Keating qui nous convie à une réflexion théorique sur l'apparition d'un État post-souverain [15], repensant de la sorte le principe même de la souveraineté sous-jacent à l'exercice du pouvoir dans les États-nations tel que nous l'avons le plus fréquemment analysé. Influencé par la tradition du pluralisme légal, Keating rappelle que le principe de la souveraineté indivisible a été remis en question par les Écossais dès le Traité d'Union de 1707 [16]. L'idée défendue par Keating, de même que par le philosophe politique James Tully [17], veut que nous soyons entrés dans [44] une ère postsouveraine à l'intérieur de laquelle les différends politiques sont débattus et nourris par un processus de négociation renouvelable et agonique. Il s'agit là d'une vision intéressante mais qui peut paraître trop idéaliste en ce qu'elle ne tient pas suffisamment compte des rapports de force politiques dominants dans les États-nations constitués.

En réponse à ces travaux, d'autres chercheurs ont plutôt fait ressortir la prégnance des États-nations dans ce monde qualifié parfois de postnational et parfois de postsouverain. Parmi les principales contributions qui retiennent mon attention, il y a cet ouvrage de Rogers Brubaker dans lequel l'auteur fait le constat que la répression que l'empire russe a fait subir aux nations établies sur le territoire n'a pas conduit à la disparition du sentiment nationalitaire et n'a surtout pas éliminé le phénomène national, bien au contraire [18]. L'auteur remarque que, dans le sillon de la fin de l'empire russe et de la réunification allemande :

la reconfiguration spectaculaire de l'espace politique selon les frontières nationales en Europe centrale et de l'Est et de l'Eurasie a laissé entrevoir que loin d'échapper à l'État-nation, l'histoire européenne à tout le moins est revenue à la phase antérieure de l'État-nation [... ] avec une Europe entrant non pas dans une ère postnationale mais passant plutôt à l'ère post-plurinationale à la suite de l'entière nationalisation des espaces politiques précédemment multinationaux [19].

Nombreux sont les auteurs qui ont fait écho à cette interprétation. Pensons à titre d'illustration aux travaux de Jacques Rupnik [20], au numéro spécial de Politique et  [45] Sociétés consacré à l'étude de « L'autodétermination dans les sociétés plurinationales » paru sous la direction de Caroline Bayard et de Stefania Szlek Miller et, plus récemment, à l'ouvrage collectif dirigé par Michel Venne, Penser la nation québécoise [21], dans lesquels les histoires nationales sont actualisées pour prendre en considération le redéploiement des champs interprétatifs.

D'autres comme Kenichi Ohmae [22] - et plus près de nous David A. Wolfe [23] et Thomas Courchene [24] - envisagent les développements récents sous l'angle d'un État régionalisé. Dans la foulée de l'éclatement d'un monde bipolaire sous influence américaine ou soviétique, nous serions entrés dans une phase pendant laquelle l'État-région serait en voie de se substituer à l'État-nation comme joueur clé au sein du système-monde [25]. Les frontières de ces États-régions n'ont pas à correspondre à celles des États-nations actuels puisqu'elles sont parfois à cheval sur les frontières de ces derniers. Ce qui importe à la fin, selon un auteur comme Ohmae, c'est uniquement de faire le constat que ces États-régions forment de vastes zones [46] économiques naturelles sans égard à la souveraineté nationale et la cohésion sociale [26]. Les relations de pouvoir au sein même des États-nations seraient remises en question par l'apparition de nouvelles dynamiques économiques régionales/transnationales qui seraient, en dernière analyse, surdéterminantes.

Force est de noter toutefois que les auteurs ne s'entendent pas sur les chemins qu'emprunteront les communautés politiques à l'aube du nouveau siècle. Plusieurs prennent leurs souhaits pour des réalités. Ainsi l'économiste néolibéral Ohmae ne tient aucunement compte de la compétition que se livrent les États-nations et rêve d'un monde dans lequel les économies seront complètement libéralisées. Tout comme dans les cas des interprétations postnationales et postsouveraines, les auteurs donnent parfois l'impression de négliger les forces de résistance et d'affirmation des communautés politiques nationales sur lesquelles se fondent les États-nations déjà constitués, particulièrement lorsque ces derniers sont des États multinationaux ou polyethniques. Ce qui s'avère être le cas dans le contexte québécois.

II. LE RENOUVELLEMENT
DES DISCOURS


Les points de vue avancés par les auteurs sont souvent en porte-à-faux, mais sont-ils nécessairement contradictoires ? Ils le sont moins fréquemment lorsque l'on tient compte des contextes dans lesquels les phénomènes à l'étude s'inscrivent ou lorsque l'on explore les a priori théoriques sur lesquels les différents points de vue se [47] fondent. Le principal problème se situe donc au niveau de l'abstraction souhaitée. C'est-à-dire que plus on cherche à imaginer les questions identitaires à l'échelle planétaire, moins le cadre national semble pertinent et plus on cherche à les penser au niveau national, plus il est facile de faire ressortir que les niveaux infranational et supranational ne sont pas suffisamment pris en considération.

