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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Nations en quête de reconnaissance. Regards croisés Québec-Catalogne. (2011)
Introduction


Une édition électronique réalisée à partir du livre sous la direction d'Alain G. Gagnon et Ferran Requijo, Nations en quête de reconnaissance. Regards croisés Québec-Catalogne. Bruxelles: P.I.E. Peter Lang, 2011, 246 pp. Collection: “Diversitas”, no 9. [Livre diffusé en libre accès à tous avec l'autorisation de M. Gagnon accordée le 18 novembre 2020.]

[17]

Introduction

Défis à relever dans les démocraties plurinationales en ce début de XXIe siècle

Ferran REQUEJO et Alain-G. GAGNON

Depuis quelques décennies, il est de plus en plus évident que les démocraties libérales n'ont plus de rivales lorsque l'on compare les systèmes politiques. Cependant, ces types de démocraties se sont construits surtout à partir des réalités étatiques développées au cours des deux derniers siècles. Cette construction historique particulière n'est pas « neutre » par rapport aux limites et aux possibilités de ces démocraties lorsqu'elles revêtent des caractéristiques de pluralisme national interne (démocraties plurinationales). C'est ainsi que les théories de la démocratie ont été, traditionnellement, des théories de l'État démocratique. Du point de vue de la théorie politique normative, cet enjeu n'en est pas moins neutre, surtout lorsqu'on analyse des sujets comme celui des droits individuels et des droits collectifs ou encore les institutions représentatives, les processus de décision, la distribution des pouvoirs et les relations internationales. La Catalogne et le Québec sont deux nations qui ne disposent pas véritablement d'un État propre et elles revendiquent au sein des États dont ils font partie (l'Espagne et le Canada) une pleine reconnaissance et un accommodement politique juste et stable de leur personnalité nationale distincte.

La construction de démocraties de plus en plus raffinées en termes nationaux et culturels constitue l'un des défis les plus importants de la révision normative et institutionnelle des démocraties libérales actuelles. Dans l'agenda politique et analytique récent, certaines problématiques se sont imposées : qu'implique, pour les institutions, la symbolique ou l'autogouvernement le fait de régulariser constitutionnellement des démocraties plurinationales ? Quelles particularités normatives et institutionnelles requièrent ces démocraties par rapport à celles à caractère mononational ? Comment comprendre et concrétiser des concepts aussi classiques que la représentation, la participation, la citoyenneté ou la souveraineté populaire dans des contextes plurinationaux et multiculturels ? Le débat actuel sur les relations entre le libéralisme démocratique [18] et le pluralisme national contribue au moins à éclaircir le débat démocratique de quatre façons :

1) Comprendre le pluralisme national non pas comme un simple fait empirique qu'il faut régulariser de la manière la plus pratique possible, mais comme une valeur que les institutions libérales et démocratiques doivent protéger ;

2) Identifier les limites culturelles qui concernent la théorie et les pratiques constitutionnelles traditionnelles de ces démocraties ;

3) Mieux mettre de l'avant les valeurs prétendument « universelles » sur lesquelles se fonde une grande partie des concepts libéraux démocratiques classiques ;

4) Encourager une vision de la société qui puisse faire la différence entre les cultures et qui contribue à établir des contextes de choix pour les communautés nationales.

L'histoire du libéralisme démocratique pourrait être présentée par les différents secteurs sociaux et culturels comme l'histoire de la reconnaissance progressive de certaines demandes d'impartialité. Nous savons que le langage abstrait et universaliste sous-jacent aux valeurs libérales de liberté, d'égalité et de pluralisme a permis, dans la pratique, l'exclusion de certaines voix dans la régulation des libertés, des égalités et des pluralismes concrets dans les sociétés contemporaines. Historiquement, ceci a été, par exemple, le cas des non-propriétaires, des femmes, des indigènes, des minorités ethniques, linguistiques et nationales, etc. En fait, la plupart des premiers défenseurs du libéralisme - jusqu'au milieu du XIXe siècle - étaient opposés à la déclaration de droits démocratiques tels que le suffrage universel ou même le droit d'association. Ces droits qui, de nos jours, semblent « évidents » ont dû être arrachés au constitutionnalisme libéral au cours de la première moitié du XXe siècle, après des décennies d'affrontements surtout de la part des organisations politiques et des syndicats de travailleurs. Plus tard, c'est la généralisation des droits sociaux qui ont été à la base des États-providence occidentaux de l'après Deuxième Guerre mondiale.

