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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Alain-G. Gagnon et François Boucher, “L’État québécois devant les défis de la diversité ethnoculturelle.” In Alain-G. Gagnon, Jean-Charles St-Louis, Les conditions du dialogue au Québec, pp.173-196. Montréal : Québec Amérique, 2016, 296 pp. Collection : Thèmes et genres. [Autorisation accordée par l'auteur, vendredi le 17 mars 2006, de diffuser tous ses travaux.]

[173]

Alain-G. Gagnon et François Boucher

L’État québécois devant les défis
de la diversité ethnoculturelle
.”

In Alain-G. Gagnon, Jean-Charles St-Louis, Les conditions du dialogue au Québec, pp.173-196. Montréal : Québec Amérique, 2016, 296 pp. Collection : Thèmes et genres.

Introduction [173]

LE CONTEXTE INTERNATIONAL [174]
LE CONTEXTE QUÉBÉCOIS [182]

1) La transition du Canada français comme premier repère communautaire au Québec en tant que société d'accueil [183]
2) De société d'accueil à communauté d'appartenance : élaboration d'une politique d'intégration et d'aménagement de la diversité culturelle de grande envergure [185]
3) Énoncé de 1990 : Au Québec, pour bâtir ensemble - temps fort de la politique d'accueil [187]
4) Du virage civique au développement de la notion de l'interculturalisme [188]

LES NOUVEAUX DÉFIS DE L'INTÉGRATION AU QUÉBEC [192]



Introduction


Les pays de démocratie libérale se caractérisent en général par leur propension à accommoder la diversité. Depuis les années 1970, les États occidentaux ont rejeté l'exigence d'assimilation afin de permettre aux minorités ethnoculturelles de s'autogouverner ou de pleinement participer à la vie collective sans avoir à abandonner les pratiques culturelles ou religieuses qui expriment leur identité distincte. Toutefois, il peut sembler, à première vue, que depuis une dizaine d'années, ce mouvement d'ouverture au pluralisme culturel se soit essoufflé. On parle ainsi, dans plusieurs pays, de « mort du multiculturalisme » et d'un ressac contre le pluralisme. Dans ce texte, nous situons les débats sur l'intégration des nouveaux arrivants au Québec dans ce contexte sociopolitique international. Nous jetons un regard historique afin de mettre en lumière l'évolution de l'approche de l'État québécois en matière d'intégration et d'inclusion de la diversité ethnoculturelle. Nous montrons ainsi que, loin d'exprimer un rejet du pluralisme et de l'ouverture à la diversité, cette évolution témoigne plutôt des efforts du Québec pour instaurer sa propre politique d'aménagement de la diversité. Après avoir esquissé les grandes lignes des débats sur la diversité sur le plan international, en accordant une attention toute particulière au contexte européen, nous soulignons les défis contemporains de la diversité au Québec et retraçons l'évolution des efforts de l'État [174] québécois en matière d'inclusion et d'intégration des nouveaux arrivants. Nous concluons que le Québec, au cours des quarante dernières années, a graduellement pris ses distances par rapport à l'assimilation et tend vers une politique centrée sur la promotion du français et sur la pleine participation et l'inclusion de tous [1].

LE CONTEXTE INTERNATIONAL

L'ouverture des États occidentaux à la diversité se traduit de plusieurs façons, que ce soit par les politiques d'embauché sensibles à la présence de collectivités différenciées sur le territoire, par l'adoption de programmes d'enseignement dans les langues d'origine, par la mise en valeur des apports historiques des groupes à l'édification de la société d'accueil, par l'appui financier aux groupes ethnoculturels au moment de l'implantation d'institutions spécifiques (comme cela a été le cas au moment de la mise en place de la politique du multiculturalisme canadien) ou par la volonté de faire converger les apports des groupes vers la consolidation d'une culture en partage proposée à l'ensemble des citoyens. On peut énumérer d'autres exemples importants de politiques sensibles à la diversité et à l'inclusion : pensons aux efforts pour augmenter la visibilité des groupes ethnoculturels dans les institutions publiques et dans la sphère médiatique, à l'implantation de programmes scolaires misant sur la tolérance et la diversité culturelle, et à l'instauration de pratiques d'accommodement permettant aux membres des groupes ethnoculturels d'afficher leur identité ou de pratiquer leur religion tout en prenant une part active à la vie publique et économique (accommodements raisonnables dans les institutions publiques et dans les lieux de travail).

[175]

À partir du début des années 1970, les États occidentaux ont cherché à répondre aux défis posés par la diversité ethnoculturelle en mettant de l'avant des politiques visant à protéger les droits des collectivités minoritaires et à reconnaître la légitimité de l'expression des identités de natures culturelle, ethnique, nationale, raciale et religieuse. Ce tournant multiculturaliste n'est pas passé inaperçu dans les milieux universitaires, de sorte que, au cours des années 1990, le multiculturalisme et la question du pluralisme identitaire ont occupé une place prépondérante dans la littérature scientifique. Certains chercheurs ont même exprimé l'idée que l'on assistait à l'émergence d'un consensus à propos de la légitimité des politiques du multiculturalisme [2]. Aussi les gouvernements se sentaient-ils épaulés au moment d'adopter des politiques publiques en vue de reconnaître la légitimité des identités ethnoculturelles dans la sphère publique et en particulier celles des collectivités minoritaires [3].

Ce consensus a toutefois été ébranlé au cours des années 2000. Dans le sillage du ressac contre l'Islam ressenti à la suite des événements du 11 septembre 2001, on a pu déceler trois phénomènes distincts : 1) une inquiétude accentuée des populations établies à l'endroit des personnes qui voudraient (apparemment) profiter des systèmes de sécurité sociale dont les populations déjà en place se seraient dotées au cours des ans et qu'elles risquaient de voir s'effriter en raison de la conjoncture économique et politique instable ; 2) la prégnance d'une insécurité économique et l'élargissement des zones de conflit à grande échelle ; 3) la volonté des nouveaux citoyens d'avoir recours, au même titre que les communautés [176] établies de longue date, aux instruments politiques et juridiques, et aux institutions pour faire connaître et valoir leurs différences et leurs préférences.