Les tentatives d'universalisation des problématiques ont tôt fait de décevoir parce que les réponses aux problèmes de l'inclusion, de la reconnaissance, de la justice et de l'équité sont données la plupart du temps au niveau des États-nations eux-mêmes, c'est-à-dire là où se vivent concrètement les rapports intercommunautaires, là où s'expriment les conflits sociaux et là où s'établissent au premier chef les relations de pouvoir. Aspirer à l'universel est souhaitable dans la mesure où les iniquités au niveau national font aussi l'objet d'un redressement. C'est ici que la venue d'un État-région peut contribuer à réduire les disparités et les injustices.

S'il est pertinent de proposer que les États-nations sont entrés dans une ère postnationale, il doit en découler que ces derniers doivent trouver de nouvelles façons d'exercer leur influence à des échelles de plus en plus grandes. Par ailleurs, et de façon concomitante, les petites nations (avec ou sans État) sont en quête de reconnaissance et d'affirmation aux niveaux infranational, national et international. Les cas écossais et catalan, en venant s'inscrire dans l'Europe des régions, représentent des tentatives d'affirmation au-delà des États multinationaux constitués et viennent affirmer une identité à plusieurs paliers.

Loin d'échapper au phénomène national, il semble que la période actuelle nous y fasse accéder de plain-pied. C'est en ce sens que l'on peut avancer que le fait national, [48] sans trahir les multiples traits identitaires d'une société, doit aspirer à se transformer en une identité transcendante et intégratrice, tout particulièrement dans les pays de démocratie libérale avancée. Le phénomène se complique toutefois du côté des pays qui sont enclins à ne pas respecter les valeurs libérales amenées par la modernité. C'est d'ailleurs ce que les travaux de Brubaker sur la citoyenneté et sur le nationalisme en Europe de l'Est confirment. De toute évidence, les États-nations qui refusent de reconnaître les identités nationales sur lesquelles ils se fondent et tirent leur légitimité semblent voués à l'instabilité politique ; cela est d'autant plus intenable dans le cas où les identités concurrentes prennent leurs sources dans le libéralisme [27].

Le modèle westphalien dominant de l'État-nation, soit celui de la souveraineté nationale, doit de nos jours être mesuré à l'aune de modèles de plus en plus diversifiés, dont ceux de la souveraineté interdépendante et de la souveraineté juridique internationale [28]. La souveraineté des États-nations est remise en question sous ses différentes coutures. Le défi pour les acteurs politiques est maintenant d'imaginer des systèmes plus complexes de représentation, soit en empruntant la voie multinationale comme au Royaume-Uni [29], soit en constitutionnalisant la [49] formule consociationnelle comme en Belgique [30] ou, pour se limiter à celles qui ont la plus grande pertinence pour le Québec, en préconisant la formule bicéphale d'insertion sociale proposée respectivement par le Canada et le Québec, soit les voies du multiculturalisme et de l’interculturalisme [31].

Les États-nations, et en particulier les États multinationaux, sont en quête de discours permettant de tabler sur des accommodements institutionnels en repensant les relations de pouvoir et, selon le cas, en cherchant à établir ou à rétablir le lien de confiance entre les communautés nationales. Dans le cas canadien, il m'a déjà été donné de faire valoir les valeurs intrinsèques de la formule confédérale à la base même de cet État multinational de facto [32].

Vu que le Québec constitue une communauté nationale historique, tout comme la Galice ou la Catalogne en Espagne, ou l'Écosse et le pays de Galles en Grande-Bretagne, la Cour suprême du Canada, dans le Renvoi concernant le droit du Québec à la sécession, a reconnu l'obligation qu'ont les partenaires dans le pacte fédéral de considérer les voies discordantes et de chercher à trouver [50] des accommodements qui puissent répondre aux revendications faites par les États-membres de la fédération. C'est ainsi que la Cour reconnaît à chaque participant le droit inaliénable d'amorcer des changements constitutionnels de fond (voir les articles 68 et 69) et stipule qu'aucun acteur politique ne peut déroger à cet exercice sous peine de subir l'opprobre de la communauté internationale.

C'est en s'inspirant de ce principe démocratique que la quête d'un juste équilibre entre autonomie et souveraineté partagée est devenue un projet politique envisageable chez plusieurs nationalistes catalans, écossais et québécois. Dans chacun de ces cas, nous sommes en présence d'une communauté politique qui poursuit un projet culturel rassembleur auquel les immigrants sont invités à se greffer pour contribuer à l'édification de la société en émergence. C'est donc en tant que l'une des deux grandes sociétés d'accueil au Canada que la société québécoise offre un contexte de choix additionnel à tous ceux qui souhaiteraient venir s'y établir et contribuer à construire une nouvelle communauté d'appartenance.

Contrairement à ce que Michael Ignatieff a déjà écrit [33], il ne s'agit pas ici d'une question de narcissisme. Il est plutôt question de la présence d'un modèle d'insertion et de cohésion sociale auquel tous sont conviés à participer. Ainsi qu'a pu le soutenir André Laurendeau, quand il était coprésident de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme au milieu des années 1960, pour que les Québécois puissent vivre dans les mêmes conditions que leurs compatriotes canadiens vivant à l'extérieur du Québec, ils doivent pouvoir exercer pleinement la gouverne aux [51] chapitres de la politique linguistique, de la politique culturelle et, pour se limiter à ces domaines, aux champs de l'éducation et de la politique sociale [34]. En court, il s'agit d'une question de reconnaissance, de respect et de droits [35].

