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Collection « Les sciences sociales contemporaines »

De la réingénierie à la modernisation de l'État québécois. (2008)
Introduction générale


Une édition électronique réalisée à partir du livre de Christian Rouillard, Isabelle Fortier, Éric Montpetit et Alain G. Gagnon, De la réingénierie à la modernisation de l'État québécois. Québec: Les Presses de l'Université Laval, 2008, 178 pp. Collection “L'espace public”. [Monsieur Gagnon nous a accordé son autorisation de diffuser ce livre en libre accès à tous dans Les Classiques des sciences sociales le 22 mai 2019.]

[1]

Introduction générale

La modernisation de la gestion publique en tant qu'exercice de reconfiguration de la gouvernance québécoise


« La construction de l'État québécois a été le point central de la Révolution tranquille. [...] Cet État est au cœur de notre façon de voir la vie en société, des priorités que nous retenons et des méthodes que nous privilégions pour assurer collectivement notre développement et notre avenir. »
Plan de modernisation 2004-2007 [1]

Depuis déjà plusieurs années, on trouve un nombre croissant de discours politiques et académiques qui remettent en question la gouvernance québécoise et l'héritage politico-administratif de la Révolution tranquille. Essentiellement réduit à la construction de l'État providence et à la dynamique bureaucratique qui s'y conjugue, cet héritage est victime de nombreuses critiques dont le principal dénominateur commun tient à l'accent sur la lourdeur administrative de l'État québécois, au caractère dirigiste de son rapport à la société civile, ainsi qu'à son incapacité à actualiser ses modes de fonctionnement [2]. L'État québécois contemporain, victime de blocages institutionnels et de rigidités organisationnelles, serait en quelque sorte frappé du sceau de l'anachronisme et sa modernisation passerait, d'un côté, par la substitution de la logique managérielle à la logique bureaucratique et, de l'autre côté, par la substitution du modèle des partenariats [2] public-privé (PPP) au modèle d'un État providence proche de ses partenaires sociaux. Parmi tous ces discours, se trouve celui du gouvernement libéral qui, à la suite de son élection en 2003, propose rien de moins qu'une seconde Révolution tranquille avec son projet de réingénierie (rebaptisé modernisation) qui doit, nous dit-il, permettre de réinventer l'État québécois et d'assurer sa pérennité dans un contexte socioéconomique complexe et changeant.

Caractérisé par l'intensification du processus de mondialisation, la précarité des finances publiques, la montée de l'individualisme et du volontarisme, le développement exponentiel des technologies de l'information et des communications (TIC), ainsi qu'un cynisme croissant des citoyens envers les institutions politiques et administratives, ce contexte sociopolitique rendrait inéluctable la modernisation de l'État québécois, au sens où l'entend le gouvernement libéral. Dans cet essai, nous démontrerons que c'est la gouvernance québécoise elle-même qui est remise en cause par cette volonté du gouvernement libéral de « réinventer l'État » québécois. C'est donc non seulement la dimension interne de la gouvernance, soit l'administration publique, qui est interpellée par le gouvernement québécois, mais aussi sa dimension externe, c'est-à-dire l'ensemble des rapports que la société civile établit avec l'État et qui confèrent ou non de la légitimité à ce dernier.

La dimension interne de la gouvernance, sur laquelle repose en partie la démarche de modernisation de l'État québécois, s'inscrit dans la mouvance du managérialisme qui, réduisant l'État à un prestateur de services, met l'accent sur l'efficacité, l'efficience et l'économie, communément appelés les trois E, et cherche à rapprocher la gestion publique de sa contrepartie privée. Depuis son émergence vers le début des années 1980, le mouvement du managérialisme prétend être porteur d'une modernisation de la gestion publique, essentiellement par le biais de pratiques empruntées aux firmes privées, comme les énoncés de vision, les déclarations de mission, les plans stratégiques, les rapports annuels de gestion, la mesure et la gestion de la performance, la gestion par résultats (GPR), etc. Malgré son mimétisme des pratiques dites gagnantes des grandes firmes privées, le managérialisme domine encore et toujours le paysage politique : il influence d'une manière sensible et soutenue les grands textes mana-gériels de construction identitaire et d'orientation symbolique [3] desquels découlent les changements planifiés de modernisation de l'administration [3] publique. Comme nous le verrons, la démarche du gouvernement libéral s'inscrit sans réserve ni hésitation au sein de ce mouvement politique et administratif.