La légitimité et la volonté d'accommoder les identités ethnoculturelles ont été remises en question, tout particulièrement dans les pays de l'Europe de l'Ouest pourtant bien au courant des questions de diversité. On a ainsi été témoins de l'expression d'anxiétés culturelles et identitaires quant au potentiel de ces sociétés, reconnues pour leur capacité d'accueil, d'assurer un vivre-ensemble harmonieux et paisible de même qu'à maintenir un certain contrôle sur les marqueurs définissant l'identité collective et nationale eu égard à la langue, à l'apprentissage de l'histoire et à l'acquisition des normes culturelles et sociales [4]. De telles anxiétés identitaires ont aussi été observées à grande échelle dans plusieurs États marqués sur différents plans par l'immigration et la diversité, comme l'Australie [5] et les États-Unis [6]. Dans certains États, les législateurs ont cru essentiel de tenir des assises publiques pour faire le point sur l'ampleur des quêtes identitaires. C'est en pareil contexte que la France a mandaté dès 2003 la Commission Stasi en vue d'approfondir les questions relatives à l'application de la laïcité dans la République française, que le Québec a instauré la Commission Bouchard-Taylor en 2007 afin de réfléchir aux pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, et qu'à compter de 2010 la Belgique a lancé ses propres Assises de l'interculturalité sous le leadership de Marie-Claire Foblets et de Christine Kulakowski. Ces commissions avaient été précédées en 1997 par la Commission sur l'avenir d'une Angleterre pluriethnique, dirigée par Bhikhu Parekh. On doit à ces commissions un important travail d'exploration des questions relatives [177] au vivre-ensemble. Dans chacun de ces cas, on note une ouverture à la diversité religieuse, tout en suggérant à la fois des limites quant au port de signes ostentatoires et des balises concernant les jours de fêtes religieuses et les congés qui les accompagnent.

Au cours des travaux de ces commissions, plusieurs intervenants ont décrit les minorités ethnoculturelles issues de l'immigration comme étant porteuses de valeurs incompatibles avec les principes de base de la démocratie libérale tels que l'égalité entre les sexes et la tolérance envers les religions et les pratiques sexuelles différentes. D'autres intervenants ont perçu les politiques du multiculturalisme comme étant trop passives et encourageant la création d'enclaves ethnoculturelles vivant en retrait des autres membres de la société d'accueil.

Enfin, certains ont craint que le maintien des politiques du multiculturalisme puisse entraîner l'érosion de l'État-providence et limiter la redistribution des richesses, ce qui viendrait miner les bases de la solidarité [7]. Dans tous ces cas de figure, que l'on tolère ou non les valeurs apparemment différentes et incompatibles des immigrants, plusieurs politiques étaient d'avis que l'effet de la fragmentation sociale ou encore l'érosion de l'État-providence allait mettre à mal la cohésion sociale.

Ces critiques des politiques favorables au respect et à la reconnaissance de la diversité ont débouché sur une perception largement répandue selon laquelle le multiculturalisme, promu au cours des années 1990, avait abouti à un échec. On se souvient par exemple que la chancelière Angela Merkel a déclaré que le multiculturalisme allemand était « mort », une idée également soutenue par Nicolas Sarkozy et David Cameron [8]. Ces prises de position publiques cherchaient à [178] faire advenir une nouvelle Europe qui serait désormais fondée sur les politiques dites d'« intégration civique ». Dans les cercles universitaires, on a aussi parlé d'un « retrait du multiculturalisme », d'« un ressac à l'égard du multiculturalisme » ou d'un « retour de l'assimilation [9] ».

Pour répondre efficacement aux défis les plus récents, les gouvernements ont dit vouloir prendre le virage intégrationniste. L'actuel premier ministre britannique David Cameron a alors proposé de remplacer le multiculturalisme d'État par un « libéralisme musclé », plus intransigeant envers les expressions de la diversité, tout en faisant activement la promotion d'une identité nationale forte, et cela, dans le but de contrer, déclarait-il, la montée des extrémistes religieux, notamment ceux s'inscrivant dans la mouvance islamique [10]. L'Allemagne d'Angela Merkel, la France de Nicolas Sarkozy et l'Angleterre de David Cameron ont convenu publiquement d'emprunter cette voie pour prendre la mesure de ce qu'ils ont dénoncé comme étant du communautarisme. Ce virage consiste à exiger des nouveaux citoyens qu'ils adoptent les us et coutumes de la société d'accueil, ce qui participerait à réduire le fossé entre les diverses pratiques citoyennes.

L'instauration des changements politiques proposés visait à apporter une réponse ferme aux anxiétés identitaires au sujet de l'immigration et de la diversité en mettant entre autres l'accent sur les obligations et les devoirs des nouveaux arrivants. Cela se traduirait par de nouvelles exigences dont de nouveaux « tests de citoyenneté » et des entretiens ainsi que des cours permettant de s'assurer d'une connaissance adéquate de la langue, de l'histoire et des normes culturelles propres à la société d'accueil. La réussite de ces [179] tests est même parfois devenue une condition sine qua non à l'obtention de la citoyenneté ou du permis de résidence [11]. Les résultats ont été décevants puisque la réaction a souvent été forte, provoquant des tensions sociales considérables. Ce tournant intégrationniste a été accompagné d'un appui officiel plus timide à l'égard des politiques du multiculturalisme dans plusieurs États bien que, dans les faits, les politiques publiques aient été maintenues et des budgets parfois même majorés aient été votés par le législateur [12]. Ce que l'on observe n'est pas tant un retrait des politiques de multiculturalisme que l'ajout, en parallèle, de politiques assimilationnistes.

Sur le plan empirique, il n'a pas été démontré que les politiques du multiculturalisme pouvaient mener à l'érosion de la cohésion sociale. Il semble plutôt que les pays adoptant des politiques de réaménagement de la diversité en faveur d'une citoyenneté universelle non différenciée ravivent des tensions importantes. Pensons aux politiques françaises adoptées dans le sillage de la Commission Stasi et menant à l'interdiction du port du hijab dans les écoles publiques et, subséquemment, à diverses propositions en vue d'interdire la burqa en Belgique, en France et au Québec. Les échanges entourant ces propositions ont fait remonter à la surface des craintes majeures au sein des principales communautés d'accueil, dont il faut toutefois prendre acte.