Il est important de souligner qu'Ignatieff a révisé ses prémisses de base dans son récent ouvrage, The Rights Revolution, et joint maintenant sa voix à celle de plusieurs membres du Groupe de recherche sur les sociétés plurinationales. Inspiré surtout par les travaux de James Tully, Ignatieff reconnaît dans le cas canadien que :

Le pouvoir réside maintenant avec la majorité alors que la cause juste est du côté de la minorité. Cette relation doit être rééquilibrée à travers la reconnaissance mutuelle, établissant de la sorte une nouvelle pondération du pouvoir et de la légitimité. C'est dans ces conditions seulement que nous serons en mesure de vivre ensemble en paix dans deux pays qui en font un au sein duquel on retrouvera une communauté d'ayants droit égaux et une communauté de nations capables d'autodétermination [36].

Il importe de souligner qu'Ignatieff, qui s'est surtout fait connaître en tant que penseur cosmopolitiste, s'est réconcilié avec une analyse dont le fondement est maintenant davantage au diapason de la communauté de proximité. L'essayiste avance un argumentaire intéressant au sujet de la réciprocité qu'il souhaite voir s'appliquer au cas québécois.

[52]

Le Québec a le droit d'être reconnu en tant que société distincte et ses politiques linguistiques, ses ententes en matière d'immigration, ses dispositions linguistiques doivent être différentes afin de protéger ce qui est différent eu égard à cette province. [...]

Toutefois la reconnaissance de ce qui est distinct ne doit pas conduire à fragmenter le pays. Ce qui devrait équilibrer ces dispositions est une politique de la réciprocité. C'est ainsi que si l'on reconnaît au Québec certains droits concernant sa langue et sa culture, le reste du pays a un droit de s'attendre à ce que la province protège les cultures, les langues et les religions de ses propres minorités. La réciprocité plutôt que la stricte symétrie pour tous est la façon de transformer une politique de concessions et de menace en un processus de reconnaissance mutuelle à l'intérieur duquel chaque côté reconnaît la spécificité de l'autre [37].

Les plus récents travaux d'Ignatieff incitent à croire que tout comme la démarche westphalienne, la démarche cosmopolitiste est remise en question par ses propres tenants. Il importe maintenant de repenser les discours afin de prendre acte des mutations en cours. La façon de penser l'identité n'échappe pas à ces mutations de fond. On peut d'ailleurs avancer que les notions de multination, de région historique et même d'État-région recèlent des éléments importants permettant de tenir compte des défis que les sociétés modernes devront relever. Voyons maintenant quels sont ces principaux défis.

III. LES PRINCIPAUX DÉFIS

Le Québec répond aux conditions nécessaires pour se définir en tant que nation dans un sens culturel et politique. Cette conception de la nation, façonnée sur une [53] base territoriale, peut dans certains contextes correspondre aussi à celle de l'État-région. Toutefois, prenant une distance critique par rapport à Kenichi Ohmae qui réduit l'État-région à une unité de production qui se construit sur des territoires contigus au gré des échanges économiques, je dirai qu'il faut plutôt faire porter l'analyse sur la structuration et l'intégration sociale et politique de ces ensembles économiques. Aussi ce qui donne au Québec sa pertinence dans les Amériques relève du fait que son identité première a été construite en s'appuyant sur un réseau d'institutions culturelles, économiques, sociales et politiques s'approfondissant et se renforçant sans cesse. Ces réseaux en sont venus à connecter le global avec le local et le national d'une part et, d'autre part, à relier le local et le national au global. La référence à la notion d'État-région peut contribuer de façon significative à remettre en question le discours sur la mondialisation et à revigorer les concepts de nation, de multination et de région historique comme sources pertinentes et légitimes de l'autorité, de la construction identitaire et, en dernière instance, de l'habilitation (empowerment).

En quoi la notion d'État-région contribue-t-elle à différencier le Québec des autres espaces territorialisés ? Tous, ou presque, s'entendent pour dire que le Québec n'est pas une province comme les autres. Tous, ou presque, conviennent que le Québec forme une nation politique et culturelle territorialement définie. Quels sont les éléments qui m'ont conduit à penser le Québec en tant qu'État-région ? Tout d'abord, outre le Canada anglais, le Québec est le seul territoire dans l'ensemble canadien à posséder véritablement une personnalité internationale. Deuxièmement, les rapports entre les autorités politiques, les intervenants sociaux et les acteurs économiques sont caractérisés par une très forte cohésion, résultant d'ailleurs de luttes [54] importantes et constantes. Troisièmement, les Québécois se reconnaissent dans leur État, ce qui n'est pas le cas des Ontariens ou des citoyens de la plupart des autres provinces canadiennes. Quatrièmement, dans le cas du Québec, on remarque la présence d'une citoyenneté de proximité forte soutenue par un entrecroisement identitaire dont l'axe dominant s'appuie sur le français comme langue publique commune. Enfin, on constate que la première identité, même si elle est traversée par beaucoup d'autres identités sous-jacentes, quelquefois en parallèle, s'établit le plus souvent avec l'espace québécois.