D'un autre côté, il faut rappeler que la réingénierie-modernisation n'est pas la première manifestation de la montée du managérialisme au sein de l'État québécois. Depuis le début des années 1980, les critiques répétées sur la bureaucratisation excessive de l'administration publique se sont traduites par des lois structurantes comme, entre autres, la Loi sur la fonction publique en 1983, la Loi sur l'imputabilité des sous-ministres et dirigeants d'organismes publics en 1994 et, au début de ce troisième millénaire, la Loi sur l'administration publique, promulguée sous le dernier gouvernement péquiste de Lucien Bouchard. Soucieux de mettre l'accent sur la qualité de la prestation des services publics, ce nouveau cadre de gestion insiste sur ce que « la principale mission de l'État est de s'assurer que les citoyens reçoivent des services publics de la plus haute qualité, au meilleur coût. La réforme doit donc conduire à un appareil administratif plus moderne, capable de s'adapter aux défis de court et long termes, bien centré sur les attentes et les besoins des diverses composantes de la société [4]. »

S'appuyant sur des contextes macroéconomiques qui renvoient à l'accroissement des échanges commerciaux internationaux, à l'assainissement des finances publiques, de même qu'aux opportunités créées par les développements récents des TIC, la Loi sur l'administration publique privilégie une gestion par résultats qui s'articule à travers la trilogie suivante : un allégement du contexte normatif et réglementaire dans lequel et à travers lequel se meut la fonction publique québécoise ; une diffusion soutenue de contrats de performance et d'imputabilité propres à chaque unité organisa-tionnelle ; et, enfin, le renforcement concomitant de la reddition de comptes afin de donner un sens aux prétentions d'imputabilité précédentes [5]. C'est donc sur ce mouvement déjà amorcé par un gouvernement péquiste que se déploie la réforme toujours en cours du gouvernement libéral.

Toutefois, bien que la Loi sur l'administration publique soit elle-même porteuse de contradictions et d'effets pervers significatifs [6], sa mise [4] en œuvre ne reposait pas sur une répudiation des principaux éléments de la gouvernance québécoise construite depuis la Révolution tranquille. Par exemple, la transformation organisationnelle des unités de service en agence, quoique encouragée, était néanmoins laissée à l'initiative des acteurs concernés. Sous le gouvernement précédent, si l'on adopte une classification connue de différentes stratégies de réforme dans les pays de l'OCDE [7], on semblait osciller entre une stratégie de modernisation et de marchandisation, dont l'ex-ministre Joseph Facal était le plus fervent défenseur [8]. La stratégie appelée modernisation vise principalement l'amélioration d'une administration jugée encore valable et misant sur le maintien des valeurs traditionnelles de service public telles que la carrière, l'équité et l'égalité. En revanche, les stratégies de marché et de minimisation font appel à un ensemble de valeurs substantiellement différentes, ce qui implique le dénigrement et la mise au rancart des valeurs traditionnelles considérées comme dépassées et, de plus, le déni de la spécificité du secteur public. Si l'ambivalence quant aux transformations des valeurs de la fonction publique avait caractérisé les réformes précédentes [9], il ne fait aucun doute que la réforme entreprise depuis 2003 mise explicitement sur les stratégies de marché et de minimisation de l'État, ainsi que sur la transformation radicale de la culture et des valeurs traditionnelles de la fonction publique québécoise. Ainsi, sans nier les éléments de continuité entre la modernisation de l'État du gouvernement libéral et la loi structurante du dernier gouvernement péquiste, il faut aussi souligner la primauté des éléments de rupture qui les distinguent l'une de l'autre. La réingénierie-modernisation de l'actuel gouvernement libéral est sans aucun doute l'effort de reconfiguration de la gouvernance québécoise le plus ambitieux à ce jour. Comme nous le verrons dans cet essai, cette démarche se distingue des initiatives antérieures, notamment par le fait qu'elle trahit une volonté inavouée de redéfinir l'État québécois sur une base strictement managérielle.