Selon certaines études, il y aurait peu de différences mesurables entre les valeurs des nouveaux arrivants et celles des groupes majoritaires établis dans la longue durée. Les nouveaux arrivants n'adhéreraient pas moins aux valeurs libérales et démocratiques que les membres de la majorité ethnoculturelle, du moins, au Canada [13], et [180] le sentiment d'appartenance des minorités immigrantes dans le pays se comparerait favorablement à celui des membres de la majorité [14]. Il n'y aurait pas non plus de corrélation confirmée entre l'adoption des politiques de multiculturalisme et l'érosion de l'État-providence [15]. La montée des politiques d'intégration civique en Europe ne va pas non plus de pair avec un abandon des mesures visant à protéger les droits des minorités. Il apparaît plutôt que les politiques d'intégration civique se juxtaposent aux pratiques existantes de reconnaissance et d'accommodement de la diversité sans aller de pair avec un retrait des politiques de multiculturalisme déjà adoptées [16]. Les données recueillies confirment que les pratiques d'intégration civique « musclées » sont rarement adoptées par les États, en ce qu'elles entrent généralement en conflit avec le respect des droits des minorités [17]. De plus, alors qu'un certain durcissement s'est installé au sein des pays européens au cours des années 2000, une conception plus inclusive de l'intégration est apparue dans les institutions européennes [18]. Ainsi, une conception respectueuse de la diversité proposée par le Conseil de l'Europe, qui considère l'intégration comme un processus d'adaptation mutuel, a été adoptée dès 2004. Le Conseil a profité du moment pour identifier des « Principes de base communs » définissant non seulement les obligations des immigrants, mais également leurs droits et les responsabilités de la société d'accueil [19].

[181]

Il importe de rappeler qu'une grande part des controverses suscitées par l'aménagement de la diversité, en particulier de la diversité issue de l'immigration, tourne autour de la dimension religieuse des identités et des pratiques propres aux minorités ethnoculturelles. Si la diversité engendre des anxiétés identitaires, celles-ci sont surtout liées aux minorités religieuses, tout particulièrement celles associées à l'Islam [20]. Ainsi, au nom d'une vision très stricte de la laïcité et de la séparation entre les institutions politiques et l'univers religieux (et des objectifs que l'on identifie à la laïcité, soit la promotion de l'égalité, de la liberté individuelle et de la cohésion sociale), plusieurs mesures limitant la liberté d'afficher son appartenance à une religion ont été adoptées par le législateur. Pensons notamment à la loi française de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques ou encore aux lois française et belge de 2010 et 2011, interdisant le port de couvre-chefs cachant le visage dans tous les « lieux publics » (définis de la manière la plus large possible) ou même au référendum suisse de 2009, interdisant la construction de minarets. La laïcité se trouve donc entremêlée à la question de l'intégration des nouveaux arrivants, bien qu'elle soit un dispositif institutionnel initialement conçu pour assurer la coexistence entre les membres déjà bien établis d'une société, adoptant des croyances religieuses différentes [21].

Finalement, un aspect trop peu étudié ces dernières années concerne la question de l'aménagement linguistique dans les États complexes [22]. Force est de constater que les États bilingues et multilingues comme la Belgique, le Canada et la Suisse doivent généralement [182] surmonter des défis plus importants que les États unilingues comme l'Australie et la France. Ainsi, dans le cas du Québec, comme nous le verrons, la pérennité du français est demeurée une préoccupation constante pour chacun des partis ministériels qui se sont relayés depuis le début des années 1970 à la tête de l'État.

LE CONTEXTE QUÉBÉCOIS

La société québécoise s'est transformée depuis le début des années 1960 et elle a dû faire montre d'ouverture dans le but d'accueillir de nouveaux citoyens en quête d'un meilleur avenir, en se joignant à une communauté politique en pleine mutation. Le Québec aussi a cherché à instaurer et à mettre de l'avant sa propre politique d'aménagement de la diversité ethnoculturelle dès le début des années 1980. Cette période favorable à l'expression de la diversité ethnoculturelle a connu son moment fort au cours des années 1990, entre autres avec l'adoption de l'énoncé Au Québec, pour bâtir ensemble.

Bien qu'au pays le Québec ait été le premier à se doter d'une Charte des droits et libertés de la personne (1975), il a été plus lent à s'intéresser à la question de la diversité ethnoculturelle et surtout plus porté à débattre de la place de la province au sein d'un Canada binational. De plus, le Québec n'a pas été épargné par les anxiétés identitaires relatives à l'intégration qui ont caractérisé plusieurs autres sociétés d'immigration, notamment celles de l'Europe de l'Ouest. Le Québec et le Canada n'ont pas été complètement à l'abri de certains errements. Pensons à la montée récente de l'islamophobie dans les médias, à l'instrumentalisation des craintes liées au port du niqab à des fins électorales, ainsi qu'aux cas d'agression ou de harcèlement de femmes voilées dans des lieux publics. La volonté de modifier la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et d'interdire le port de signes religieux par les employés de l'État au moment du débat sur la Charte des valeurs constitue un éloignement par rapport aux engagements du Québec en matière de protection des droits des minorités. Cette faible considération du droit, vu comme une entrave par certains acteurs, a eu pour effet [183] d'effriter le lien de confiance sur le plan des échanges intercommunautaires.

La situation du Québec est bien différente de celle des pays européens. Le ressac contre le pluralisme semble d'ailleurs avoir été moins fort ici qu'ailleurs. Par exemple, la province ne connaît pas de parti xénophobe mettant de l'avant un programme explicitement anti-immigration à l'instar du British National Party, du Front national ou encore du Partij voor de Vrijheid. Cela s'explique en partie par les conditions favorables à l'acceptation de la diversité que l'on trouve dans la province. Contrairement à l'Europe, les pays d'origine des immigrants au Québec sont très diversifiés, si bien que l'immigration n'a pas mené à la création d'une large communauté provenant d'une seule et même source (comme les Algériens en France ou les Turcs en Allemagne). De plus, le Québec n'entretient pas de relation postcoloniale avec les collectivités issues de l'immigration [23]. Enfin, il ne partage pas de frontière avec le pays d'origine d'une collectivité de migrants et ne fait pas face au problème des immigrants illégaux et des sans-papiers comme les États-Unis, l'Espagne et l'Italie.

Dans les prochaines sections, nous montrerons que la trajectoire historique suivie par le Québec ne va pas dans la direction d'un rejet du pluralisme. Cette trajectoire s'est graduellement écartée de l'exigence d'assimilation et, au cours des dernières années, malgré les épisodes du projet de Charte des valeurs et de la crise des accommodements raisonnables, l'État québécois a réaffirmé sa volonté d'assurer l'inclusion de tous dans le respect des différences. Nous discernons quatre phases dans cette trajectoire historique.


1) La transition du Canada français
comme premier repère communautaire au Québec
en tant que société d'accueil


Les années 1960 constituent un moment clé dans l'évolution du Canada français et de l'avènement de la société québécoise. D'une [184] part, on voit le Canada français tirer profit de la mise sur pied de la Commission Laurendeau-Dunton (1963-1969) qui contribue à sensibiliser les Canadiens au fait que les francophones sont désavantagés sur le marché de l'emploi, tant dans le secteur privé que dans la fonction publique. Au cours de ces mêmes années, le gouvernement du Québec lance de nombreuses initiatives dans les champs de l'éducation, de la santé et des infrastructures afin de doter la province des meilleures structures d'accueil possible pour les entreprises tout en donnant aux travailleurs des conditions d'emploi plus intéressantes.