Au cours de ces dernières années, de nouvelles voix politiques ont émergé dans les démocraties libérales, dénonçant l'absence de reconnaissance et d'accommodements en termes d'égalité, de liberté et de pluralisme. Parmi elles, soulignons celles des groupes nationaux et culturels minoritaires, c'est-à-dire des groupes dont les identités nationales ou culturelles ne coïncident pas avec les identités des groupes majoritaires ou hégémoniques dans les démocraties.

Conséquemment, les démocraties libérales s'affrontent au sujet de la reconnaissance et de l'accommodement politique et constitutionnel de [19] leur pluralisme national et culturel interne dans le domaine des droits, des institutions, des processus de décision collective et d'autogouvernement de chaque nation au sein des démocraties plurinationales. Ce sont là des questions trop peu étudiées aussi bien dans le courant du libéralisme démocratique que dans les différentes variantes du socialisme, du républicanisme ou du conservatisme. Le pluralisme national est un type concret de pluralisme face auquel les idéologies politiques classiques se sont souvent montrées et, dans certains cas, se montrent encore aujourd'hui soit réfractaires soit perplexes et désorientées. En fait, tous les États, même les États démocratiques, ont été et continuent à être des agences nationalistes et nationalisatrices.

Regrettablement, les régimes en place ont trop souvent traité les différences nationales et culturelles internes des démocraties en termes de « déviations particularistes ». Cependant, contrairement aux versions qui préconisent un soi-disant laissez faire en matière culturelle et nationale ou une prétendue supériorité ou modernité des valeurs des majorités, l'expérience indique clairement que l'État n'a pas été, n'est pas et ne peut pas être neutre en matière nationale et culturelle. Trop souvent, le développement pratique d'une grande partie des démocraties libérales a fait la promotion de l'assimilation des minorités au nom de leur intégration politique. Ce qui a mené à la marginalisation des minorités nationales et culturelles internes au sein des États au nom soit de l'« universalisme », de « l'égalité de citoyenneté », de la « souveraineté populaire » ou de la « non-discrimination ». Des concepts qui, dans la pratique, se sont révélés inégalitaires, discriminatoires et partiaux en faveur des caractéristiques particulières des groupes culturellement hégémoniques ou majoritaires des démocraties (qui ne coïncident pas nécessairement avec les groupes ou les secteurs hégémoniques dans le domaine socio-économique).

Aujourd'hui, nous pouvons dire que l'équité politique doit revêtir un caractère national et culturel pour progresser vers des démocraties ayant une plus grande qualité éthique. Autrement dit, l'idée que l'uniformité est l'ennemie de l'égalité et que le cosmopolitisme passe par le fait d'établir une vaste reconnaissance explicite et un accommodement du pluralisme national et culturel des démocraties (celui des majorités et des minorités) se fraye un chemin.

Parmi les éléments qui marquent les faiblesses ou les biais nationaux et culturels de la tradition libérale démocratique (et d'autres courants politiques que nous n'explorerons pas ici) qui conditionnent aussi bien la concrétisation des valeurs et les principes organisationnels des démocraties libérales que leurs régulations institutionnelles, nous pouvons souligner les suivants :

[20]

1) L'absence d'une théorie du démos dans les théories traditionnelles de la démocratie qu'elles soient à caractère plutôt libéral ou à caractère plutôt républicain. On ne retrouve pas dans ces théories de réflexions non plus sur les limites légitimes (frontières et droits de sécession).

