RECHERCHE SUR LE SITE

Références
bibliographiques
avec le catalogue


En plein texte
avec Google

Recherche avancée
 

Tous les ouvrages
numérisés de cette
bibliothèque sont
disponibles en trois
formats de fichiers :
Word (.doc),
PDF et RTF

Pour une liste
complète des auteurs
de la bibliothèque,
en fichier Excel,
cliquer ici.
 

Collection « Les sciences sociales contemporaines »

Une édition électronique réalisée à partir de l'article de Gilles Gagné, “La libération du culturel.” in La culture : une industrie ? Questions de culture, no 7, pp. 21-42. Sous la direction de Fernand Dumont. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1984, 216 pp.

[15]

LA LIBÉRATION DU CULTUREL

Gilles Gagné

L'essai part du constat selon lequel les nombreuses manières de prendre aujourd'hui la culture pour objet (afin de la promouvoir, de la conserver ou de la transformer) s'appliquent à elle comme à un vide à déterminer de l'extérieur. Parce que l'ajustement réciproque des pratiques les unes aux autres par l'intermédiaire de la prévision rend le changement social autonome et fait de l'avenir un environnement, l'intégration sociale devient un pur résultat empirique qui n'implique de sens ni sous la forme d'une nécessité transcendante élevée au-dessus de l'ensemble des pratiques et cristallisée en des institutions, ni sous la forme de la fidélité de chacune de ces pratiques à sa signification pour les autres. Cette positivité absolue de l'ordre social forme donc les entours du vide que réinvestissent les pratiques culturelles pour y subir l'énigme que cet ordre anormatif adresse au sujet : Qu'être ? D'une manière tout à fait conventionnelle, l'article se termine sur une rapide réinterprétation de l'histoire récente du Canada français réalisée dans la perspective de cette libération de la réalité culturelle.

[21]

Questions de culture, no 7
La culture : une industrie ?

 “LA LIBÉRATION
DU CULTUREL
.”

par
Gilles GAGNÉ

Lorsque nous réfléchissons à ce qu'il en est de la culture dans les sociétés contemporaines, le thème de la culture de masse s'impose le premier à l'esprit avec comme seul résultat de l'envoyer chercher dans toutes les directions à la fois des morceaux de manières de faire et de penser qui seraient la marque de la vie sociale dans un monde uniformément « post » (-industriel ? -capitaliste ? -libéral ? -moderne ?). Si nous triturons un tant soit peu ces contenus (« behavioraux » ou « attitudinals » dit le dictionnaire des anglicismes) pour leur faire dire quelque chose de leur nature, nous la trouvons invariablement dans leur fonction ou leur utilité au sein d'un innommable « système », dont la seule chose certaine est qu'il ne doit pas être défini et pensé en tant qu'expression de surface d'une culture profonde (d'une latence) ; tout nous détermine à voir plutôt les choses dans l'autre sens... et à retomber nolens volens sur les inessentielles quoique inévitables idéologies. Le singulier qu'annonce « la » culture de masse nous ramène ainsi au pluriel des susnommées et nous sommes tentés de dire des sociétés où la conduite et l'opinion sont tombées dans l'indifférence de ce pluriel qu'elles sont, pour compléter la série, post-culturelles.

Pour être le résultat d'une procédure lexicale standard, la notion, cependant, n'en saisit pas moins quelque chose : en tant que vague rappel de la tradition, de l'habitude, du caractère national ou, plus généralement, des divers a priori de l'action, « la » culture est devenue récemment un objet que visent explicitement des pratiques sociales qui travaillent sur ou autour d'elle. Alors que d'un côté la théorie avoue qu'elle sait de moins en moins ce qu'est la culture, des pratiques de plus en plus nombreuses s'entendent pour y voir une chose qui existe effectivement et pour trouver quelque part une règle apte à ordonner significativement l'activité qui l'embrasse. Que les pouvoirs publics soient appelés à la défense d'une culture nationale ou que des mouvements sociaux prennent sur eux de changer quelque élément de la culture populaire, la culture semble dans tous les cas être en train de s'ossifier extérieurement en tant que chose et de se vaporiser par en dedans en [22] tant que signification. Tant et si bien qu'il est maintenant beaucoup plus facile de savoir que l'on « s'occupe » de culture que de répondre à la question : Qu'est-ce que la culture ? L'intuition post-culturelle et, incluse en elle, l'intuition d'une crise de la culture, saisit donc au moins ces mésaventures récentes de la notion de culture : Ce que l'anthropologie du siècle passé a découvert lorsqu'il fut question de penser la société primitive est en voie de devenir impensable maintenant que la culture est une question pratique.

Nous tournons-nous vers ces pratiques de la culture pour prendre la mesure des frontières du domaine qu'elles travaillent ? Nous trouvons alors que celui-ci est un domaine de négativité et nous ne sentons pas, aux frontières de la chose culturelle telle que pratiquée, la gravité d'une totalité qui subsiste et vaut par soi-même. Loin d'être un ensemble de pratiques qui sont à elles-mêmes leur propre fin, la culture que l'on travaille est résidu, contrainte, contingence et dépendance : La haute culture, savante ou « cultivée », c'est-à-dire ce qu'il reste des arts et des sciences une fois la technique retranchée, est stimulée ou oubliée par volets au gré des priorités de développement et, s'il y a ici un tout, il a son principe (administratif) hors de lui. Les modes de vie, les savoirs populaires et d'autres legs du passé attendent comme des données qu'on les recueille et qu'on les verse au dossier dans le musée de ce qui fut ; les nouvelles cultures, marginales, parallèles, tangentielles ou alternatives ne peuvent pas mieux se penser elles-mêmes qu'en tant que contre-cultures. Dans toute société de l'avenir, comme le Canada dit l'être dès aujourd'hui, il n'est plus question d'imposer à la ronde l'arbitraire culturel dominant, quitte à laisser la culture devenir un résidu ethnico-linguistique et à tomber de multiculturalisme en multiracisme. L'héritage culturel que les parents accumulent pour leurs enfants quand ils leur choisissent, à la mesure de leurs moyens, divers morceaux de formation, est destiné à être manipulé plus tard comme un capital individuel (pour aller « plus loin » que les parents) et à intervenir dans les stratégies de langage qui ont en vue le marché des revenus. Quant aux mentalités, devenues récemment synonymes d'« anciennes mentalités », elles forment dans le corps social une sorte de masse grisâtre dont l'inertie retarde le progrès socio-économico-politique, si bien que du haut des bureaucraties publiques ou du dedans des mouvements sociaux on ne voit plus de ces mentalités obsolètes que les contraintes qu'elles imposent à l'éventail des possibilités de virage. La culture, bref, se pratique au négatif et il semble bien que, si la chose est devenue presque parfaitement insignifiable, on trouve néanmoins le moyen de s'occuper d'elle d'une manière qui la subordonne à des fins plus hautes (ou plus basses), qui la nie comme résidu, la vainc en tant que résistance et la rend insignifiante. Tout se passe comme lorsque l'on discute de la différence entre les garçons et les filles : Une fois que l'on a montré qu'elle est purement « culturelle », on a assez fait pour justifier l'allocation de ressources à l'Office qui va l'éliminer. La culture ? Un vide de toute première importance puisqu'on peut l'occuper, une indétermination cruciale puisque l'on peut y faire de l'auto-détermination.