C'est aussi à cette époque que la Commission Parent (1963-1964), mise sur pied pour faire le point sur la situation de l'éducation au Québec, constate que le phénomène de l'anglicisation des néo-Québécois prend de l'ampleur au Québec et que cela pourrait à terme menacer l'avenir des francophones. La question était de savoir comment favoriser l'intégration de ces nouveaux arrivants dans une société d'accueil soucieuse de préserver et de promouvoir le fait français au Canada tout en maintenant la paix sociale. Pour répondre à ce défi de taille, les formations politiques ont convenu de déployer graduellement un riche train de mesures pouvant contribuer à redéfinir la société québécoise francophone en tant que communauté d'accueil. Dans ce contexte (et en réponse à la Commission Laurendeau-Dunton), la Commission Gendron (1968-1973) s'est vu confier le mandat de l'Assemblée nationale d'étudier la situation de la langue française et des droits linguistiques des francophones au Québec. La Commission Gendron a recommandé « de faire du français la langue commune des Québécois, c'est-à-dire une langue qui, étant connue de tous, puisse servir d'instrument de communication dans les situations de contact entre Québécois francophones et non francophones [24] » dans sa toute première recommandation.

C'est dans cet esprit que l'idée de définir la société québécoise francophone en tant que communauté d'accueil s'est imposée et a [185] ainsi ouvert la voie en 1977 à l'adoption de la Charte de la langue française. L'idée centrale poursuivie à l'époque était de reconnaître à tous les Québécois « le droit au français dans les domaines de la vie québécoise [et de faire] de cette langue un bien commun national, le bien commun de tous les Québécois, le moyen par excellence de cohésion et de dialogue entre Québécois de diverses origines en même temps que le moyen d'expression de l'identité québécoise face au monde [25] ».

En bref, cette période en est une de transition pendant laquelle le groupe référence, défini en termes ethniques et assez homogènes, opère un passage graduel d'une identité parfois repliée et craintive à une identité affirmée en rapport avec les autres cultures et consciente de son apport à l'avancement des droits de la personne et des collectivités ici et sur la scène internationale. Une fois l'identité québécoise allégée d'une partie de ces caractéristiques homogènes, elle est devenue plus accessible aux Québécois d'arrivée récente. Porteurs d'une identité différenciée sur les plans culturel, ethnique et religieux, les nouveaux Québécois ont graduellement adhéré à une société québécoise devenue pluraliste sur le plan des idées et des traditions, en adoptant graduellement la langue française à la fois comme bien culturel et comme bien économique.

2) De société d'accueil à communauté d'appartenance :
élaboration d'une politique d'intégration et d'aménagement de la diversité culturelle
de grande envergure

Au cours des années 1980, les gouvernements se démarquent de ceux des décennies précédentes en se révélant de plus en plus sensibles aux attentes des immigrants. C'est d'ailleurs dans ce sillage qu'il faut situer la première grande politique en matière de gestion de la diversité au Québec au titre évocateur d'Autant de façons d'être [186] québécois (1981). Le gouvernement du Québec s'efforçait dès lors d'élaborer une politique d'intégration et d'aménagement de la diversité ethnoculturelle devant faire en sorte que le Québec soit à la fois une société d'accueil et une communauté d'appartenance. Cette ère a été celle de la convergence culturelle et des premiers plans d'action gouvernementaux misant sur les politiques d'intégration et d'échanges intercommunautaires.

À compter de ce moment, l'idée de convergence a été proposée comme une voie de rechange à la « mosaïque canadienne », associée au multiculturalisme canadien [26]. À la différence, d'une part, du « creuset » américain qui repose sur l'assimilation et le primat d'une culture américaine homogène et, d'autre part, de la « mosaïque canadienne », que plusieurs suspectent de faire la promotion de la variété ethnoculturelle en laissant se constituer autant de foyers de culture et de communautés juxtaposées, le gouvernement du Québec a cherché à trouver une voie mitoyenne permettant de concilier la continuité identitaire - à travers l'appropriation d'une langue commune et des valeurs partagées - et le respect de la diversité comme principe structurant. Dans ce modèle de la convergence culturelle, la culture québécoise francophone est présentée comme un foyer de convergence culturelle autour duquel affluent les apports des groupes ethnoculturels issus de l'immigration. Aussi toutes les collectivités sont-elles appelées à contribuer à l'avancement d'un « projet culturel collectif », celui du développement de la culture québécoise francophone. De même, toutes les communautés culturelles sont invitées à se joindre au projet culturel rassembleur porté d'abord par les Québécois francophones. C'est à cette étape que prend naissance l'idée que le succès de l'intégration des immigrants passe par la promotion des échanges et des interactions entre les différentes collectivités formant la société québécoise.

[187]


3) Énoncé de 1990 : Au Québec, pour bâtir ensemble
 
temps fort de la politique d'accueil


L'énoncé de politique de 1990, Au Québec, pour bâtir ensemble, innove de façon singulière en proposant la notion du contrat moral comme cadre par excellence pour guider les politiques d'intégration des immigrants au Québec. Cet énoncé se fonde sur trois principes qui confirment l'avènement d'un Québec moderne :

1) une société dont le français est la langue commune de la vie publique ;

2) une société démocratique où la participation et la contribution de tous sont attendues et favorisées ;

3) une société pluraliste ouverte aux multiples apports dans les limites qu'imposent le respect des valeurs démocratiques fondamentales et la nécessité de l'échange intercommunautaire.

Dans ce modèle, l'intégration réussie des groupes ethnoculturels issus de l'immigration passe par la promotion du français, la pleine participation à la société et au marché du travail, et les échanges intercommunautaires. Le désir réaffirmé de faire du fait français un pôle d'intégration pour tous les immigrants. On y avalise la proposition que « l'affirmation sans ambiguïté de la collectivité francophone et de ses institutions comme pôle d'intégration des nouveaux arrivants représente une nécessité incontournable pour assurer la pérennité du fait français au Québec et une des balises à l'intérieur desquelles doit s'inscrire la reconnaissance du pluralisme dans notre société [27] ».

C'est dans ce contexte que naît et s'impose la notion de la culture publique commune, laquelle va acquérir sa notoriété et visera à mobiliser tous les Québécois autour du français en tant que langue commune, de la laïcité, de l'égalité des hommes et des femmes, du respect des valeurs démocratiques, d'un patrimoine commun et de la reconnaissance des droits historiques de la communauté anglophone.