2) La considération de la « justice » d'un point de vue presque exclusivement théorique, du paradigme de l'égalité en termes socio-économiques, avec une sous-estimation du paradigme de la différence en termes nationaux et culturels. Il s'agit du contraste entre ce que l'on appelle parfois le paradigme de la redistribution et le paradigme de la reconnaissance (un contraste qui, au sein des théories actuelles de la démocratie, se manifeste dans ses approches que l'on appelle le Libéralisme 1 et le Libéralisme 2). [1]

L'application d'un langage universaliste à un groupe étatique particulier présenté à l'interne comme une réalité nationale homogène. La présence d'une étatisation uniformisatrice en termes nationaux et culturels comme un « élément caché » du libéralisme démocratique traditionnel dans la régulation des droits et des devoirs de la « citoyenneté » et de la « souveraineté populaire ». Tout cela étant clairement à l'opposé des inévitables processus de nation-building étatiques présents dans toutes les démocraties.

Les limites du langage et de l'interprétation des valeurs et des institutions démocratiques dans les théories libérales démocratiques les plus élaborées (Rawls, Habermas) quand elles doivent faire face aux demandes de reconnaissance et d'accommodement normatif et institutionnel en provenance des nations minoritaires.

Pour trouver une solution à un problème, il faut commencer par le définir, ce qui se décline en trois temps. En premier lieu, savoir choisir la question de base, la question décisive qu'il faut considérer. Évidemment, outre cette question, il y aura probablement toute une kyrielle d'autres sujets qui seront liés à la première : le développement économique, les inégalités de revenus, l'intégration dans les institutions supra-étatiques telles que l'Union européenne ou l'ALENA, le multiculturalisme, etc. Mais il est inconvenant de mélanger d'emblée toutes ces questions. En deuxième lieu, définir un problème exige aussi de savoir le caractériser le plus précisément possible. Ce qui exige de plus un traitement conceptuel soigné et historique mais aussi la prise en compte de toutes les données empiriques qui sont pertinentes sur le plan normatif Et, en troisième lieu, définir un problème c'est savoir où il faut aller pour chercher les solutions possibles dans le domaine de la théorie [21] comme dans le domaine de la politique comparée. Isaiah Berlin disait déjà que les questions que nous nous posons en philosophie, en histoire ou en sciences sociales en général, ne sont intelligibles que si nous savons où nous devons aller chercher les réponses.

Dans notre contexte, la question politique de base est de savoir comment se déploie de manière juste une démocratie libérale dans une réalité plurinationale. Nous pouvons résumer les réponses classiques à cette question de trois façons :

  • le fédéralisme (dans le sens large du terme, en y incluant les fédérations, les États associés, les associations de type fédéral et les confédérations) ;

  • les institutions et les processus à caractère « consociationnel » (de consensus parmi les majorités et les minorités). On en trouve des exemples dans les systèmes politiques en Suisse et en Belgique - dans ces cas en lien avec des solutions fédérales) ;

  • la sécession.

Trouver la solution la plus adéquate dépendra du contexte de chaque cas (histoire, situation internationale, types d'acteurs, culture politique, etc.). Cependant, la question clé dans le cas d'une démocratie libérale plurinationale est d'établir non pas comment le demos parvient au cratos - ce serait là la vision traditionnelle de la démocratie - mais comment faire pour que les différents demoï nationaux qui cohabitent dans une même démocratie soient politiquement et constitutionnellement reconnus et « accommodés » en termes égaux (entre les majorités et les minorités). Cela touche à des questions « démocratiques » (représentation des majorités et des minorités dans les « gouvernements partagés » de la démocratie) mais, par-dessus tout à des questions propres aux valeurs « libérales » (protection et développement des minorités dans le champ de la démocratie et au niveau international, face à la « tyrannie de la majorité » ; la possible régulation d'un droit de sécession constitutionnel des minorités nationales). [2]

Il existera toujours des éléments nationalement compétitifs dans les réalités plurinationales. C'est, outre inutile, contreproductif d'essayer de reconduire la question à travers des « post-nationalismes » ou d'autres concepts semblables qui essaient de l'éviter ou de la « dépasser ». [3] Il [22] s'agit de tentatives empiriquement mal montées qui, dans la pratique, se transforment en légitimatrices du statu quo.