La construction de l'État-région représente une occasion de mobilisation et de solidarité communautaire en vue de la réappropriation du politique. Plusieurs auteurs ont d'ailleurs fait la démonstration que les grands États, diversifiés sur le plan de la sociologie, ont pour tendance de négliger certaines de leurs composantes. Misant sur la solidarité, l'État-région procure, d'une part, aux communautés constituantes l'occasion de s'affirmer en offrant des avenues novatrices d'insertion sociale et permet, d'autre part, d'éviter de conclure inévitablement à la nécessaire sécession pour accomplir le parachèvement national, les citoyens étant par ailleurs des acteurs libres de disposer d'eux-mêmes. Critiquant la situation prévalant en Espagne, Montserrat Guibernau argumente dans un même esprit que :

Les États-nations sont le sujet et les fabricants d'un réseau global qui pour l'essentiel ne tiennent pas compte des régions et des minorités nationales ou ethniques en tant qu'acteurs politiques. Souvent le système de l'État-nation ignore les liens émotifs liant les citoyens d'un État-nation particulier aux communautés nationales sous-jacentes auxquelles ils appartiennent [38].

[55]

Les États-nations justifient aujourd'hui leur choix de négliger les communautés politiques nationales constituantes en s'abritant derrière les processus de la mondialisation. Paradoxalement toutefois, au lieu de créer une économie intégrée de plus en plus forte et un système politique consensuel, la mondialisation apporte de façon concomitante l'érosion de vastes pans de l'économie, la fragmentation des communautés politiques et l'élargissement du fossé entre les régions gagnantes et les régions perdantes [39]. Il s'agit là d'un paradoxe propre à la mondialisation [40]. Conséquemment, plus les activités économiques et politiques sont aspirées vers l'extérieur, plus il devient essentiel de doter les communautés d'un sens de soi. Il importe donc d'imaginer des formules créatrices en vue d'éviter le fractionnement des communautés et le relâchement du lien social. Au premier chef, cela peut se faire en misant sur les solidarités construites au sein d'une région d'appartenance, c'est-à-dire là où les liens sociaux sont les plus forts, là en somme où le sentiment d'appartenance est véritablement vécu.

Parmi les principaux défis remettant en question l'État-nation et confirmant la pertinence politique de l'État-région, j'en retiendrai trois qui me semblent essentiels à une meilleure compréhension du cas québécois, tout comme celui de petites nations comme la Catalogne et l'Écosse. Il s'agit de la cohésion sociale, de l'imputabilité [56] des décideurs et de l'habilitation des communautés politiques. Toutefois, il faut aussi éviter de réduire l'État-région à l'économie de marché, ce qui aurait un effet déstructurant sur les populations concernées en affaiblissant le lien social et le sens des responsabilités réciproques et partagées. Il s'agit ici d'un défi central qui traverse tous les autres.

a) La cohésion sociale

Au premier chef, et en réponse à l'effritement social, les petites nations sont en quête d'une plus grande cohésion. C'est ainsi que les grands mouvements de solidarité se situent de plus en plus au niveau d'espaces territorialisés et exigent que les décideurs leur soient redevables. Je reviendrai sur cet aspect. Je pense ici au leadership du gouvernement du Québec dans l'établissement du programme Corvée habitation dans le but de sortir de la récession du début des années 1980 [41]. Je pense aussi aux nombreuses initiatives prises lors du sinistre du verglas de 1998 [42] en vue de rétablir l'économie québécoise. Mais il arrive occasionnellement que les activités importantes se déroulent au niveau international comme l'a démontré l'initiative portant sur l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) en 1998, celle portant sur le Cycle du millénaire (Millenium Round) lancé à Seattle en 1999 par l'Organisation mondiale [57] du commerce et, en 2001, le Sommet de Québec sur l'intégration des Amériques [43].

Notons aussi qu'il est de plus en plus fréquent d'entendre les chefs d'entreprises justifier leurs investissements en s'appuyant sur la forte cohésion sociale qui émane d'un État-région en particulier. C'est ainsi que dans le cas québécois, malgré le fait qu'une certaine incertitude politique perdure à cause de la volonté du parti ministériel à Ottawa de ne faire aucune concession aux revendications politiques du Québec et en raison du souhait du parti ministériel à Québec de tenir éventuellement un troisième référendum, nombreux sont les investisseurs qui viennent s'établir ici en raison précisément de la forte cohésion caractérisant les rapports entre les principales composantes de la société.

À titre d'exemple, la décision de la firme norvégienne Raufoss de venir s'établir au Québec en janvier 2001 pour desservir l'industrie de l'automobile en pièces d'aluminium est due principalement à la présence d'un personnel qualifié dont la stabilité est reconnue, mais aussi à l'existence d'une infrastructure de qualité et à la présence d'acteurs importants dans le secteur des métaux légers [44]. Le régionalisme constitue donc une réponse de plus en plus intéressante à la mondialisation [45].