[188]

Une des idées maîtresses de l'énoncé de politique était de dépasser la dichotomie entre Québécois et membres des communautés culturelles. C'est dans cet esprit que la proposition d'un contrat moral explicitant les droits et les responsabilités permettait aux uns et aux autres de se donner une société en partage et d'amorcer une réflexion sur le vivre-ensemble pouvant mettre en valeur des idéaux plus universels d'égalité, de justice, de dignité et de solidarité.

4) Du virage civique au développement
de la notion de l'interculturalisme


Notons d'emblée que l'énoncé de politique Au Québec, pour bâtir ensemble a continué à inspirer tous les partis politiques au cours des deux dernières décennies. Toutefois, soulignons aussi qu'à compter du milieu des années 1990 s'est opéré un déplacement vers l'instauration d'un cadre civique garantissant l'égalité de tous les citoyens. Cette transition s'est d'abord incarnée, en 1994, dans la création du ministère des Relations avec les citoyens et a eu tendance à rendre moins présente la notion des communautés culturelles, bien que le programme d'accès à l'égalité en emploi ait été maintenu en vue précisément d'atténuer la sous-représentation des membres des communautés culturelles au sein de la fonction publique du Québec.

La mise en place d'un cadre civique garantissant l'égalité de tous les citoyens a été au cœur de la démarche qui a mené à la tenue du Forum national sur la citoyenneté et l'intégration en 2000. La volonté exprimée par certains acteurs de faire correspondre les notions de citoyenneté et de nationalité a contribué à invalider le concept de citoyenneté, en particulier auprès des Québécois des communautés culturelles, et a provoqué un important ressac rendant difficile sa réhabilitation à court terme. Les travaux en lien avec la tenue des États généraux sur la situation et l'avenir de la langue française, en 2000-2001, ne sont pas parvenus à donner au concept de citoyenneté son sens entier et à y faire adhérer la population québécoise.

Ayant été discrédité dans une certaine mesure auprès des membres des communautés culturelles, le concept pourtant [189] prometteur de la citoyenneté a cédé la place à la notion d'interculturalisme, notion qui est revenue à l’avant-scène des débats surtout depuis la tenue de la Commission Bouchard-Taylor sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles (2007-2008). L'intention qui semble vouloir s'imposer aujourd'hui est de définir une politique d'intégration et d'aménagement de la diversité ethno-culturelle propre au Québec en conviant tous les Québécois à sa mise en place. Parmi les éléments qui paraissent recevoir le plus d'appuis, soulignons l'égalité entre les hommes et les femmes, l'affirmation du français comme langue publique commune, la mise en valeur du capital culturel et social des collectivités ethnoculturelles les activités de rapprochement intercommunautaire, l'élargissement et l'approfondissement des valeurs démocratiques, la consolidation de la laïcité, le respect de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et son enchâssement.

La Commission Bouchard-Taylor a beaucoup fait pour sensibiliser l'ensemble des Québécois aux valeurs qu'ils ont en partage en leur donnant la parole dans divers lieux. Cette consultation publique, bien que parfois douloureuse, a été essentielle à la prise en compte de certains inconforts et surtout pour réaliser l'importance de construire de nouvelles voies de collaboration à l'échelon intercommunautaire.

Le gouvernement du Québec ne s'est jamais doté d'une véritable politique institutionnelle se revendiquant explicitement de l'appellation « interculturalisme », et ce, bien que plusieurs documents réfèrent aux notions de « dialogue interculturel », de « rapprochement interculturel » ainsi qu'au besoin de promouvoir des relations intercommunautaires harmonieuses [28]. Le rapport Bouchard-Taylor a notamment recommandé que « [p]our mieux établir l'interculturalisme comme modèle devant présider aux rapports interculturels au Québec, que l'État en fasse une loi, un énoncé de principe ou une déclaration en veillant à ce que cet exercice comporte des consultations [190] publiques et un vote de l'Assemblée nationale [29] ». Le rapport constitue à ce sujet un point de référence important et comporte cinq éléments clés définissant l'interculturalisme québécois : 1) le français comme langue commune des rapports interculturels ; 2) une orientation pluraliste soucieuse de la protection des droits ; 3) la préservation de la nécessaire tension créatrice entre, d'une part, la diversité et, d'autre part, la continuité du noyau francophone et le lien social ; 4) l'accent particulier sur l'intégration et la participation ; et 5) la promotion de la pratique des interactions [30].

L'idée que l’interculturalisme constitue un modèle d'aménagement de la diversité ethnoculturelle prometteur et propre au Québec est souvent débattue. Ce terme n'a jamais été officiellement défini par le gouvernement du Québec. De plus, ce terme est fortement polysémique. Certains soutiennent que la spécificité de l’interculturalisme est d'accorder une priorité à la culture de la majorité [31]. Toutefois, le concept d'interculturalisme, tel qu'il est proposé en Europe, mise d'abord sur le dialogue interculturel plutôt que sur l'importance d'adhérer à la culture du groupe majoritaire au sein de la société d'accueil [32]. En outre, il est difficile d'affirmer qu'il y a un consensus sur la signification à donner à la notion d'interculturalisme. Plusieurs conceptions de l’interculturalisme coexistent [33].

[191]

À cela, il faut ajouter que, bien que les principaux défenseurs de l'interculturalisme soient convaincus que l'interculturalisme est une solution de rechange différente du multiculturalisme [34], un bon nombre de théoriciens du multiculturalisme et du pluralisme peinent pour identifier les différences substantielles entre multiculturalisme et interculturalisme [35], les thèmes des échanges interculturels et du dialogue interculturel figurant déjà depuis longtemps dans les politiques officielles de multiculturalisme (voir par exemple la Loi sur le multiculturalisme canadien de 1988) et dans les théories du multiculturalisme [36].

Bien qu'il n'ait pas encore défini l'interculturalisme comme un modèle d'aménagement de la diversité, l'État québécois a continué de réaffirmer dans les dernières années l'importance de promouvoir les échanges interculturels afin de contrer l'isolement des communautés [37]. Les travaux récents du ministère de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion (qui remplace le ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles) situent cette volonté dans le cadre plus large de choix stratégiques visant à lutter contre la discrimination et le racisme, à reconnaître l'importance des droits fondamentaux ainsi qu'à favoriser l'inclusion et la pleine participation de tous les citoyens. Loin de s'engager sur la voie [192] intégrationniste qu'ont empruntée plusieurs États européens, laquelle insiste fortement sur les responsabilités des nouveaux arrivants, l'État québécois, au cours des dernières années, semble plutôt miser sur le rôle proactif qu'il doit jouer dans la lutte en vue de faciliter l'inclusion et de favoriser le respect des minorités ethnoculturelles.