[23]

Tout ce négatif finit donc par faire un peu d'étrange positif. Si être humain, c'est être déterminé par les connaissances, les croyances, les arts, les mœurs, les lois et les coutumes (la liste de Tylor) qui définissent des formes, toujours particulières, de la socialité, alors, lorsque ces choses sont ensemble en jeu, toutes les questions assignées naguère à la métaphysique implosent violemment en un seul minuscule problème pratique, à la fois intime et collectif : Qu'être ? La culture dans les sociétés contemporaines, c'est ainsi, en première approximation, l'écho de cette question d'identité, qui résonne de la place publique au for intérieur et qui remplit l'espace de leur conjointe indétermination.

Voilà un drôle d'enjeu pour une époque, d'autant plus que les sociétés contemporaines changent à toute allure et d'une manière qui, paradoxalement, refoule à la marge l'enjeu ontologique, comme si l'importance qu'il s'accorde en tant que mobilisation culturelle permanente n'était que compensation et faux-semblant. Comment pouvons-nous croire qu'il y a quelque chose qui fermente dans les méandres de la question culturelle et vivre néanmoins dans cet avenir tout fait qui nous environne dès aujourd'hui ? Bref, les sociétés contemporaines changent d'une manière qui semble exclusive de toute emprise du significatif sur les contenus qui s'élaborent et ce n'est certainement pas sans raison que l'on conçoit couramment la société « cybernétiste » sous la rubrique du règne des faits. À mesure que croît la taille des organisations productives et que s'étendent et se multiplient les domaines de compétence des gouvernements et de leurs annexes, se rétrécit la part de leur action qui peut être abandonnée à l'improvisation. De par le simple fait de leur taille, bien souvent, les organisations modernes sont soumises à toutes sortes de rigidités qui s'opposent à des modifications non planifiées de leur mode de fonctionnement si bien que lorsqu'elles se sont engagées dans une voie, il peut leur être aussi coûteux de se réorienter que de persévérer dans l'erreur. Elles ont d'innombrables clients, elles sont liées par contrat à des centaines de fournisseurs, elles sont financièrement engagées à long terme, elles sont liées par des conventions collectives, leur action doit prendre place dans des corridors juridiques toujours trop étroits à leur goût s'il s'agit de compagnies ou doit se soumettre à des contraintes économiques tout aussi impérieuses s'il s'agit d'une action de type gouvernemental et, géants évoluant dans un environnement peuplé de géants, elles doivent en quelque sorte et pour le moindre de leurs pas, s'assurer du concours de toutes les autres. Parce qu'il leur faut du temps pour se mettre en branle et parce que leur temps de réaction a tendance à croître proportionnellement à leur taille, les bureaucraties modernes cherchent à prendre en main leur avenir et à le planifier : planifier la croissance, planifier le développement, planifier l'expansion ou même planifier la décroissance, la fermeture ou la disparition. Quels que soient le vocable et les circonstances, planifier veut dire mettre en marche dès maintenant des actions qui seront rendues nécessaires ou opportunes par l'évolution ultérieure de l'environnement de l'organisation ; du moins, c'est ainsi que l'on voit les choses [24] lorsque l'on planifie. Voilà donc un premier aspect de l'avenir où nous vivons, c'est-à-dire du changement : Il est la simple somme des décisions, des plans et stratégies qui sont mis en œuvre par ces géants ; aussi sommes-nous convaincus de n'avoir aucune emprise sur lui et, lorsque nous nous y intéressons, c'est moins afin de mettre au clair des principes ou des projets auxquels nous aimerions le subordonner collectivement que pour commencer à nous y adapter, individuellement. Ainsi, dans la mesure où nous pouvons encore dire « nous » au regard de l'avenir, c'est que l'avenir nous est devenu un environnement commun, quelque chose de déjà présent autour de nos vie et qui fait pression sur chacun de nous, mais en privé.

Cela est un renversement important. Nous visons en effet dans un type de société qui s'est constitué par projection dans le possible. Nous savons, par exemple, que sporadiquement au cours des siècles qui nous précèdent immédiatement ont eu lieu des révolutions, c'est-à-dire des sortes de moments d'inflexion de la vie sociale où des groupes ont réussi à former autour de leurs intérêts et de leurs aspirations de véritables sentiments collectifs et à les exprimer comme volonté, plus ou moins utopique, de changer le monde. NOUS, pouvaient-ils alors dire à juste titre, croyons que la société devrait être comme ceci ou comme cela et NOUS croyons qu'il est conforme à notre devoir de même qu'à la raison de réaliser ce monde plus libre, plus égalitaire et plus fraternel, comme le disait le mot d'ordre. L'impression qui nous est restée après coup de ces révolutions est celle d'une prise en main collective du destin collectif et sans doute cela est-il leur vérité pour nous [1]. De nombreux groupes sociaux se sont formés autour du cri « l'avenir nous appartient » et, très certainement, ils se sont comportés comme si c'était le cas.

Or, il est assez évident que ce « nous » qui oserait imaginer l'avenir au nom des autres et qui s'engagerait à le réaliser concrètement est en train de devenir un souvenir à coloration mythologique ; et, de tous les partis politiques, il n'y a plus que celui « qu'il faudra créer » (demain, un jour, peut-être) qui soit capable de faire survivre la notion d'un « sujet historique ». Jadis centré sur l'obligation (morale) de faire l'histoire, « l'espace » public ne connaît plus que la nécessité de s'y adapter. Le caractère automatique du changement qui conditionne cet appauvrissement [25] n'a été et n'est possible que dans la mesure où il engendre en retour des protections et des sécurités individuelles qui le compensent largement. La transformation peut ainsi s'accomplir en douceur : jamais auparavant n'y a-t-il eu tant de personnes si bien immunisées contre les aléas de la vie — contre la maladie, contre l'accident, contre la mort même, nous avons inventé des garanties qui soustraient le destin des individus à l'emprise de l'imprévu. Que nous (les classes moyennes) le voulions ou non, des rentes s'accumulent à notre compte au fil des ans et notre vieillesse, déjà depuis le début de notre vie, nous semble assurée du minimum raisonnable sans que nous ayons besoin pour cela d'être particulièrement sages ou prévoyants. Les biens et les services essentiels, nous savons d'avance quels en seront les prix dans l'avenir ou au moins nous savons qu'on les contrôle et qu'ils seront de quelque manière ajustés à nos salaires. Au travail, nous sommes plusieurs à bénéficier de contrats collectifs qui prescrivent les étapes du déroulement de notre carrière, qui nous garantissent la sécurité ou qui, d'une manière ou de l'autre, tournent autour d'échelles et d'échelons où nous pouvons lire le déroulement de notre avenir avec beaucoup plus de précision qu'on ne lisait autrefois dans les lignes de la main. Quant aux pauvres, aux handicapés ou à ceux qui appartiennent à toute autre catégorie de défavorisés, nous nous plaisons à penser que la loi garantit au moins leur existence physique et, quelles que soient les conditions, un minimum d'autonomie. Nous sommes scandalisés, en effet, par le fait que les circonstances de la naissance ou de la vie sociale puissent placer des individus à la merci de la bonne volonté de leurs proches, soit parce que nous savons que ceux-ci n'existent plus, soit parce que nous admettons qu'ils ne sont tenus à aucune autre obligation qu'à celles auxquelles ils ont formellement consenti ; aussi ne négligeons-nous rien pour parer à toutes les éventualités.