La cohésion dont font preuve les principaux acteurs dans le domaine des activités économiques constitue une des principales forces du Québec sur les plans social et politique. Les liens qui ont été tissés au cours des années [58] entre les centrales syndicales, les entreprises et le gouvernement du Québec reflètent le contexte dans lequel la communauté nationale québécoise évolue. Pensons aux initiatives prises par le Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs du Québec depuis 1984 ou par le Fondaction de la Confédération des syndicats nationaux depuis 1996, ou encore à la tenue des nombreux sommets économiques tenus au Québec depuis 1977. La prégnance de la formule corporatiste au Québec n'est pas négligeable. Faisant une analyse comparative des cas catalan, flamand et québécois, notre collègue Alain Dieckhoff soutient que :

Ce néocorporatisme qui régule les rapports entre les divers acteurs de la scène économique sert l'objectif politique de l'intégration nationale. Sa mise en œuvre dépend toutefois étroitement des pouvoirs dévolus aux autorités régionales. Bénéficiant de compétences économiques limitées, la Généralité de la Catalogne ne peut à l'évidence qu'agir avec prudence alors que le Québec ou la Flandre disposent d'attributs suffisants pour s'engager dans une pareille logique [46].

Par surcroît, l'élaboration des politiques de développement régional et des réformes en matière d'éducation et de formation de la main-d'œuvre gagne à être faite par des instances politiques qui sont près des citoyens. Ces instances sont habituellement mieux à même de prendre en considération les ressources et les faiblesses du milieu. Contribuant à mieux ancrer l'identité québécoise, la construction de ces liens est révélatrice d'une solidarité impressionnante entre les principaux acteurs de la société civile et d'une grande complicité entre les acteurs politiques, sociaux et économiques. Cette solidarité est enfin le produit de luttes sociales dont on ne saurait taire l'importance et exige [59] de la part de tous les partenaires une grande disponibilité à la négociation afin de sauvegarder le lien de confiance.

L'exercice de nouveaux pouvoirs par l'État-région s'avère nécessaire dans un monde marqué par la concurrence. Aussi, c'est en mettant davantage l'accent sur des territoires déjà bien intégrés socialement qu'il devient possible, entre autres, de relever le défi de la compétitivité internationale. On pourra à cet égard relire avec grand intérêt les travaux de Peter Katzenstein sur les petits États, dans lesquels l'auteur fait la démonstration que ceux-ci tirent fréquemment profit d'avantages concurrentiels notables sur les grands États [47].

La mondialisation incite souvent les communautés nationales à se resolidariser autour de nouvelles formes territorialisées de citoyenneté. C'est ainsi qu'en Ecosse, en Catalogne et au Québec, par exemple, les communautés nationales s'efforcent de proposer des projets inclusifs visant à rassembler l'ensemble de leurs concitoyens. Influencé par le sociologue Simon Langlois, Alain Dieckhoff reprend utilement la notion de société globale pour rendre compte du phénomène.

Un trait sociologique majeur unit Québec, Catalogne, Pays basque, Écosse et Flandre, et explique la persistance du nationalisme : ces pays sont des sociétés globales. Qu'est-ce à dire ? Que ces sociétés sont dotées d'une structure sociale complète, d'institutions propres, d'un territoire spécifique et d'une culture particulière. Parce que de telles sociétés ont une forte densité, leurs membres se situent davantage par rapport à elles que par rapport au cadre étatique général, à savoir le Canada, l'Espagne, la Grande-Bretagne ou la Belgique [48].

[60]

S'ensuit la venue d'une citoyenneté de proximité propre à un État-région plutôt que celle d'une citoyenneté fondée, à proprement parler, sur l'État-nation ou sur le système-monde. Il importe de redéployer cette notion utilisée par Bertrand Badie qui affirme que la citoyenneté ne peut plus être conçue à partir du repère hiérarchique de l'État-nation, duquel découlerait toutes les autres formes identitaires. Badie fait référence dès lors à une citoyenneté déconnectée du territoire et traite de l'émergence d'une citoyenneté de proximité pour décrire, entre autres, la construction européenne [49]. Je ne remets pas en question l'apparition de nouvelles formes citoyennes à ce niveau, mais je demeure convaincu que l'État-région a une contribution à apporter au chapitre des luttes identitaires [50]. Jocelyn Létourneau a, nous semble-t-il, bien saisi ce phénomène lorsqu'il écrit : « On voit comment il existe de fortes imbrications entre la recomposition sociale, la transformation identitaire et les rapports de pouvoir s'exprimant au sein de la société, et comment l'idée de « Québec moderne » les synthétise toutes [51]. »

b) L’imputabilité

Maintenant, voyons ce qu'il en est de la question de l'imputabilité comme défi auquel l'État-nation aurait du [61] mal à répondre. Les revendications des communautés politiques infraétatiques, exigeant un pouvoir plus près d'elles, rappellent l'importance pour les citoyens d'avoir accès à des instances politiques imputables. L'exemple qui nous est fourni par la dilapidation d'un milliard de dollars par les fonctionnaires du ministère du Développement des ressources humaines du Canada, suggère que des correctifs auraient pu être apportés plus rapidement si la prise de décision avait été plus proche des citoyens. Il est permis de croire que plus le pouvoir est près des citoyens, plus il est possible d'influencer rapidement la prise de décision. C'est ainsi, par exemple, que dans le cas du transfert des responsabilités en matière de formation de la main-d'œuvre au gouvernement du Québec, les citoyens ont été prompts à exiger que ce programme soit géré plus efficacement.