De même, bien que les réformes administratives et les projets de modernisation de la gestion publique soient presque invariablement sous le joug du managérialisme et, ainsi, reposent souvent sur les mêmes stratégies et techniques managérielles, leur mise en œuvre concrète se fait dans des environnements politiques et administratifs différenciés. Ces environnements [5] sont façonnés par des trajectoires historiques particulières, en fonction de contraintes et de ressources budgétaires, humaines, matérielles et technologiques propres à chacun. En ce sens, il est essentiel de faire l'analyse de la modernisation libérale à la lumière du contexte propre à l'administration publique québécoise, à la fois d'un point de vue historique, afin de comprendre ce qu'on rejette avec cette démarche, et d'un point de vue prospectif, pour anticiper les conséquences et les effets probables qu'elle risque d'entraîner. Plus qu'un simple exercice d'innovation managérielle, la modernisation de l'État doit être étudiée dans le contexte plus large de la reconfiguration de la gouvernance québécoise qui, ainsi, déborde les seules considérations administratives sur le renouvellement des structures et des modes de fonctionnement de l'État québécois.

Malgré tout l'intérêt qu'elle revêt au sein des communautés universitaires et praticiennes depuis quelques années, force est d'admettre que la gouvernance demeure encore un concept polysémique qui peut tout aussi bien renvoyer au discours sur l'État minimal, à celui sur le managérialisme, sur le gouvernement d'entreprise ou encore sur les réseaux interorganisationnels autonomes [10]. Dans ce contexte, victime d'un effet de mode, ce concept ne peut contribuer à mieux décrire et expliquer des réalités politiques et managérielles à la fois nouvelles et changeantes. Soucieux de proposer une définition distinctive et originale, nous prenons nos distances par rapport à ces discours déjà connus et lui donnons un sens qui lui soit propre.

Ainsi, dans le cadre de cet essai, la gouvernance se comprend comme le processus dynamique de diversification et de complexification des réseaux de politiques publiques (émergence, formulation et mise en œuvre) construits par des acteurs du secteur public, du secteur privé et du troisième secteur, soit celui de l'économie sociale. Les innovations managérielles privilégiées pour transformer le fonctionnement interne de l'État influencent sa capacité et son autonomie [11], entraînant des conséquences [6] directes sur ses relations avec la société civile. Suivant cette perspective, l'analyse d'une réforme administrative comme celle proposée par la réingénierie-modernisation libérale doit conjuguer la dimension interne (modernisation de la gestion publique) de la gouvernance à la dimension externe (relations entre l'État et la société civile), afin de saisir la nature et l'ampleur de ses conséquences, notamment ceux sur l'héritage politico-administratif de la Révolution tranquille.

Tableau 1
Principaux éléments constitutifs de la gouvernance
en tant que processus différencié

Valeur principale

démocratie

Structure privilégiée

horizontale / réseau

Prise de décision

consensus raisonné

Contrôle/évaluation

apprentissages qualitatifs

Source d'innovation

collaboration

Légitimité étatique

délibération

Domaine d'application

contextuel/périodique


Comme le suggère le tableau 1, la gouvernance doit nourrir l'impératif démocratique, en privilégiant des relations horizontales entre l'État et la société civile qui, sans nier l'imputabilité des élus, mettent l'accent sur les apprentissages qualitatifs découlant de leur délibération et de leur collaboration. Dynamique et changeante selon le contexte et la période, la configuration de la gouvernance accorde invariablement un rôle primordial au consensus raisonné entre différents acteurs sectoriels [12]. À l'opposé d'un consensus affirmé, un consensus raisonné repose sur les arguments qu'avancent les acteurs pour justifier leurs positions et éventuellement leur entente. Il faut toujours garder en tête que le consensus, pour respectueux de la diversité, de la délibération et de la démocratie que certains acteurs puissent affirmer qu'il soit, peut parfois s'avérer un exercice de marginalisation et d'exclusion de certains groupes moins bien organisés, aux ressources financières hésitantes. La conception de la gouvernance que nous proposons favorise au contraire un consensus raisonné au cœur duquel nous retrouvons les principes délibératifs que sont le dialogue et [7] le refus des hiérarchisations a priori, tant des idées que des acteurs, aussi divers soient-ils [13]. La légitimité étatique dépend ainsi en grande partie de l'ouverture à la délibération que manifestent les organisations publiques.