Il y a une importante continuité entre les quatre phases discutées ci-dessus. Chacune d'elles confirme la volonté renouvelée d'instaurer une politique d'intégration et d'aménagement de la diversité ethnoculturelle qui rejette l'exigence d'assimilation, tout en étant à la fois capable d'assurer la pérennité de l'identité québécoise et du fait français dans le respect des différences ethnoculturelles, et de promouvoir les droits et libertés de tous les Québécois.

LES NOUVEAUX DÉFIS
DE L'INTÉGRATION AU QUÉBEC


Le Québec a su se constituer au cours des cinquante dernières années comme une société d'accueil et comme un pôle d'intégration au sein du Canada. Il a notamment su accueillir des immigrants tout en protégeant sa langue et son identité francophone. Toutefois, bien des Québécois se souviennent encore de l'époque où les nouveaux arrivants avaient tendance à apprendre l'anglais et à ne pas s'intégrer à la société québécoise francophone [38]. Il est donc peu surprenant que plusieurs expriment des craintes quant à la capacité du Québec à préserver son identité distincte tout en restant ouvert à la diversité ethnoculturelle.

Ainsi, au cours des dernières années, l'objectif de reconnaissance de la réalité plurielle de la population québécoise, affirmé dans l'énoncé de politique de 1990, a été freiné. Tout d'abord, un certain virage civique, amorcé vers le milieu des années 1990, dans la définition de l'identité québécoise a mis en veilleuse pour un temps la notion de « communautés culturelles ». Plus récemment, par contre, un recentrage autour de l'héritage canadien-français, dans la tourmente des débats portant sur les accommodements [193] raisonnables et sur le projet de Charte des valeurs avancé par le gouvernement, a contribué à dévaloriser la reconnaissance du caractère pluriel de la société québécoise.

Les exigences d'accommodement pour motifs religieux ont été perçues par certains comme étant l'expression d'un refus d'intégration de la part des demandeurs, qu'ils appartiennent ou non aux minorités ethnoculturelles migrantes. Cela a aussi été relevé même lorsque ces accommodements visaient à permettre aux demandeurs de participer pleinement aux institutions publiques communes ou à entrer sur le marché du travail tout en conservant certaines pratiques distinctives qui ne portent pas atteinte aux droits d'autrui, au bon fonctionnement des institutions et des entreprises, et n'imposent pas de fardeau financier déraisonnable. On a pu observer au cours des dernières années la montée en force d'une tendance consistant à voir les pratiques culturelles ou religieuses des minorités ethnoculturelles comme étant incompatibles avec l'identité québécoise. Depuis la « crise » des accommodements raisonnables, on a pu constater que le caractère religieux de plusieurs revendications formulées par les membres de minorités a été décrit comme étant irréconciliable avec le principe de l'intégration et de l'expression des valeurs sur lesquels se fonderait l'identité québécoise. Ces inquiétudes ont été réitérées lors des récents débats entourant la Charte des valeurs québécoises.

On ne saurait ignorer que le Québec est en quête d'une laïcité (pensons au projet de Charte des valeurs québécoises en 2013-2014, aux recommandations du rapport Bouchard-Taylor, aux interventions du Mouvement laïque québécois, etc.) dont les contours sont flous. Cette quête de laïcité a une incidence sur les perceptions et sur les attitudes des Québécois quant aux mesures à prendre pour faciliter l'intégration des nouveaux arrivants dans le respect des droits fondamentaux et du droit à la différence. Le Québec vient tout juste d'achever le processus de déconfessionnalisation du système scolaire. Dans le sillage des travaux de la Commission des États généraux sur l'éducation (1995-1996) et du Groupe de travail sur la place de la religion à l'école (1999), l'Assemblée nationale a [194] adopté en juin 2000 la Loi modifiant diverses dispositions législatives dans le secteur de l'éducation concernant la confessionnalité, qui met fin au statut confessionnel des écoles publiques primaires et secondaires du Québec. Les commissions scolaires confessionnelles (catholiques et protestantes) deviennent des commissions scolaires linguistiques (à la suite de la modification apportée à l'article 93 de la Constitution canadienne). L'enseignement religieux est remplacé depuis 2008 par un programme d'éthique et d'enseignement culturel des religions (Éthique et culture religieuse). Certains membres de la majorité francophone (et catholique) prennent ainsi conscience des pratiques d'accommodement raisonnable pour motif religieux au sein des institutions publiques au moment même où l'enseignement catholique n'est plus offert à l'école publique. Cela a sans doute contribué à renforcer la perception selon laquelle la majorité historique du Québec s'efface alors que l'identité de minorités ethno-religieuses s'affirme de plus en plus dans la sphère publique. Une telle perception a été l'un des facteurs explicatifs du ressac à l'égard de l'accommodement de la diversité.

En bref, parmi les défis qui interpellent l'ensemble des Québécois, nous avons pu retenir le sentiment, chez une partie des membres de la majorité historique francophone, que la diversité ethnoculturelle et l'immigration pouvaient menacer l'identité québécoise et ses valeurs. Il y a aussi une inquiétude de voir les nouveaux arrivants demeurer à l'écart en tournant le dos à la société d'accueil. Ces sentiments ne s'appuient pas sur des données scientifiques confirmées, mais contribuent à créer un fossé entre les Québécois arrivés plus récemment et le reste de la population.

Ces dernières années, les débats qui ont traversé l'ensemble de la population québécoise ont mis l'accent sur le devoir d'intégration des personnes migrantes plutôt que sur l'enrichissement mutuel, l'échange intercommunautaire et l'usage de la langue française sur le marché du travail. Les discussions et les initiatives visant à promouvoir l'intégration ont surtout porté sur les balises des accommodements raisonnables ainsi que sur la définition de l'identité québécoise, par la clarification des « valeurs » qui constitueraient [195] son socle. Néanmoins, la plus récente politique du gouvernement québécois (La diversité : une valeur ajoutée, 2008) et son plan d'action adopté pour la période 2008-2013 semblent emprunter une autre direction. Cette approche cherche à sensibiliser la population à l'arrivée des nouveaux Québécois et à penser des politiques qui permettraient de lever les obstacles nuisant à la pleine participation de tous et au respect des diverses collectivités culturelles. Si l'on a pu être témoin d'un ressac contre le pluralisme au sein de la population, celui-ci ne s'est pas traduit par des mesures législatives.