La recherche d'autonomie et de sécurité n'est évidemment ni nouvelle ni pathologique, mais ce qui doit nous étonner, c'est l'étendue et la qualité des résultats que nous obtenons dans ce domaine et l'universelle simplicité des procédures mises en œuvre à cette fin : que nous regardions les choses en grand ou en petit, partout nous observons la même tendance de la part de l'individu à rechercher l'emprise sur son destin, l'autonomie et la sécurité, non pas au sein des rapports de personnes, non pas dans l'ordre de coutumes et d'obligations traditionnelles, ni même dans la poursuite d'un idéal partagé, mais plutôt par le moyen de protections formelles, c'est-à-dire légales ou contractuelles. Évidemment, cette tendance est un aspect parmi d'autres de la ligne générale du développement des sociétés occidentales tel que nous le comprenons intuitivement ; nous y reviendrons. Pour l'heure, qu'il nous suffise de résumer ce que nous venons de voir. À mesure que croissent et se multiplient les organisations dont la taille, l'ampleur des responsabilités ou l'étendue des intérêts contraignent à planifier leurs interventions dans la société et à décider par anticipation de l'orientation de leur action, l'avenir, précisément parce qu'il devient la somme de ce qui [26] est déjà décidé à moyen terme et qui, en tant que tel, engage le plus long terme, se présente à nous comme un environnement déjà présent que nous interrogeons avec anxiété en vue de nous y adapter ; de plus, comme il est hors de notre atteinte en tant que citoyens, nous sommes contraints de nous en défendre comme individus et nous cherchons des protections institutionnelles contre lui : c'est-à-dire contre les circonstances changeantes, contre les fluctuations du bon vouloir des autres et même contre l'arbitraire de « nos » gouvernements (qui, du coup, se retrouvent en concurrence pour ce qui est de nous protéger de leurs rivaux). Somme toute, pourrait-on dire en simplifiant, ILS font l'avenir collectif contre lequel nous voulons des assurances en tant qu'individus.

Mais cela est encore trop beau ; s'il n'y avait que cela, il suffirait de leur faire confiance, de faire carrière dans la vie et de viser une retraite confortable. En fait, chacun a parfaitement conscience de la futilité d'une telle confiance : Lorsque nous disons des bureaucraties qui planifient leur action concernant ces millions de tonnes de matière, ces millions de tonnes de mots, ces millions de bénéficiaires ou de clients et ces milliards de dollars, lorsque nous disons qu'elles font l'avenir, c'est là, au mieux, un abus de langage. Nous savons très bien que chacun de ces géants en particulier, avant de faire ses plans et de programmer ses orientations, se livre à un gigantesque effort de prévision et que, exactement comme nous le faisons nous-mêmes en tant qu'individus, chacun de ces mammouths se contente de s'ajuster d'avance à l'avenir prévisible, que cela soit fait du point de vue du profit ou de celui de la simple survie. Donc, bien loin que quiconque fasse l'avenir au sens du libre exercice d'une volonté, nous avons affaire à un système singulier où absolument toute activité qui engage l'avenir tend à être une activité d'adaptation à ce qu'il sera ; ainsi nous appartenons à l'avenir. Voilà pourquoi il reste malgré tout dans la société programmée une question insidieuse, une question qui concerne le changement : Vers où cette mécanique bouclée sur elle-même en circuit fermé s'en va-t-elle ? Y a-t-il une destination à ces procédures enchevêtrées d'ajustement des faits aux faits, des programmes des uns aux plans des autres et de prise en considération réciproque des prévisions par les prévisions ? Quant à l'adaptation opportuniste des discours libérateurs ou apaisants à l'inquiétude suscitée par les extrapolations chiffrées, peut-elle déboucher sur autre chose que sur le marché extrêmement dynamique où se transigent et s'affichent les identités ? Nous appartenons à un type de société, en effet, nous l'avons évoqué tout à l'heure, qui conçoit l'histoire comme étant le passage d'un point A à un point B, comme étant la marche vers quelque chose, vers un but. Depuis quelques siècles, cette conception s'est trouvée résumée dans la notion de « progrès », notion selon laquelle, la raison humaine étant à l'œuvre dans l'histoire, celle-ci serait en quelque sorte une immense accumulation de changements, tous orientés dans la direction de la société idéale telle que nous pouvons la concevoir simplement en consultant notre propre raison, la société idéale telle [27] que nous la portons en chacun de nous et que nous pouvons, grâce à l'universalité de la raison, concourir à réaliser. Cette conception, rassurante en ce qu'elle annonçait la nécessaire convergence des intérêts opposés vers une mécanique sociale de conciliation quasi mathématique des « égoïsmes », nous avons dû l'aménager considérablement et nous réussissons tout juste à nous en faire une utopie lointaine. Il ne nous reste en fait qu'une seule certitude : la certitude que ça change. Pour le reste, nous doutons : Nous ne sommes plus certains que l'histoire a un but, qu'elle aura une fin heureuse et qu'un jour les choses seront enfin et une fois pour toutes comme elles devraient être. Juste au moment où nos environnements planifiés et programmés se prolongent jusque dans l'avenir, juste au moment où la sécurité personnelle formelle est la plus grande, une question timide commence à se faire jour et remplit d'un coup le vide où se tenaient jadis le désir et l'espoir d'un monde meilleur, comme on disait alors sans tartufferie : vers où ? Voilà qu'enfin la société change, se développe et progresse par elle-même, sans que nous ayons même à imaginer comment elle devrait être ; voilà enfin une histoire automatique dont la formule tient dans un dé : Les enfants vont plus loin que les parents et il y a 3% de tout de plus par année. Ou, dans les mots de Noble : « A remarkably dynamic society that goes nowhere ».

Il n'est pas nécessaire ici de formuler un syllogisme pour comprendre que la procédure qui est au poste de commande de ce dynamisme tend à achever la libération et la désocialisation de la dimension expressive de la pratique et que c'est justement le réinvestissement de ce domaine de liberté et d'indifférence relative qui est l'enjeu du travail sur la culture évoqué plus haut. Pour explorer un peu cette situation radicalement nouvelle, nous allons dans ce qui suit retourner à l'origine du concept de culture. Nous tenterons grâce à celui-ci de déterminer quelle a été, historiquement, la spécificité de la société canadienne-française et de voir comment elle a été, en tant que communauté culturelle, dissoute dans le flux des pratiques culturelles contemporaines.

I. LA THÉORIE DE LA CULTURE

Pour les sciences sociales du XIXe siècle, les sociétés primitives ont été une question d'actualité et il semble bien qu'elles ont alors été, pour des raisons propres à ce siècle évolutionniste, bonnes à penser ; l'ascension régulière de la cote du sauvage et du barbare dans la seconde moitié du siècle et la floraison du relativisme culturel au début du XXe siècle témoignent de ce fait. Si le XVIIIe siècle rationaliste s'était alimenté de l'hypothèse d'un universel procès de civilisation tendant à traduire dans une forme culturelle unique l'unité biologique de l'espèce, le XIXe siècle romantique trouve dans les sociétés primitives une [28] raison de mettre parfois entre parenthèses la très théorique marche en avant de « la » civilisation pour vérifier plutôt, dans le détail « des » cultures archaïques, si la socialité humaine y criait vraiment son indigence et son désir de progrès. La réponse à cette question n'est jamais venue, du moins pas dans la forme où on l'attendait, et le problème de l'évolution perdit son acuité pour finalement céder la place à la problématique de la pérennité ; à force de faire du terrain et de rencontrer, sur la banquise ou dans la savane, sur la grève ou dans les bois, des groupes d'hommes vivant ensemble selon des formes à chaque fois particulières mais universellement compréhensibles, on en est venu à se demander comment ces sociétés, complètement privées des détours de la civilisation, gardaient leur identité au fil des ans et se coordonnaient à chaque instant comme totalités. Ce qui, sans écriture, parfois sans chef et toujours sans État, se maintenait ainsi dans les éclaircies d'une nature ombrageuse, on se dit que c'était la culture dans le dénuement de son enfance et on entreprit d'en décrire les variétés pour connaître le fond commun qui se prêtait à ces variations. Nous pouvons, en schématisant à l'extrême, représenter comme suit le type de la communauté de culture tel qu'on le conçut alors : il s'agit d'une petite société, quelques centaines ou milliers de membres, qui se caractérise par l'absence ou en tout cas la précarité des organisations de pouvoir. C'est une société où tout le monde s'affaire à quelque tâche concrète et où l'on ne trouve aucun groupe de personnes dont l'activité serait de coordonner ou de diriger l'activité des autres, ni même aucune sorte d'activité collective dont le but explicite serait de réglementer l'activité collective. Or, comme une société se présente toujours, du point de vue le plus superficiel, comme une pluralité d'individus se livrant chacun à de multiples travaux, l'ensemble formant néanmoins un tout, il faut bien qu'il y ait quelque chose qui assure l'unification et la coordination de cette multiplicité d'actions, de travaux et d'êtres discrets. Définir un type de société, c'est définir la manière dont elle tient ensemble et se maintient dans le temps, c'est définir, bref, la manière dont ses membres concourent à assurer ensemble leur vie. Dans le cas qui nous occupe, c'est un système symbolique, exclusivement, qui fournit à la société ses schèmes de coordination et d'unification : Chacun fait ce qu'il a à faire parce qu'il a intériorisé un morceau du sens du monde qui se présente à lui comme une tâche ou un devoir auquel il ne peut échapper sans renoncer à sa propre identité. À l'opposé de la séparation moderne, l'appropriation matérielle du monde est alors indiscernable de l'obéissance à sa constitution symbolique.