Il n'est pas sans intérêt de noter ici la récente étude de Donald Savoie concernant la forte concentration du pouvoir autour du premier ministre du Canada. Savoie rappelle qu'aucun système de contrepoids performant n'a pu être établi pour veiller à l'intérêt public et souligne l'urgence de rapprocher les décideurs politiques des citoyens, sans quoi la vie démocratique continuera de s'appauvrir [52].

Au moment où la gouverne dans les États centraux se complexifie et que les citoyens ont l'impression que les décisions importantes leur échappent, la consolidation de l'État-région a, optimalement, l'avantage de rapprocher le pouvoir des citoyens. La partie n'est toutefois pas gagnée d'avance ; il y a là une obligation d'engagement politique de la part des citoyens et, à une plus grande échelle, de la part de la société civile.

[62]

Quant à l'intégration économique, elle sera souhaitable seulement dans la mesure où les décideurs politiques auront des comptes à rendre et seront imputables de leurs choix auprès de leurs commettants. Dans le cas du Québec, cette obligation sera facilement respectée, vu que la base principale de mobilisation pour les membres de la société civile et pour les groupes intermédiaires est déjà l'État-région [53].

c) L'habilitation

Le troisième élément qui donne à l'État-région un sens véritable est la quête d'affirmation identitaire de la part de la communauté politique. Cela peut se faire en dotant l'État-région de tous les pouvoirs exercés par l'État-nation, tout comme cela peut prendre une multiplicité d'autres voies. Le point central sur lequel il faut insister est que ces voies d'avenir demeurent ouvertes.

L'habilitation passe tout d'abord par l'actualisation des demandes politiques. Il serait inconcevable qu'une communauté politique soit forcée de prendre des formes qui ne lui seraient plus familières. Aussi, ceux qui se sont autrefois définis comme Canadiens, puis en tant que Canadiens français, sont libres maintenant de se définir comme Québécois, Québécois allophones ou francophones d'Amérique. Le droit que possède une communauté politique de se désigner révèle, d'une part, une affirmation identitaire et constitue, d'autre part, l'acte d'habilitation [63] politique par excellence [54]. Aussi, que le premier ministre libéral Jean Chrétien choisisse de réduire la Fête nationale des Québécois à la Fête nationale des Canadiens français, en plus de chercher à ethniciser les Québécois, contrevient à la façon dont les Québécois, toutes origines confondues, souhaitent aujourd'hui construire et définir leur communauté politique.

L'avènement du Québec en tant que communauté construite en voie de transformation représente un contrepoids efficace à l'attraction qu'exerce la mondialisation sur les gens et offre aux citoyens en quête de sens un point de repère où inscrire leur spécificité [55]. Il est dès lors possible de s'émanciper de sa condition d'individus en s'inscrivant soit dans un ensemble territorial bien circonscrit identitairement du type de l'État-région, soit dans l'État-nation. Dans l'un ou l'autre de ces cas de figure, les citoyens disposent de moyens particuliers pour s'affirmer politiquement ; il n'en tient qu'à eux, dans un pays de démocratie libérale à tout le moins, de les utiliser et, s'il y a lieu, de s'affranchir.

CONCLUSION

Plusieurs défis restent à relever pour les citoyens de l'espace québécois puisque le Québec demeure un projet en construction. La pérennité de ces défis indique aussi [64] que les arrimages importants entre la société civile et les forces politiques se renouvellent au quotidien et qu'il importe que tous les citoyens du Québec prennent la responsabilité de s'inscrire dans son édification comme lieu politique.

L'urgence de poursuivre l'affirmation de cet espace politique devient évidente lorsque l'on fait le constat que le territoire demeure l'un des rares lieux dans les démocraties libérales où il est encore possible de poursuivre la lutte contre les inégalités sociales, d'actualiser la représentation et de mesurer l'imputabilité des acteurs politiques. L'État-région peut donc être à la fois porteur des solidarités et révélateur des pratiques démocratiques. Toutefois, il faut s'assurer que l'État-région ne se transforme pas en un projet totalisant et qu'il soit loisible pour les tenants de la diversité et de l'altérité d'être pleinement entendus et surtout d'exercer pleinement leurs rôles.

La présence des identités multiples, plutôt que d'atténuer l'importance du territoire, lui apporte de la profondeur. Nous ne pouvons en aucune façon faire abstraction de la présence des nouvelles formes identitaires. Leur insertion dans des espaces mieux délimités comme celui de l'État-région (alors que l'État-nation perd parfois de sa pertinence, surtout lorsque les communautés sous-jacentes sont plurinationales comme c'est le cas en Belgique, au Canada et en Espagne) vient donner un sens réel aux communautés de proximité.

Ainsi l'existence des identités multiples, plutôt que d'atténuer l'importance du territoire, l'augmente au contraire. Il est donc de moins en moins possible de faire abstraction des diverses formes d'expression identitaire. En quête d'ancrage dans ces vastes ensembles, les identités collectives cherchent à se recomposer sur une base territoriale moins floue. Leur insertion dans de nouveaux espaces, [65] à l'échelle de l'État-région par exemple, donne au territoire un sens réel au sein duquel il est possible pour les regroupements de taille humaine de défendre des principes humanistes tout en ayant l'espoir de pouvoir influencer le système.