Les sociétés actuelles sont devenues trop complexes pour être expliquées par des conceptions politiques qui étaient pensées pour un niveau de complexité sociale, nationale et culturelle moindre que ce qui prévaut actuellement. De nos jours, il faut établir une interprétation beaucoup plus pointue que celle qu'offre le constitutionnalisme traditionnel des valeurs à la base de la tradition libérale et démocratique : la liberté, l'égalité, le pluralisme, la dignité et la justice. La complexité exige des théories plus sensibles aux variations de la réalité empirique au moment d'établir la concrétisation de ses valeurs légitimatrices de base. Elle exige surtout des solutions pratiques et institutionnelles dont les procédures sont plus adaptées au pluralisme des sociétés contemporaines. La théorie politique et la politique comparée sont des domaines qui doivent être mis en interrelation afin d'avancer une meilleure théorie et une meilleure politique comparée. Au début du XXIe siècle, la reconnaissance et l'accommodement politique des démocraties plurinationales demeurent toujours des questions non résolues de l'agenda démocratique et du constitutionnalisme de nature libérale.

Brève présentation des chapitres

Dans son chapitre, Ferran Requejo dresse l'arrière-plan philosophique des débats entre le libéralisme politique et le fédéralisme dans les sociétés plurinationales à partir de la vision de Kant et d'Hegel. Il s'agit de deux moments historiques qui permettent de faire ressortir les différentes positions intellectuelles implicites à partir desquelles des versions variées du libéralisme politique et du fédéralisme avancent des valeurs, des objectifs et des arguments précis. Requejo analyse en premier lieu les notions kantiennes d’individualisme moral, de cosmopolitisme et de patriotisme. Par la suite, l'auteur traite de l'importance pour la compréhension des sociétés plurinationales de deux notions kantiennes, l'insociable sociabilité des humains et les Idées de la Raison. Finalement, il considère le prolongement que fait Hegel de ces notions en mentionnant la critique de la philosophie kantienne à partir des concepts de reconnaissance et d’éthique. L'auteur présente le collectivisme moral d'origine hégélienne, une perspective analytique et normative opposée à l'individualisme moral d'origine kantienne, comme une optique qui facilite la reconnaissance et l'accommodement politique et constitutionnel du pluralisme au sein des démocraties plurinationales. Il s'agit d'une optique qui, malgré son aspect étatique implicite, permet d'aller au-delà des déficits et des faiblesses institutionnelles que présentent les démocraties plurinationales de la politique comparée en termes de reconnaissance [23] de son pluralisme national interne et en termes d'un accommodement constitutionnel satisfaisant de ce type de pluralisme, généralement absent ou très éloigné dans les théories libérales et démocratiques traditionnelles.

Dans le deuxième chapitre, le philosophe Michel Seymour offre une analyse éclairante du concept d'autodétermination D'entrée de jeu, il différencie la notion d'autodétermination interne et externe et il approfondit la notion de peuple comme constituant un élément déterminant et fondateur de la souveraineté. Seymour établit un ensemble de relations entre ces deux notions et explique pourquoi et dans quelle mesure le droit à l'autodétermination interne constitue un droit pouvant être exercé par tous les peuples. Par ailleurs, l'auteur conclut que le droit à l'autodétermination externe ne pourra être utilisé que dans les cas d'injustices graves. C'est en ce sens que le non-respect du droit à l'autodétermination constitue, selon Seymour, une raison suffisante permettant à la nation minoritaire de revendiquer son droit à l'autodétermination externe.