Dans une telle société, la langue est d'une importance cardinale ; elle est une des formes concrètes de cette armature culturelle de la vie sociale. C'est elle qui dit aux hommes ce que le monde et les choses attendent d'eux : aux oreilles des membres de cette communauté de culture, la rivière s'appelle « route qui marche », tel fruit s'appelle « pomme d'été », tel animal s'appelle « celui qu'il nous est interdit de manger », tel mois s'appelle « mois des semences », telle hutte s'appelle « la retraite [29] des femmes menstruées » et tous les outils, dirait-on pour faire moderne, s'appellent casse-noix, arrache-clou, pince qui barre et plat à salade. Moyen de communication, instrument d'échange d'informations entre les individus, la langue ici l'est sûrement aussi ; mais, plus encore, elle est un ensemble de prescriptions de comportement, si bien que si chacun, pour ainsi dire, fait à toute chose ce que le nom de la chose exige qu'il lui soit fait, la société « fonctionne ». La langue fait donc office de système global de coordination sociale et ne peut être « manipulée » dans le cadre des rapports interpersonnels que dans l'optique d'une fidélité fondamentale à ce qu'elle dit ; parler, c'est réciter les règles de l'ordre social, c'est prendre place virtuellement dans le système des rapports sociaux, c'est explorer, en quelque sorte, la mémoire du monde. Tout se passe comme si les générations passées, en agissant sur le monde, y avaient projeté la signification de leur activité en baptisant les choses et qu'il suffisait à ceux d'aujourd'hui d'apprendre à parler pour savoir ce qui doit être fait afin que la société continue comme avant. Somme toute, ce sont les pratiques du passé qui, par l'intermédiaire du langage, contrôlent et coordonnent les pratiques du présent comme si elles leur avaient laissé, en leur laissant la langue, une immense recette concernant la manière de se comporter dans le monde. Au commencement était le verbe, dit-on ; au commencement était la culture, pouvons-nous dire plus prosaïquement.

Un aspect important de cette manière de coordonner la vie sociale concerne les personnes, leur statut et leur identité ; comme il y a plusieurs travaux différents à accomplir dans cette société (comme dans toutes les sociétés) et que partager la vie veut dire répartir la besogne, il faut pour cela, dans le cas qui nous occupe, que différents individus s'identifient à différentes tâches : si chacun se prend pour un chasseur, si chacun veut s'exprimer comme chasseur parce que cela est dans sa nature et que d'ailleurs il s'appelle un chasseur, qui va faire la cueillette ? Il faut donc, dirait-on aujourd'hui, que les individus soient préparés en vue de différents rôles et qu'ils le soient d'une manière qui les amène à s'identifier à ces rôles et non pas seulement à les revêtir temporairement, contre rémunération ou sous la contrainte. Ici, c'est le système de la parenté qui fait foi de tout : selon sa généalogie, on est telle ou telle sorte de personne. Le fils de la sœur du guérisseur n'est pas un neveu, ce qui ne veut rien dire, mais un « futur guérisseur » ; la fille de tel oncle d'Ego n'est pas sa cousine, mais elle est, de par sa naissance, son épouse ; et le plus jeune frère de la femme de l'oncle paternel de sa mère (il faut en effet beaucoup de culture pour arriver à concevoir l'existence d'un tel être) est peut-être son patron pour la chasse ; et ainsi de suite. Le système de la parenté s'étendant à toute la société et pouvant comprendre des centaines de noms différents de parents, chacun y a sa place, y prend son identité personnelle, y forme son caractère et y reçoit, sous la forme de sa propre nature, sa tâche.

Remarquons en passant que lorsque nous distinguons la langue de la parenté, c'est pour simplifier, car au sein d'une société où les [30] comportements sont exclusivement ajustés entre eux par les significations qu'ils respectent, au sein de la culture donc, il n'existe pas de séparation entre des domaines : Logiquement, lorsque la généalogie a une telle importance, cela entraîne l'existence de centaines d'interdits et d'obligations concernant les comportements matrimoniaux, lesquels, à leur tour, ne seront pas explicites mais simplement portés par les noms de différentes classes de conjoints possibles ou prohibés ; donc, par la langue. De la même manière, les rapports de parenté, de par leur signification pour les individus, forment en quelque sorte le réseau de distribution des produits du travail : chacun y sait immédiatement à qui il doit donner, de qui il doit recevoir et avec qui il doit partager. Mais le travail, à son tour, n'existe pas comme chose, séparé du reste, puisqu'il est le simple accomplissement de ce que les individus sont, la réalisation de leur nature. Disons-nous que pour les nouveau-nés, grandir, grossir et apprendre est un travail ?

Voilà donc une société qui marche sans que personne ne s'en occupe, sans même qu'elle ait besoin de prendre en main et de débattre de ses principes de fonctionnement : ils sont donnés une fois pour toutes et inscrits dans le langage et la généalogie depuis, semble-t-il, le début du monde. Dans cette société, il n'y a plus qu'à se mettre à l'écoute de ce que les choses disent qu'elles sont et de ce que les autres disent que nous sommes pour savoir comment se comporter. Ainsi nous pouvons dire que le système global de coordination de toutes les activités nécessaires au maintien de la vie est un système culturel, c'est-à-dire un ensemble de significations et de symboles inscrits dans la texture même de la personnalité des membres de la communauté.

Ce modèle de la communauté de culture, comme on le sait, a fourni aux sciences sociales l'occasion de construire de nombreuses typologies des formes sociales en offrant à la pensée une limite par rapport à laquelle faire ressortir la spécificité des sociétés développées : À l'organisation gentilice, on opposa l'organisation étatique ; au statut, le contrat ; à la solidarité mécanique, la solidarité organique ; à la Gemeinschaft, la Gesellschaft ; aux groupes primaires, les groupes secondaires et ainsi de suite jusqu'au particularisme, jusqu'à la qualité et aux motivations diffuses et affectives que l'on opposa à l'universalisme, à la performance et aux motivations spécifiques et affectivement neutres. Dans la théorie de ce que nous avons appelé ici la communauté de culture, on considérait la parenté, la religion, le langage, la volonté organique, la conscience collective ou tout bonnement la culture comme régulateurs de la pratique sociale et on en est venu ainsi à concevoir la culture comme unité a priori de la société, projetée dans un quelconque système symbolique et reproduite par la « socialisation » des membres : Entre deux moments de la pratique, il y avait, dans le temps et dans l'espace des communautés de culture, la médiation d'un système symbolique [31] qui l'exprimait et la commandait en retour [2]. Le détour par les sociétés primitives valut donc aux sciences sociales un concept de la culture.