S'il est vrai que la mondialisation a ouvert les horizons de plusieurs citoyens, il n'est pas moins vrai que ce sont les plus démunis qui en font souvent les frais. L'émergence de l'État-région pourrait être vue comme une réponse politique louable, avec un potentiel identitaire réel, à la fuite en avant dans laquelle plusieurs États-nations se sont follement engagés.



[1] On peut se reporter ici au collectif sous la direction de Michel Venne, Penser la nation québécoise, Montréal, Québec Amérique, 2000, collection « Débats ».

[2] Alain-G. Gagnon et Guy Lachapelle, « Quebec Confronts Canada : Two Competing Societal Projects Searching for Legitimacy », Publius, vol. 26, n° 3, 1996, p. 177-191.

[3] Maurice Saint-Germain, Une économie à libérer. Le Québec analysé dans ses structures économiques, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 1973.

[4] Alain-G. Gagnon (dir.), L’Union sociale canadienne sans le Québec. Huit études sur l’entente-cadre, Montréal, Éditions Saint-Martin, 2000.

[5] Charles Taylor, Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 52.

[6] E. J. Hobsbawm, Nations and Nationalism since 1780. Programme, Mythy Reality, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

[7] Hobsbawm, op. cit., p. 191. (C'est l'auteur qui traduit.)

[8] Yasemin Nuhoglu Soysal, Limits of Citizenship. Migrants and Postnational Membership in Europe, Chicago, The University of Chicago Press, 1994.

[9] Soysal, op. cit., p. 8 : « a more universalistic model of membership and rights cornes to contest the exclusive model of citizenship anchored in national sovereignty. » (C'est l'auteur qui traduit.)

[10] Y. Soysal, ibid., p. 143-156.

[11] Voir aussi Michael Mann, « Has Globalization Ended the Rise of the Nation-State ? », Review of International Political Economy, vol. 4, n° 3, 1997, p. 497-513.

[12] Soysal, op. cit., p. 159. (C'est l'auteur qui traduit.)

[13] Bertrand Badie, La Fin des territoires : essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, 1995.

[14] Bertrand Badie, Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999.

[15] Michael Keating y consacrera d'ailleurs son plus récent ouvrage. Voir Michael Keating, Plurinational Democracy. The United Kingdom, Spain, Belgium and Canada in a Post-Sovereign Era, Oxford, Oxford University Press, 2001 ainsi que sa contribution à ce livre (p. 67-103).

[16] Keating veut aussi pour preuve de cette tradition les revendications des Basques exigeant avec succès que les Fueros soient officiellement enchâssés dans la Constitution espagnole de 1978. On lira aussi avec grand intérêt l'ouvrage de Neil MacCormick, Questioning Sovereignty. Law, State and Nation in the European Commonwealth, Oxford, Oxford University Press, 1999.

[17] James Tully, Strange Multiplicity. Constitutionalism in an Age of Diversity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 et son chapitre d'introduction à Multinational Democracies, co-dirigé avec Alain-G. Gagnon, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.

[18] Rogers Brubaker, Nationalism Reframed. Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 8-9.

[19] Brubaker, op. cit., p. 2-3. (C'est l'auteur qui traduit.)

[20] Jacques Rupnik (dir.), Le Déchirement des nations, Paris, Seuil, 1995.

[21] Michel Venne, op. cit.

[22] Kenichi Ohmae, The End of the Nation-State. The Rise of Regional Economies, Londres, Simon and Shuster, 1995.

[23] D'une perspective de gauche, on lira avec intérêt David A. Wolfe, « The Emergence of the Region State », dans Thomas J. Courchene (dir.), The Nation-State in a Global/Information Era : Policy Challenges, Kingston, The John Deutsch Institute for the Study of Economic Policy, 1997, p. 205-240.

[24] Se référer à Thomas J. Courchene et Colin Telmer, From Heartland to North American Region State : The Social, Fiscal, and Federal Evolution of Ontario, Faculty of Management, University of Toronto, Monograph Series on Public Policy, Toronto, 1998.

[25] Voir R. Cappellin, « Federalism and the Network Paradigm : Guidelines for a New Approach in National Policy » et « Regional Governance and Economic development : Lessons From Federal State », dans M. Danson (dir), Regional Governance and Economic Development, coll. European Research in Regional Science, n°  7, Londres, Pion Limited, 1997.

[26] K. Ohmae, op. cit., p. 80.

[27] Pour un rapprochement du nationalisme des fondements du libéralisme, voir Yael Tamir, Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1993 ; et Jeff Spinner, The Boundaries of Citizenship, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1994.

[28] Stephen D. Krasner, Sovereignty. Organized Hypocrisy, Princeton, Princeton University Press, 1999.

[29] Voir Michael Keating, « So many Nations, so few States » ; et David Miller, « Nationality in Divided Societies », dans Alain-G. Gagnon et James Tully (dir.), Multinational Démocraties, op. cit.

[30] Voir Dimitrios Karmis et Alain-G. Gagnon, « Fédéralisme et identités collectives au Canada et en Belgique : des itinéraires différents, une fragmentation similaire », Revue canadienne de science politique, vol. 20, n° 3, 1996, p. 435-468.

[31] Alain-G. Gagnon et Raffaele Iacovino, « Framing Citizenship Status in an Age of Polyethnicity : The Quebec's Model of Interculturalism », dans Harvey Lazar et Hamish Telford (dir.), The State of the Federation 2001, Kingston, Institute of Intergovernmental Relations, 2001.