Cette conception de la gouvernance confie donc un rôle incontournable à l'État, bien que celui-ci puisse être tantôt central, tantôt plus effacé, à la lumière des enjeux et des contextes dans lesquels ceux-ci prennent forme. En ce sens, il ne faut donc pas confondre gouvernance, gouvernement, État et étatisme. D'ailleurs, il faut bien insister sur le fait que l'État n'est pas une entité structurelle homogène et statique. Au contraire, elle est une construction sociale hétérogène et dynamique, dont la configuration ne se définit pas seulement par la taille et la nature des dépenses publiques, mais aussi par les discours et les pratiques managérielles qui oscillent, depuis maintenant une quinzaine d'années dans le cas québécois, entre l'administration publique dite traditionnelle et le nouveau management public. Comme nous le verrons à travers les pages de cet essai, le réformisme managériel dans lequel est engagé depuis cinq ans le secteur public québécois n'est pas qu'un exercice interne de réorganisation administrative. Il comporte aussi, par la recherche d'efficience, d'efficacité et d'économie sur le plan de la prestation des services, une dimension tacite de circonscription des capacités d'intervention et de régulation de l'État québécois. Puisque ces capacités sont étroitement liées à la contribution de l'État aux collaborations et aux délibérations dans les réseaux de politiques publiques, les réduire peut menacer la gouvernance, telle que nous la concevons. De même, l'introduction de nouvelles méthodes ou de nouveaux cadres de gestion modifie le fonctionnement interne des organisations publiques, donc la capacité organisationnelle, entraînant des conséquences sur les relations entre l'État et la société civile. Autrement dit, les dimensions interne et externe de la gouvernance sont fortement imbriquées l'une et l'autre. Toute modification significative de l'une entraîne un changement pour l'autre, remettant ainsi en cause la traditionnelle dichotomie qui oppose les modalités de gestion (gouvernance interne) à la capacité étatique (gouvernance externe).

Essentiel pour saisir la trame historique dans laquelle s'insère l'actuelle modernisation de l'État québécois, le premier chapitre de cet essai brosse un portrait de la construction et de l'évolution de la gouvernance québécoise à partir de la période charnière des premiers balbutiements de la Révolution tranquille. Pour reprendre la distinction précédemment introduite entre les dimensions interne et externe de la gouvernance, ce chapitre met l'accent sur la seconde, sans pour autant ignorer la première. Il identifie [8] trois grandes phases pour décrire et expliquer les modalités changeantes de la gouvernance québécoise qui, malgré son caractère dynamique, s'inscrit toujours à l'intérieur de paramètres politiques et administratifs soucieux d'accroître les valeurs démocratiques sur lesquelles s'appuyait la Révolution tranquille. La troisième phase identifiée dans ce chapitre, soit celle de 1998 à nos jours, renvoie à une recrudescence des remises en question de la gouvernance québécoise et, ainsi, illustre bien que le début de cette recrudescence précède de plusieurs années la modernisation libérale. Plus important encore, ce premier chapitre conclut toutefois que cette modernisation représente la première manifestation significative d'une remise en question s'inscrivant, pour l'essentiel, hors des paramètres porteurs d'acquis démocratiques et progressistes de la Révolution tranquille.