De l'autre côté des dichotomies (cela aussi est de l'histoire ancienne), du côté du sociétaire, du secondaire, du réfléchi ou du contractuel, les choses étaient moins lumineuses ; après s'être donné la culture, on eut du mal à penser autre chose. Cette difficulté, cependant, était conforme à la nature des sociétés modernes dans la mesure où le détour de la pratique sociale par les institutions s'ajoute, sans les supprimer, aux médiations symboliques. On avait beau comprendre que ces sociétés n'existaient comme totalités que par l'intermédiaire de l'État, du droit et, bref, de leurs institutions, il suffisait alors de définir la famille ou le langage comme institutions pour retomber, par l'intermédiaire de ces « éléments » de la culture, dans la nuit où tous les chats « expriment » le gris. Comme en plus les institutions avaient le don d'être « nationales », on en venait à croire que la culture, en sous main, tirait encore toutes les ficelles de l'ordre social.

Nous pouvons malgré tout, en face du type de la communauté de culture, construire par la négative le type de la société de droit et cela de manière à recueillir rapidement le principal de ce qui fut mis du côté « moderne » des typologies mentionnées précédemment ; cela nous suffira pour la suite.

Ici, dirons-nous pour parler d'elle comme d'un sujet, la société réussit à fonctionner comme un tout en se donnant explicitement un certain nombre de principes très généraux, qui définissent abstraitement des catégories de choses et des catégories d'activités et qui stipulent quelle doit être la forme de leurs rapports. Il y a des règles explicites, connues de tous, auxquelles sont soumises les choses, les personnes et leurs rapports, mais il y a aussi des règles concernant la manière de les faire respecter, des règles, donc, concernant la manière de nommer ceux qui sont chargés de les faire respecter et des règles, même, concernant la manière de changer les règles. Toutes ces règles sont réunies en un corps idéalement cohérent et complet, qui forme un droit rationnel ; ce droit est le code de la société, son armature, son principe général de coordination ; il est séparé du reste.

Voilà une société qui a donc au moins deux niveaux : il y a d'une part toutes les activités concrètes nécessaires au maintien immédiat de la vie et d'autre part toutes les activités qui contrôlent le déroulement [32] de ces activités de premier niveau en voyant au respect des définitions et des principes généraux qui sous-tendent toute activité. Dans le cas le plus terriblement simple, ces principes généraux pourraient se contenter de stipuler, par exemple, qu'il n'y a que deux catégories d'objets : les personnes et les choses, et qu'il n'y a que deux catégories de rapports : les rapports de propriété et les rapports de contrat ; que toutes les personnes sont égales et que toutes les choses sont appropriables ; que les seuls rapports reconnus et sanctionnés entre les personnes sont des rapports de contrats, c'est-à-dire d'échange de propriété, définis comme droit d'user et d'abuser. Il suffirait de quelques principes supplémentaires stipulant que toutes les personnes sont aussi des citoyens et que tous les citoyens ont le droit et le devoir de participer aux débats et aux luttes concernant les manières de faire observer ou de modifier les règles mentionnées plus haut (le plan de la praxis, selon les Grecs), et on aurait la société capitaliste dans un état de pureté presque spirituel. Cette société serait un seul immense marché où l'ensemble des travaux nécessaires à la vie seraient automatiquement coordonnés entre eux par la loi des grands nombres en matière de liberté, la loi de l'offre et de la demande. Et, pour peu que l'on s'assurât de l'observance universelle des principes généraux, l'ensemble des activités individuelles ne formerait qu'une seule immense mécanique en équilibre. Pour ce qui est de tous les comportements qui ne seraient pas régis par les institutions de la propriété (les comportements religieux, matrimoniaux, sexuels, gastronomiques ou autrement « expressifs »), ils seraient abandonnés à leur commune insignifiance en tant qu'idiosyncrasies privées ; ces comportements n'auraient aucune importance pour la société puisque son mode de coordination central serait au-dessus de toutes ces valeurs, croyances ou significations particulières.

Poussé à cette extrémité, comme on le voit, le modèle de la « solidarité organique » suppose la médiation institutionnelle de la pratique, son unification abstraite, préalable et par en haut. Historiquement, le marché a correspondu du mieux qu'il a pu à une telle institutionnalisation systématique de la pratique sociale.

II. LA CULTURE CANADIENNE-FRANÇAISE
ET LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE


Puisque le Québec n'est manifestement pas une culture au sens évoqué ici (il s'y trouve trop de cultures), ni un domaine d'autorégulation de la pratique sociale institutionnellement constitué (il s'y produit trop d'interventions étatiques ad hoc), il semble que l'opposition traditionnelle entre communauté et société, bien que relativement nette, se trouve frappée d'obsolescence théorique dès qu'il est question d'application pratique, comme on dit ; et tel serait effectivement le cas si nous n'étions pas obligés, pour essayer de comprendre ce qui est, de faire un [33] détour par ce qui a changé, c'est-à-dire par la manière dont nous sommes entrés dans la situation contemporaine.

Si, dans cette perspective, nous soumettons la société canadienne-française telle qu'elle était entre 1840 et 1940 à l'éclairage simplifié de la dichotomie conceptuelle qui précède, elle nous apparaît alors comme étant presque parfaitement divisée entre ces deux principes : d'un côté, de larges secteurs de la production matérielle sont organisés selon la logique du marché et les conflits qui surgissent là, entre les groupes sociaux dont les intérêts divergent, sont rapportés au plan politique, où les propriétaires enfilent leur peau de citoyen pour en découdre au moyen de la loi ; de l'autre côté, la famille, les réseaux de la parenté et les communautés paroissiales constituent un milieu de vie où les individus ont des rapports les uns avec les autres selon des statuts et des valeurs qui n'ont rien à voir avec la valeur marchande. D'un côté, le monde des hommes, le monde des citoyens ayant droit de vote et le monde des personnes ayant droit de propriété et de contrat ; de l'autre côté, le monde des femmes, le monde des privilèges, des devoirs et des statuts différenciés et le monde des tâches accomplies conformément à leur sens et à la nature de ceux qui les accomplissent. D'un côté, le salariat des hommes et de l'autre, la mise en tutelle des femmes. D'un côté, l'identification abstraite du citoyen à ses concitoyens et, de l'autre côté, la reconnaissance concrète des siens, de ses proches. Sur le marché du travail, les hommes produisent, sans se connaître entre eux et pour de l'argent, des objets indifférents destinés à de étrangers. Dans la famille, les femmes usent leur vie à entretenir la vie des leurs simplement parce que cela n'aurait pas de sens de faire autrement. Là, les hommes qui vendent leur travail pour arriver à inscrire leur activité dans les réseaux de l'échange social ; ici, les femmes qui « se donnent » pour faire de leur vie la matière de la réciprocité communautaire. Bref, deux manières d'être, deux types d'activité, deux milieux coexistant dans la société (et dans les individus) ; nous pourrions prolonger le parallèle à l'infini. Tournons-nous plutôt vers la communauté de culture et examinons-y le rôle des femmes.