Puis, dans le chapitre 3, Alain-G. Gagnon prend le relais en mettant en valeur l'idée que l'on peut définir le peuple en tant qu'association d'individus exprimant ses propres intérêts collectifs par la voie de la démocratie directe - que ce soit par voie de référendum, d'assemblées constituantes, de forums de nature diverse, ou par la voie de la démocratie électorale. Il adopte une conception strictement politique de la liberté collective dont l'agent est le peuple pris dans une perspective institutionnelle et qu'il représente sous la forme d'une culture sociétale nationale. Il tire profit des travaux d'Isaiah Berlin sur la liberté négative et la liberté positive qu'il fait passer du niveau individuel au niveau collectif. Le droit à l'autodétermination interne et externe des peuples est présenté comme étant l'expression par excellence du phénomène d'une liberté positive de nature collective. Enfin, l'auteur prend la mesure des stratégies de contentement et d'endiguement déployées par les nations majoritaires dans le bras de fer avec les nations minoritaires et il présente ces démarches comme étant un faux dilemme. Le cas du Québec est au cœur de la réflexion et contribue à faire ressortir la valeur intrinsèque du principe fédéral, tout en étant sensible aux droits des nations à leur autodétermination interne et externe.

Dans le chapitre 4, Montserrat Guibernau développe le thème de la congruence ou non de la notion d'État et de nation et de la vocation sécessionniste implicite des mouvements nationalistes minoritaires. Les cas du Québec, de la Catalogne et de l'Ecosse sont les trois cas empiriques sur lesquels s'appuie l'analyse historique et comparée. L'auteure se pose la question à savoir si les processus de dévolution et de décentralisation [24] politique favorisent ou non le sécessionnisme des nations sans État propre. La conclusion avancée est loin d'être un constat général. Guibernau suggère plutôt d'y aller d'une analyse au cas par cas en s'appuyant sur l'idée que le nationalisme ne conduit pas invariablement à la sécession, mais qu'il cherche à faire la promotion du développement intégral de la nation. Les motifs ou les raisons pour ne pas adopter une stratégie sécessionniste varient selon les différents cas empiriques. Mais la question, déjà posée par Ernest Gellner, reste ouverte à savoir si une nation/culture peut survivre sans la protection d'un État propre.

André Lecours approfondit, dans le chapitre 5, les raisons profondes pouvant expliquer la force de résilience des mouvements nationalistes au sein des démocraties libérales occidentales et valide plusieurs des arguments avancés par Guibernau. L'auteur passe en revue quelques-unes des théories annonçant le déclin du nationalisme dont les thèses portant sur la modernité. L'auteur retient six idées fortes permettant de cerner et d'expliquer le phénomène national au Québec et, par extension, en Catalogne. Il s'agit en l'occurrence de la quête d'autodétermination recherchée par les nations minoritaires, de l'institutionnalisation de l'autonomie territoriale ; de la valeur mobilisatrice des récits historiques ; de la force mobilisatrice des questions constitutionnelles, de la place centrale occupée par les mouvements nationalistes dans les débats portant sur les politiques gouvernementales et, enfin, de l'intégration à de grands ensembles économiques.

Joaquim Colominas, quant à lui, analyse dans son chapitre la tentative du catalanisme politique de transformer l'Espagne en un État plurinational après la dictature franquiste. Selon Colominas, il s'agit d'une tentative qui, jusqu'à nos jours, a échoué bien que le fait d'avoir un projet politique pour l'Espagne ait été un élément définisseur permanent du catalanisme politique. Il existe dans l'histoire contemporaine espagnole une tension permanente entre une conception mononationale de « l'Espagne » et une conception plurinationale de « l'État espagnol ». Il s'agit d'une tension présente aussi dans le cadre juridique de ce que l'on désigne « l'État des autonomies ». Un cadre que les deux grands partis nationalistes espagnols, le Parti socialiste espagnol (PSOE) et le Parti populaire (PP), ont cependant tenté de ne pas développer en termes plurinationaux, tout en empêchant une institutionnalisation de la diversité nationale de l'État. Un processus qui ne s'est pas non plus concrétisé avec l'approbation initiale d'un nouveau Statut de la Catalogne, en 2006. L'État de l'autonomie a procédé à une décentralisation de l'État, mais le système constitutionnel espagnol doit encore réussir la régulation de la plurinationalité. Cela reflète deux conceptions de la démocratie et des développements potentiels des accords politiques réalisés pendant la transition, à la fin des années 1970. Alors que le catalanisme [25] a perçu ces accords comme un point de départ, le nationalisme espagnol les a compris comme un point final, une fin. Le résultat en a été la persistance de la tension nationale et le durcissement des positions du catalanisme vers des objectifs de souveraineté plus radicaux.