Le deuxième chapitre s'intéresse de manière plus précise à la gestion publique et à la dimension interne de la gouvernance. Il débute par une synthèse du managérialisme, le mouvement de réforme duquel fait partie la modernisation libérale, afin de saisir la filiation idéologique de cette dernière. Il présente par la suite les principaux éléments constitutifs de l'approche de la réingénierie, telle qu'initialement diffusée par ses concepteurs, les Américains Hammer et Champy. Plus loin, nous traitons en détail l'appropriation de ce discours managériel faite par le gouvernement Charest à travers le « Guide à l'intention des ministères », déposé en juillet 2003. Par l'analyse comparée des réformes fédérales canadiennes et américaines de la dernière décennie, ce chapitre fait ressortir le mimétisme sur lequel repose la démarche libérale. Enfin, une dernière section souligne la dérive clientéliste et consumériste qui se conjugue à la réingénierie, rebaptisée modernisation de l'État, ainsi que l'atomisation et la perte de sens qui en découlent pour la société civile québécoise.

Mettant également l'accent sur la dimension interne de la gouvernance, le troisième chapitre se penche sur le Plan de modernisation 2004-2007 déposé par la présidente du Conseil du trésor, Monique Jérôme-Forget, en mai 2004, et son document compagnon, le Plan de gestion des ressources humaines 2004-2007, rendu public quelques semaines plus tard. À partir d'une analyse détaillée de ces documents-phares de la modernisation libérale, ce chapitre souligne les nombreuses et importantes difficultés qui frappent de plein fouet cette dernière, tant sur le plan structurel que sur celui de la gestion des ressources humaines et de l'esprit du service public.

Le quatrième chapitre discute longuement de ce que d'aucuns considèrent comme l'élément central de ce Plan de modernisation, à savoir les partenariats public-privé (PPP) et l'agence créée à cette fin, soit l'Agence [9] des partenariats public-privé du Québec (APPPQ). S'appuyant sur l'expérience internationale, ainsi que sur une perspective théorique qui conjugue les enjeux démocratiques aux questions managérielles, l'analyse développée dans ce chapitre démontre qu'il y a loin de la coupe aux lèvres : les bénéfices escomptés des PPP ne semblent certes pas se matérialiser avec la fréquence et l'ampleur suggérées par le gouvernement québécois et les milieux d'affaires. Afin d'illustrer avec moult détails la démarche québécoise, nous présentons le premier PPP mis en œuvre à l'intérieur de la modernisation de l'État québécois, à savoir le prolongement de l'autoroute 25 sur la rive sud de Montréal.

Recentrant la discussion sur la dimension externe de la gouvernance, le cinquième chapitre s'interroge sur la légitimité démocratique du gouvernement Charest pour procéder à la réingénierie et entraîner une reconfiguration significative de la gouvernance québécoise. Analysant les prétentions rhétoriques et les décisions législatives du nouveau gouvernement libéral à partir de trois grandes sources potentielles de légitimation de l'activité gouvernementale, ce dernier chapitre conclut à l'absence d'un mandat démocratique clair et non ambigu, sur lequel pourrait s'appuyer le gouvernement Charest pour mettre de l'avant sa réingénierie. Que l'argument de la supériorité démocratique soit basé sur les résultats électoraux, sur la prétention de remplir ses engagements électoraux, sur les valeurs libérales fondamentales ou encore sur un effort de pallier le déficit démocratique par la délibération citoyenne, le gouvernement Charest échoue sur toute la ligne. Simplement dit, la démocratie contemporaine ne peut être réduite au seul exercice du droit de vote, une fois tous les quatre ou cinq ans. Un gouvernement soucieux de faire fructifier le capital démocratique de la société québécoise ne se satisfait pas des seuls résultats électoraux pour se donner à lui-même un mandat général de réinventer l'État québécois et d'en reconfigurer la gouvernance.

Influencée par la théorie critique des études managérielles et marquée par une sensibilité poststructuraliste, l'analyse développée dans les pages suivantes présente une narration critique de la modernisation toujours en cours de l'État québécois, non pas dans l'objectif d'imposer de manière autoritaire un point de vue d'expert, mais plutôt dans le but de nourrir le débat citoyen au sein de l'espace public. En effet, malgré leur dérive technocratique, les réformes administratives et la reconfiguration de la gouvernance qui s'y conjugue ne peuvent être réduites à des questions hermétiques laissées aux experts : parce qu'elles reconduisent toujours des choix, des préférences et des sensibilités idéologiques, elles s'adressent invariablement à nous tous en tant que citoyens. À cette fin, il importe également d'éviter le piège courant en administration publique, à [10] savoir celui qui restreint l'analyse et la discussion à la seule mise en œuvre des réformes, des programmes et des politiques. Sans bien entendu négliger cette dimension incontournable, cet essai se penche également sur le contenu de la modernisation libérale de l'État québécois.