Cette communauté de culture basée sur la famille et la parenté, ce sont les femmes, en effet, qui en sont la cheville ouvrière, qui la font exister et qui l'entretienne. Par la parole, elles font circuler dans et entre les familles les nouvelles de cette vie quotidienne qui forment le fond de la vie individuelle et lui donnent un sens ; ce sont elles qui préparent les événements qui font que l'on ne naît pas ou ne se marie pas dans l'indifférence et qui font que l'on ne meurt pas dans la solitude ; toutes ces réunions qui marquent les étapes de la vie individuelle ou qui ponctuent le cycle annuel de la vie collective, ce sont elles qui les président. Elles sont les relationnistes attitrées de la dimension communautaire du monde social et d'ailleurs leur identité même se forme dans l'établissement d'une relation : Elles s'appellent alors, on s'en souvient, madame Joseph Lenoir, par exemple (aujourd'hui on trouve que ça ne fait pas [34] très féminin), et, alors que pour devenir cultivateur ou médecin les hommes doivent s'acheter une terre ou une éducation, les femmes, elles, deviennent madame cultivateur ou madame médecin par mariage, c'est-à-dire en renonçant à leur identité « personnelle » pour prendre la couleur du rapport qu'elles établissent. Etres de rapports, elles sont vouées à les entretenir parce que c'est dans ces relations concrètes à des individus particuliers qu'elles donnent un sens à leur vie en en donnant un à celle des autres. Bref, elles socialisent, c'est-à-dire qu'après avoir fait les enfants elles en tissent la communauté : Elles soignent, éduquent, nourrissent, habillent, etc., et elles font ces choses comme cela doit être fait et parce que cela doit être fait ; dans toutes leurs activités, dans tous les rapports significatifs où ces activités prennent forme, c'est leur nature (présumée) qui prolifère, s'exprime et s'accomplit.

Le point le plus important pour ce qui s'est passé par la suite et se continue aujourd'hui, c'est évidemment la dépendance de la dimension communautaire de la société canadienne-française traditionnelle par rapport à l'autre dimension. Déjà, au regard de la société de droit et de marché, nous avons affaire à quelque chose de subordonné : Les limites de l'aire de compétence, pour ainsi dire, de la communauté de culture lui sont prescrites de l'extérieur, par le droit, et son champ d'action lui est concédé comme un reste marginal par le marché. Cela se traduit par le statut de l'homme dans la famille nucléaire qui, parce qu'il se trouve habilité à voter et à être propriétaire, est défini comme le chef. À l'intérieur de la famille, du réseau de la parenté ou de la communauté, les femmes peuvent bien avoir leur autonomie propre et leurs moyens d'influence parfois puissants — du point de vue psychologique ce peut bien être à leurs yeux que les hommes doivent faire reconnaître et consacrer leur valeur personnelle ou leurs réussites sur le marché — et elles peuvent bien avoir de nombreuses capacités pour ce qui est d'orienter concrètement la vie communautaire, il reste qu'au regard de la société de droit elles sont en tutelle et qu'au regard du marché, n'étant pas juridiquement émancipées, elles sont dans un « non-lieu ». Et ainsi, en même temps que les femmes, c'est le milieu de vie qu'elles entretiennent en y entretenant la vie qui se trouve placée sous tutelle et dans un « non-lieu ». Voilà pourquoi les aspects les plus importants de l'évolution des modes de vie depuis une trentaine d'années peuvent être vus comme une sorte de minorisation continue des principes constitutifs de la communauté de culture au profit de ceux de la société de droit ; tout au long de cette période, la famille et la communauté de culture perdent leur substance et leurs rôles sociaux vont s'amenuisant. À mesure que la « société tricotée serrée » prend (et demande) de l'air, son travail (de socialisation) migre vers d'autres « instances ».

Remarquons en passant que cette division du travail entre la communauté et le marché n'est pas, loin de là, spécifique au Canada français : Elle y a seulement été poussée un peu plus loin et, peut-être, un peu plus tard. Dans tous les pays développés, ce que nous pourrions [35] appeler la « famille capitaliste » s'étend en gros sur la même période qu'au Québec. Ce type de famille se caractérise en effet par ceci que, pour la première fois aussi nettement dans l'histoire, le contrat de mariage n'unit pas, en parallèle, deux lignées, deux villages, deux terres ou deux morceaux de capital, mais unit plutôt deux dimensions de la socialité et le fait en renforçant jusqu'au point de rupture la division sexuelle du travail. Ce contrat de socialité, réalisé à chaque fois en privé lors de la formation des ménages, transforme ceux-ci en un ensemble de points de jonction par où le développement du capitalisme s'alimente, temporairement, à l'infrastructure culturelle, qu'il marginalise et par où, le cas échéant, sont absorbés les chocs de son expansion cyclique. La famille nucléaire « capitaliste » peut donc être vue comme le comptoir d'une colonie interne où se réalisent des échanges (non pas inégaux mais non équivalents) entre des modes de production différents. En conséquence, comme les hommes et les femmes ne travaillent pas dans le même monde et ne vivent pas selon les mêmes principes, ils n'accèdent l'un et l'autre à une vie sociale complète que par l'intermédiaire l'un de l'autre : il faut à la femme une place auprès d'un homme pour en avoir une sur le marché et dans l'État et il faut à l'homme une place auprès d'une femme pour en avoir une auprès des siens et dans la communauté. C'est pourquoi la famille nucléaire restera, longtemps après que sa fonction économique aura été minée par en-dessous, le foyer de la vie, un centre dont les hommes doivent s'éloigner pour aller travailler et non pas une périphérie où les femmes auraient été confinées par méchanceté. Le recul de la famille capitaliste comprise comme point de jonction entre la communauté de culture et la société de droit va donc s'accomplir dans le cadre d'une sorte de concurrence généralisée entre des modalités de la socialité et aura comme corollaire l'expansion de la société de droit selon ses deux dimensions principales : expansion horizontale, par élargissement du marché et par intégration à la sphère des marchandises de la plupart des « productions » domestiques ; expansion verticale, par la multiplication des droits et des sécurités fondamentales octroyées universellement. Examinons brièvement ces deux types d'expansion.