Suit, dans le septième chapitre, une contribution socio-historique de Denys Delâge qui nous invite à réfléchir sur l'héritage colonial du Québec (et du Canada) et l'obligation qui nous incombe de trouver des nouveaux équilibres entre la nation majoritaire au Québec et les Premières nations. Ce rapport colonial vient colorer toute la trame historique mettant en relation les Autochtones et non-Autochtones. Tout comme ce fût le cas dans l'étude des rapports de domination liant la Catalogne et l'État espagnol, Delâge discute abondamment de la question de l'évolution des paradigmes mémoriels, des mythes et de défis à relever pour le vivre-ensemble au Canada. Il avance l'argument que nous sommes dans les faits en présence de trois « nous » puisqu'il y a bien trois cultures et que ces trois peuples fondateurs se doivent de trouver des voies de réconciliation et de cohabitation. « Déconstruire le regard colonial, c'est reconnaître l'Autre » écrira-t-il avec justesse. L'auteur présente de façon pénétrante la situation précaire dans laquelle évoluent les membres des Premières nations et conclut que pour que les Autochtones puissent s'affranchir du lien colonial, ils doivent de façon urgente renoncer à leur prise en charge par des pouvoirs sur lesquels ils n'ont dans les faits aucune prise. Cette renonciation contribuera à couper le lien de dépendance et à les affranchir économiquement, politiquement et socialement, tout en veillant à actualiser les anciens traités. Cette transition doit, selon Denys Delâge, s'appuyer sur la prise en charge des membres des Premières nations de leur avenir collectif et elle sera garante de leur plein affranchissement culturel, économique, politique et social.

Klaus-Jürgen Nagel établit les possibilités et les limites que le processus de construction européenne pose au catalanisme politique actuel. En premier lieu, il signale les lignes de continuité entre les politiques européennes adoptées aussi bien par les gouvernements de Convergencia i Unio (CiU) (1980-2003) que par l'alliance de trois partis formée par le Parti socialiste catalan (PSC), Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) et Iniciativa per Catalunya (ICV) (2003-2010) en partant de l'idée d'augmenter les possibilités d'une « Europe avec les régions » (plutôt que d'une « Europe des régions »). La stratégie adoptée par les gouvernements a été de caractère plus multilatéral que bilatéral bien que l'on accepte le manque de volonté institutionnelle de l'Union européenne sur le thème des nations sans État, et même sur celui des « régions à pouvoir législatif ». L’européisme n'est plus une marque de différentiation du catalanisme par rapport à d'autres forces politiques [26] espagnoles. Cependant, l'Union européenne joue un rôle ambivalent quant aux aspirations de souveraineté des partis nationalistes européens. Elle contribue, d'une part, à atténuer les demandes sécessionnistes mais, en même temps, elle facilite des positions à tendance confédérale au sein de certains partis, tels que le Parti nationaliste écossais (SNP), surtout depuis le dernier élargissement de l'UE vers les pays de l'Est de l'Europe. La question régionale est toujours une possibilité qui pourrait se radicaliser dans l'UE à venir.

D'un point de vue plus juridique que politique, Carles Viver analyse la reconnaissance des nations historiques à partir du terme « nationalité » inclus dans la Constitution espagnole de 1978, ainsi que l'existence ou non d'asymétries juridiques quant à l'autonomie politique des nationalités historiques et à leur relation bilatérale avec le pouvoir central. Le chapitre prend comme référence de base le développement législatif et les principales sentences du Tribunal constitutionnel qui touchent le développement de la communauté autonome ainsi que l'approbation initiale du Statut de la Catalogne (2006) et les Statuts d'autres « communautés autonomes » espagnoles qui établissent, selon l'auteur, une série de différences asymétriques par rapport aux autres communautés. Il signale aussi que l'État n'a pas changé la manière centralisatrice d'interpréter ses compétences pas plus que celles des communautés autonomes après l'entrée en vigueur des nouveaux statuts d'autonomie. Un autre trait propre au modèle autonomique est le profil bas des relations intergouvernementales à caractère horizontal entre les communautés autonomes. Les nouveaux statuts veulent corriger cette situation. D'autre part, l'établissement, par la Catalogne, de relations verticales avec le pouvoir central reste sujet à l'efficacité des commissions bilatérales État-Generalitat de la Catalogne et de la commission mixte quant au modèle de financement (cette dernière ayant cependant une efficacité modérée étant donné l'existence parallèle de relations multilatérales avec toutes les communautés autonomes de « régime commun » - toutes sauf le Pays basque et la Navarre). La conclusion générale est qu'il est loin d'être certain que, étant donné la situation intérieure et le cadre international actuel, les instruments juridiques dont disposent les nations minoritaires soient suffisants pour assurer leur survie dans un contexte de croissance globalisée.