[32] Alain-G. Gagnon, « The Moral Foundations of Asymmetrical Federalism : A Normative Exploration of the Case of Quebec and Canada », dans Alain-G. Gagnon et James Tully (dir.), Multinational Democraties, op. cit. Aussi, Alain-G. Gagnon et François Rocher, « Nationalisme libéral et construction multinationale de la nation dans la dynamique Québec-Canada », Revue internationale d'études canadiennes, n° 16, 1997, p. 51-68.

[33] Michael Ignatieff, Blood and Belonging. Journeys into the New Nationalisme Toronto, Penguin, 1993.

[34] Alain-G. Gagnon, « La pensée politique d'André Laurendeau : communauté, égalité et liberté », Cahiers d'histoire du Québec au XXesiècle, n° 10, hiver 2000, p. 31-44.

[35] Ces thèmes ont été approfondis par James Tully. Voir Une étrange multiplicité. Le constitutionnalisme à une époque de diversité, Québec/ Bordeaux, Les Presses de l'Université Laval/Les Presses de l'Université de Bordeaux, 1999.

[36] Michael Ignatieff, The Rights Revolution, Toronto, Anansi, 2000, p. 84. (C'est l'auteur qui traduit.)

[37] Ignatieff, op. cit., p. 120.

[38] Montserrat Guibernau, Nations Without States. Political Communities in a Global Age, Cambridge, Polity, 1999, p. 153.

[39] On peut se référer ici à Georges Benko et Alain Lipietz, Les Régions qui gagnent. Districts et réseaux : les nouveaux paradigmes de la géographie économique, Paris, Presses universitaires de France, 1992 ; et à Danielle Fontaine et Nicole Thivierge (dir.), Les Régions fragiles face à la mondialisation, Rimouski, GRIDEQ-GRIR, 1999.

[40] Pour une interprétation analogue, voir Philip Cerney, « Paradoxes of the Competition State : the dynamics of political mobilization », Government and Opposition, vol. 32, n° 2, 1997, p. 251-274.

[41] Pour une étude traitant du programme Corvée habitation, on peut se reporter à Louis Fournier, Solidarité Inc. Un nouveau syndicalisme créateur d'emplois, Montréal, Québec Amérique, 1991.

[42] Voir Alain-G. Gagnon et Stéphanie Rousseau, « L'importance de la société civile dans la gestion politique du sinistre », dans Études sectorielles du rapport de la Commission scientifique et technique chargée d'analyser les événements relatifs à la tempête du verglas survenue du 5 au 9 janvier 1998, Gouvernement du Québec, Les Publications du Québec, 1999, p. 235-256.

[43] Marc Lemire, « Mondialisation économique et mouvement social : de l’AMI au Cycle du millénaire », Politique et Sociétés, vol. 19, n° 1, 2000, p. 49-78.

[44] Claude Turcotte, « La société norvégienne Raufoss s'installe au Québec », Le Devoir, 19 janvier 2001, p. B-7.

[45] Voir Gordon Mace et Louis Bélanger (dir.), The Americas in Transition. The Contours of Regionalism, Boulder, Lynne Rienner Publishers, 1999.

[46] Alain Dieckhoff, La Nation dans tous ses États. Les identités nationales en mouvement, Paris, Flammarion, 2000, p. 128.

[47] Peter Katzenstein, Small States in World Markets, Ithaca, Cornell University Press, 1985.

[48] Alain Dieckhoff, op. cit., p. 123.

[49] Voir l'entretien que Badie accorde à Pauline Sain et Stéphane Louhaur : « L'État-nation, un acteur parmi d'autres ? », dans Label France : Ensemble vers le XXIe siècle, n° 38, janvier 2000, p. 12-14.

[50] Voir Bogumil Jewsiewicki et Jocelyn Létourneau (dir.), Les Jeunes à l’ère de la mondialisation. Quête identitaire et conscience historique, Sillery, Éditions du Septentrion, 1998. Les études publiées dans le collectif démontrent que le lieu d'appartenance principal des jeunes demeure, en cette ère de mondialisation exacerbée, la nation.

[51] Jocelyn Létourneau, « Le « Québec moderne » : un chapitre du grand récit collectif des Québécois », Discours social, vol. 4, nos 1-2, 1992, p. 79.

[52] Donald Savoie, Centring the State, Toronto, University of Toronto Press, 2000.

[53] Voir William Coleman, « Le nationalisme, les intermédiaires et l'intégration économique canadienne », Politique et Sociétés, n° 28, automne 1995, p. 31-52.

[54] Voir Susan D. Phillips, « Social Movements in Canadian Politics : Past Their Apex ? », dans James Bickerton et Alain-G. Gagnon (dir.), Canadian Politics, Peterborough, Broadview Press, 1999, p. 375-380.

[55] C'est ainsi par exemple que des individus, atomisés souvent davantage par le processus de la mondialisation, peuvent à l'occasion jeter leur dévolu sur des partis populistes. Voir, à ce sujet, d'Yves Mény et Yves Surel, Par le peuple, pour le peuple. Le populisme et les démocraties, Paris, Fayard, 2000.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 7 octobre 2017 6:27
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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