D'abord, du point de vue du marché, les activités concrètes qui prennent place dans la sphère domestique sont des productions comme les autres et rien ne s'oppose, en principe, à leur transformation en marchandises. Habiller son monde, par exemple, c'est-à-dire, selon l'époque, filer, tisser, coudre ou tricoter, a déjà été une chose que les femmes faisaient comme si le sens de la vie s'y était trouvé engagé. Mais à force d'être plus efficace, l'industrie a envoyé le rouet, le métier et la machine à coudre au musée et personne ne songe à aller les y chercher si ce n'est pour en obtenir un artisanat lucratif. Déjà depuis la seconde moitié du XIXe siècle en Europe ou le début du XXe ici, ces activités sont devenues passe-temps d'un côté et travail de l'autre si bien que personne n'« habille plus son monde » parce que ce sens-là n'existe plus. Ce genre de chose s'est répété pour la plupart des productions domestiques [36] et toujours selon le même modèle. Présentement, par exemple, ce sont la marmite et la poêle à frire qui sont en train de devenir des objets de musée (la cuisine devenant « hobby »), tout le monde le sait bien. À chaque année, nous nous alimentons toujours un peu davantage « à l'extérieur de la maison », comme le disent les statistiques. Et c'est la même chose pour les loisirs, diverses thérapies personnelles et tout le domaine de la formation de la personne. Tout cela est bien connu ; cependant, si le sens de la vie se trouve un tant soit peu dans ce qu'il faut faire pour l'entretenir, il se rétrécit singulièrement à mesure que l'on y arrive de mieux en mieux simplement en achetant des marchandises : Ce qui est produit dans la sphère domestique l'est pour les besoins concrets d'êtres particuliers que cette « production » met en rapport alors que, sur le marché, il n'y a jamais que l'argent qui rencontre et comprend l'argent. Aussi, à mesure que la famille se transforme en un simple nœud dans le réseau de circulation des marchandises, où, par le biais de la consommation, diverses productions s'agglomèrent pour prendre la forme d'un individu, l'existence de la famille tient de plus en plus à son aptitude à recouvrir cette activité de consommation de l'ancien nom de vie de même qu'à celle de recouvrir ce lieu de rendez-vous des choses de l'ancien nom de milieu de vie. La vie commune des hommes et des femmes se transforme alors en un arrangement consommatoire où chacun est pour l'autre un bien : C'est le règne des couples et des égaux rationnels — comme dit la science du comportement lorsqu'elle s'occupe d'économie libidinale — qui mettent en commun des ressources en vue d'acquérir des enfants. Bref, à mesure que le nombre de tâches accomplies dans la famille diminue et que l'activité s'y centre sur la reproduction physique, les réseaux communautaires s'effilochent et le sentiment d'appartenance devient plus abstrait. Alors les femmes trouvent que le sol se dérobe sous leurs pieds et que, leur domaine devenant minuscule, il ne reste pratiquement plus que leur subordination personnelle pour le meubler. Le maintien de l'arrangement capitaliste entre la communauté et la société prend alors une tournure réactionnaire, qui justifiera ensuite l'analyse rétrospective de toute cette période de l'histoire sociale comme étant un chapitre, particulièrement favorable aux hommes, d'une hypothétique et transhistorico-géographique, dirons-nous sans rire, guerre des sexes. Les morts des deux camps ont perdu la guerre, disait le cynique ; de la même manière, lorsqu'il y a concurrence historique entre des modes d'organisation de la vie sociale, ceux qui entrent en premier dans la société de l'avenir mettent temporairement la main sur des avantages qui ne peuvent pas, par la suite, être généralisés autrement que sous la forme d'une perte. Une fois que le « droit au travail » et la mobilité des hommes est devenu le sort de chacun, il reste encore aux protagonistes de toutes dénominations à inventer le foyer d'une vie commune, car la famille consommatoire ne peut pas être simplement le lieu de la mise en commun des frais fixes de l'existence et celui d'un nouveau partage du travail sans transformer du même coup toute la vie en travail.

[37]

À ce premier mode d'expansion de la société de droit au détriment de la communauté de culture s'en est ajouté un second ; c'est l'histoire bien connue du remplacement du clergé par l'État. Durant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe, la communauté de culture avait en quelque sorte entravé la concurrence que lui faisait le marché en centralisant et en collectivisant beaucoup plus qu'auparavant certaines de ses fonctions propres et cela au moyen d'institutions destinées à lui ressembler et à la prolonger. Ces institutions, qui restaient en dehors de la société de droit et qui souvent s'opposaient à elle, s'occupaient du soin des malades, de certains aspects de l'éducation et de diverses formes d'assistance aux défavorisés ; mais, comme ces tâches restaient la responsabilité première de la famille, les institutions qui y suppléaient cherchaient à reproduire dans leur fonctionnement propre les valeurs qui présidaient à leur exécution dans la famille : On soignait, éduquait et assistait, non pas parce que les personnes dont on s'occupait ainsi y avaient droit, mais parce que cela était le devoir de ceux qui le faisaient et que leur propre humanité s'y trouvait en jeu. Aussi, tous les moyens qui étaient mis en œuvre étaient-ils officiellement le produit de la charité, et ceux qui exécutaient concrètement ces travaux le faisaient dans le cadre de leur vocation. Cependant, comme la pression exercée par le marché ne pouvait être évitée (parce que plusieurs activités similaires y étaient l'occasion d'un travail rémunéré), l'intégration dans ces institutions des conceptions spontanées et vécues que les membres de la communauté de culture se faisaient de leurs devoirs ne s'opérait qu'à grands frais ; il fallait insister de plus en plus lourdement sur le sens du sacrifice, du renoncement et du don de soi, et, avec le temps, on en est venu à promettre en échange d'un peu de bénévolat, diverses félicités supra-terrestres. En s'éloignant des rapports concrets et particuliers pour aller remplir une fonction sociale, une partie de la culture devenait idéologie, une idéologie parallèle et complètement indépendante de celle du droit, de la raison et de l'État, mais une idéologie néanmoins, c'est-à-dire quelque chose au-delà de quoi on a l'impression de voir la vraie réalité ; et la réalité, en l'occurrence, s'offrait comme alternative : ou bien abandonner tous ces devoirs aux « eaux froides du calcul égoïste » et les laisser devenir des marchandises ou bien consacrer leur caractère collectif en les faisant devenir des droits dont il appartiendrait à l'État, comme pour tous les autres droits, d'assurer le respect. Et évidemment, comme ces devoirs et ces responsabilités étaient par définition « communautaires », la seule manière de rester fidèle à ce caractère était d'en faire des droits.

Remarquons ici qu'en ajoutant aux institutions de la propriété les institutions de la sécurité, on fait éclater les premières et on ouvre un second type de concurrence, autour des droits plutôt qu'en leur sein. Une fois l'assistance reconnue comme un droit sur la base de l'appartenance des individus à des catégories concrètes (malades, handicapés, jeunes, vieux, chômeurs, mères, etc.), comme il n'y a rien qui délimite [38] a priori la classe des catégories assistables, nous sommes en face de la possibilité d'une extension infinie du droit à l'assistance. Lorsque, comme on l'a vu récemment, les aubergistes se réunissent pour demander l'aide de l'État en invoquant leur « droit » à conserver leur gagne-pain en dépit de la crise des taux d'intérêts, la seule manière que nous avons de savoir s'il s'agit bien d'un droit, c'est d'observer s'ils sont assez forts pour obliger l'État à le faire respecter. Autrement dit, c'est la force relative des groupes qui se font concurrence pour obtenir le respect de « leurs droits » qui fait foi de tout ; l'assistance de l'État tend donc à devenir parfaitement arbitraire et toute intervention en faveur d'un groupe tend à devenir instauration de privilèges aux yeux des autres groupes. Et ainsi, par le biais de la notion de droit, et plus encore par le biais de celle de droit acquis, nous en venons à ne plus pourvoir distinguer les privilèges des besoins et toutes les attentions qu'il fut un jour impossible de ne pas offrir à nos proches, nous les mettons en concurrence pour des crédits avec n'importe quelle fantaisie appuyée sur une force assez grande pour donner à sa satisfaction le caractère d'une nécessité pour le maintien du système.