S'appuyant sur les recherches en philosophie du droit, Hugo Cyr enchaîne en examinant diverses façons d'adapter le concept de la souveraineté, aujourd'hui dépassé selon l'auteur, aux cadres politiques et juridiques propres aux fédérations. Après avoir pris soin de remonter aux travaux pionniers de Jean Bodin sur l'État et sur la souveraineté, l'auteur constate que la réalité politique ne correspond plus à la théorie et propose un redressement théorique en s'appuyant sur les travaux des [27] spécialistes sur le fédéralisme. Cyr va jusqu'à remettre en question l'ensemble des modèles institutionnels existant et à questionner les bases mêmes sur lesquelles un État peut véritablement se constituer et légitimement prendre son essor.

Finalement, qu'il nous soit permis de rappeler que ce livre s'inscrit dans un projet de collaboration de longue haleine entre les chercheurs catalans et québécois. Nous les remercions pour leur appui tout au long de la préparation du livre. Au cours des prochaines années, nous approfondirons les présents travaux en explorant plus avant les thèmes du fédéralisme, de l'autonomie, du nationalisme, de la mémoire historique, de la paradiplomatie, de l'immigration, de la cohésion sociale, de la langue et de la culture.

On doit souligner l'apport de Josep Bargalló, président de l'Institut Ramon Llull (IRL) et ancien Premier ministre de la Catalogne et de Benoît Pelletier aujourd'hui professeur de droit à l'Université d'Ottawa et ancien ministre aux Affaires intergouvernementales canadiennes.

Pour ce projet, nous avons pu compter sur l'apport technique et financier de l'Institut Ramon Llull, du Secrétariat aux affaires intergouvernementales canadiennes, du ministère des Relations internationales du Québec, de la Délégation du Québec à Barcelone, de l'Universitat Pompeu Fabra, de l'Université du Québec à Montréal et de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes. Nos remerciements vont de plus à Carles Torner et à Marc Dueñas de l'IRL pour leur appui soutenu, à Martine Groulx, Caroline Jacquet, Xavier Dionne et à Olivier De Champlain de la CREQC, à Agustί Nicolau Coll, aux interprètes Mariam Chaïb Babou et Ester Vendrell, et à Eric Viladrich (Casal Català de Montréal) pour leur dévouement inégalé et la qualité de leur travail.

Précisons que ce livre paraîtra en catalan à l'Institut d'Estudis Autonomies de Catalogne et en français chez PIE Peter Lang. Nous remercions vivement nos éditeurs.



[1] Voir Ferran Requejo, Fédéralisme multinational et pluralisme de valeurs, Bruxelles, PIE Peter Lang, Collection « Diversitas », 2009, p. 43-45.

[2] Cette question est discutée dans Ferran Requejo, Fédéralisme multinational et pluralisme de valeurs, op. cit.) et dans Alain-G. Gagnon, La raison du plus fort : plaidoyer pour le fédéralisme multinational, Montréal, Québec Amérique, Collection « Débats », 2008.

[3] Voir Ferran Requejo, « Multinational, not "postnational" federalism » in Ramon Maiz et Ferran Requejo, dir., Democracy, Nationalism and Multiculturalism, Londres, New York, Routledge, 2005, p. 96-107.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le vendredi 4 décembre 2020 16:14
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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