[1] Gouvernement du Québec, Moderniser l'État - Pour des services de qualité aux citoyens. Plan de modernisation 2004-2007, Québec, 2004, p. 1.

[2] Éric Montpetit et Christian Rouillard, « La Révolution tranquille et le réformisme institutionnel : pour un dépassement des discours réactionnaires sur l'étatisme québécois », Globe : Revue internationale d'études québécoises, vol. 4, n° 1, 2001, p. 107-124.

[3] La construction identitaire et l'orientation symbolique des grands textes managériels visent à répondre aux deux questions : Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Ces textes incluent notamment les documents de travail, les énoncés de politique, les cadres de gestion, les lois structurantes et les guides de mise en œuvre.

[4] Gouvernement du Québec, Pour de meilleurs services aux citoyens : un nouveau cadre de gestion pour la fonction publique : Enoncé de politique sur la gestion gouvernementale, Québec, Secrétariat du Conseil du trésor, 1999, p. iii.

[5] Gouvernement du Québec, Loi sur l'administration publique (Projet de loi 82), Québec, Éditeur officiel du Québec, 2000 ; Gouvernement du Québec, Pour de meilleurs services aux citoyens : une nouveau cadre de gestion pour la fonction publique : Enoncé de politique sur la gestion gouvernementale, Québec, Secrétariat du Conseil du trésor, 1999.

[6] Christian Rouillard, « L'innovation managérielle et les organismes centraux au Québec », dans Alain-G. Gagnon(dir.), Québec : État et société, Tome 2, Montréal, Québec Amérique, 2003, pp. 209-226.

[7] Christopher Pollitt et Geert Bouckaert, Public Management Reform : A Comparative Analysis, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 136, voir aussi Geert Bouckaert, « La réforme de la gestion publique change-t-elle les systèmes administratifs ? », Revue française d'administration publique, 105-106, 2003, pp. 39-54.

[8] Joseph Facal, « Le pari de la vérité », La Presse, vendredi 6 septembre 2002, p. A11.

[9] Isabelle Fortier, « Du scepticisme au cynisme : paradoxes des réformes administratives », Choix, Institut de recherche en politiques publiques, vol. 9, n° 6, 2003, pp. 3-20.

[10] Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) Forum mondial sur la gouvernance, 2002, [en ligne], http :/ /www.oecd.org/FR/about/0„FR-about-676-no-no-no-676,00.html (page consultée le 20 juin 2008) ; R.A.W. Rhodes, « The New Governance : Governing Without Government », Political Studies, 44, 1996, p. 652-667 ; G. Stoker, « Governance as Theory : Five Propositions », International Social Science ]ournal, 155, 1998, pp. 17-28.

[11] La capacité étatique renvoie à l'habileté stratégique de mobiliser les ressources institutionnelles nécessaires au design et à la conception d'une politique publique en fonction d'enjeux, d'objectifs précédemment déterminés, de même qu'à l'habileté de mettre en œuvre cette politique publique. L'autonomie étatique renvoie au degré d'indépendance relative que l'État exerce envers ces différents acteurs non gouvernementaux lors de la construction des enjeux et la formulation des objectifs d'une politique publique donnée.

[12] Éric Montpetit, Misplaced Distrust : Policy Networks and the Environment in France, the United States and Canada, Vancouver, UBC Press, 2003.

[13] Joshua Cohen, « Déliberation and Democratic Legitimacy », dans Bohaman et W. Rehg (dir.), Deliberative Democracy : Essays on Reason and Politics, Cambridge, MIT Press, 1997.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le mardi 24 septembre 2019 15:21
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue,
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



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