Voilà donc les deux canaux par où s'écoule la communauté de culture : l'efficacité et l'universalité, la marchandise et le droit, le capital et l'État. L'expansion horizontale de la société de droit, l'élargissement du marché, soumet l'activité domestique à la concurrence par l'efficacité, et ce qui était simplement la vie est devenu du travail non payé, dont tout ce qu'il est possible de dire c'est que ceux qui y sont confinés cherchent à s'en libérer. L'expansion verticale de la société de droit, l'élargissement de la sphère des droits, transforme l'entretien de la vie en divers « coûts sociaux », en faux frais de la machine à produire, et cet entretien est alors garanti aussi universellement que ne l'est son but, la reproduction de la propriété. Notons finalement que les deux dimensions de cette évolution s'alimentent l'une l'autre comme les deux côtés d'une gigantesque contradiction : À mesure que s'élargit la sphère des marchandises se multiplient les aspects de la vie qui apparaissent comme simple condition de la marchandise ou comme dépenses en vue de l'activité productive, et ces aspects de la vie humaine, alors, ne peuvent sortir de leur dépendance par rapport au marché qu'en étant « consacrés » dans des droits. Du moment, par exemple, que ses confidents ou ses intimes, il faut les payer en tant que thérapeutes de l'hygiène mentale, alors ce rapport humain fondamental cherche à s'émanciper du marché et à être consacré en tant que droit à la santé mentale. Du moment, par exemple, que tout loisir est devenu du plein air, du sport, du divertissement ou des activités qui d'une manière ou de l'autre doivent être achetées, alors il est entendu que l'accès aux loisirs sera ressenti comme un droit. Du moment, encore, que le fait d'avoir des enfants comporte des coûts très précisément calculables, soit virtuellement sous la rubrique du travail non payé et des dommages causés aux carrières, soit réellement en tant que somme des frais de garde, de soins et d'entretien encourus, alors, comme il est inacceptable que le « droit » d'avoir des [39] enfants soit limité par la situation des individus sur le marché, celui-ci sera consacré par toute une série d'autres droits s'y rapportant : droit à la maternité, à la paternité, à l'avortement, aux congés, aux garderies, etc. À chaque fois, donc, qu'un morceau de vie perd son sens en devenant une marchandise, il y a un morceau de la marchandise dont la distribution tend à être soustraite aux aléas de la concurrence en devenant un droit. Nous assistons donc à un type de changement dont la logique est la marginalisation définitive de la communauté de culture et la restructuration en « profondeur » de la société de droit, sa transformation en une hiérarchie de faits consacrée par une hiérarchie de droits. Il s'agit en somme d'une sorte de pompage vertical du contenu de la vie sociale vers les hauteurs d'un système (son code) qui en plus d'être complètement ouvert par en haut finira par être complètement vide à la base. À ce moment-là, le seul point ferme sur lequel le raisonnement pourra prendre appui pour justifier quoi que ce soit sera le fonctionnement et le maintien du système lui-même. Sans vie quotidienne concrètement partagée d'où tirer une commune définition de ce qui vaut, il n'y a pas d'autres points de vue pour juger un mode d'organisation sociale que le point de vue de l'organisation et pas d'autres méthodes pour traiter les intérêts divergents que de les lier, par des privilèges concédés en proportion de leur aptitude à déstabiliser le système, au maintien du système. À partir de ce point-là, il est à redouter que les diverses manières possibles de comprendre le monde, enfermées chacune en leurs fantaisies, ne se comprennent plus entre elles. C'est l'époque du rapport de force et du « droit au rapport de force » comme seul moyen pour les groupes d'obtenir la reconnaissance de « leurs » droits. Une fois « libérée », cette procédure tend à faire précéder la connaissance de la reconnaissance si bien qu'à la longue il n'y a plus, dans la « société de droits », d'autre droit connu que l'ensemble des droits reconnus. La société de droit se transforme donc, selon un mouvement fait de défenses des acquis et de revendications longtemps réprimées, en une hiérarchie de privilèges de fait consacrés a posteriori.

Tel est le mouvement général que ce que nous avons réduit ici à la typologie communauté/société permet de viser : l'expansion du marché mine son infrastructure communautaire traditionnelle, rogne sur son domaine de « compétences » et intègre progressivement ses « productions » au monde du travail salarié. Privée de ses moyens et dorénavant écrasée par sa fonction de socialisation dans cet arrangement où elle devient le simple tampon des « externalités » négatives du développement du capital, la communauté se donne une rallonge d'un siècle (par l'intermédiaire de ses élites, il va sans dire) et collectivise, en marge du système institutionnel de la propriété, les responsabilités et les devoirs communautaires qui concernent la « sécurité » minimale des membres. C'est habituellement à cette période et à ce modus vivendi que l'on pense lorsque l'on pense le Canada français comme culture. Quand le clergé à son tour cède sous la pression conjuguée de ses charges (« le poids des choses ») et des aspirations qu'il doit réprimer pour accomplir [40] ses tâches d'une manière congruente au type d'autorité sans laquelle il ne peut exister, l'allongement du détour communautaire jusqu'à un welfare State « québécisé » reléguera d'un seul coup la parenté, le rang, la paroisse et le clergé aux oubliettes de la sécurité sociale et de la socialisation parapublique. La projection de la communauté culturelle canadienne-française dans une communauté politique québécoise implique cependant, dans la mesure où elle s'opère par le détour de l'État, l'intégration dans cette communauté québécoise de tous les groupes culturels que concernent les nouvelles institutions et l'exclusion d'une partie importante du Canada français. De plus, l'État, qu'il s'agit alors de rendre autocéphale en vue de le charger de la fonction traditionnelle des réseaux primaires, ne peut y arriver qu'en transformant les devoirs et les responsabilités des prestataires en droits des bénéficiaires, canalisant ainsi les aspirations réprimées dans la société civile vers la sphère des droits et y instaurant une concurrence généralisée des « identités » partielles détentrices de droits en instance de reconnaissance. Ce mouvement « inflationniste » tend ainsi à marginaliser les médiations significatives traditionnelles de la pratique sociale (et donc à libérer le possible culturel) au profit d'ajustements de fait réalisés dans un cadre institutionnel universaliste, dès lors lui-même chroniquement en « déficit » (de rationalité, dit Habermas, si l'État n'arrive pas à satisfaire ou à contrôler l'ensemble des revendications subjectivement légitimes, de légitimité s'il prend les moyens rationnels d'y arriver). À ce moment-là, la culture a changé de signe, pouvons-nous dire, et au lieu d'être l'unité a priori de la société cristallisée dans la signification de la pratique sociale, elle est devenue d'une part cette survivance négative qui entrave ou retarde l'équilibration du système et, d'autre part, cette indétermination de la signification des pratiques circulairement et positivement contrôlées les unes par les autres ; comme elle n'est plus l'expression d'une continuité qui donne le sens, elle devient le lieu où s'entrechoquent le désir de le retrouver, la volonté de le donner et la prétention de le produire. Mais cela est une autre question.

[41]

[42]




[1] En ce sens, la grande œuvre du PQ, ce n'est pas d'avoir perdu le référendum, mais de l'avoir fait, c'est-à-dire d'avoir contribué, fût-ce au moyen d'un rêve, à la formation d'une communauté politique québécoise. En faisant des institutions provinciales un enjeu déterminant, le référendum a déjà atteint la moitié de ses effets du seul fait d'avoir eu lieu. Cependant, comme les communautés politiques nationales, partout à travers le monde développé, éclatent sous la pression d'identités culturelles libérées, le résultat de l'action du PQ sera sans doute qu'au total la formation et l'effritement de la communauté politique québécoise auront été parfaitement contemporains. Voilà qui est conforme à la manière générale selon laquelle la société québécois suit le reste de l'Occident ; il y a des carrefours propices aux télescopages.

[2] Voir Michel Freitag, « Théorie marxiste et réalité nationale ; autopsie d'un malentendu », Pluriel, n° 26, 1981, et « Transformations de la société et mutations de la culture », Conjoncture Politique au Québec, no 2 et no 3, 1982.



Retour au texte de l'auteur: Jean-Marc Fontan, sociologue, UQAM Dernière mise à jour de cette page le lundi 20 novembre 2017 10:16
Par Jean-Marie Tremblay, sociologue
professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi.
 



Saguenay - Lac-Saint-Jean, Québec
La vie des Classiques des sciences sociales
dans Facebook.
Membre Crossref