Le Québec entre dans une période où les défis à relever seront nombreux. Le génie et l'ouverture des Québécois à la diversité devront être au rendez-vous afin d'imaginer des voies créatrices de rapprochement et de convergence pour l'ensemble des collectivités qui viendront asseoir la spécificité de la province à l'échelle internationale. Il est essentiel d'accorder encore plus d'importance aux thèmes de la participation et des échanges interculturels. Cela contribuerait 1) à contrer la reproduction de certains stéréotypes et des préjugés qui annoncent de nouvelles formes de discrimination ; et 2) à éviter l'isolement des collectivités et faire en sorte que la méfiance ne s'installe pas entre celles-ci.

Dans le but d'élaborer un plan d'action porteur, il faudra assurément que les prochaines politiques gouvernementales mises en place puissent contrer la discrimination systémique qui nuit à la participation socioéconomique et politique de tous les citoyens et en particulier des nouveaux arrivants. Le succès d'une telle proposition contribuerait à créer un contexte favorable à l'instauration de plus de justice sociale et d'égalité entre les citoyens et, par le fait même, à fonder les conditions de la diversité au Québec.



[1] Ce texte s'inspire de nos réflexions faites dans le cadre des travaux que nous avons menés à l'invitation du ministère de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion (MIDI) au cours de l'année 2014 et qui ont conduit à la parution d'un rapport mettant la contribution plusieurs chercheurs bien au fait des défis que le Québec doit relever en ces matières. On pourra consulter avec intérêt le document synthèse de nos travaux : Alain-G. Gagnon, Micheline Milot, Leslie Seidle et François Boucher, Rapport présenté au ministère de l'immigration, de la Diversité et de l'inclusion en vue d'élaborer un nouvel énoncé de politique, MIDI, Études et recherches, 2014, en ligne.

[2] Will Kymlicka et Wayne Norman, « Citizenship in Culturally Diverse Societies : Issues, Contexts, Concepts », dans Will Kymlicka et Wayne Norman (dir.), Citizenship in Diverse Societies, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 4 ; Will Kymlicka, Politics in the Vernacular : Nationalism, Multiculturalism and Citizenship, Oxford, Oxford University Press, 2001, pp. 39-42.

[3] La politique du multiculturalisme met ainsi de l'avant un ensemble de mesures dont l'affirmation du multiculturalisme dans la Constitution ou par les élus, dans les ordres central, provincial ou municipal de gouvernement ; l'adoption du multiculturalisme dans les programmes scolaires ; l'inclusion de la représentation des groupes ethniques et de la sensibilité à leur réalité dans le mandat des médias publics ou dans les conditions à remplir pour obtenir un permis de diffusion ; l'existence d'exemptions touchant les codes vestimentaires, l'octroi de la double nationalité ; le financement d'organisations ou d'activités ethniques ; le financement de l'enseignement bilingue ou dans une langue maternelle ; la discrimination positive pour les groupes d'immigrants défavorisés.

[4] Demetrios G. Papademetriou, « Rethinking National Identity in the Age of Migration », Washington, DC, Migration Policy Institute, 2012, pp. 2-3.

[5] Ien Ang, Jeffrey E. Brand, Greg Noble et Jason Sternberg, « Connecting Diversity : Paradoxes of Multicultural Australia », Humanities and Social Sciences Papers, 2006, en ligne : http://epublications. bond.edu.au/hss_pubs/20.

[6] Samuel P. Huntington, Who Are We ? The Challenges to America's National Identity, Londres, Simon & Schuster, 2005 ; Nathan Glazer, We are all Multiculturalists Now, Cambridge, Harvard University Press, 1998.

[7] Han Entzinger, « The Parallel Decline of Multiculturalism and the Welfare State in the Netherlands », dans Keith Banting et Will Kymlicka (dir.), Multiculturalism and the Welfare State : Recognition and Redistribution in Contemporary Démocraties, Oxford, Oxford University Press, 2006, pp. 177-201.

[8] Discours prononcé devant le congrès des jeunes de la CDU à Potsdam, le 16 octobre 2010. Voir Matthew Weaver, « Angela Merkel : German multiculturalism has "utterly failed" », The Guardian, 17 octobre 2010. David Cameron et Nicolas Sarkozy ont fait des déclarations similaires, le premier dans son discours prononcé au moment de la conférence de Munich sur la sécurité, le 5 février 2011, le second dans le cadre d'une entrevue accordée à Paroles de français (TF1), le 10 février 2011.

[9] Rogers Brubaker, « The Return of Assimilation ? Changing Perspective on Immigration and its Sequels in France, Germany, and the United States », Ethnic and Racial Studies, vol. 24, n° 4, 2011, pp. 531-548 ; Christian Joppke, « The Retreat of Multiculturalism in the Liberal State : Theory and Policy », The British Journal of Sociology, vol. 55, n° 2, 2004, pp. 237-257 ; Steven Vertovec et Susanne Wessendorf, The Multiculturalism Backlash : European Discourses, Policies and Practices, Londres, Routledge, 2010 ; Paul Scheffer, Immigrant Nations, Malden, Polity Press, 2011.

[10] Discours prononcé à Munich le 5 février 2011, en ligne : http://www.bbc.co.uk/news/uk-politics-12371994.

[11] Sara Wallace Goodman, « Fortifying Citizenship : Policy Stratégies for Civic Integration in Western Europe », World Politics, vol. 64, n° 3, 2012, pp. 659-698 ; Christian Joppke, « The Role of the State in Cultural Integration : Trends, Challenges and Ways Ahead », Washington, DC, Migration Policy Institute, 2012.

[12] Will Kymlicka, « Multiculturalism : Success, Failure, and the Future », Washington, DC, Migration Policy Institute, 2012.

[13] Stuart Soroka, Richard Johnston et Keith Banting, « Ties That Bind ? Social Cohesion and Diversity in Canada », dans Keith Banting, Thomas J. Courchene et Leslie Seidle (dir.), The Art of the State. Volume III, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press, 2007, pp. 561-600.

[14] Idem, Will Kymlicka, « Testing the Liberal Multiculturalist Hypothesis : Normative Theories and Social Science Evidence », Revue canadienne de science politique, vol. 43, n° 2, 2010, pp. 257-271.

[15] Keith Banting et Will Kymlicka, « Les politiques de multiculturalisme nuisent-elles à l'État-providence ? », Lien social et politiques, vol. 53, 2005, pp. 119-127.

[16] Keith Banting et Will Kymlicka, « Is there really a retreat from multiculturalism policies ? New evidence from the multiculturalism policy index », Comparative European Politics, vol. 11, 2013, pp. 577-598.

[17] Christian Joppke, « The Role of the State in Cultural Integration : Trends, Challenges and Ways Ahead », Washington, DC, Migration Policy lnstitute, 2012.

[18] Christian Joppke et Leslie Seidle, « Introduction » dans Christian Joppke et Leslie Seidle (dir.), Immigrant integration in Federal Countries, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press, 2012, pp. 7-8.

[19] Conseil de l'Europe, Les actions de l'UE pour que l'intégration fonctionne. Principes de base communs, 2004, en ligne :
http://ec.europa.eu/ewsi/fr/EU_actions_integration.cfm.

[20] Voir Stuart Soroka, Richard Johnston et Keith Banting, op. cit. ; Paul May, Politiques de reconnaissance et redéfinition de la laïcité : quelles conséquences sur les droits individuels ? Le cas des tribunaux d'arbitrage religieux en Ontario, thèse de doctorat, Département de science politique, Université du Québec à Montréal, 2013.

[21] François Boucher et Jocelyn Maclure, « L'obligation d'accommodement raisonnable dans les sociétés pluralistes : enjeux et perspectives », dans Emmanuelle Bribosia et Isabelle Rorive (dir.), L'accommodement de la diversité religieuse. Regards croisés Canada, Europe, Belgique, Bruxelles, Peter Lang, 2015.

[22] Alain-G. Gagnon et Michael Keating (dir.), Political Autonomy and Divided Societies : imagining Democratic Alternatives in Complex Settings, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012 ; Linda Cardinal et Selma Sonntag (dir.), Language Regimes and State Traditions, Montréal et Kingston, McGill-Queen's University Press, 2014.

[23] On peut qualifier la relation qu'entretient le Québec avec les Premières Nations de « postcoloniale ». Toutefois, le Québec n'a pas un rapport postcolonial avec ses minorités issues de l'immigration, contrairement à la France qui entretient ce type de rapport historique avec l'importante minorité d'origine algérienne.

[24] Commission d'enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec, Rapport de la Commission d'enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec : La langue de travail, livre 1, Québec, Éditeur officiel, 1972, p 154.

[25] Discours prononcé par M. Camille Laurin, ministre d'État au développement culturel lors du colloque « Frontières ethniques en devenir », Québec, le 5 novembre 1977 et colligé dans Camille Laurin, Le français, langue du Québec : discours prononcés par Camille Laurin, ministre d'État au développement culturel et parrain de la Charte de la langue française, de mars à octobre 1977, Montréal, Éditions du Jour, 1978, p. 145.

[26] Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, Autant de façons d'être québécois : plan d'action du gouvernement du Québec à l'intention des communautés culturelles, Québec, Développement culturel et scientifique, 1981, p. 12.

[27] Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, Au Québec, pour bâtir ensemble. Énoncé de politique en matière d'immigration et d'intégration, Québec, 1990, p. 17.

[28] Ministère des Communautés culturelles et de l'Immigration, Au Québec, pour bâtir ensemble, op. cit., Ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles, La diversité : une valeur ajoutée. Plan d'action gouvernemental pour favoriser la participation de tous à l'essor du Québec 2008-2013, Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2008.

[29] Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, Fonder l'avenir. Le temps de la conciliation, Rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, Québec, Gouvernement du Québec, 2008, p. 269.

[30] Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, op. cit. p. 121.

[31] Gérard Bouchard, L'interculturalisme. Un point de vue québécois, Montréal, Boréal, 2012.

[32] Voir par exemple Conseil de l'Europe, Livre blanc sur le dialogue interculturel : vivre-ensemble dans l'égale dignité, Strasbourg, 2008.

[33] Voir François Rocher, Micheline Labelle, Ann-Marie Field et Jean-Claude Icart, Le concept d’interculturalisme en contexte québécois : généalogie d'un néologisme. Rapport présenté à la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles, Montréal, Centre de recherche sur l'immigration, l'ethnicité et la citoyenneté, Université du Québec à Montréal, 2007 ; Gérard Bouchard, Gabriella Battaini-Dragoni, Céline Saint-Pierre, Geneviève Nootens et François Fournier (dir.), L'interculturalisme. Dialogue Québec-Europe, Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2011 ; Lomomba Emongo et Bob W. White (dir.), L'interculturel au Québec. Rencontres historiques et enjeux politiques, Montréal, Les Presses de l'Université de Montréal, 2014 ; Nasar Meer, Tariq Modood et Ricard Zapata-Barrero (dir.), Multiculturalism and Interculturalism : Debating the Dividing Lines, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2016.

[34] Conseil de l'Europe, op. cit., 2008 ; Ted Cantle, « Cohesion and Integration : From 'Multi' to 'Inter' Culturalism », dans Gérard Bouchard, Gabriella Battaini-Dragoni, Céline Saint-Pierre, Geneviève Nootens et François Fournier (dir.), op. cit. ; Gérard Bouchard, op. cit. ; Alain-G. Gagnon et Raffaele lacovino, « Interculturalism and Multiculturalism : Similarities and Differences », dans Nasar Meer, Tariq Modood and Ricard Zapata-Barrero (dir.), Multiculturalism and Interculturalism : Debating the Dividing Unes, Edimbourg, Edinburgh University Press, 2015, pp. 104-132.

[35] Nasar Meer et Tariq Modood, « How does interculturalism contrasts with multiculturalism ? » Journal of Intercultural Studies, vol. 33, 2012, pp. 175-196 ; Daniel Weinstock, « Interculturalism and Multiculturalism in Canada and Québec. Situating the Debate » dans Peter Balint et Sophie Guérard de Latour (dir.), Liberal Multiculturalism and Fair terms of Integration, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, pp. 91-108 ; Will Kymlicka, « Defending Diversity in an Era of Populism : Multiculturalism and Interculturalism Compared », dans Nasar Meer, Tariq Modood and Ricard Zapata-Barrero (dir.), op. cit., pp. 158-77.

[36] Voir Bhikhu Parekh, Rethinking Multiculturalism : Cultural Diversity and Political Theory, Cambridge, Harvard University Press, 2002, pp. 264-294.

[37] Ministère de l'Immigration et des Communautés culturelles, La diversité : une valeur ajoutée, op. cit. ; Ministère de l'Immigration, de la Diversité et de l'Inclusion, Vers une nouvelle politique québécoise en matière d'immigration, de diversité et d'inclusion, Québec, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2014.

[38] Alain-G. Gagnon et Raffaele lacovino, De la nation à la multination. Les rapports Canada-Québec Montréal, Boréal, 2007.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le samedi 28 septembre 2019 17:58
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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